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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le Roland furieux de l’Arioste : littérature,
illustration, peinture (XVIe-XIXe siècles) », cours donné au département d’histoire de l’art de l'université de
Toulouse-Le Mirail, 2003-2006. Le Roland furieux de l’Arioste : littérature, illustration, peinture (XVIe-XIXe siècles)Les origines du texte Stéphane Lojkine La Chanson de Roland
Le Roland qui a donné son nom au poème de l’Arioste est censé être le même Roland que celui de La Chanson
de Roland, cette épopée du onzième ou du douzième siècle qui racontait la défaite de Charlemagne à Roncevaux en 778,
obscur épisode historique sans comparaison avec son immense fortune littéraire. Écrite au moment de la première
croisade (1096-1099), La Chanson de Roland fait de Charlemagne une sorte de croisé avant la lettre, et de
l’affrontement entre les Chrétiens et les Sarrasins l’enjeu majeur de son règne.
À la même époque que La Chanson de Roland apparaît une Historia Karoli Magni et
Rotholandi, chronique rédigée en latin qui raconte les mêmes épisodes. Attribuée à l’archevêque Turpin, elle sera
sans cesse invoquée par les poètes ultérieurs comme le témoignage direct et digne de foi d’un contemporain de Charlemagne.
L’Arioste s’y réfère à plusieurs reprises, toujours pour se moquer.
Cycle arthurien et cycle carolingien
Au treizième siècle se constituent les grands cycles romanesques qui vont peu à peu absorber et unifier
toutes les histoires de chevaliers racontées dans les chansons de gestes en vers. Pendant que se constitue un grand
cycle arthurien (dit aussi cycle breton), qui intègre dans un même récit les aventures de Lancelot et de Tristan
(le roman de Lancelot
et le
Tristan en prose), le cycle carolingien suit la même évolution : l’histoire de Roland, qui se résumait jusque-là
à son dernier combat et à sa mort, connaît de nouveaux développements en Italie et fusionne avec celle d’un autre chevalier
de Charlemagne cousin de Roland, Renaud de Montauban (Les quatre fils Aymon).
La littérature franco-vénitienne qui se développe entre le XIIIe et le XIVe siècle,
d’abord dans la langue parlée dans la plaine du Pô, puis en toscan, lorsque ce dialecte s’impose comme la langue de
l’Italie, va donner à Roland un arbre généalogique, une enfance, une jeunesse et toutes sortes d’aventures qui n’ont rien
à voir avec Roncevaux. La trahison de Ganelon, qui dans La Chanson de Roland précipite la mort de Roland, devient
l’aboutissement d’une longue inimitié entre deux familles, les gens de Clermont et ceux de Mayence. Dans le Roland
furieux, outre Renaud et Roland, la guerrière Bradamante appartient à la valeureuse famille de Clermont, tandis que
le traître par excellence, l’abominable Pinabel, est un Mayençais.
Les deux grands cycles concurrents, l’arthurien et le carolingien, ne connaissent pas la même fortune en Italie : alors que le
premier, lu dans les cours aristocratiques, constitue une littérature savante qui finira par s’étioler, le second,
dont le succès populaire donne naissance à tout un folklore qui se répand dans toute l’Italie et perdure jusqu’au siècle
dernier dans le sud de la Péninsule : les cantastorie, chanteurs d’histoires napolitains, en Sicile
le Teatro dei Pupi, les théâtres de marionnettes, enfin la chronique des Royaux de France d’Andrea
da Barberino, colportée dans les campagnes, perpétuent et compilent les aventures du cycle carolingien.
Les premières épopées italiennes
Nul doute que cette chevalerie pour le peuple ait d’abord suscité le mépris
des intellectuels. Mais dès la seconde moitié du quinzième siècle, les deux grandes
cours cultivées d’Italie, celle des Médicis à Florence et celle des Este à
Ferrare, s’intéressent aux aventures d’Orlando et de Rinaldo, précisément à
cause de la coloration triviale et de la bouffonnerie populaire dont sont désormais empreints les personnages et les
récits promenés de foire en foire. Naît alors un nouveau genre d’épopée, où s’épanouissent la
veine burlesque et la parodie des codes convenus de la littérature chevaleresque savante. À Florence, Luigi Pulci (1432-1484)
écrit un Morgante, du nom du géant dont Roland aurait fait son écuyer après avoir triomphé de lui. Cette épopée
en huitains est publiée en 23 chants en 1470, puis en 28 chants en 1483. À Ferrare, Matteo Maria Boiardo (1441-1494) écrit
un Roland amoureux, qu’il laissera inachevé à sa mort. Le Roland furieux, s’il ne se présente pas explicitement
comme la suite du Roland amoureux, en récupère bel et bien les personnages et les histoires pour les mener à leur terme. Ces
épopées revêtent pour la langue italienne une importance nationale : écrites d’abord dans une langue populaire dont ni
le vocabulaire ni la syntaxe ne sont fixées, puis retravaillées, parfois entièrement réécrites (c’est, au seizième siècle,
la traduction de Boiardo en toscan par Francesco Berni), elles produisent et diffusent ce qui va devenir l’italien classique.
