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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le Roland furieux de l’Arioste :
littérature, illustration, peinture (XVIe-XIXe siècles) », cours donné au département d’histoire de l’art de
l'université de Toulouse-Le Mirail, 2003-2006.
L’île d’Alcine : de l’allégorie à la chambre
Roger tue Eriphile & est accueilli par Alcine (Roland furieux, Venise, Valgrisi, 1562, chant 7)
L’île d’Alcine, ou l’effacement de l’allégorie
L’île d’Alcine est une île allégorique : la guerre entre les deux demi-sœurs, la fée Logistille, dont le nom
évoque la fée Logistique du Songe de Poliphile, et la fée Alcine, qui animalise et végétalise ses amants à la manière de
Circé,
est l’éternelle guerre de la raison et des passions, de la vertu et des vices.
Ce sont les gravures de l’édition Valgrisi qui tirent le plus grand parti de ce cadre allégorique, notamment
dans les espaces intermédiaires centraux qui figurent presque toujours le suspens, le balancement entre affirmation et négation
des valeurs : la répartition des épisodes entre la gauche et la droite y est souvent symbolique. Au chant VI, le chemin d’Alcine
est à gauche et le chemin de Logistille est à droite.
Au chant VII, la forêt menant au palais d’Alcine, à la manière des forêts allégoriques figurant l’égarement de
l’âme, est à gauche, tandis que l’apparition salvatrice de Mélisse et de Bradamante est placée à droite, ce coin de Bretagne
venant s’incruster sans complexes près du pont d’Ériphile, situé dans l’île exotique d’Alcine. Roger tourne le dos à Bradamante
pour s’enfoncer dans la forêt : la posture ne correspond à aucun événement dans la narration, mais figure le cadre symbolique du
récit. Au chant VIII, le combat sans gloire de Roger contre le chasseur au gerfaut et les préparatifs démoniaques de
l’ermite sont placés ensemble à gauche, comme des équivalents symboliques, quoique les actions soient sans rapport dans l’ordre de
la narration et qu’elles se déroulent dans des lieux différents. Mélisse rendant à Astolphe sa forme humaine pour le conduire chez
Logistille est placée au contraire à droite : l’accès à la vertu passe par le dépouillement de toute magie. Entre les deux, Roger
chemine sur la rive de la droite vers la gauche, dans le même sens qu’au chant VII.
Cette direction n’a aucune signification géométrale : Roger ne va pas de Mélisse vers l’ermite ; la direction
est symbolique : le milieu de la gravure (ou du chant) est le temps du vacillement des valeurs, du glissement de la droite vers la
gauche, avant le ressaisissement du haut (ou de la fin), même si en l’occurrence Roger reprend pourtant le chemin de Logistille...
Au chant IX, le flottement symbolique auquel l’espace central de la gravure est dévolu est magnifiquement stylisé par le ballottement
du vaisseau de Roland dans la tempête.
Les gravures de Girolamo Porro dans l’édition Franceschi tendent au contraire à faire disparaître cet espace
intermédiaire du balancement symbolique où se manifeste le plus visiblement le cadre allégorique du récit. Quand le haut de la
gravure n’est pas traité à la manière d’un tableau, donné à voir depuis le bas, le mouvement de l’œil du bas vers le haut de l’image
organise le passage d’un espace de la performance (retourné, parodié) à un espace de la scène figuré par le dallage d’une esplanade
(chant VII, à comparer avec l’illustration du chant XII dans l’édition Valgrisi) ou la mer (chant IX).
La disparition de l’espace intermédiaire écrase dans l’image le mouvement sinueux du cheminement narratif, mouvement
qui n’est d’ailleurs jamais mis au premier plan : la route, dans les gravures des chants VI et VII de l’édition Valgrisi, est peu
visible, moins visible que les systèmes d’opposition symbolique, de la droite à la gauche de l’image.
Mars et Vénus - Botticelli
L’étude comparative des gravures d’illustration de l’Arioste nous permet d’arriver ainsi à cette conclusion pour
le moins inattendue : entre la performance et la scène, entre ces deux logiques du dispositif, la narration n’est qu’une formation
de compromis instable. La narration n’existe pas à proprement parler : dans le récit, la performance se défait, se formalise en
allégorie ; dans le récit naît la scène, comme nouvelle matrice productrice de formes et de sens. Ce n’est qu’en écrasant les
strates historiques déposées dans le récit et dans l’image (il y a ce qui vient du moyen âge, il y a les allégories antiques et
gothiques, il y a l’infléchissement du matériau ariostien à l’usage de l’opéra baroque...), que le critique littéraire réussit à
raisonner en termes de narration et de narratologie.
