|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Casanova, la séduction des possibles », cours d'agrégation 2020-2021, université d'Aix-Marseille. Le cours a lieu le mercredi par quinzaine de 13h à 16h salle E109.
Casanova, la séduction des possibles
Introduction : le projet de Casanova
 Manuscrit de Casanova, la préface de 1797
Le projet autobiographique de Casanova débute à
l’automne 1785, lorsqu’il
est
engagé par le comte de Waldstein
comme bibliothécaire dans son château de Dux (Duchcov en tchèque),
à une centaine de kilomètres au nord-est de Prague. Casanova
a 60 ans. Il avait bien
publié en 1780 Le Duel,
mais il écrivait encore alors en italien.
En 1786, il publie le
Soliloque d’un penseur ;
en 1787, l’Histoire de ma fuite
est imprimée :
elle fait de l’évasion de
la prison des Plombs à Venise, en 1756, le noyau primitif du
projet ; à l’été
1789, c’est-à-dire au moment où la Révolution éclate en France,
Casanova commence la rédaction de l’Histoire de ma vie.
L’immense
manuscrit de 3700
pages
sera rédigé en trois vagues successives, comme
en témoignent les trois préfaces : celle de 1791
marque la fin de la 1ère vague ; celle de juin
1794
constitue le point de départ de la révision du manuscrit, et par
exemple de la réécriture de l’épisode du premier séjour à
Paris, du départ pour Vienne et du retour à Venise, qui constitue
le premier grand ensemble du tome II ; la préface de 1797
enfin annonce une Histoire
qui irait jusqu’en 1797, un projet que Casanova n’aura pas le
temps de mener à bien.
L’objectif de
ce cours est d’essayer de comprendre ce projet : car il s’agit
d’un projet plutôt que d’un livre. Ce
n’est pas seulement faute de temps que Casanova n’a pas publié
son Histoire :
c’est aussi parce que son projet s’écarte radicalement de ce que
la narratologie du XXe siècle a théorisé comme genre de
l’autobiographie, avec son contrat de lecture (Ph. Lejeune)
et son modèle écrasant, les Confessions
de Jean-Jacques Rousseau. Casanova
ne s’y accuse pas, ne s’y justifie pas : il écrit la vie
et, par cette bio-graphie,
il en restitue les possibles. Autrement dit, il ne rend pas compte
exactement de sa
vie, mais plutôt à partir de sa vie de ce qui dans la vie rend la
vie possible. Il continue de vivre dans la procuration que l’écriture
lui donne de la vie. Il rend par l’écriture, à nouveau, la vie
possible.
On
ne proposera donc pas ici de reconstruire une carrière d’écrivain,
même s’il est vrai que Casanova a beaucoup écrit : il n’a
eu aucun succès comme écrivain, lui qui comme conteur en société,
comme orateur vivant, avait conquis la célébrité dans toute
l’Europe. Casanova n’a pas seulement fait carrière par ses bons
mots, sa faconde et ses récits ; il s’est senti vivant dans
les moments qu’il tenait ses auditeurs suspendus à ses lèvres et,
vieillissant, c’est cette logique du vivant dans le récit qu’il
a entrepris de restituer, de mimer par l’écrit.
L’hésitation
sur le titre donné à son texte trahit son statut, sa fonction de
supplément, qui supplée, prolonge la vie plutôt qu’il ne la
représente. La préface de 1791 porte Histoire
de mon existence ;
celle de 1794 se présente comme Mémoires
de ma vie écrits
par moi-même à Dux en Bohême ;
et ce n’est que dans la version de 1797 que le texte prend comme
titre Histoire
de ma vie jusqu’à
l’an 1797.
Ces
titres ne désignent pas une œuvre faite, mais un projet d’écriture.
