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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Les trois territoires de la fiction : le Roland furieux et ses illustrateurs », Geographiæ imaginariæ : Dresser le cadastre des mondes inconnus dans la fiction narrative de l’Ancien Régime, dir. M.-Ch. Pioffet et I. Lachance, Presses de l’Université Laval, Éditions du Cierl, « Symposiums », 2011, p. 165-193, 8 ill. Les trois territoires de la fiction : Le Roland furieux et ses illustrateursStéphane Lojkine En
dehors des trois éditions ferraraises qui jalonnent la constitution
du texte du Roland
furieux
(1516, 1521, 1532) paraissent dans l’intervalle d’autres
éditions, à Milan (1524) et, surtout, à Venise (1526, 1527, 1531).
L’abondance de ces éditions atteste du succès immense du livre,
qui a permis aux éditeurs de se lancer dans l’aventure commerciale
de leur illustration.
Les
premières vignettes, gravées sur bois, occupent une moitié de
page : c’est le cas de l’édition Giolito de Ferrari, in-8°,
Venise, 1549, reprise par Nucio à Anvers en 1558, et de l’édition
Valvassori, in-4°, 1566, et Rampazetto de 1570, toutes deux
vénitiennes. Gravures petites, tributaires de l’enluminure
gothique qu’elles imitent grossièrement, ces premières images
privilégient l’agon
chevaleresque, affrontement ou réconciliation, combat ou banquet. En
1556, l’édition Valgrisi
propose pour la première fois des gravures sur bois occupant la
pleine page d’un volume in-4° (ou grand in-8° ?). Cette
édition, dont les images auraient été dessinées par Dosso Dossi,
peintre et ami de l’Arioste, connaît un succès foudroyant, dont
attestent ses nombreuses réimpressions, entre 1558 et 1580.
Dans l’espace libéré de la pleine page, les personnages
pullulent, malgré la difficulté du travail du bois : à
l’épure de l’agon
épique succèdent les méandres de la narration. Enfin, l’édition
Franceschi de 1584
introduit une innovation technique décisive : elle propose
cette fois des gravures sur cuivre, fortement inspirées de celles de
l’édition Valgrisi et signées d’un grand nom de la gravure,
Girolamo Porro (1520-1604), qui s’était fait connaître comme
cartographe en illustrant L’isole
piu famose del mondo
de Thomaso Porcacchi (1572, 1575, 1590, 1604). Lui-même commentateur
et éditeur de l’Arioste, Porcacchi a peut-être été
l’initiateur, sinon le commanditaire de G. Porro pour cette série
exceptionnelle.
Car
la nouveauté n’est pas seulement technique : Girolamo Porro
rationalise l’espace narratif de ces gravures fourmillantes de
personnages. Ce qui constituait dans l’édition Valgrisi un résumé
visuel quasiment exhaustif des événements de chaque chant s’ordonne
dans l’édition Franceschi autour d’un épisode unique, pris dans
une perspective unique et tendant à constituer, théâtralement, une
scène. C’est là une révolution sans retour : après la
quasi éclipse illustrative du dix-septième siècle,
les grandes éditions illustrées de l’Arioste au dix-huitième
siècle ne représenteront plus que des scènes de roman.
Ce basculement sémiologique,
de l’édition Valgrisi à l’édition Franceschi, marque une étape
décisive dans la constitution du roman moderne. Il déconstruit la
performance médiévale et consacre l’assomption de la scène. Or,
point de scène sans la mise en œuvre forte, la promotion même d’un
espace de la représentation. Cet espace s’est d’abord constitué
à partir d’une géographie imaginaire : géographie
cartographique d’abord, topographie spectaculaire ensuite. Entre
performance et scène s’ouvre alors, dans l’histoire de la
représentation romanesque, un moment
géographique. Ce moment géographique
se manifeste avec éclat dans l’illustration. Mais il était en
quelque sorte structuralement programmé par le texte, chaque chant
s’ordonnant à partir d’une structure
territoriale qui vient se superposer à
une structure narrative désuète.
Pourtant, malgré la foison
d’œuvres théâtrales qu’il a nourries et influencées, le
Roland furieux,
paradoxalement, n’obéit pas à une économie de la scène :
celle-ci s’est constituée à partir de lui, mais hors de lui. La
géographie imaginaire du Roland furieux
y est sans cesse retournée, contredite par un imaginaire antagoniste
de l’invisibilité. Entre hypervisibilité cartographique et
invisibilité des vortex de la fiction, le récit ariostien se
constitue comme un dispositif.
 Tractations pour le mariage de Bradamante. Illustration du chant XLIV du Roland furieux, Venise, Valgrisi, in-8°, 1556, réimpression de 1562, BnF, Résac YD 389. Gravure sur bois d’après un dessin de Dosso Dossi (?) Pour
développer notre propos, nous partirons de quatre gravures de
l’édition Valgrisi, où la dimension cartographique de l’image
s’exprime de façon particulièrement frappante : il s’agit
des gravures des chants XV, XVIII, XX et XLIV.
Le
moment géographique
La
gravure du chant XLIV paraît à première vue particulièrement
confuse, non seulement parce qu’elle obéit à des codes de
composition déroutants pour le lecteur moderne, mais aussi parce
qu’elle suit au plus près un enchaînement particulièrement serré
de péripéties. Au-delà cependant de la difficulté du
déchiffrement, la dissémination cartographique de l’image est
caractéristique d’une organisation du récit à partir de ce que
nous avons défini, entre performance et scène, comme moment
géographique.
En
bas à droite, dans la grotte de l’ermite qui les a accueillis,
Renaud de Montauban donne l’accolade à Roger, son futur
beau-frère, qui vient d’être converti au christianisme.
L’accolade sous les auspices de l’ermite figure le résultat de
son discours : il a persuadé Renaud d’accepter l’union de
sa sœur Bradamante avec Roger. Sur la gauche, Olivier, Sobrin et
Roland
approuvent ce projet.
L’épisode
est circonscrit par un ourlet rocheux qui délimite la cella
de l’ermite, où le texte situe la scène (stance 14). Il est
précédé à gauche par l’arrivée des chevaliers dans l’île de
l’ermite
(chant
XLIII, st. 190). Sobrin, voyant l’effet de la bénédiction de
l’ermite sur Olivier, qui en sort miraculeusement guéri
(chant
XLIII, st. 179), demande alors le baptême : il est représenté
à droite de l’ermite, sans armes, les bras croisés sur sa
poitrine. Aucune abréviation n’indique son nom, peut-être parce
que la performance consiste justement, par le baptême, à lui en
donner un.
