|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le Roland furieux de l’Arioste : littérature,
illustration, peinture (XVIe-XIXe siècles) », cours donné au département d’histoire de l’art de l'université de
Toulouse-Le Mirail, 2003-2006.
De l’épopée à la pastorale : Angélique et Médor
Médor protège le corps de son capitaine Dardinel, tué par Zerbin, tandis que Cloridan s’enfuit. Au centre de
l’image, il est grièvement blessé par Zerbin. Dans la partie supérieure : Angélique soigne Médor, son idylle avec lui dans
la maison du berger, leur fuite. (Roland furieux, Venise, Valgrisi, 1562, chant 19)
Le motif du combat pour un cadavre : histoire de Cloridan et de Médor (chants XVIII et XIX)
L’Arioste fondait le récit du chant X
sur la trahison de Biren et l’abandon d’Olympe. C’est
l’épisode tardif du combat de Roger pour délivrer Angélique
de l’orque, puis la seule icône constituée par
Angélique au rocher que privilégieront, isoleront et fétichiseront
les Lumières et le dix-neuvième siècle. Mais le détournement du texte, le changement des hiérarchies dans le récit est encore
plus flagrant en ce qui concerne le
chant XIX.
L’Arioste y achève d’abord le récit des exploits de Médor, ce
jeune soldat sarrasin revenu de nuit
sur le champ de bataille pour y récupérer le corps de son capitaine Dardinel et
lui donner une sépulture. Le modèle épique
auquel ce récit fait référence est le combat de Ménélas et d’Ajax autour du corps de
Patrocle tué par Hector :
« Tandis qu’en son âme et son corps [Ménélas] roulait ce spensées,
La ligne troyenne avançait. Hector la conduisait.
Alors Ménélas recula et laissa là le corps [de Patrocle],
Non sans se retourner. On eût dit un lion velu
Qu’hommes et chiens tentent de chasser hors d eleur étable
Avec des piques et des cris ; son cœur vaillant se glace
Au fond de lui, et il ne quitte l’enclos qu’à regret :
De même le blond Ménélas s’éloigna de Patrocle
Et ne se retourna qu’après avoir rejoint les siens.
Cherchant des yeux le grand Ajax, le fils de Télamon,
Il l’aperçut bientôt, tout à la gauche des combats,
Qui rassurait les siens et les incitait à se battre,
Phœbos ayant jeté sur eux une folle panique.
Bien vite il courut les rejoindre et lui redit ces paroles :
“Cher Ajax, aide-moi à sauver le corps de Patrocle
Et tâchons de le ramener au Péléide Achille,
Mais sans ses armes, que le fier Hector lui a ravies.”
Il dit et le vaillant Ajax en eut le cœur touché.
Il gagna les avants, escorté du blond Ménélas... » (Iliade, chant XVII, vv. 106-124, trad. Frédéric Mugler.)
Homère accorde une importance toute
particulière à la question de l’enterrement des morts. Priver un
héros de sépulture, c’est
la pire des ignominies ; lui procurer des funérailles est un devoir sacré, qui mérite de
risquer sa vie.
Pourtant, si le combat de Ménélas seul, puis secondé par Ajax, est héroïque,
l’expédition de
Médor et de son ami Cloridan tourne à la farce : « Je suis d’avis de ne
jamais laisser perdre les occasions, s’exclame Cloridan
en traversant le camp chrétien endormi. Médor, ne
dois-je pas profiter de celle-ci pour massacrer ceux qui ont tué mon maître ? »
évidemment un massacre
à si bon compte est totalement contraire aux règles de la chevalerie, et contraste singulièrement avec les
délicatesses de Roland traversant le camp sarazin au sortir de Paris, au début du chant IX (voir la gravure de
G. Porro).
Après donc une tuerie
peu glorieuse, les deux compères arrivent enfin au champ de bataille (XVIII, 182), où les
cadavres entassés
pêle-mêle dans l’obscurité rendent l’identification de Dardinel bien difficile. Une fois celui-ci
trouvé à la faveur de la lune (voir la gravure de
Moreau
le jeune), il faut fuir car arrivent des cavaliers conduits par Zerbin (st. 188) : mais le corps du capitaine est lourd,
empêchant Médor de
courir assez vite : que de détails triviaux pour un exploit héroïque !
Homère avait-il seulement songé au poids du corps de
Patrocle ? (Voir la gravure de
Novelli, qui illustre le chant XVIII, et celle du chant XIX dans
l’édition
Valgrisi.)
Le récit ariostien parodie donc son modèle homérique, sans pour
autant tomber dans la satire : c’est le
genre littéraire, c’est le dispositif du récit qui sont ici
déconstruits, non le personnage et son histoire, traités au
contraire de façon émouvante et humaine.
La pitié qui saisit Zerbin face à la beauté et au courage de Médor,
épisode que Girolamo Porro
traite à la manière d’une scène de théâtre dans l’édition
Franceschi, est un
grand moment d’humanité, même s’il est aussitôt bouleversé par le coup de lance intempestif
d’un compagnon de Zerbin.