Dé-moraliser
l’histoire
« Quand
je m’annonce comme historien de mon existence… »,
commence-t-il en 1791 (p. 1318). L’historien ici n’est pas
le savant qui traite de l’Histoire, mais celui qui raconte une, des
histoires. Il ne le fait nullement dans l’esprit d’une
confession :
« Je dois avertir le lecteur qu’en
écrivant ma vie je ne prétends ni de faire mon éloge, ni de me
donner pour modèle : c’est au contraire une vraie satire que
je me fais, malgré qu’il n’y trouvera pas le caractère de la
confession. Il verra que je n’ai jamais fait le bien que par
vanité, ou par intérêt, et le mal par inclination, que je n’ai
jamais commis un crime par ignorance : que les prohibitions au
lieu de me diminuer le courage, me l’ont augmenté : qu’assez
content de trouver la permission dans ma force, je me suis laissé
aller,
disposé souvent à en payer l’amende. » (Préface de 1791,
p. 1324)
Éloge,
satire, confession : Casanova passe en revue les genres
possibles, et les récuse l’un par l’autre. Il s’agit d’abord
de sortir le projet autobiographique du cadre moral de l’éloge :
cette histoire de ma vie n’est pas une justification de soi, cette
vie ne construit pas un modèle du « moi ».
Pour bien marquer son indifférence et son autonomie vis-à-vis du
jugement moral, Casanova plaide pour la satire contre l’éloge et
dresse en creux le portrait du libertin des Lumières, porté au
crime en parfaite connaissance de cause (« je n’ai jamais
commis un crime par ignorance »), jouissant de défier les
interdits (« les prohibitions au lieu de me diminuer le
courage, me l’ont augmenté »), ne respectant pour loi que le
rapport cynique des forces (« assez content de trouver la
permission dans ma force »). On reconnaît là un de ces
personnages dont Sade, dans ces mêmes années 1790, est en train de
mettre en œuvre la fiction et le système.
Mais
Casanova n’est pas Sade. Cet anti-portrait de satire au vitriol
vient déprendre l’Histoire
de ma vie
du modèle de l’éloge, vient dé-moraliser le projet
autobiographique : « vous
communiquanrt mes actions, mon cher lecteur, je ne vous les donne pas
comme des exemples à suivre » (p. 1326).
Pour autant, nulle complaisance ici dans l’abjection :
« Malgré cela, tout complaisant
que je suis, je n’écrirais pas ma vie, si je croyais de me rendre
par là méprisable. Je suis sûr que mes égaux ne me mépriseront
pas, et cela me suffit, car leur suffrage est le seul auquel
j’aspire. Si pour obtenir pardon du mal que j’ai fait, je dois me
confesser ignorant, j’ai moins de répugnance à passer pour plus
coupable que pour sot. Je me consterne cependant quand je trouve que
je ne suis devenu bon que parce que je ne peux plus être mauvais ;
mais cette consternation n’engendre pas le mépris. Je m’aime, je
regrette ma jeunesse, et je suis fâché de me voir sur le bord du
fossé. » (Préface de 1791, p. 1324-1325, suite du
précédent)
La satire de soi n’était donc qu’un antidote
à l’éloge : l’estime de soi est à la base du projet. Il
s’agit de communiquer cette estime, non plus cette fois à
l’ensemble vaste, abstrait des lecteurs, invoqué au paragraphe
précédent, mais à celui plus intime de « mes égaux » :
qui sont ces égaux ? Ceux qui pensent comme moi ?; qui
mènent la vie que
j’ai menée ?; qui partagent ma liberté
d’esprit ?
« Mes égaux » désignent
une communauté sans existence réelle ni concrète.
N’importe qui, tout lecteur peut choisir
de ne pas me mépriser, tout le monde peut participer
au projet.
Le système de la communauté imaginaire des égaux
s’oppose radicalement à celui de la confession, qui prend un
public à témoin devant Dieu, bat sa coulpe et s’humilie, met son
salut en jeu dans le procès fait à son existence. Casanova récuse
absolument cette scène rousseauiste du jugement : il la
renverse même (en la caricaturant il est vrai). Au lieu de passer
pour sot devant son public, il se montrera plein d’esprit devant
des égaux, et tant pis si ce portrait flatteur le fait passer pour
coupable. La confession est un abaissement de soi devant ses juges ;
le projet autobiographique de l’Histoire de ma vie
est une élévation du lecteur à l’estime de soi.
Il faut suivre le
balancement du raisonnement : je ne fais pas mon éloge, mais ma
satire ; mais je ne fais pas ma satire au
point de me
rendre méprisable : le principe en est que je préfère passer
pour coupable plutôt que pour sot. C’est autour de ce « plutôt
que » que tout bascule (« passer pour plus
coupable que pour
sot »). Coupable ici
devient plaisant, devient flatteur. Ce
portrait coupable de moi auquel j’élève mes lecteurs devenus mes
égaux est
un portrait flatteur qui fait bien de moi, au bout du compte mon
éloge.