On
voit au centre de la gravure les chevaliers quitter l’île. Ils
montent sur leur bateau par une petite passerelle de bois.
Le bateau est représenté trois fois de droite à gauche,
appareillant depuis l’île de l’ermite, puis en mer, puis
arrivant en vue de Marseille (MAR)
Le mouvement narratif l’emporte alors sur la performance : le
graveur omet l’ermite bénissant les chevaliers à leur départ.
Pendant ce temps, à droite,
Astolphe (AST), aux portes de Bizerte (BIS), un port tunisien qu’il
vient d’assiéger victorieusement, fait ses adieux à son allié le
Sénapes (R. NU. : « il
re de’ Nubi », st. 19) et
lui donne à emporter le vent austral enfermé dans une outre
(st. 21-22). En dessous, « la flotte qui défit les païens
sur les eaux » campe devant les murailles de Bizerte :
Astolphe la transformera en forêt qui se dissipera dans les airs
(st. 20). Au-dessus, toujours à droite, les chevaux des
Nubiens, retournés devant les défilés de l’Atlas (ATLA),
redeviennent des rochers (st. 23).
À
gauche de Bizerte, vers le centre de la gravure, Astolphe (AST.)
monté sur son hippogriffe, vole en Sardaigne (SAR.) puis en Corse
(COR., st. 24) ; il arrive en Provence, libère l’hippogriffe
et rejoint à Marseille (MAR, complètement à gauche) Renaud,
Roland, Sobrin, Roger et Olivier.
La partie médiane de la gravure est donc principalement occupée par
l’itinéraire d’Astolphe, représenté sept fois : Astolphe
parcourt toute la largeur de la gravure de droite à gauche pour
aller de Bizerte à Marseille, puis la moitié de la largeur de
gauche à droite pour aller de Marseille aux portes de Paris.
Dans le texte, Charlemagne
vient à la rencontre des chevaliers « sopra
la Sonna », sur les bords de la
Saône (st. 28). On le voit ici sous les deux colonnes de son
palais parisien (CAR.) accompagné de sa femme Galerane (GAL.),
devant les murs de Paris (PARI.), face aux chevaliers rassemblés à
gauche. À droite, Marphise (M.) embrasse son frère Roger (RVG.) et
Bradamante (B.) se joint à lui et à Astolphe (AST., st. 30).
Un peu plus haut, et plus à droite, la troupe
entre dans la ville en triomphe : Charlemagne en tête (CAR.),
accompagné de Roger (RV) flanc à flanc (st. 31), puis Roland
et Renaud (OR. au-dessus, RI. en dessous) ont déjà franchi les
portes, tandis qu’Astolphe, Sobrin et Olivier se pressent encore au
dehors (AST. et SOB. au-dessus, OLI en dessous). Les Parisiens
jettent des fleurs de leurs fenêtres (st. 32).
Sur
la gauche, dans le palais impérial, devant Charles (C.) assis sur
son trône à l’extrême gauche, Renaud (RI.) explique à son père
Aymon (AMO.), guère content, qu’il a donné sa sœur Bradamante
(BRA.) à Roger (st. 35-36). Plus à droite, Béatrice (BEA.),
la femme d’Aymon, a une explication orageuse avec Bradamante (BRA.,
st. 37-39). Le texte s’étend à cet endroit sur le désespoir
de Bradamante (st. 40-47), puis de Roger (st. 48-59), que
Bradamante rassure (st. 60-67) : rien d’équivalent sur la
gravure qui, laissant de côté les états d’âme, passe à la
stance 68. Bradamante demande alors l’intervention de Charles
(CA.), qu’on voit entre elle (BRA.) et Roger (RV.) à droite dans
le palais : elle souhaite que son futur époux se mesure
d’abord avec elle par les armes. S’il est vaincu, qu’il aille
chercher une compagne ailleurs (st. 70). L’illustration
privilégie une fois encore la demande de performance. Charlemagne
accepte l’épreuve sollicitée par Bradamante, mais Aymon et
Béatrice emploient alors la ruse : ils conduisent Bradamante à
Rochefort (BEA., BRA., AMO. pour « Amone »,
R. FOR. pour « Roccaforte » ;
st. 72), que la gravure, en accord avec le texte,
situe… entre Perpignan au sud et Carcassonne au nord !
 Roger chez les Bulgares. Détail de la gravure précédente (partie supérieure) Comprenant
que Bradamante a été enlevée, Roger
franchit
la Meuse et le Rhin, passe des contrées de l’Autriche à la
Hongrie, longe le Danube par la rive droite et chevauche tant et si
bien qu’il arrive à Belgrade (st. 78). Sur la gravure,
au-dessus de Paris, de gauche à droite, sont représentées la Meuse
(F. M. et plus loin par erreur F. MIS. pour « Fiume
Mosa »),
le Rhin (F RNE par erreur pour « Fiume
Reno »),
puis deux bourgades (CON’OST et VNG, « contrade
d’Osterriche »
et « Ungheria »),
enfin la citadelle de Belgrade (BELG). Roger est représenté
arrivant à cheval devant Belgrade, accompagné, comme l’indique le
texte, de son seul et plus fidèle écuyer.
Au-dessus
de Belgrade qu’elle est censée occuper, l’armée des Bulgares
(BVL) tente de contenir l’avance de Constantin (CON), empereur des
Grecs, qui vient, à droite, de jeter un pont sur le Danube (F DAN
pour « Fiume
Danubio »,
st. 80). Sur l’autre rive, les tentes des Grecs sont dressées
au croisement du Danube et de la Save (F. SA. pour « Fiume
Sava »,
st. 79). Au-dessus, Léon (LE.), le fils de Constantin, fait
diversion et, plus à gauche, tue le roi des Bulgares, Vatran
(VATRA., st. 83). Complètement à gauche, et plus bas, les
Bulgares, déroutés par la mort de leur chef, font volte-face et
fuient (st. 84).Tout
en haut, à la verticale de Belgrade, Roger secourt alors les
Bulgares en déroute, par haine pour Léon, le rival qu’Aymon
destine à sa fille Bradamante : les Bulgares reprennent
l’avantage. Roger arrive d’abord mêlé aux Grecs (RV, st. 84),
abaisse sa lance pour charger un neveu de Constantin (RV, st. 85-86),
puis dégaine l’épée Balisarde (RVG., st. 87) ; enfin
il appelle Léon sans le voir (RV, st. 93).
