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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Casanova, la séduction des possibles », cours d'agrégation 2020-2021, université d'Aix-Marseille. Le cours a lieu le mercredi par quinzaine de 13h à 16h salle E109. Casanova, la séduction des possiblesFait, fiction, affabulation Stéphane Lojkine Nous
avons vu en introduction combien le projet autobiographique de
Casanova différait de l’autobiographie comme genre, avec son
contrat de lecture et sa soumission à un jugement public. Casanova
écrit la vie, il se projette par l’écriture dans une expérience
renouvelée du plaisir de la vie. Ce projet n’implique aucune
relation contractuelle à la vérité : l’auteur ne ment ni
nécessairement, ni délibérément ; mais force est de
constater qu’il ne se pose quasiment jamais la question de
l’authenticité de ce qu’il raconte, de la fidélité de sa
mémoire, de la sincérité de son exposé. Vérité, authenticité,
fidélité : ce vocabulaire lui est à peu près étranger.
 Laure accueille Gil Blas comme son frère (Gil Blas, 1747) Autrement
dit, le partage de ce qui est de l’ordre du fait et de ce qui est
de l’ordre de la fiction, la distinction entre récit factuel et
récit fictionnel n’est pas opératoire pour l’Histoire
de ma vie.
Casanova ne s’est pas étendu en serments et protestations de dire
la vérité ; il ne ment pas d’ailleurs : il affabule.
L’écriture procède par injections de signifiant dans le discours
courant. L’injection provoque, stimule, réactive la jouissance.
L’affabulation consiste dans cette injection : le critère
n’est pas la vérité mais la jouissance.
I.
Objectivation, subjectivation :
l’injection du signifiant
Prenons
pour exemple le début du tome III, c’est
l’épisode de la Cattinella. Il ouvre une séquence d’un peu plus
de 200 pages que Casanova a écrite deux fois, et dont nous pouvons
comparer les deux versions dans l’édition Igalens-Leborgne. La
comparaison est d’abord décevante : la deuxième version,
plus longue, moins nerveuse, n’apporte rien de nouveau. Ce sont les
mêmes mots, les mêmes formules, mais les ellipses du ton enlevé de
la conversation sont comblées au profit d’une syntaxe plus
précise, mais plus lourde.
« Je
sors d’une péote à midi au Pont du Lac obscur :
je prends une chaise pour aller vite dîner à Ferrare. Je descends à
l’auberge de S.t Marc, et je monte précédé par un valet qui doit
me conduire à ma chambre. » (p. 680)
« a.
1750 mon âge de 25 ans
Je
sors de ma péote
vers
midi au Pont du Lac obscur :
je prends une chaise à
deux roues pour aller
vite dîner à Ferrare : je descends à l’auberge de S.t Marc,
et je monte précédé par le
valet qui doit me conduire à ma chambre. » (p. 681, on
indique en gras les modifications par rapport à la 1ère version)
On
voit comment Casanova a travaillé : il n’a pas recomposé son
récit. Il a corrigé son texte, à partir de la première version
qu’il avait sous les yeux. Plus exactement, il l’a précisé. Ce
n’était pas à midi, mais vers midi ; la chaise était une
chaise à deux roues. La
précision objective le récit : les indéfinis tendent à
disparaître, une péote devient ma péote, un valet devient le
valet.
« Ma
péote » est intéressant : bien entendu ce bateau
n’appartient pas à Casanova. Le possessif vient ici colorer
affectivement le récit : ma péote, c’est la péote qui me
transportait, c’est aussi la péote qui m’intéresse ici dans mon
récit. De la même manière, l’ajout liminaire commence par
préciser objectivement la date, « année 1750 », pour
aussitôt après la transposer affectivement et subjectivement en
« mon
âge de 25 ans ».