Casanova
poursuit ainsi la destruction du cadre moral
de la confession : non
seulement le portrait de lui coupable fait son éloge, mais sans état
d’âme, le conteur se déclare devenu « bon ». Il n’en
tire aucune gloire et même tout au contraire beaucoup de tristesse :
vieux, il est devenu impuissant et ne peut plus se livrer aux ébats
érotiques de sa jeunesse. La vertu ne signifie ici que la
décrépitude et l’approche de la mort.
Non pas s’écrire, mais écrire la vie
C’est
ici qu’intervient la raison du projet autobiographique :
l’écriture restitue au vieillard sa jeunesse, elle prolonge
l’estime de soi (« je m’aime »), elle dit par
l’aventure un
amour
de soi qui
est amour de la vie :
« je suis fâché de me voir sur le bord du fossé » ;
l’écriture conjure la mort en rendant, par le truchement du récit,
une nouvelle fois la vie possible.
Cette
écriture de la conjuration dit l’amour de la vie :
« Je suis loin de mépriser la vie.
Quel mérite y a-t-il à mépriser un bien qu’on ne peut pas
conserver ? Qu’est-ce que le mépris d’une chose chérie, et
qu’invinciblement je dois perdre ? C’est un parti, un
expédient qu’on n’emploie que par lâcheté. Je sais, et je sens
que je mourrai ; mais je veux que cela arrive malgré moi :
mon consentement sentirait le suicide. » (p. 1325, suite
du précédent)
Nouveau
déplacement ici. Nous avons vu plus haut comment Casanova glissait
de « le lecteur » à « mes égaux » ;
ici, il passe de la conjuration du mépris de soi (« si je
croyais me rendre par là méprisable »,
« mes égaux ne me mépriseront
pas », « cette consternation n’engendre pas le
mépris »)
à la
conjuration du mépris de la vie. Le déplacement est en fait le
même : ce n’est pas le « moi », c’est la vie
qui constitue le centre du projet autobiographique. Le rapport d’un
moi à un public, avec ce que ce rapport implique en termes de
constitution d’un genre littéraire, d’établissement d’un
contrat de lecture, de structuration d’un argumentaire, devient ici
constitution d’une communauté des égaux participant au projet de
rendre la vie possible. Le bien précieux n’est plus le « moi »,
le jugement du « moi », le salut que conditionne ce
jugement, mais la vie, « chose chérie », bien précaire
par la mort qui le borde. Le récit conjure la fin de la vie. Par le
récit, « je veux que cela arrive malgré moi ». Le récit
est un consentement refusé à la mort.
La
vie désubjective le récit. Le moi récitant s’y communique aux
égaux qui l’écoutent et le prolongent. Dans
le récit, c’est le caractère labile de la vie (« un bien
qu’on ne peut pas conserver »), c’est sa fuite évanescente
(« une chose chérie… qu’invinciblement je dois perdre »)
qui est précieuse. Le récit communique ce rythme, ce mouvement, qui
supplée pour le vieillard l’éventail perdu des possibilités de
jouir.
« Ma devise » : la situation et
le flux
Comme
il n’y a pas de livre, il n’y a donc pas à proprement parler de
titre. Casanova en revanche tient à placer son projet sous le signe
d’une devise. En 1791 et en 1794, cette devise est empruntée à
Sénèque, volentem
ducit, nolentem trahit,
qu’on peut gloser ainsi : celui
qui est docile, volentem,
le
destin l’accompagne, ducit,
celui
qui est rebelle, nolentem,
il
l’entraîne de force, trahit.
Dans
la formule de Sénèque, fata,
le
destin, est le sujet des deux
verbes.
Chez Casanova,
fata
disparaît, et à dessein.
Casanova
s’en explique très clairement dans la préface de 1797 : « La
doctrine des Stoïciens, et de toute autre secte sur la force du
Destin est une chimère de l’imagination, qui tient à l’athéisme.