Pendant ce temps, Léon (LE)
monté sur un tertre ne peut s’empêcher d’admirer Roger
(st. 89-93). Sa position surplombante lui permet de voir sans
être vu et d’embrasser l’ensemble de la scène de bataille :
le dispositif scénique l’emporte ici sur la performance. Léon
fait sonner la retraite et les Grecs retraversent le Danube en sens
inverse, sur le pont du haut (st. 94). Délaissant les Bulgares,
Roger poursuit Léon. En haut à droite, il arrive dans la cité de
Novigrad (NOVEN. pour « Novengrado »)
où, au chant suivant, il sera fait prisonnier (XLV, 10).
La composition générale de la gravure fait
apparaître nettement trois territoires, délimités par la mer : en
bas, l’île de l’ermite constitue le territoire de la performance
chevaleresque (st. 1-18). L’ermite convertit, baptise,
réconcilie. Son île incarne les anciennes valeurs : la foi, la
fidélité, l’amitié.
En
haut à droite, le second territoire est l’Afrique. Astolphe est
vainqueur, mais s’en va (st. 19-26).
Ce territoire, provisoirement acquis aux chrétiens, demeure celui
des Infidèles, la victoire d’Astolphe « fut sanglante et
sans joie » (st. 19). Cette précarité est figurée par
l’outre des vents, calquée sur l’épisode d’Ulysse et d’Éole
dans l’Odyssée
(chant X, st. 20-26), ainsi que par le prodige des chevaux
transformés en pierre. Magie et déchaînement des éléments sont
l’apanage de ces lieux d’incertitude et de revirements.
Le troisième territoire, en
haut à gauche, est le plus densément peuplé de figures : c’est
là que se consacre toute l’activité narrative du chant XLIV,
centrée sur la querelle autour du mariage de Bradamante. Marseille,
Paris et Belgrade y sont brutalement superposées, l’Autriche et la
Hongrie y constituent deux châteaux, tandis que la Meuse se jette
bien malencontreusement dans le Danube, aux portes de Belgrade. Le
territoire fictionnel concentre la narration et réorganise la
géographie des lieux en une topographie théâtrale : devant, la
scène du conflit est constituée par la cour de Charlemagne dans
Paris, où Renaud, Roger et Bradamante, d’une part, Aymon et
Béatrice, d’autre part, se déchirent. Derrière, la coulisse est
constituée par les combats de Roger pour éliminer son rival, Léon
le Grec. Ce troisième territoire oppose à l’économie féodale de
la performance (en bas) l’économie marchande de la scène : sur la
scène de la cour de Charles, et dans ses coulisses, il s’agit de
monnayer l’échange de Bradamante. Ainsi se répète la scène
primitive du Roland furieux,
la mise à prix d’Angélique, entre Renaud et Roland, sous le
contrôle de Charles (chant I, st. 9).
En haut à droite, Roger franchit le Danube pour
entrer dans Novigrad et s’y faire prendre traîtreusement :
Novigrad est représentée au-dessus de Bizerte, et Roger franchit le
Danube symétriquement à Astolphe franchissant la Méditerranée.
Novigrad répète ainsi en quelque sorte le territoire de
l’incertitude, de la trahison et de la négation des valeurs, outre
fleuve comme l’Afrique est située outre mer. Selon la logique
symbolique des territoires qui se manifeste dans la gravure, Novigrad
se situe en quelque sorte en Afrique…
La géographie imaginaire des lieux de la
narration procède par distorsions de la géographie réelle. Ici, il
ne s’agit pas d’inventer des royaumes fabuleux, de créer des
îles allégoriques (comme par exemple au chant VI, avec l’île
d’Alcine), mais bien de recomposer la carte du monde pour la faire
coïncider avec une topographie narrative symbolique.
L’île de l’ermite est à
la fois un champ clos, où l’accolade chevaleresque est célébrée,
et une étape à laquelle on arrive et d’où l’on part, entre
deux voyages. Elle est île symbolique et île cartographique. Il ne
s’agit pas dès lors pour le graveur d’organiser géométralement
un espace où la bordure d’une côte, d’un port circonscrirait la
cellule, la grotte retranchée de l’ermite, où un dehors viendrait
s’articuler à un dedans. Le dedans performatif de l’accolade
(que l’édition Valvassori retient quasiment exclusivement pour
l’île) est brutalement superposé au dehors narratif du voyage
(que privilégiera l’édition Franceschi), au moyen d’une
frontière rocheuse de carton pâte théâtral qui semble prolonger
la frontière fluviale de la Méditerranée.
Plus haut, entre la Tunisie et la Provence, le
bras méditerranéen ne comporte que la Corse et la Sardaigne, sans
Italie : le méandre narratif est réduit au plus simple. Il
disparaîtra complètement dans la gravure de Girolamo Porro, qui met
en perspective les seules villes de France à l’horizon de l’île
de l’ermite.
La géographie de la fiction
passe au rouleau compresseur de l’unification scénique :
Paris s’avance en Provence à la rencontre des chevaliers
fraîchement débarqués à Marseille. La ville, qui n’est pas
nommée dans le texte, est située sur les bords de la Saône
(st. 28) : pour l’illustrateur, cette ville ne peut être
que Paris, désignée conventionnellement dans le Roland
furieux comme la capitale assiégée de
Charlemagne. Rochefort, probablement Rochefort-du-Gard, est placée
au bord de la mer, entre Carcassonne dans l’Aude et Perpignan dans
les Pyrénées orientales, non parce que c’est réellement un port,
mais parce que, dans le récit, l’emprisonnement de Bradamante est
un terminus narratif.
Les fleuves enfin, en haut à gauche, quadrillent
l’espace selon une géographie aberrante : la Meuse, la Save
et le Danube convergent devant Belgrade ; la Save prend sa
source ou se déverse en Méditerranée. Ces aberrations
topographiques sont motivées symboliquement. Sur l’axe vertical,
le Danube, parallèle à la Méditerranée, répète la même
frontière entre les lieux de valorisation et de glorification, d’une
part (Paris et Belgrade célébrant le triomphe de Roger) et, d’autre
part, les lieux de la défaite et de la trahison (Novigrad et
Bizerte). Sur l’axe horizontal, la Meuse et la Save dessinent la
frontière entre la scène en bas, la cour de Charlemagne, et le
hors-scène en haut, les coulisses du réel, la guerre des Bulgares
et des Grecs.