Objectivation,
subjectivation : on touche ici au mouvement général de
l’écriture casanovienne, qui établit le circuit du discours
courant, puis y injecte en plus, en supplément, du signifiant, qui
ne vient là que comme pur signifiant ; c’était moi qui étais
là, c’est moi qui parle, et j’ai plaisir à parler.
Il
s’agit ici de bien plus que du procédé de réécriture : dès
le départ, le récit s’ordonne et se compose en vue de cette
injection de signifiant qui apportera le supplément de jouissance.
Que se passe-t-il en effet dans cette auberge de la piazza della Pace
à Ferrare ? Casanova entre dans l’auberge, il monte dans sa
chambre : c’est un trajet rapide, qui installe un rythme, « je
sors », « pour aller vite », « je descends »,
« je monte ». C’est
le trajet du signifiant porté par un sujet parlant, un je qui parle
et décrit une trajectoire dans l’espace de son récit.
A
proximité, dans l’environnement de cette trajectoire simple
(Casanova écrit plus loin « c’est tout simple »),
surgit un brouhaha, une nébuleuse vague et joyeuse (« un
bruit de gaieté »),
la vie. La trajectoire du je
parlant est irrésistiblement attirée, happée
par l’espace bouillonnant de la vie, l’injection se fait, et
l’intrigue se noue :
« Un
bruit de gaieté qui sortait d’une salle ouverte m’excite à y
regarder pour
voir
ce que c’était. Je vois dix à douze personnes à table. C’est
tout simple. J’allais mon chemin ; mais je me sens arrêté
par un Le
voilà
prononcé par une jolie femme qui se lève, et
court à moi à bras ouverts
me
vient au-devant,
m’embrasse, et dit : vite
un couvert pour mon cher cousin ;
et qu’on mette sa malle dans ma
chambre. » (p. 681, suite du précédent)
La
singularité du récit tient ici au fait que Casanova ne rencontre
pas Cattinella. Le son lui arrive avant l’image, et l’image lui
arrive avant l’identification de la personne. Le point de départ
est une excitation. Casanova avait d’abord écrit « m’excite
à voir », qu’il précise ensuite en « m’excite à y
regarder pour
voir ».
C’est
lui qui prend l’initiative de cette rencontre, c’est lui qui
s’introduit dans cette salle où personne ne l’attendait et où
quelque chose va s’improviser, où
« le
nœud de la fable » se
nouer. Excitation, attraction, intrusion : c’est l’injection
du signifiant. Cela se passe bien au niveau du signifiant :
c’est d’abord du bruit, et c’est enfin une exclamation, « le
voilà ».
II. Du
signifiant à la scène : les trois niveaux du dispositif
scénique
Alors
s’opère une commutation du medium de la représentation, du son
vers l’image, de la trajectoire du signifiant vers le dispositif
d’une scène. Le signifiant lève et porte l’excitation au
plaisir, mais cette excitation est une excitation à voir, à y
regarder pour voir : le mouvement du regarder dispose la scène,
l’objectif du voir installe la perspective de la jouissance.
Réciproquement, le mot qui fuse face à Casanova, « le
voilà », constitue une interface : c’est un mot qui dit
un « voir », « vois-là », voilà
répond directement à regarder
voir.
On
voit ici à l’œuvre une logique du récit qui n’a pas
nécessairement à voir avec quelque référent historique que ce
soit. Il ne s’agit pas essentiellement de relater des faits ;
il s’agit d’une parole qui porte un désir de jouissance et
s’injecte dans le donné à voir d’une scène. « Regarder
voir » envoie un stimulus auquel répond « le
voilà » : stimulus-réponse,
voilà la logique du récit.
Le
mot de Cattinella vient au devant d’elle arrêter la trajectoire du
signifiant (« je me sens arrêté »), c’est-à-dire
opérer l’injection et avec elle le basculement scénique. Le mot,
puis la femme s’interposent entre Casanova et la tablée des douze
convives, Cattinella fait écran : elle déclenche le désir par
l’obstacle qu’elle interpose. Le mouvement est contrarié :
elle l’accueille mais elle l’arrête, elle le fait venir mais
elle vient au devant de lui.