Roger dans les bras d’Alcine : l’image comme théâtralisation du texte
Les gravures du seizième siècle n’illustrent guère l’intérieur du palais d’Alcine : le jeu des secrets à
l’oreille par quoi la magicienne et Roger se confient leur amour (voir le
tableau de Manetti ou la gravure d’après Cochin),
les festivités, les moments d’intimité amoureuse constituent au contraire un matériau privilégié pour la peinture et l’illustration
dès le dix-septième siècle.
Lucrèce, De rerum natura, livre I, éd. Lagrange, 1795
La représentation du couple formé par Roger et Alcine tend au dix-huitième siècle à constituer un topos
iconographique indifférencié, qui se confond avec d’autres couples célèbres : la confusion avec Renaud et Armide s’explique encore
par le fait que le Tasse, en imaginant l’épisode du chant XVI de La Jérusalem délivrée,
s’est directement inspiré du chant VII du Roland furieux. Mais que dire de Mars et Vénus, voire de Vénus et
Adonis ? Peinture mythologique, ballet et opéra baroques ont peu
à peu mêlé et homogénéisé ces matériaux mythologiques, épiques et romanesques d’origines diverses pour constituer une culture
syncrétique commune. Seul subsiste de ces origines diverses un dispositif visuel commun, auquel il faut même parfois suppléer des
éléments manquants. Ici, le point commun de ces couples enlacés est l’inversion des attributs sexuels : la fée, la déesse, domine
son compagnon et prend l’initiative du geste ; le jeune homme énamouré est au contraire féminisé, tant dans son vêtement que dans
sa posture. D’autre part, l’étreinte est observée par effraction : Charles et Ubalde épient Renaud dans les jardins d’Armide (voir
par exemple le tableau du Dominiquin, ou celui de Boucher) ; Mélisse épie Roger se reposant près d’un ruisseau ; Apollon épie les
ébats de Mars et de Vénus qu’il ira rapporter à Vulcain son époux. Mais cette effraction n’est pas toujours explicitement
représentée, le spectateur jouant par fois seul le rôle du voyeur embusqué, comme dans le Roger et Alcine d’après Moreau le jeune,
ou le Mars et Vénus d’après Boucher.
Alcine retrouve Roger dans sa chambre - Fragonard
Mais l’évocation la plus saisissante et peut être aussi la plus personnelle des amours de Roger et d’Alcine est
celle des dessins de Fragonard, qui décompose toutes les étapes de la séduction : plaisirs publics et collectifs du théâtre et
de la danse ; plaisirs semi-publics du jeu des secrets à l’oreille ; départ de Roger pour sa chambre, presque à reculons ; enfin
l’étreinte nocturne, passionnée.
Fragonard joue en virtuose des possibilités qu’offre le dispositif scénique : au lieu de sagement disposer
les personnages principaux et l’action dans l’espace restreint, puis de cantonner l’espace vague au décors, il organise un
décalage, une tension dramatique entre le jeu, la présence des protagonistes à la lisière des deux espaces et la vacance de
l’espace restreint. Ce décalage dans l’espace correspond également à un décalage dans le choix du moment à représenter, non
l’instant paroxystique où tout s’achève, mais l’instant prégnant, où rien n’est encore joué.
Renaud et Armide surpris par Charles et Ubalde - Tiepolo
Ce jeu sur la lisière des deux espaces annonce la crise du dispositif scénique et la fin de la prééminence de
la perspective et de l’organisation géométrale de l’espace dans la mise en œuvre des dispositifs iconiques. Dans le Renaud et
Armide de Tiepolo conservé à Chicago, l’espace restreint est identifié à la robe même d’Armide qui, défiant toutes les lois
de la perspective, inscrit son corps unijambiste dans une mandorle empruntée à l’iconographie christique médiévale, tandis que
l’écran classique articulant traditionnellement les dispositifs scéniques, ici le muret dissimulant Charles et Ubalde, devient
un accessoire risible et ne ménage plus aucune effraction du regard. Toute la tension dramatique est concentrée sur Renaud, à
la fois pris dans l’espace de la robe et tiré hors d’elle.
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