Structure territoriale du chant
Cette tripartition
de l’espace de la représentation est récurrente dans les gravures
de l’édition Valgrisi. Elle ne constitue pas seulement une
technique de composition de l’image narrative ; elle
interprète le texte et donne à voir le dispositif de son récit,
masqué par les lignes brisées, enchevêtrées de sa prolifération
narrative. Aux trois niveaux, abstraits, du dispositif du récit
ariostien (performance chevaleresque, renversement symbolique, scène
de roman), correspondent les trois territoires de la gravure, qui
sont aussi les trois mondes fictionnels que traverse, à chaque fois,
la narration.
Or, cette
correspondance constitue une aberration logique : alors que les
niveaux du dispositif sont concomitants (la performance tournant
continûment à la scène), les territoires de la gravure comme les
mondes de la fiction sont censés apparaître successivement dans le
récit et se disposer séparément dans l’espace cartographique du
chant. Succession géométrale (ou narrative) et superposition
sémiologique semblent inconciliables.
 Assaut d’Agramant contre Charlemagne à Paris. Illustration du chant XV, Venise, Valgrisi, 1562, BnF, Résac YD 389 Nous nous proposons
de montrer, à partir de quelques exemples, comment s’exprime cette
aberration, à partir d’une structure territoriale tripartite aussi
imperturbablement récurrente qu’irréductible à toute logique
narrative.
Le
chant XV s’ouvre sur l’assaut d’Agramant, roi d’Afrique et
chef de l’expédition contre Charlemagne, aux portes de Paris. Cet
assaut occupe la base de la gravure, avec le nom d’Agramant bien
visible sur le bouclier du guerrier de tête (AGRA.). Le face à face
agonistique constitue le premier territoire, sur le modèle de la
performance chevaleresque, qui oppose les épées des Maures aux
pointes des lances chrétiennes émergeant de la porte.
À
mi hauteur, à droite, s’élève le palais de Logistille, avec son
jardin suspendu en haut. Logistille (LO.) donne un livre
d’enchantements et un cor magique à Astolphe (AS.), qui s’apprête
à partir en bateau (st. 13-14).
Le château de Logistille, la fée de la rationalité, se présente
comme une tour et constitue en quelque sorte une réplique au second
plan de la porte de Paris, où la guerre fait rage. Bien qu’aucune
rupture territoriale ne soit marquée au sol entre le premier et le
second plan, ce jeu de réplique entre les deux tours permet de
différencier le deuxième territoire de la gravure et du chant, où
règnent l’allégorie et les enchantements.
En
haut, le troisième territoire, séparé des deux précédents par
l’océan Indien, est celui de la carte, où les éléments de la
narration sont disposés sur les régions du monde : le sol en
est traité différemment, à la manière d’un sol de carte, lisse
et abstrait, aux reliefs stylisés, et à l’opposé de la terre
grumeleuse, aux aspérités caillouteuses du bas de la gravure. De
droite à gauche, Astolphe longe l’Inde (INDIA) et l’embouchure
du Gange (GANGI. Fl, st. 16-17), la Perse (PERSIA) et le golfe
persique (noté par erreur M. PON. pour « mare
ponticum » :
la mer Noire, st. 37), puis traverse par terre l’Arabie
(ARABIA) jusqu’à la mer Rouge (MAR. ROS., st. 39). Il chevauche le
long du canal de Trajan (F. TRA., st. 40), qui relie la mer
Rouge au Nil (NILO. F., st. 41).
Là il rencontre un ermite sur une barque (st. 41-42).
A
partir de ce point de rencontre, la ligne narrative repart sur la
gravure de la gauche vers la droite pour dérouler les combats
d’Astolphe contre Caligorant (CAL.),
puis contre Orrile (HORR.).
Ce troisième territoire, où la narration s’emballe et les
épisodes se multiplient comme à la fin du chant XLIV, apparaît
dans la composition d’ensemble comme un décor de fond de scène,
encadré par les portes-coulisses de Charles et de Logistille, et
séparé d’eux par l’océan Indien. Astolphe, qui s’apprête à
partir de chez Logistille, va se tourner vers lui, se disposer, en
spectateur, face à lui. La cartographie est ainsi prête à basculer
en scénographie.
 Griffon aux portes de Damas. Illustration du chant XVIII, Venise, Valgrisi, 1562, BnF, Résac YD 389 Dans
l’illustration du chant XVIII, la distorsion entre la succession
narrative du texte et le système des territoires qu’exploite la
gravure est encore plus frappante. Comme il est d’usage dans les
gravures narratives, le bas de l’image est occupé par le premier
épisode du texte à illustrer : ici, Griffon (GRI.), victime
des manigances de sa perfide maîtresse Origile et du complice de
celle-ci, le couard Martan, s’est fait voler le prix de sa victoire
au tournoi de Damas. Traîné sur une charrette d’infamie, il a
réussi à se délivrer à la sortie de la ville et, l’épée au
poing, il entreprend de reconquérir son honneur sali. Sur la
gravure, les hommes qui tombent à ses pieds ou s’enfuient sont
représentés, contre l’histoire, en soldats et non en bourgeois.
Dans le texte, le pont-levis de la ville se relève précipitamment,
laissant les retardataires à la merci de Griffon. Pourtant la
bravoure de Griffon doit, visuellement, s’exercer à la bataille,
et non dans une mêlée de faubourg avec des gens sans armes :
le premier territoire est celui de la performance.
Un chemin délimite
ce territoire à gauche, de façon à englober, au-dessus du premier
épisode, l’arrivée de Noradin, roi de Damas, et sa réconciliation
avec Griffon, après le combat de celui-ci à la porte d’un temple.
Le chemin relie géographiquement le temple, à gauche, à la ville,
à droite, d’où sort Noradin. Dans le texte, l’épisode de la
réconciliation n’arrive cependant qu’à la stance 60, après un
long détour du narrateur par Paris (st. 26-59), où les ravages
de Rodomont sont combattus avec peine par Charlemagne et ses
paladins. Paris, qui redevient le théâtre de la narration à la fin
du chant XVIII, est représenté en haut à droite, reconnaissable à
son île de la Cité.
De
même que, dans la gravure du chant XLIV, l’île de l’ermite se
partage en un dehors et un dedans, en un rivage narratif et une
grotte performative, de même ici le territoire de Damas se partage
entre cette extériorité, délimitée par les portes où Griffon
massacre les hommes qui l’ont humilié, et l’intérieur de la
ville, cernée de remparts, où se joue un second tournoi, après le
tournoi traîtreusement gagné par Martan. Comme la grotte de
l’ermite, où l’accolade scelle l’amitié des chevaliers au
chant XLIV, comme Paris où s’affrontent Charles et Agramant au
chant XV, la cité de Damas est au chant XVIII le lieu d’une
performance indéfiniment réitérée et faussée, la performance
médiévale par excellence qu’est le tournoi.