La
trajectoire de Cattinella répond à celle de Casanova, avec sa
succession de verbes en parataxe (se lève, me vient, m’embrasse),
et l’ordre donné, « vite
un
couvert », symétrique de l’« aller vite
dîner »
liminaire. Avant même qu’on ne comprenne ce qui se trame et va se
jouer, ce jeu des
trajectoires
indique l’autonomie
réciproque des deux protagonistes, qui décident, dans l’instant,
en pleine improvisation, de coïncider, collaborer, conspirer
à l’événement.
Une
scène se monte alors sous nos yeux : non seulement Casanova
n’était ni
prévenu ni
prévu,
mais le récit rétrospectif n’a rien anticipé. Au contraire, le
mouvement précède à chaque fois la caractérisation : aucune
scène, aucun piège, aucune rouerie n’a été annoncée, préparée.
Casanova
se trouve introduit, impliqué dans une affaire qui roule, dans une
supercherie que Cattinella a montée avant lui, sans lui, et dans
laquelle il aurait aussi bien pu ne jouer aucun rôle. Il commence
par croire, et le lecteur avec lui, qu’il est requis pour tirer
d’affaire la courtisane, dans une intrigue sans issue : « elle
veut me faire jouer un faux personnage pour la commodité d’une
pièce de sa composition, dont apparemment elle avait besoin pour
parvenir au dénouement » (p. 683). Cet « apparemment »
ménage une suite : nous
comprendrons
finalement que l’issue était arrangée d’avance par
Cattinella, qui avait prévu de planter là la noce avec son vieux
protecteur le comte d’Ostein (p. 687). En fait, on
n’avait pas besoin de lui.
Pour
l’instant,
Casanova se croit nécessaire. Pour autant,
le faux cousin ne force pas la main de « la hardie friponne ».
C’est elle qui l’appelle et
mène le jeu. Casanova vient ici en plus, il est le supplément de
jouissance de la fable, le petit frisson d’aléa et d’inattendu
qui vient couronner une affaire parfaitement orchestrée. Au jeu
linguistique de l’injection du signifiant correspond un
jeu imaginaire,
qui configure un supplément de jouissance, et
un jeu géométral,
visuel et
scénique, qui ordonne la représentation à partir de l’interception
d’un écran.
Le
lecteur n’est pas prévenu de cela : il va découvrir les
choses au fil du récit, sans aucun jeu de rétrospection de la part
du narrateur. Nous voyons
d’abord devant nous, et en même temps que le Casanova narré,
Cattinella distribuer les rôles :
« Ne
vous l’ai-je pas dit (dit-elle à un jeune homme qui s’avançait
vers moi) qu’il devait arriver aujourd’hui ou demain ? Elle
me fait asseoir à son côté ; et tout le monde, qui s’était
levé pour me faire honneur, se remet à sa place. Tu auras sûrement
bon appétit, me dit-elle en appuyant son pied sur le mien :
voilà mon futur que je te présente, et voilà mon beau-père et ma
belle-mère. Ces dames, et ces messieurs dont des amis de la maison.
D’où vient donc que ma mère n’est pas arrivée avec toi ?
Voilà enfin
le moment où il faut que je parle – Ta mère, ma chère cousine,
sera ici dans trois ou quatre jours.
Regardant alors plus attentivement la
hardie friponne, je la reconnais pour Cattinella, danseuse fort
connue, à laquelle je n’avais jamais de ma vie parlé. »
(p. 681, suite du précédent)
Les
trois niveaux d’organisation du dispositif du récit se manifestent
successivement : l’injection est d’abord signifiée
visuellement, par l’installation de Casanova à la table du banquet
et le coup de pied qui lui intime d’entrer dans le jeu, d’accepter
sans discuter ni s’étonner les conventions de la scène qui se
joue : « mon
futur » indique qu’un mariage se prépare, tandis que « ma
mère » absente explique pourquoi il est suspendu.
