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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le Roland furieux de l’Arioste :
littérature, illustration, peinture (XVIe-XIXe siècles) », cours donné au département d’histoire de l’art de
l'université de Toulouse Le Mirail, 2003-2006.
L’Arioste : gravures narratives
édition Valgrisi, 1556 (la 1ère édition), 1562 (l’édition reproduite ici),
gravure du chant IV
Les gravures de type narratif viennent après les gravures performatives. Ce type sémiologique
constitue
une formation de compromis entre l’ancien type performatif hérité de l’enluminure et le nouveau type
scénique qui s’est déjà généralisé dans la peinture. La gravure narrative cherche
à
mimer le mouvement même de la narration : aussi, contrairement à la bande dessinée, bien que plusieurs
épisodes
successifs y soient représentés, l’espace de la gravure n’est pas compartimenté.
L’espace des
gravures narratives est un espace délibérément hétérogène, contenant
plusieurs temps et
plusieurs lieux. Le même personnage est représenté plusieurs fois ; des espaces contigus dans
la gravure renvoient
à des espaces qui, dans l’histoire, peuvent être très éloignés l’un
de l’autre.
Du château d’Atlant au palais d’Alcine : les prisons de Roger ; l’histoire
de Guenièvre (chants IV à VII)
L’analyse comparée des illustrations du chant III a mis en évidence un problème majeur pour
le dessinateur-graveur : le problème de l’homogénéité, de la continuité de l’espace de
la
représentation. Dans l’ancienne logique médiévale de l’enluminure (non pas l’enluminure
narrative
gothique, mais l’enluminure du treizième siècle
et d’avant, dont le manuscrit montpelliérain de
Perceval fournit un
exemple), l’unité de l’espace de la représentation
était une unité symbolique. à la
Renaissance, avec le développement de la perspective linéaire,
l’unité de l’espace de la
représentation tend à devenir une unité
géométrale :
on doit faire comme si l’espace de l’image était
un espace réel, qu’on puisse réellement parcourir
de bout en bout, même si les personnages et les actions qui sont
installés dans cet espace sont irréels.
L’aboutissement de ce processus de transformation est le passage de la logique performative à la logique
scénique. Il n’y a donc pas de logique narrative de la représentation à proprement parler : la gravure
narrative
représente une transition entre la performance et la scène, avec ses contradictions, ses retours en arrière,
ou au contraire
ses innovations audacieuses inattendues. La narration n’existe pas : elle n’est qu’un compromis
précaire entre la
performance et la scène.
Ainsi la
gravure
du chant IV dans l’édition Valgrisi met en valeur un épisode liminaire qui semble dans le texte ne jouer que le rôle
bref
et technique d’embrayeur du récit : l’aubergiste bordelais chez qui Bradamante et Brunel se sont rencontrés
montre
du doigt à ses hôtes Atlant dans le ciel monté sur son hippogriffe. Cet épisode, qui constitue le
premier plan de la
gravure encadre en quelque sorte l’ensemble des épisodes suivants : Atlant sur l’hippogriffe en
haut, les spectateurs en bas,
la jeune femme à la fenêtre à droite, Brunel à gauche constituent un cadre
narratif pour l’image, à
l’intérieur du cadre ornemental, toujours très riche et chargé dans
les belles éditions de la Renaissance. La
narration prend le relais de la décoration pour assurer l’unité de
l’espace de la représentation. Mais
dès le second plan l’effet d’homogénéité est
oublié : Bradamante défie un second Atlant
monté sur son hippogriffe qui bouscule presque dans le ciel
l’Atlant à l’hippogriffe dédié au premier
plan ! Les deux Atlant sont fondus en un dès
l’édition Valvassori,
dont les gravures, plus petites, sont toujours très inspirées de l’édition Valgrisi, avec
les simplifications
inévitables dues au manque d’espace. Dans l’édition Franceschi,
Girolamo Porro conserve les deux
Atlant, mais les place de part et d’autre du château où est enfermé Roger, afin
d’éviter
l’effet de doublon. Les éditions du dix-huitième siècle
(gravure de Cochin, et gravure de
l’édition
Zatta)
sélectionnent l’épisode du combat entre Bradamante et Atlant. Ce qui constituait la performance du chant
devient une scène, dont la théâtralité est construite en dehors de tout appui textuel, par les spectateurs
que les
dessinateurs imaginent pour ce combat : le cheval de Bradamante, l’hippogriffe et même Brunel attaché
à un arbre
à l’épisode précédent !
Voir toutes les notices correspondant au chant IV.
Le problème essentiel que pose le chant V pour l’illustration est celui du long récit
enchâssé par lequel Dalinde, la servante de Guenièvre, apprend à Renaud qui vient de la sauver l’histoire
de la
traîtrise de Polinesse. Les éditions Valgrisi et Franceschi placent bien au premier plan Dalinde, chevauchant en croupe
derrière
l’écuyer de Renaud et racontant son histoire, mais l’histoire elle-même n’est pas
représentée.