Entre la geste de
Griffon et le second tournoi de Damas, Noradin sortant de la ville
pour emprunter le chemin frontière à la rencontre de Griffon fait
office d’interface : il émerge spatialement des remparts,
mais non temporellement, car le tournoi représenté dans Damas ne
viendra que bien après cette sortie. Le territoire est un
espace-temps, un chronotope mixte, où s’agrègent des temporalités
narratives hétérogènes : au pont-levis où se tient Noradin
ne correspond pas de porte ; Noradin émerge littéralement du
mur.
 Griffon aux portes de Damas. Illustration du chant XVIII, Venise, Valvassori, in-4°, 1566. Gravure sur bois. Montpellier, Médiathèque Émile-Zola, 10948 RES in‑4
Noradin
organise donc un tournoi en l’honneur de Griffon, pour se faire
pardonner sa méprise et l’infamie de la charrette. La Renommée,
figurée par un personnage volant au-dessus de Damas, annonce la
chose dans toute la Palestine (st. 96-97). Sansonnet (SAN), Marphise
(MAR) et Astolphe (AST) se présentent aux portes de Damas pour
participer au tournoi (st. 103). Ils sont accueillis par Noradin
(NO), dont le cheval est cette fois dessiné de part et d’autre de
la muraille.
Mais le tournoi déclenche un scandale : Marphise reconnaît
dans son prix les armes qui lui ont été volées en Arménie.
Astolphe et Sansonnet prennent fait et cause pour la cavalière, qui
met en déroute ses adversaires et récupère ses armes (st. 119).
Au-dessus
de Damas, mais en dessous de la mer Méditerranée, le second
territoire
s’organise autour d’une route transversale, par laquelle nous
suivons le trajet d’Aquilant à la recherche de son frère Griffon,
avant le second tournoi de Damas. Il faut donc revenir en arrière
dans le texte comme dans la succession narrative du récit,
contrairement aux règles ordinaires de composition et de lecture des
images narratives : la disposition géographique des lieux entre
en conflit avec le déroulement des événements et impose cette
distorsion. Mais, surtout, à l’espace bipolaire du premier
territoire, où la performance éclate, scindée en deux par
l’enceinte de Damas et opposant la geste de Griffon à gauche à la
geste de Marphise à droite, succède un territoire réunifié par la
route narrative qui longe la rive sud de la Méditerranée.
 Griffon aux portes de Damas. Illustration du chant XVIII, Venise, Franceschi, 1584, BnF, Résac YD 396. Gravure sur cuivre de Girolamo Porro.
À
Jérusalem (GIR, complètement à gauche), un pèlerin grec (P)
renseigne Aquilant
(st. 70-72), qui s’embarque à Jaffa (Zaffo, st. 73) :
La
terre de Tyr, le jour suivant, Il
la voit et Sarepta, l’une juste après l’autre. Il
passe Beyrouth et le Djebaïl, et comprend Qu’à
main gauche, Chypre étend ses côtes au loin. A
Tortose depuis Tripoli et à Latakieh Et
au golfe d’Alexandrette il dirige son chemin
(st. 74).
Après
le débarquement d’Aquilant à Antioche (ANT, st. 75), on suit sa
route terrestre à Alep (Aleh pour « Aleppe »),
Lydda (Lidia) et Larisse (Larissa).
Avant Mamuga, il rencontre Martan accompagné d’Origile (MAR et
HOR, st. 77). Après un interrogatoire musclé, les deux
traîtres sont conduits par Aquilant à Damas : on les voit plus bas
entre l’enceinte de la ville et la lice du tournoi (H.M.A.,
st. 87-90).
Comme
Astolphe passant de Bizerte à Marseille au chant XLIV, ou du château
de Logistille à l’Égypte après avoir traversé tout l’Orient
au chant XV, Aquilant occupe le deuxième territoire du chant
XVIII de sa route énorme et infatigable : la fiction se
mondialise au moment où les valeurs se défont, après le
renversement des performances du premier territoire, et alors que le
mensonge et la trahison se déploient dans les discours du fourbe
Martan et de son âme damnée Origile.
Tout
en haut, enfin, au nord de la Méditerranée, s’ouvre le troisième
territoire. La France est partagée entre deux camps : à
droite, Paris et, devant la ville, les tentes du camp chrétien ;
à gauche, entouré d’un fossé, le camp des Sarrasins, où Médor
et Cloridan (M. C.) préparent une sortie nocturne spectaculaire
(st. 165-171) : il s’agit d’aller récupérer le corps
de leur chef Dardinel (DAR.), abandonné sur le champ de bataille,
pour lui donner une sépulture. Mais Zerbin (ZER), qui patrouille
pour Charlemagne, survient et poursuit avec ses compagnons les deux
Sarrasins, qui tentent de se réfugier, en haut à gauche, dans la
forêt (st. 192). La geste de Médor esquisse une refondation
symbolique de l’épopée : mais c’est la geste d’un simple
soldat, d’un Maure, et qui, de surcroît, s’effectue de nuit ;
cette refondation ne constitue en rien un retour aux origines
performatives de la fiction médiévale.
 Médor priant la lune. Détail de la gravure du chant XVIII, édition Valgrisi Car
le troisième territoire révèle ici plus que dans tout autre chant
ses potentialités scénographiques : placée dans l’éclairage
féerique de la lune, la geste de Cloridan et de Médor fait tableau.
Médor, incapable de discerner son capitaine dans l’horrible
mélange des cadavres plongés dans la nuit, supplie la lune de
l’éclairer :
La
lune à cette prière ouvrit la nue (soit
ce fut le hasard soit vraiment l’effet d’une telle foi),
belle
comme elle était alors qu’elle s’offrit et,
nue, dans les bras d’Endymion se jeta. Avec
Paris à cette lumière se découvrit un
camp, puis l’autre ; et la montagne et la plaine devinrent
visibles ; on
vit aussi les deux collines dans le lointain : Montmartre
à main droite et Montlhéry à l’autre main.
Sa
lumière brilla avec plus d’éclat encore là
où d’Aumont gisait le fils mort.
Médor
alla, pleurant, à son cher seigneur, dont
il reconnut le bouclier blanc et vermeil ; et
tout son visage il le baigna d’une amère plainte,
dont il avait un ruisseau sous chaque cil, en
gestes si doux, en si douces plaintes que
les vents se seraient arrêtés pour l’écouter.
La
gravure décrit au plus près ce paysage panoramique nocturne,
éclairé au centre par un croissant de lune se découvrant entre les
nuages.