Parallèlement à ce qui est signifié dans l’espace, au-dessus et
en dessous de la table, s’établit une conversation convenue, un
discours courant : selon les conventions de l’hospitalité, la
maîtresse de table propose au nouvel arrivant de manger : « Tu
auras sûrement bon appétit. » Ce discours apparemment anodin
est en fait à triple entente : l’injonction de manger est
aussi une injonction de se taire, le temps que l’ordonnatrice du
jeu lui donne toutes les instructions nécessaires pour qu’il joue
parfaitement son personnage ; elle est enfin la promesse d’une
récompense sexuelle (« la
récompense nocturne ne pourrait pas me manquer ») :
l’appétit qu’il s’agit de satisfaire est aussi cet appétit
là.
Une
fois le dispositif visuel mis en place, vient l’injection
du signifiant proprement dite : « Voilà enfin le moment
où il faut que je parle. » La parole de Casanova entre dans le
flux des propos de table du banquet, et vient corroborer, attester ce
que dit Cattinella. C’est parole sur parole après pied sur pied :
il s’agit du même bouclage, de la même injection. Ici se joue
bien une frontière du récit factuel et du récit fictionnel, mais
elle s’établit à partir de la fiction, non du fait. Le noyau du
récit est une fiction, la fiction forgée par Cattinella, avec tous
les marqueurs possibles pour indiquer au lecteur qu’il ne faut
surtout pas croire son histoire, que tout est faux. C’est par
contrecoup, comme subrepticement et
pour ainsi dire par
défaut qu’est ainsi attestée la dimension factuelle du récit de
Casanova. Mais
concrètement, la répartition est diffuse, puisque le Casanova narré
se prête au jeu que dénonce le Casanova narrant. La
fiction mord sur les faits, puisqu’elle est donnée comme un fait
par un narrateur qui se met en scène affabulant.
L’entrée
en scène de Casanova annonçant l’arrivée de la mère de la
future mariée dans trois ou quatre jours
est une affabulation qui vient confirmer aux convives et atteste
comme fait la fiction de Cattinella. En ce sens il y a injection de
signifiant : le faux est encore plus vrai après que l’acteur
qui survient l’a attesté, et d’autant plus efficacement que cet
acteur est improvisé.
III. Structure
et enjeux de l’intrigue : gratuité, érotisation, absentement
Pourtant,
est-ce bien l’authentification de la fable qui se joue ici
essentiellement ? L’affaire de l’intrigante n’est
nullement en péril et sa fable n’a nullement besoin d’être
authentifiée. Tout au contraire, l’association impromptue de
Casanova au jeu pourrait mettre en péril ce qui a été préparé :
il pourrait se récrier, dénoncer l’imposture, ou simplement mal
jouer et dénoncer malgré lui le pot aux roses : « si
cependanrt l’envie de goûter d’elle ne m’était pas venue,
j’aurais dit à l’assemblée que c’était une folle. »
Bref, Cattinella n’a aucun intérêt pratique à ce qu’elle
fait : elle le fait par pur plaisir du jeu, elle pimente son jeu
en se donnant le frisson d’une exposition supplémentaire au
risque, et Casanova entre dans son jeu précisément pour ce frisson
et ce piment supplémentaires. On voit ainsi comment s’articulent
injection du signifiant et supplément de jouissance.
