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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le Roland furieux de l’Arioste : littérature, illustration, peinture (XVIe-XIXe siècles) », cours donné au département d’histoire de l’art de l'université de Toulouse-Le Mirail, 2003-2006. Angélique au rocherNaissance d’une icône moderne Stéphane Lojkine Angélique et Olympe abandonnées sur un rocher :
de la chevalerie héroïque à l’exhibition perverse (chants X et XI)
Nous avons vu comment l’illustration du chant VII connaissait une mutation profonde de la Renaissance au
dix-huitième siècle : au seizième siècle, c’est le combat de Roger contre Ériphile qui est mis
en avant, car il perpétue la logique de la performance, même s’il la parodie. Les délices du palais d’Alcine,
l’étreinte de Roger et de la fée ne donnent pas lieu à la représentation. Tout au plus
l’intérieur
du palais nous livre l’image d’un banquet anonyme et convenu. Ce n’est qu’au
dix-huitième siècle que s’impose
le couple paradoxal que forment Roger, le chevalier efféminé,
et Alcine, la séductrice dominatrice.
Roger délivrant Angélique (version du Louvre) - Ingres
De la même façon, l’illustration du chant X commence par privilégier soit la trahison de
Biren
(éditions Valgrisi et
Franceschi), soit le combat de Roger contre l’orque (édition
Valvassori, édition Nucio
d’Anvers en espagnol) : ce n’est progressivement qu’à partir du dix-huitième siècle que le
couple impossible, contrarié, formé par Roger et par Angélique sur
l’hippogriffe
(gravure d’après Cochin, sculpture de Barye), puis le corps d’Angélique enchaînée au rocher focalisent la représentation : l’Angélique de
Tiepolo levant les yeux à la
manière
d’une Madeleine
pénitente préfigure les
Angéliques provocantes de la fin du dix-neuvième siècle, qui entretiennent
avec l’œil du spectateur une relation perverse :
l’Angélique
d’Ingres, surtout dans la première version, du Louvre, n’est plus
opposée, mais identifiée à l’orque que pourfend Roger. L’Angélique de
Gustave Doré sourit en se déhanchant face à la marée
grouillante où le dessinateur a fondu vagues, queue de serpent et plumes de l’hippogriffe. L’une et l’autre
préparent la métamorphose de la pudique Angélique éprise de liberté dans l’Arioste en la
créature perverse objetdes fantasmes sado-masochistes d’un A. Robbe-Grillet dans Angélique ou l’enchantement :
cette perversion ne trahit d’ailleurs pas
le personnage d’origine ; pour A. Robbe-Grillet, elle est l’expression
contemporaine de la liberté qui, dans l’Arioste, était
figurée par une fuite sans fin.
Le combat de Roger contre l’orque pour délivrer Angélique fait référence
à deux
modèles littéraires et iconographiques, un modèle médiéval, saint Georges terrassant le dragon pour délivrer
la fille du roi
de Silcha, et un modèle antique, le combat de
Persée
pour délivrer Andromède. Le modèle médiéval établit le cadre performatif de
l’épisode et identifie le combat de Roger à un exploit chevaleresque, même si l’Arioste donne à
son histoire, au
début du chant XI, une conclusion triviale et grotesque : il n’est qu’à voir comment, dans la
gravure de l’édition
Valgrisi,
Roger
s’empêtre dans ses vêtements face à Angélique qui s’apprête à disparaître
devant lui. Mais c’est le modèle antique qui est le plus
présent dans le récit ariostien, bien qu’aucune
référence explicite ne soit faite à Persée ni à
Andromède dans le texte : le bouclier
d’Atlant est un clin d’œil au bouclier de Minerve, doté grâce à
Persée de la tête
de Méduse qui pétrifiait ceux qui la regardaient. Ce bouclier était pour cette raison recouvert par
précaution
d’une housse comme celui d’Atlant. L’hippogriffe rappelle Pégase, le cheval ailé que chevauchait Persée,
même si Persée n’est généralement pas représenté monté sur Pégase quand il pourfend l’orque. (Voir cependant le Rubens de l'Ermitage.)
Le récit de l’Arioste met en échec l’histoire de Persée et d’Andromède :
’après le modèle, on serait en droit
d’attendre que Roland vainque l’orque et obtienne en récompense
d’épouser Angélique. C’est
d’ailleurs dans cette idée que Roland, depuis le chant IX, a entrepris le voyage vers
ébude (voir par exemple la
gravure de l’édition Valgrisi). Mais l’Arioste raconte
deux
fois l’histoire et deux fois il la fait déraper. Roger, lorsqu’il sauve Angélique de l’orque, se
croit autorisé à la violer, au mépris des règles de la courtoisie chevaleresque qui lui ordonnent à
la fois de respecter Angélique et de rester fidèle à Bradamante. Quant au fidèle mais malchanceux Roland,
c’est par myopie qu’il triomphe de l’orque croyant distinguer au loin sur le rocher Angélique nue. Une fois
en possession d’Olympe, il s’en trouve bien embarrassé !
Voir les notices du chant X et du
chant XI.
La gravure du chant X dans l’édition Valgrisi.
Roland délivre Isabelle emprisonnée avec la vieille Gabrine
dans la caverne des brigands (chant XIII).
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