À la parodie externe, il faut ajouter une parodie interne : de
même qu’il y avait deux combats contre
l’orque et deux jeunes filles au rocher, le motif du combat pour un
cadavre est traité deux fois : combat de Médor pour Dardinel (Médor
est comparé à une ourse
au lieu du lion homérique, XIX, 6-7) ; combat de Cloridan pour Médor (XIX, 14-15).
Angélique et Médor - Bloemaert
Angélique et Médor, ou la naissance de la Pastorale
Après que Cloridan a été
tué par la troupe de Zerbin et que Médor a été
laissé pour mort sur le champ de bataille
auprès de son capitaine et de son compagnon, Angélique survient par hasard dans cet espace
jonché de
cadavres : l’épopée bascule alors dans la pastorale.
Alors que les combats
de Médor et de Cloridan autour du corps de Dardinel disparaissent des réécritures baroques
du Roland
furieux pour l’opéra (voir le carton de tapisserie de
Coypel
illustrant le Roland furieux de Lulli, pour la musique, et de
Quinault, pour le livret), ce qui va subsister et même prendre tout son développement,
ce sont les figures peu
à peu standardisées du jeune premier, Médor, de la belle infidèle, Angélique, et de
l’amoureux
éconduit, Roland. La folie même de Roland, sauvage et dévastatrice au
chant XXIV du Roland furieux, est
esthétisée, modérée, remodélisée en air de dépit amoureux.
De quoi s’agit-il au fond dans l’Arioste ? Angélique est poursuivie depuis le premier
chant par tous les chevaliers
de la terre : non seulement Roland, mais Sacripant, Ferragus, Renaud... Deux fois elle a manqué
être violée : par l’ermite au chant VIII
(voir le tableau de Rubens,
la gravure de Moreau
le jeune ou le dessin de
Fragonard),
par Roger au chant XI (voir les gravures de l’édition
Valvassori
et de l’édition Valgrisi).
Au
chant XII,
elle a échappé de peu à ses poursuivants coalisés dans
le château d’Atlant. Il s’agit, par une pirouette, de mettre un
terme à ce récit débridé.
La pirouette est un mariage saugrenu, insultant, avec un simple soldat. Elle est aussi un acte
d’indépendance et de
liberté féminine : Angélique refuse de servir de butin, d’objet de la performance épique ;
c’est
elle qui choisit son époux, et qui le choisit de façon à ne pas devoir plus tard lui être assujettie. Cet
hymne extraordinaire
à l’initiative, à l’autonomie du désir féminin sera complètement
subverti au XVIIe et au XVIIIe siècle, qui
feront d’Angélique une princesse-bergère succombant, un peu vite,
aux sollicitations naïves d’un soldat-berger plus jeune, plus frais,
plus entreprenant que son rival Roland.
On constate le même renversement dans l’iconographie : si l’Angélique de
Toussaint Dubreuil, en 1580, surveille
et
contrôle encore l’écriture de l’inscription, celle de
Bloemaert,
qui en 1620
reprend pourtant formellement le même dispositif, passe au second plan et lève de timides yeux subjugués vers
son nouveau maître,
qui s’attaque à une poitrine abandonnée sans grande résistance...
Boucher, en 1765,
réinterprète encore à sa manière le
dispositif imaginé par Toussaint Dubreuil : l’inscription disparaît, qui articulait
dans le récit ariostien la parenthèse
pastorale des amours d’Angélique au récit épique de la folie de Roland. Rêveuse,
Angélique
attend mollement d’être déflorée, tout risque de poursuite, toute menace d’interruption, toute
pression des
événements militaires et chevaleresques étant désormais écartés.
Tiepolo,
cependant, dans la même esthétique rococo, renoue avec l’esprit ariostien, représentant dans la villa
Valmarana une Angélique
conquérante, gravant elle-même le nom de son amant sur l’écorce d’un
arbre.
Même si l’Arioste n’est ni la seule origine ni la seule référence
en la matière, on peut
dire que l’idylle d’Angélique et de Médor a fondé un genre, le genre
de la pastorale, dont l’essor et le
retentissement culturels seront considérables jusqu’au dix-huitième
siècle, comme en témoignent par exemple les
rééditions et les représentations nombreuses du
Pastor fido de Guarini, mais aussi
l’écriture d’Aminte
par le Tasse, à côté de la Jérusalem délivrée.
La pastorale ne se réduit cependant pas aux idylles sucrées des bergères
et des bergers dans le
locus amoenus irréel et charmant de leurs bergeries proprettes et de leurs prés
fleuris. Toute une méditation sur la mort
s’élabore dans ces textes et ces peintures, comme en
témoigne le motif célèbre de l’Et
in Arcadia ego, formule énigmatique que
l’on pourrait traduire ainsi : Et moi aussi la Mort, je hante les lieux de
l’Arcadie heureuse. Il est plein de sens, dans ce contexte, que
l’idylle d’Angélique et de Médor
soit encadrée par la blessure de Médor et par la folie de Roland. Le motif
d’Angélique soignant
Médor blessé sera repris par le Tasse, qui imagine
Herminie
soignant
Tancrède blessé, non avec des herbes, mais avec sa propre chevelure.
Voir les notices du
chant XIX.
La gravure du chant 19 dans l’édition Valgrisi.
|