Je suis non seulement monothéisme, mais chrétien fortifié par la
philosophie, qui n’a jamais rien gâté. » (p. 3) Il
faut bien comprendre ce qu’engage cette profession de foi
chrétienne, que le libertin Casanova réitère à plusieurs reprises
dans l’Histoire
de ma vie :
il ne s’agit pas pour lui de morale (« fortifié par la
philosophie » veut dire libéré de la morale chrétienne), ni
de pratique de piété (pas de confession, et la messe est une
pratique sociale mise au service de la séduction), mais précisément
de cette élision du destin au profit d’une confiance dans la
Providence (« j’ai toujours compté sur sa providence »,
p. 4) : après la prière (qu’on ne voit guère à
l’œuvre dans le fil du récit…), « l’homme confie, et
agit » (ibid.),
il se lance avec confiance dans le flux de l’action.
Ducit,
trahit
désigne
ce
flux de la
vie où
je suis pris
volentem,
nolentem,
de plein gré ou malgré moi. Casanova
se décrit, quelques pages plus loin comme « un homme qui s’est
laissé aller, et dont le grand système fut celui de n’en avoir
aucun » (p. 1326) : si le « laisser
aller », le flux de la vie ne relève pas d’un système, le
rapport du sujet au flux non plus. Il
y a donc
ce
flux, que mime le récit, et dans ce flux, une série non
systématique de
choix, guidés
par une sorte d’aimantation du vivant, par l’appel du plaisir,
par l’impulsion du moment :
ce qui se présente, je le choisis ou je le
subis sans
principe qui me guide,
je l’accompagne ou j’y résiste hors
de toute structure globale d’enchaînement.
Dès
lors que la structure du plaidoyer et la perspective du jugement
disparaissent, un autre dispositif se met en place, fondé sur la
tension entre la situation qu’amène l’histoire et, dans
une
situation donnée,
l’immersion
volentem,
nolentem
dans le flux ou la résistance au flux, l’entraînement du ducit
ou la perturbation du trahit.
Rendre par le récit la vie possible suppose la réduction du
nolentem
au volentem,
la mise en œuvre de l’acceptation du flux.
Casanova,
dans
le sillage de Leibniz,
formule cette
tension comme exercice d’une liberté d’une part et comme
insertion dans une Providence
d’autre part :
« Par
cette devise Volentem
ducit, nolentem trahit,
je souhaite que le lecteur entende que de gré ou de force je ne peux
avoir jamais fait autre chose que ce
que Dieu a voulu. Dieu étant présent à tout, toujours agissant et
jamais indifférent, est-il possible à l’homme de faire quelque
chose de contraire à sa divine volonté ? Je ne le crois pas,
mais malgré cela je me suis toujours cru libre dans l’action […].
Si je ne m’étais pas trouvé libre un million de fois, je ne me
serais jamais persuadé d’être une âme enfermée dans un corps.
Lorsqu’après l’action et à l’examen je ne me suis pas trouvé
libre, j’ai reconnu que j’étais malade. […]
Si j’existe, j’ai donc toujours existé, et j’existerai
toujours ; et comme je
ne sais pas ce que j’ai fait avant que d’être dans le corps où
je me trouve actuellement, je ne me flatte pas de parvenir à me
reconnaître, lorsqu’à cause de la dissolution du corps que
j’anime je me trouverai enveloppé dans une autre matière, à
moins que mon esprit tout nu ne se trouve absorbé dans Dieu. »
(p. 1319-1320)
On
est frappé par la manière paradoxalement matérialiste dont
Casanova se représente l’action de la Providence sur lui, bien
moins comme volonté de Dieu que comme système lucrétien de la
nature, agissant sur un corps.
Sur ce corps, Dieu se manifeste comme flux « toujours agissant
et jamais indifférent » : il y a une situation
métaphysique, qui est celle d’« une âme enfermée dans un
corps », et il y a une action de la Providence, qui libère ce
corps et l’emporte dans le flux de la nature. La situation du corps
enfermé est une maladie, qui même lorsqu’elle est une maladie de
l’âme se ramène au bout du compte à la corporéité du corps
souffrant. La situation est une situation d’enfermement dans
un corps,
l’action est une action de libération du
corps, par le corps :
telle est la tension de l’histoire et
la condition de possibilité d’une poétique du projet dans
l’Histoire
de ma vie.