Ce
n’est qu’une
fois la scène disposée, et
après que le
« moment » de la scène a
été verbalisé,
que
Casanova « reconnaît » Cattinella. La reconnaissance
vient en dernier : « je la reconnais pour Cattinella,
danseuse fort connue, à laquelle je n’avais jamais de ma vie
parlé. » Dans
un récit programme, cette reconnaissance aurait
dû
venir en premier, conditionner l’acceptation du jeu, et le jugement
moral qu’on peut en faire ; dans un récit projet comme celui
de Casanova, la reconnaissance est la cerise sur le gâteau : et
en plus de ça, c’était Cattinella. « Elle
était encore jeune, et fort jolie, et qui plus est célèbre par ses
intrigues et ses vicissitudes. » (p. 685) « Et qui
plus est » :
l’identification
de Cattinella, une courtisane célèbre qui a défrayé la chronique
à Venise, est auréolée d’un parfum de scandale qui
vient couronner le tout et
apporte un supplément de plaisir. Ce mariage est encore plus
cocasse, cette supercherie est d’autant plus jubilatoire qu’il
s’agit de Cattinella. Casanova s’est prêté au jeu parce que
c’était « une jolie femme », qu’il n’a d’abord
pas reconnue ; et qui
plus est,
il la reconnaît pour la
Cattinella.
Dans
ce dispositif, entièrement
orienté vers le plaisir, ce qui manque étrangement, c’est
Casanova lui-même. Il regarde, il mange, mais il se donne fort peu à
voir. Si
les paroles de la Cattinella le visent de fait, et l’informent de
tout ce qu’il y a à savoir pour le bon déroulement de la pièce,
elles s’adressent ostensiblement à tous les autres :
« Parlant tantôt à l’un, tantôt à l’autre, elle
m’expliqua le nœud de la fable. » La Cattinella s’explique
devant lui, pour lui, mais ne s’adresse pas à lui. Il est en
quelque là en quelque sorte comme figure barrée : centrale,
mais barrée.
La
Cattinella babille, meuble un repas où elle est la seule à parler :
catinella
en italien, avec un seul t, désigne une bassine ; piovere
a catinelle,
c’est pleuvoir à verse. La Catinella les bassine ; elle
déverse
le flux hystérique de son discours, qu’elle
fait ronronner comme
discours courant où vient s’injecter le signifiant du désir
qu’elle
vise,
le signifiant maître, le Maestro,
qui est l’identité qu’elle assigne au personnage que Casanova
doit jouer :
« j’étais
le célèbre Maestro
qui allait à Turin pour composer la musique à l’opéra de Bartoli
où chantaient Gafariello,
et l’Astrua aux noces du duc de Savoir avec l’infante
d’Espagne. »
Le
luxe inhabituel de détails permet d’identifier ce maestro
supposé comme Baldassare Galuppi, un compositeur originaire de
Burano, une île voisine de Venise. L’opéra dont il est question
ici, et qu’a effectivement composé Galuppi, est La
Vittoria d’Imeneo,
dont le livret, écrit par Bartoli, a été publié en 1750 avec des
gravures représentant les somptueux décors des trois actes. La
fiction de la Cattinella est truffée de faits ; mais ces faits,
loin de renforcer la vraisemblance de la fiction (faire admettre
Casanova pour son frère, sa famille pour riche, et la venue de sa
mère comme imminente), la fragilisent, l’exposent :
Galuppi, qui était assez connu, était né en 1706, Casanova en
1725 : le jeune homme de 25 ans qui était à table (Casanova a
ouvert le récit par le rappel de son âge) aurait dû en avoir 44.
Le
maestro
est une invention qui n’est ni prudente, ni vraisemblable, mais qui
excite au plaisir : dans le disque du discours de la Cattinella,
mais tout aussi bien du récit de Casanova qui le répercute, le
maestro
brille, éblouit et emporte la séduction. Il séduit comme un
possible de la jouissance, il contribue au projet autobiographique de
séduction des possibles. Projet non pas narcissique (Casanova ne
s’exhibe pas, ne se peint pas, ne vise pas son portrait), mais
séducteur,
qui suppose au contraire un absentement de soi au cœur du
dispositif.
Casanova
ne tient d’ailleurs pas particulièrement à ce rôle de maestro,
dont il se protège prudemment :
« La
prétendue belle-mère assise vis-à-vis de moi remplit un verre, et
me le présente. J’allonge le bras ; mais, tout à mon rôle,
je tiens la main de façon qu’elle semblait estropiée.