La narration éclaire successivement l’enceinte de Paris, puis le
camp des chrétiens dressé devant la Ville, puis le camp des
Sarrazins, puis le paysage plus lointain, avant de se focaliser sur
le corps de Dardinel : c’est la scène que choisira Moreau le
jeune pour illustrer l’édition Brunet de 1776.
Mais dans l’édition
Valgrisi, le paysage cartographique un instant déployé et arrêté
est traversé par le mouvement irrépressible de la narration.
Dardinel est d’abord représenté au centre, terrassé par Renaud
(DAR et RIN, st. 153), puis, au-dessus, écrasé sous son
cheval, il est découvert par Médor en prières sous la lune
(st. 186) ; enfin, sur la gauche, Médor, qui le porte sur
son dos, cherche à atteindre la forêt pour échapper à Zerbin et à
ses cavaliers (ZER, st. 188-192).
 Guidon et Marphise à Alexandrette. Illustration du chant XX, Venise, Valgrisi, 1562, BnF, Résac YD 389 Citons
enfin un dernier exemple de cette tripartition structurale des
gravures de l’édition Valgrisi. L’illustration du chant XX
représente en bas l’hospitalité donnée par Guidon à Marphise
dans la ville d’Alexandrette, tenue par les Amazones. Les récits
de Guidon et de Marphise pendant le banquet constituent une
performance chevaleresque ; comme l’accolade de Renaud avec
Roger (chant XLIV), l’assaut d’Agramant contre Paris
(chant XV) ou la fureur de Griffon à Damas (chant XVIII),
l’hospitalité de Guidon célèbre les valeurs de la chevalerie.
Guidon persuade à gauche l’une de ses épouses, Aléria (ALE.), de
trahir les Amazones pour permettre leur fuite. Comme dans les
gravures des chants XLIV, XV et XVIII, ce premier territoire se
décompose lui-même en un dedans et un dehors : à droite,
l’espace public du banquet est le lieu des reconnaissances (de la
guerrière comme Marphise, d’Astolphe comme cousin de Guidon) ;
à gauche, l’espace privé de la chambre prépare le complot :
la chambre est l’espace anti-performatif de la trame narrative, où
s’ourdit la rouerie.
Le
deuxième territoire est la ville même d’Alexandrette, identifiée
à une arène. Le combat programmé entre Guidon et Marphise tourne
en débandade des Amazones grâce au cor d’Astolphe et, en fuite,
grâce au bateau apprêté par Aléria (st. 95). Comme aux
chants XV et XLIV, le deuxième territoire est traversé de gauche à
droite par un voyage maritime, non plus aventure aveugle et marquée
par l’aléa, mais trajet concerté et repérable sur la carte du
monde : son tracé prépare le basculement de la représentation
vers la fiction panoramique, puis scénique. Le règlement
cartographique du trajet remplace le règlement performatif des
événements. Comme le second tournoi de Damas au chant XVIII, la
joute réglée et indéfiniment relancée par les Amazones bascule en
ruse, trahison et fuite : le second territoire est celui du
renversement des valeurs et de l’instabilité symbolique.
La
partie supérieure de l’image, enfin, déploie une magnifique carte
de la Méditerranée, où l’illustrateur a disposé le voyage de
Marphise et de ses compagnons, puis, à gauche, sa rencontre avec la
vieille Gabrine (G.) et sa victoire contre Pinabel (PIN.,
st. 111-115), puis contre Zerbin (ZER., st. 117sq.), à qui
échoit finalement la charge de transporter la vieille perfide. En
haut au centre, Marphise disparaît dans une forêt, comme Cloridan à
la fin du chant XVIII. La présence de Gabrine parasite la geste
chevaleresque, sans que se dessine ici bien nettement une
reconfiguration scénique. Si la reconfiguration scénique n’est
pas visible sur la gravure, elle est sensible cependant dans le
texte. Le jeu narratif de substitutions qui fait passer Gabrine de
main en main déprécie progressivement l’agon
chevaleresque au profit de l’effet burlesque que produit la vieille
aux côtés du chevalier tenu de l’accompagner (st. 113, 116,
119-120, 128, 132-133) : Gabrine fait tableau, et ce spectacle
grotesque pervertit, concurrence l’efficacité performative des
combats.
Dispositif fictionnel du
Roland furieux
Cette
structuration tripartite des gravures de l’édition Valgrisi
(performance / basculement / scène) ne saurait être
réduite à un procédé de l’illustrateur. Elle interprète en
profondeur l’écriture du Roland
furieux
et en constitue une lecture avisée, d’autant plus pertinente si le
dessinateur en était Dosso Dossi, ami de l’Arioste et peut-être
un témoin privilégié de l’élaboration du poème.
On
remarque immédiatement, à la lecture du Roland
furieux, les interruptions narratives
fréquentes pour changer, à la volée, de personnages et de lieu,
interrompant souvent sciemment l’action à son moment le plus
palpitant. Par exemple, dans les premières stances du chant XV, la
bataille fait toujours rage devant la porte que Charlemagne défend
en personne contre les Sarrasins : la narration appartient
encore à la séquence ouverte au chant précédent, centré sur le
siège de Paris.
Ce n’est qu’au
milieu de la stance 9 que l’Arioste feint de se rappeler tout à
coup que doit débuter la geste d’Astolphe, qui constitue le sujet
central du chant XV. Il faut donc se transporter de la ville
bien réelle de Paris dans l’île allégorique où la fée
Logistille arme Astolphe, duc d’Angleterre, en prévision de ses
futures aventures :
De
ce [combat] ailleurs je veux vous rendre compte car
vers un grand duc force m’est de regarder lequel
me crie et de loin me fait signe, et
me prie que je ne le lâche point de ma plume.
Il
est temps que je retourne où j’ai laissé l’aventureux
Astolphe d’Angleterre.
Tandis
que le narrateur renvoie à son conte ailleurs dans le récit
(« altrove io vo’ rendervi
conto »), les personnages le
sollicitent depuis les territoires de leur fiction : Astolphe
fait signe de loin (« di lontano
accenna »), d’une île à une
autre, depuis laquelle, pour l’Arioste, il s’agit de se
transporter. Même transport au chant XVIII, quand il faut une
nouvelle fois quitter les sanglants combats parisiens pour la grande
geste de Griffon à Damas :
Mais
qu’il en soit pour cette fois assez dit des
glorieux hauts faits d’Occident. Il
est temps que je retourne où j’ai laissé Griffon…
Avec plus de désinvolture encore, au chant XLIV,
alors que Roland et ses compagnons accostent à Marseille, qu’ils
vont enfin retrouver Charlemagne, l’Arioste les plante en rade pour
retrouver Astolphe :
Mais
qu’ils y restent tant que je conduise avec
eux Astolphe, le glorieux duc.