Le
projet autobiographique est porté par un corps agissant et
libérateur, dont la force libératrice est reportée de la vie vers
l’histoire, de l’action au moment où elle est vécue vers
l’écriture qui restitue, prolonge, amplifie cette jouissance
libératoire de l’action. Dans ce flux que l’écriture alimente,
la vie est essentielle. Parlant de lui à la troisième personne,
Casanova a cette formule : « il aime la vie comme son
âme » (p. 1321). La vie ne doit pas être comprise ici
comme le contenu biographique d’une vie, comme l’authenticité
factuelle des événements réellement vécus d’une vie, mais comme
la force vivante de la vie, dans laquelle le protagoniste vient
s’inscrire, et dont la parole épouse le mouvement agissant. La vie
n’est pas une personne, elle est vie du corps, dont la matière
sensible était arrangée autrement avant, se recomposera encore
autrement après cette existence. C’est dire combien nous sommes
loin ici de la focalisation narcissique sur un « moi » de
la confession. C’est dire aussi combien peu importe la véracité
factuelle des événements décrits…
Le théâtre des possibles
Cette
économie du projet d’écriture, qui mime et qui prolonge le flux
du vivant, ne
ruine pas seulement la structure morale et le pacte de lecture qui
organisent le genre de la confession. Avec la confession, c’est le
medium scénique de la représentation qui est entièrement
reconfiguré. Le théâtre du monde et de l’écriture comme
représentation du monde devient théâtre de la vie pensée comme
flux :
« C’est
un devoir désolant que celui qui oblige un spectateur attentif à
sortir d’un théâtre, où l’auteur très savant Dieu
fait jouer une pièce, dont les variétés intéressantes offrent à
chaqu’instant une intrigue, et un dénouement, un commencement, et
une fin, des catastrophes affreuses mêlées de bouffonneries
continuelles, qui tempèrent la tristesse, que
les premières devraient causer à l’esprit des spectateurs, qui
tour à tour deviennent acteurs, et où les
incidents
surprennent toujours, malgré qu’ils auraient dû être prévus, et
où le philosophe même se trouve agréablement surpris, parce qu’il
aperçoit précisément leur nouveauté dans ce qu’ils sont
toujours les mêmes. » (p. 1325)
La
formulation même donne le vertige, ne serait-ce que par la mise en
abyme sur laquelle elle repose implicitement : Casanova se
compare dans la vie à un spectateur dans un théâtre, mais sur la
scène de ce théâtre se trouvent également des spectateurs,
confrontés donc eux-mêmes à un théâtre dans le théâtre… Ce
vertige n’est pas seulement celui du théâtre du monde baroque et
de ses structures de renversement. Il mime l’entraînement dans le
flux du vivant.
Car
l’auteur ne se décrit pas à proprement parler au théâtre ;
il envisage la sortie du théâtre, comme métaphore de la sortie de
la vie. « C’est un devoir désolant » que de devoir
sortir du théâtre de la vie, théâtre dans lequel on n’est
spectateur qu’en attendant son tour pour passer à la scène, pour
devenir acteur. Il n’y a pas de division de la scène et du
parterre, il n’y a que des suspensions et des actions, du trahit
et du ducit.
Seuls
les acteurs comptent, il n’y a de jouissance que dans la vie et
dans l’action : la sortie du théâtre, la mort, est ce que
l’histoire, l’Histoire
de ma vie,
vient conjurer.
L’histoire
semble
bien développer tous les éléments constitutifs d’une pièce de
théâtre : Dieu fait apparemment jouer des pièces qui nouent
le commencement d’une intrigue, qui dénouent cette intrigue par
« une fin », la mort, et qui entre ces deux termes
échelonnent des péripéties, douloureuses (les « catastrophes »)
ou plaisantes (les « bouffonneries »). Mais la vie de
Casanova, l’histoire de sa vie ne sera pas une
pièce : ce sera un ensemble de « variétés
intéressantes », c’est-à-dire « à chaque instant »
la possibilité d’une intrigue à nouer ; autrement dit, un
éventail de situations offrant
matière à des pièces possibles. De la structure théâtrale d’une
poétique du récit, on passe à un dispositif d’esthétisation de
la vie, c’est-à-dire à un appareil de jouissances virtuelles
s’organisant autour d’une déclinaison d’instants nodaux,
depuis lesquels démarrer, continuer la vie.