L’édition Valgrisi recourt cependant à un subterfuge en figurant symboliquement la traîtrise de
Polinesse par une
souche d’où jaillit un rejet, reprenant une comparaison avancée par le personnage lui-même
à la strophe 23. Mais
l’objet central de la représentation demeure dans l’édition Valgrisi et dans les
autres gravures sur bois contemporaines
l’exploit de Renaud tuant Polinesse. Girolamo Porro dans
l’édition
Franceschi rompt cependant avec cette hiérarchie, faisant du trajet de Renaud dans la ville de Saint-Andrews le fil
conducteur
et l’élément central de son illustration. C’est là un exemple rare de logique narrative pure dans une
gravure, la route du chevalier métaphorisant la route de la narration. Les éditions du dix-huitième et du
dix-neuvième
siècles en revanche exploitent un élément décisif du récit de Dalinde, absent
à
une exception près des gravures du seizième siècle : la ruse de Polinesse s’organise autour du
balcon de
Guenièvre, qui devient l’élément central du dispositif scénique. Il y a là un renversement
sémiologique spectaculaire : la ruse, modalité fondamentale d’un récit fondé sur la dissimulation, la
soustraction en dehors du champ du visible, bascule en dispositif visuel, centré sur ce qui, par effraction, est donné
à voir.
Dans la
gravure de Moreau le Jeune, le balcon est encore installé dans l’espace
vague, tandis que la
scène proprement dite se focalise sur la tentative de suicide d’Ariodant, à la manière
tragique de l’
Ajax de Sophocle ; dans
celle de
Gustave Doré, cent ans plus tard, par le jeu du clair-obscur, c’est sur le balcon que la
lumière fixe d’abord le
regard du spectateur.
Voir toutes les notices
correspondant au chant V.
Avec le chant VI, c’est le problème du rapport de la narration avec l’allégorie qui est
posé. Ce problème est posé
d’abord par le texte de l’Arioste, avant même que les illustrateurs n’y
soient confrontés. En effet,
l’île d’Alcine où Roger atterrit avec son hippogriffe est une île
allégorique où le chevalier
est sommé de choisir entre deux routes, à gauche le palais d’Alcine, avec la prison
et la mort comme issue aux
délices des sens, à droite le chemin vers le territoire de Logistille, sa demi-sœur, comme
quête de la raison
et difficile chemin vers la vertu. Le modèle de référence pour le texte ariostien est celui du
choix d’Hercule, ici
complètement parodié et subverti : si Hercule choisit le dur et tortueux chemin de la vertu contre le chemin facile et
tentant du vice,
le choix de Roger, d’abord vertueux, est contrecarré non par le vice, mais par les rituels même de
la chevalerie : c’est
par courtoisie que Roger quitte le dérisoire combat contre les monstres d’Alcine pour suivre les
deux demoiselles à la licorne ;
c’est par chevalerie et avec courage qu’il accepte le combat contre Ériphile,
qui va pourtant le précipiter vers le palais
d’Alcine où, au terme des plaisirs, la mort le menace. Le cheminement de
Roger est une cheminement allégorique, à la
manière du
Songe de Poliphile de
Francisco Colonna : Roger à la fontaine évoque
Poliphile à la fontaine ; la porte de la cité d’Alcine, longuement décrite par l’Arioste
évoque
la porte initiatique du Songe, mais chez
l’Arioste elle représente non le commencement d’une quête, mais le danger d’un arrêt du récit, la menace perpétuelle de l’enfermement
de Roger.
Voir toutes les notices correspondant au chant VI.
La gravure du
chant VII dans l’édition Valgrisi établit de façon très nette le
cheminement du bas vers le haut de
l’image, du début vers la fin du chant, comme le passage de l’anti-performance
chevaleresque à la refondation humaniste
des performances. En bas, le combat de Roger et d’Ériphile, deux chevaliers
affrontés et croisant leurs lances, reprend les formes
du face à face
agonistique tel qu’il est représenté dans les
enluminures médiévales (voir par exemple
le
combat de Perceval
contre Clamadieu dans le manuscrit de Montpellier). Mais Ériphile n’est pas un chevalier, et
l’enjeu du combat est
l’accès au palais ignominieux d’Alcine. En haut, derrière Alcine sortie accueillir
Roger et les deux demoiselles, la
table du banquet reprend les formes du banquet médiéval célébrant
l’unité retrouvée de la
communauté chevaleresque. Elle est encadrée par les deux temps du
ressaisissement de Roger : à droite le discours de
Mélisse à Roger ; à gauche la sortie de Roger en
armes hors du palais. Le centre de la gravure est le moment du suspens et du
renversement : Roger chemine entre la forêt
de sa perdition à gauche et la rencontre de Bradamante et de Mélisse à
droite, qui prépare son
sauvetage (Voir la gravure).
Voir toutes les notices correspondant au chant VII.
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