Marseille
est le lieu de la couture narrative, où nos héros devront patienter
le temps que le narrateur y fasse venir le duc depuis Bizerte, en
Afrique.
L’Arioste
pratique déjà la technique du séquençage, dont les feuilletons
nous ont rendus familiers ; il n’en est cependant pas
l’inventeur. C’est la technique narrative du roman gothique, à
cette différence que ce n’est plus le conte, mais la personne du
narrateur qui en assume la mise en œuvre. On trouvait par exemple
dans Lancelot
du lac :
« Mais en cet endroit le conte ne parle plus ni de Banin ni de
Claudas ni de sa compagnie et retourne au roi Ban dont il s’est tu
depuis longtemps. »
Le lieu du texte (« ci endroit ») est bien identifié au
lieu de l’action où retourne
le conte, passant d’un territoire narratif à un autre. Encore dans
ce territoire le conte s’en tient-il à une progression linéaire :
« Le conte s’en tient donc à son droit chemin et nous dit
que le roi Ban avait un voisin dont la terre était limitrophe de la
sienne du côté du Berry que l’on appelait alors la
Terre-Déserte. »
À la voie droite de la narration correspond la marche droite de
Claudas contre Ban de Bénoïc, le père de Lancelot.
Ce
système, cependant, s’emballe en quelque sorte chez l’Arioste.
Tout d’abord, il ne coïncide pas avec le découpage des chants,
introduisant un jeu, une tension entre deux formes de structuration
du texte : territoriale, d’une part, et poétique, d’autre
part. Ensuite, il ne s’agit plus simplement de se déplacer d’un
lieu à un autre, lieux circonscrits, et souvent limitrophes :
la fiction se mondialise et se donne à voir comme maillage d’une
carte globale, comme occupation, littéralement parlant,
géographique.
Elle se donne les moyens de cette vision globale, avec
l’hippogriffe notamment, qui permet de survoler les territoires
(Atlant au chant IV, Roger aux chants VI, VIII et XI, Astolphe
au chant XXIII), mais aussi avec des figures allégoriques
surplombantes, comme la Renommée appelant au tournoi de Damas au
chant XVIII, la Discorde se répandant dans le camp d’Agramant
au chant XXVII, ou le char d’Élie sur lequel monte Astolphe
au chant XXXIV. La fiction découvre le panorama.
C’est
par le jeu entre la structure des territoires et la structure du
chant d’une part, par le mouvement globalisant de la fiction qui,
en se géographiant
pour ainsi dire, tend vers une articulation symbolique unifiée, que
se fait jour, pour chaque chant, la succession d’un premier
territoire de la performance ― rappelant le monde, les
valeurs, mais aussi le mode narratif depuis lequel on part ―,
d’un deuxième territoire de l’instabilité et du basculement ―
où ce monde et ces valeurs sont renversés, où ce mode narratif est
compliqué à l’extrême. Enfin, le troisième territoire est celui
de la recomposition scénographique, où se dessine le nouvel
espace-temps de la scène de roman, à peine esquissé dans le texte
de l’Arioste, mais progressivement hypertrophié dans l’usage
ultérieur qui sera fait de la fiction ariostienne ; les scènes
les plus célèbres du Roland
furieux
dans la peinture, l’opéra et le ballet baroques
relèvent du troisième territoire et ne donnent lieu à ce titre
qu’à de minuscules détails dans les gravures narratives :
Angélique au rocher secourue par Roger (chant X), Angélique et
Médor dans la grotte de leurs amours (chant XIX), Roland
découvrant les inscriptions de Médor qui vont le rendre fou de
désespoir amoureux (chant XXIII).
Mais
la globalisation géographique de la fiction ariostienne ne constitue
pas seulement un système des territoires articulé au système du
chant. Elle ouvre la fiction à une nouvelle forme, pré-théâtrale,
de visibilité : l’île fictionnelle, où, pour reprendre la
formule de Frank Lestringant, l’archipel de la fiction
se déploie comme carte idéale, certes, mais aussi comme paysage.
Ainsi de l’île d’Alcine, que Roger, monté sur l’hippogriffe,
découvre au chant VI (st. 20-23). De la vision cartographique
surplombante, on passe très vite, à mesure que l’hippogriffe
descend pour se poser, à une vision panoramique oblique, puis
rasante : les oiseaux apparaissent sous les frondaisons, puis
les daims et les chèvres sous les bosquets, enfin l’herbe émaillée
de fleurs foulée par Roger.
À
ce mouvement poétique de spectacularisation de la fiction, appuyée
et accentuée par le déploiement de la géographie imaginaire
ariostienne, il faut cependant opposer un mouvement rigoureusement
inverse et déceptif, qui aimante et précipite les personnages vers
leur disparition de la surface visible du territoire narratif. Cette
seconde tendance se polarise d’abord autour de l’anneau magique
de Brunel, qui rend invisible celui qui le met dans sa bouche. Au
chant III, la magicienne Mélisse révèle son existence à
Bradamante, qui doit se le procurer pour délivrer Roger son amant
des sortilèges d’Atlant. Dans le Roland
amoureux
de Boiardo, l’anneau avait d’ailleurs appartenu à Roger.
Bradamante récupère l’anneau au chant IV ; elle le confie à
Mélisse, qui le donne à Roger au chant VIII. Roger, combattant
l’orque de l’île des Ébudiens au chant X, donne l’anneau
à Angélique, enchaînée au rocher, afin qu’elle ne pâtisse pas
des effets magiques du bouclier d’Atlant. Au chant XI, Angélique
se sert de cet anneau pour échapper à Roger qui, arrivé avec elle
en Basse-Bretagne, tente de la violer. Angélique réapparaît au
chant XII devant Sacripant, puis redisparaît à la barbe de ses
poursuivants (st. 57-60). Au chant XXIX, face à Roland, fou,
qui se dresse devant elle et Médor, elle utilise à nouveau son
anneau, qui « la fait disparaître comme une lumière qu’un
souffle éteint » (st. 64).
Mais
l’anneau n’est pas le seul instrument d’invisibilité. Le
château où Atlant a enfermé Roger, avec ses murailles d’acier,
est un espace d’invisibilité où l’on n’accède pas (chant IV,
st. 12), d’où l’on ne revient pas (chant IV, st.7) et dont les
murs, reflétant le paysage alentour, dérobent aux yeux la présence.