Ce qui relie essentiellement Boiardo et l’Arioste, c’est l’idée d’un Roland amoureux, idée dont on ne trouve
pas la moindre trace dans la tradition léguée par La Chanson de Roland et par la chronique de Turpin, qui faisait de
Roland un chevalier chaste inaccessible au charme féminin. Le Roland de Boiardo et de l’Arioste est donc un anti-Roland, la
parodie de ce qui représentait la quintessence de la chevalerie médiévale.
Dans le Roland amoureux de Boiardo, le chevalier Argail et sa sœur Angélique sont envoyés du
Cathay (de Chine) à Paris pour s’emparer des deux armes les plus précieuses du monde, l’épée Durandal de Roland et le cheval
Bayard, qui appartient à Renaud. Le frère et la sœur ont un plan diabolique, qui s’accomplit d’abord fort bien :
tous les chevaliers tombent amoureux d’Angélique dès qu’elle paraît (I, 1 ;
voir ci-dessous dans la bibliographie l’édition de référence) ; Argail les défie en combat singulier, leur faisant
miroiter que le vainqueur aura la main de sa sœur, il doit les réduire l’un après l’autre en esclavage. Mais le plan
d’Argail échoue finalement : lui qui se croyait invicible, il est tué par le sarrasin Ferragus.
(I, 5)
et Angélique doit s’enfuir en utilisant son anneau d’invisibilité. Dans la forêt, elle se désaltère sans le savoir à
une fontaine (une source) magique qui la rend amoureuse de Renaud au moment même où Renaud se désaltère à la fontaine
antagoniste, qui lui ôte tout amour pour Angélique (I, 9). Angélique fait enlever Renaud par le magicien Maugis (I, 16),
mais celui-ci lui échappe. Revenue à Albraque au Cathay, Angélique se trouve assiégée par les troupes tartares de
Sacripant (II, 6).
Astolphe vient au secours d’Angélique, mais est fait prisonnier. Agrican et ses troupes circassiennes livrent alors bataille contre Sacripant (II, 7).
Au moment où Agrican l’emporte, Angélique quitte secrètement Albraque pour le fleuve d’oubli où la magicienne Dragontine
tient enfermés de valeureux guerriers. Elle a notamment fait boire la coupe d’oubli à Roland,
I, 19).
Par la vertu de son anneau magique, Angélique ramène les chevaliers à la raison, Roland en tête (III, 2). Les voici tous
devant Albraque. La bataille générale est couronnée par le duel de Roland et d’Agrican, interrompu par la nuit, où la
conversation des deux hommes fait naître une mutuelle amitié. Au matin, le combat reprend : Agrican mortellement blessé
demande à Roland le baptême (III,9). Après diverses péripéties, dont le désenchantement par Roland du jardin de Falerine
IV, 6-11),
Angélique et Renaud se trouvent boire chacun à la fontaine de l’autre (VI, 4-5) : Renaud poursuit alors de son amour
Angélique qui le hait. Roland rentré en France affronte Renaud. Le roi Charles les sépare et propose son arbitrage
(VI, 6) : il donnera la main d’Angélique à celui des deux champions qui se sera le mieux battu contre les infidèles.
La bataille décisive a lieu à Montauban.
De Boiardo à l’Arioste
Malgré le foisonnement des récits parallèles, le principe fondamental de construction de cette épopée
consiste à entrelacer les aventures de Roland et celles de Renaud, correspondant aux deux cycles français qui ont fusionné
en passant en Italie. Angélique, qui est de l’invention de Boiardo, assure cette articulation. Lorsque l’Arioste reprend
la matière du Roland amoureux, cette construction, cet équilibre se modifient. Angélique n’est plus le centre du récit,
l’objet unique et commun de tous les désirs. Alors que Renaud passe au second plan, l’Arioste oppose cette fois deux
couples impossibles : Roland poursuit Angélique qui ne l’aime pas et épousera finalement Médor, un simple soldat
sarrasin, provoquant la folie du héros ; parallèlement Bradamante, la sœur de Renaud, poursuit Roger qui certes
l’aime, mais est sans cesse détourné d’elle par son protecteur le magicien Atlant, à cause de la prophétie qui veut qu’une
fois nés les enfants de Roger et de Bradamante, Roger soit destiné à périr sous les coups des Mayençais. Bradamante
apparaissait déjà fugitivement chez Boiardo, où elle épousait Roger (VI, 13), avant d’être aussitôt séparée de lui au
cours d’un combat (VI, 14).
La base structurale est donc un carré : Roland poursuit Angélique qui le fuit ; Bradamante poursuit Roger
qui lui échappe. Il n’y a pas de cœur du récit.
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