Dans
ce dispositif, les situations (ce que Casanova désigne par
« instants ») déclenchent des flux : le spectateur
devient alors acteur et produit une « variété intéressante »,
sur le modèle du clinamen
lucrétien. La
scène se démultiplie et se virtualise, selon le même mouvement et
la même logique qui dissémine le moi autobiographique dans un
vivant temporaire et labile.
Dans
ce théâtre des possibles, la vérité des actions, l’authenticité
des faits, la sincérité du récit, ne sont pas les critères
essentiels de l’histoire. Le problème de Casanova, l’enjeu de
l’Histoire
de ma vie
n’est pas de persuader (d’établir
une vérité), mais d’intéresser. Or, explique Casanova, le
ressort de l’intérêt, c’est précisément la séduction des
possibles :
« Pline
le jeune me dit gravement : Si
vous ne faites pas des choses dignes d’être écrites, écrivez-en
du moins de dignes d’être lues.
Ce
précepte est un diamant de première eau brillanté en Angleterre ;
mais il ne me regarde pas, car je n’écris ni la vie d’un
illustre, ni un roman. Ma matière est mon histoire, et mon histoire
est ma matière ; et je sais que ma vie qui intéressera
beaucoup de lecteurs, n’intéresserait peut-être personne, si
j’avais employé soixante ans à la faire avec un dessein prémédité
de l’écrire. Les sages liront mon histoire quand ils sauront
qu’elle narre des faits, que l’acteur n’a pas cru que le jour
viendrait dans lequel il se déterminerait à les publier. »
(p. 1326, repris
de façon plus condensée dans la préface de 1797, p. 7)
Aut
facere scribenda, aut scribere legenda :
la formule de Pline le
Jeune
est extraite de
la célèbre
lettre à Tacite dans
laquelle il relate la mort de son oncle, le Pline de l’Histoire
naturelle.
Pline l’Ancien vient de mourir en effet lors de l’éruption du
Vésuve qui a enseveli Pompéi, et Tacite a demandé au jeune homme
de lui en faire récit. Pline le Jeune
met alors
en
balance deux manières de se recommander à la postérité, soit
comme acteur de l’histoire, qui
a fait des choses dignes d’être écrites, soit
comme historien, qui
écrit des choses dignes d’être lues : « digne
de » est un des sens possibles de l’adjectif verbal latin.
Si
Tacite rapporte comme historien la mort de Pline l’Ancien, lui-même
célèbre par ses livres, le défunt aura donc
été doublement favorisé par les dieux.
Casanova
récuse ce modèle. Sa
vie, il
n’a pas agi « avec
un dessein prémédité de l’écrire »,
il
n’a pas vécu
pour
que sa vie soit écrite, en conditionnant les actions de sa vie par
la perspective qu’un jour elle ferait l’objet d’un livre ;
il n’a pas écrit non plus son histoire
pour
qu’elle fasse
école : nous avons vu quel sens donner à l’expression de
Casanova, « mon histoire est une école de morale », qui
désigne un cas d’école mais nullement le « faire école »
d’un récit exemplaire, d’une vie qui aurait été reformatée
pour
devenir un recueil d’actions recommandant leur auteur à la
postérité.
Casanova
accentue
ici et
en quelque sorte force
le sens des adjectifs verbaux de Pline, scribenda
et legenda,
qu’il est toujours en train de gloser : « avec
un dessein prémédité de » dénude la valeur d’intention de
l’adjectif verbal latin, qui restait atténuée, dissimulée dans
la traduction par « dignes de ». L’histoire, dans le
modèle de Pline, devient la cause finale de la vie, et la postérité
– la cause finale de l’histoire.
Que
vaut le précepte de Pline ? C’est « un
diamant de première eau », c’est-à-dire de la transparence
la plus pure, « brillanté en Angleterre », taillé pour
les joyaux de la couronne britannique qui constituent la collection
la plus fabuleuse
de diamants au monde.
Autrement dit, ce pécepte n’a rien à voir avec la vie commune,
avec le vivant de la vraie vie, qui n’est pas transparent, qui est
mal taillé et qui n’appartient à aucun trésor.