Bradamante détruit ce château fictionnel (« finzïon »,
st. 19 ; « figmento »,
st. 20) pour libérer Roger, qui lui échappe aussitôt sur
l’hippogriffe. Mais surtout Atlant, qui s’est enfui, reconstitue
son château au chant XII. Les chevaliers qui y pénètrent, et
Roland au premier chef, y trouvent fictivement l’objet de leur
désir, dont ils poursuivent le simulacre à l’intérieur :
leur désir les maintient ainsi artificieusement enfermés. Le
château ne sera détruit qu’au chant XXII, par Astolphe.
D’autres
châteaux du Roland furieux
procèdent du même espace imaginaire, soustrait à la visibilité et
troublant la vision : le château d’Alcine au chant VII,
semblable à la demeure de Circé ; le château du Sénapes en
Éthiopie, au chant XXXIII, doublement frappé de malédiction avant
l’intervention d’Astolphe. Le Sénapes y est aveugle et harcelé
par les Harpyes qui pillent et souillent ses repas, le réduisant à
la famine (chant XXXIII, st. 112-115). De même, le palais du Temps,
au chant XXXV, contient les noms des hommes dont les plaques sont
inexorablement jetées dans l’oubli des eaux du Léthé :
seuls deux cygnes réussissent à mettre en sûreté quelques noms.
Ce palais est donc encore un vortex d’invisibilité, où les
figures de la fiction sont précipitées dans l’anéantissement.
Ainsi
se dessine la polarité qui ordonne le dispositif fictionnel du
Roland furieux :
d’un côté, les territoires de la narration constituent le corps
géographique, visible de la fiction ; de l’autre, anneaux et
châteaux précipitent la narration dans un vide qui signifie sa fin,
par la disparition des personnages, ou leur damnatio
memoriæ. L’espace du spectacle
apparaît alors bordé par le temps de l’oubli, la narration
assurant le transfert de l’un dans l’autre, de la surface pleine
mais vaine de la carte au corps vide mais total de l’infigurabilité.
Dans ce transfert réside l’énigme humaine du désir : c’est
poussé par leur désir que les personnages se précipitent dans ces
vortex de mort. Il s’agit non de les ignorer, mais de s’arrêter
à leur bordure, comme fait Renaud, au dernier château allégorique
du conte, au chant XLIII : il ne boira pas à la coupe qui
révèle l’infidélité des femmes. Le moment géographique de la
fiction subsiste au prix de cette méconnaissance.
Liste des illustrations
Fig 1.
Tractations pour le mariage de Bradamante. Illustration du chant XLIV
du Roland furieux,
Venise, Valgrisi, in-8°, 1556, réimpression de 1562, BnF, Résac YD
389. Gravure sur bois d’après un dessin de Dosso Dossi (?).
Fig. 2. Roger
chez les Bulgares. Détail de la gravure précédente (partie
supérieure).
Fig. 3. Assaut
d’Agramant contre Charlemagne à Paris. Illustration du chant XV,
Venise, Valgrisi, 1562, BnF, Résac YD 389.
Fig. 4. Griffon
aux portes de Damas. Illustration du chant XVIII, Venise, Valgrisi,
1562, BnF, Résac YD 389.
Fig. 5. Griffon
aux portes de Damas. Illustration du chant XVIII, Venise, Valvassori,
in-4°, 1566. Gravure sur bois. Montpellier, Médiathèque
Émile-Zola, 10948 RES in‑4.
Fig 6. Griffon
aux portes de Damas. Illustration du chant XVIII, Venise, Franceschi,
1584, BnF, Résac YD 396. Gravure sur cuivre de Girolamo Porro.
Fig. 7. Médor
priant la lune. Détail de la fig. 5 (partie supérieure).
Fig. 8. Guidon
et Marphise à Alexandrette. Illustration du chant XX, Venise,
Valgrisi, 1562, BnF, Résac YD 389.
Ouvrages
consultés
Anonyme,
Lancelot
du lac. Roman français du XIIIe
siècle,
Elspeth Kennedy [éd.], François Mosès [trad.], Paris, Librairie
générale française, 1991.
Ariosto,
Ludovico, Orlando
furioso,
Venise, Antonio Zatta, 1776, Paris, Bibliothèque nationale de
France, Département des Imprimés, cote 4-YD-157.
Ariosto,
Ludovico, Orlando
furioso,
Venise, G. A. Valvassori, 1566, Montpellier, Médiathèque
Émile-Zola, cote 10948 RES in-4°.
Ariosto,
Ludovico, Orlando
furioso,
Birmingham et Paris, Jean de Baskerville et Jean-Claude Molini, 1775.
Boiardo,
Matteo Maria,
Orlando innamorato,
Venise, Giovani Battista Brigna, 1655, Bibliothèque de l’École
normale supérieure.
Coccia,
Paolo, « Le
illustrazioni dell’“Orlando furioso” (Valgrisi, 1556) già
attribuite a Dosso Dossi »,
La
Bibliografia
3 (1991), p. 279-309.
Coste,
Florent, « L’île et le chaos dans le Quart
Livre »,
Tracés.
Revue de sciences humaines,
3 (2003), p. 71-92, http://traces.revues.org/index3553.html
(page consultée le 18 mai 2009).
Fumagalli,
Elena,
Massimiliano Rossi
et Riccardo Spinelli,
L’Arme
e gli amori. La poesia di Ariosto, Tasso e Guarini nell’arte
fiorentina del Seicento,
Livourne, Sillabe, 2001.
Gardair,
Jean-Michel, « Index analytique », dans L’Arioste,
Roland
furieux,
Francisque Raynard [trad.], 2003, t. II, p. 481-552.
L’Arioste,
Roland
furieux,
André Rochon [trad. et éd.], Paris, Les Belles Lettres, 1998-2002,
4 t.
L’Arioste,
Roland
furieux,
Louis d’Ussieux [trad.], Paris, Brunet, Paris, 1776, Bibliothèque
municipale de Lunel, Fonds Médard.
Lestringant,
Frank, Le
livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules
Verne,
Genève, Droz, 2002.
Lestringant,
Frank, « L’insulaire de Rabelais ou la fiction en archipel
(pour une lecture topographique du Quart
Livre)
», Études
rabelaisiennes
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Rossi,
Massimiliano et Fiorella Gioffredi Superbi
(dir.), L’Arme
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Florence, Olschki, 2004.
Troyes,
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conte du Graal ou le Roman de Perceval,
Charles Méla [éd.], Paris, Librairie générale française, 1992.
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