Casanova substitue alors au chiasme de Pline un
autre chiasme, dont la matière
de la vie est l’élément pivotant : « ma matière est
mon histoire, et mon histoire est ma matière ». Ce n’est pas
du diamant, c’est de la matière ; le seul flux matériel de
la vie (et non une vie d’homme illustre, ou le roman d’une vie)
est matière à mon histoire, tandis que mon histoire n’est pas
écrite pour le public idéal de la postérité, mais comme matière
à vivre, comme prolongement de ma vie.
C’est cette
matière qui intéressera les lecteurs, parce que la vie de Casanova
n’a pas obéi à un « dessein prémédité » : le
dessein, c’est la forme aristotélicienne de l’historia,
de l’intrigue, avec son système (moral, poétique, providentiel).
C’est de la matière, ce
sont des faits, qui n’ont pas été produits pour être publiés :
des faits pris dans le flux
de la vie, des faits qui ne prennent de la valeur à être écrits
que parce qu’a priori
ils n’étaient pas inscriptibles.
Remarquez
la simplicité des termes que Casanova utilise pour définir son
projet : il s’agit
de « mon
histoire », terme
neutre qui peut désigner aussi bien la vie vécue, le référent,
que l’écriture de la vie, le texte écrit. De quoi cette histoire
parle-t-elle ? D’une
« vie qui intéressera », on
ne peut formuler plus
vaguement
le
contenu, qui est aussi
désigné comme de la
« matière » et des « faits », c’est-à-dire
du contenu que rien ne délimite, ne structure, ne circonscrit.
L’intérêt du tableau : le projet
autobiographique est un projet esthétique
Cette
histoire est-elle
pour autant,
aux
antipodes des diamants de la Couronne,
celle de la variété quelconque d’une vie que rien n’illustre ?
Comment
dès lors intéresserait-elle ?
« On
m’accusera d’être trop peintre là où je narre plusieurs
exploits d’amour. C’est en cela que
mon cynisme consiste ; mais cette critique
ne sera juste que dans le cas qu’on me trouve mauvais peintre. On
dira que je circonstancie ces
faits
d’une façon qu’il semble que
je m’en complaise en me le rappelant. On aura deviné. Je conviens
que le souvenir de mes
plaisirs passés les renouvelle dans ma vieille âme : je me
trouve alors enchanté de me convaincre que ce ne sont pas des
vanités, puisque ma mémoire m’en démontre la réalité. Mais le
critique insiste, et me dit que mes descriptions trop
lubriques peuvent
échauffer la fantaisie du lecteur. C’est ce que je désire. C’est
un service que je prétends lui rendre, car je ne suppose pas un
lecteur ennemi de lui-même. Outre cela n’est-il pas vrai que
l’office d’un écrivain est celui d’intéresser ? Suis-je
donc condamnable si je remplis ma tâche ? Je ne peux être
critiquable que convaincu d’avoir mal écrit, et pour l’être il
me suffira de savoir que je n’intéresse pas. » (p. 1328)
Ce
qui fait l’intérêt de l’Histoire
de ma vie,
de l’aveu même de son auteur, ce sont les peintures licencieuses
dont
elle pourvoie la fantaisie
de son lecteur. Casanova
revendique à la fois leur
lubricité (« mes descriptions trop lubriques ») et
son
cynisme (« c’est en cela que mon cynisme consiste »).
Ce
qui intéresse le lecteur, c’est l’érotisme amoral de ces
tableaux, que Casanova « circonstancie » avec
complaisance : il ne décrit pas seulement, il circonstancie, il
produit des descriptions circonstanciées, où le corps, les gestes,
les actes sont donnés à voir sans fausse pudeur. C’est
l’explicitation des situations qui intéresse le lecteur, c’est
pour la chair et le sexe qu’il est lu.
Très
clairement, très délibérément, l’intérêt érotique des
tableaux se substitue à la rhétorique de persuasion de la vérité
et d’illustration exemplaire. Cet intérêt passe donc par
l’esthétisation du projet autobiographique : soumise à la
critique du lecteur (« le critique insiste », « je
ne peux être critiquable »), l’Histoire
de ma vie
sera évaluée par lui non
pas en tant que vie (éventuellement condammable moralement), mais en
tant qu’histoire, en tant qu’œuvre d’un écrivain faisant son
office (« l’office d’un écrivain est
celui d’intéresser »), faisant la preuve d’une qualité
d’écriture : « Je ne peux être critiquable que
convaincu d’avoir mal écrit ».
La valeur du texte s’évalue par son style et
non par l’exemplarité de son contenu. Le style lui-même n’est
pas pensé comme une pure forme, mais comme un piège à intérêt.
Le style est le critère esthétique de validation du récit :
esthétiser l’histoire, circonstancier les tableaux, permet
d’établit le contact sensible avec le lecteur, de communiquer la
sensation, l’aisthèsis. Et
la sensation la plus puisante est celle, érotique, « des
plaisirs que l’amour a procurés », de « l’ivresse
amoureuse ». Le style, l’intérêt, la lubricité mettent en
œuvre la nouvelle économie, esthétique, de l’écriture, dont le
critère désormais exclusif sera l’intérêt du lecteur : en
s’esthétisant l’écriture
se constitue ici comme littérature consciente d’elle-même,
c’est-à-dire comme champ littéraire et comme métier d’écrivain.
Casanova capitalise une
mémoire à partir de laquelle il produit la valeur ajoutée d’une
écriture. Cette valeur se mesure à l’intérêt du lecteur, qui
achète ou n’achète pas l’histoire, qui la suit ou ne la suit
pas, qui en redemande ou n’en redemande pas.
« Car je ne
suppose pas un lecteur ennemi de lui-même » : par le
produit que l’écrivain lui livre, le lecteur se fait plaisir,
c’est le ressort esthétique fondamental de la littérature devenue
consciente d’elle-même. Ce ressort est aussi celui du capitalisme.
La devise de 1797
Dans la préface
de 1797, Casanova supprime la devise de 1791, qu’il avait maintenue
en 1794 et la remplace par une citation qu’il attribue à Cicéron
et qui est en fait d’Érasme : Nequicquam sapit qui
sibi non sapit. Nous
traduisons provisoirement : il
est sage en vain celui qui n’est pas sage pour lui-même. Cette
devise fait écho pour nous à celle que Kant assigne aux Lumières,
sapere aude, ose
savoir. Sapere
signifie d’abord avoir du goût, et de là exercer son jugement. On
voit bien de quoi il s’agit dans le vocabulaire kantien :
il ne s’agit là ni d’une sagesse d’expérience,
ni de l’accumulation d’un savoir ; sapere
désigne plus
précisément la
faculté de juger (Urteilskraft),
d’exercer de façon critique son jugement. Les
Lumières, pour Kant, sont l’effort de l’homme dont l’esprit
est arrivé à maturité et exerce librement son jugement.
Reportons-nous
maintenant à Casanova. Nous comprenons qu’il ne s’agit ici
nullement de sagesse. Casanova parle de son lecteur, et c’est
d’ailleurs à son lecteur que sa première phrase est adressée. Le
lecteur exerce son goût et son jugement, sapit,
le texte de l’Histoire de ma vie
est soumis au sapit de
son lecteur, qu’il s’agit donc, pour que ce jugement soit
positif, d’intéresser. Il faut que le lecteur goûte
l’histoire, qu’il en apprécie la saveur,
et pour cela il
faut qu’il y
trouve son intérêt :
c’est là le sens de sibi.
C’est pour rien, en vain, que le lecteur consomme,
si ce n’est pas pour lui qu’il le fait, s’il n’y trouve pas
son compte en le faisant, s’il
n’est pas intéressé à le faire.
Il
faut relier cette devise à la formule de la Préface de 1791, « je
ne suppose pas un lecteur ennemi de lui-même » : pour
bien critiquer, il faut d’abord s’aimer et
par cet amour de soi prendre plaisir à ce qu’on lit. Le
goût, la saveur, la consommation du sapit
n’ont de sens que sibi,
pour soi, si c’est pour se faire plaisir
La
nouvelle devise accomplit et radicalise la logique de projet qui se
substitue à une poétique du genre dans l’Histoire
de ma vie.
Le projet projette entièrement l’histoire vers le lecteur qu’elle
doit intéresser.
Le dispositif du récit s’élabore à partir de cet intérêt qu’il
s’agit de séduire.
|