— Qu’avez-vous
à votre main, Signor Maestro ?
— Une
petite entorse, madame, qui passera.
Cattinella,
éclatant de rire, dit qu’elle en était fâchée, puisque je ne
pourrais pas leur donner un plat de mon métier au clavecin.
— Je
trouve singulier, lui dis-je, que cela te fasse rire.
— Je ris me souvenant d’une
entorse de commande que je me suis donnée il y a deux ans pour ne
pas danser. » (p. 685)
La belle-mère qui verse
le vin à Casanova est une belle-mère prétendue, elle joue un
rôle ; et réciproquement, Casanova est tout à son rôle.
C’est apparemment fiction contre fiction. Mais en fait la
belle-mère est prétendue par Cattinella, mais, bernée par
l’intrigante, croit être réellement sa future belle-mère, et ne
joue donc aucun rôle ; a contrario,
Casanova tout à son rôle de maestro
feint de s’être foulé le poignet de crainte que quelqu’un ne
lui commande de jouer du clavecin, ce qu’il serait bien incapable
de faire : il se dégage donc en quelque sorte du jeu auquel il
se prête, il se ménage une réserve, un retrait dans le rôle qu’on
lui fait jouer, il ne joue pas complètement son rôle. De la
fiction, il nous ramène au fait, qu’il n’est pas un maestro.
Le
manège de Casanova, adressé à la prétendue belle-mère, vise en
fait Cattinella, à qui Casanova signifie une limite à ne pas
franchir dans le jeu, de la même manière que le babil de
Cattinella, apparemment adressé aux convives, visait en fait
Casanova. Dans ce jeu à fleurets mouchetés, le plaisir est alors
renouvelé par une nouvelle injection du signifiant, produite cette
fois par le mot d’esprit de Cattinella : « je ne
pourrais pas leur donner un plat de mon métier » est à triple
entente à nouveau :
Littéralement,
je ne pourrais pas leur montrer un échantillon de mon talent de
musicien. Casanova se met en
posture de ne pas pouvoir prouver qu’il est musicien en jouant :
il soustrait le fait (la
preuve) de la fiction
(l’intrigue).
Au
figuré, je ne pourrais pas leur
montrer
le roué que je suis.
Casanova se dédouane
du jeu de Catinella, se place en retrait par rapport à l’intrigante
et : il soustrait
la fiction (l’initiative de
l’intrigue) du fait (la
situation créée par Cattinella).
Enfin,
le plat peut se comprendre
dans le registre de la
jouissance, qu’il s’agit
non de leur donner,
mais de donner à Cattinella. Ne pas donner le plat met alors
en danger à la fois la
fiction et le fait, la jouissance dans l’intrigue et la jouissance
promise à son terme.
Cattinella
rit donc sur la crête du danger d’être découverte. Elle jouit de
cette exposition, c’est-à-dire de cette expérience limite où la
fiction menace de retomber en fait, mais se maintient toujours. Le
dernier échange de répliques pousse à son comble cette érotisation
de la frontière du factuel et du fictionnel. Cattinella compare
l’entorse feinte de Casanova à une entorse qu’elle a feinte
elle-même pour échapper aux contraintes de son métier de danseuse.
Ce faisant elle ramène la fiction dans laquelle Casanova se dérobe
à un fait où elle s’est dérobée par une fiction similaire :
elle identifie donc, pour le public qui les écoute en tiers, la
fiction qu’ils prennent pour vraie (que Casanova est Galuppi, que
la mère de Cattinella viendra dans trois jours avec « vingt
mille écus en
diamants »
qui serviront de dot pour le mariage), à la fiction qu’elle a
orchestrée deux ans plus tôt. Elle donne l’indice que tout est
faux, et jouit avec Casanova de s’exposer à la limite d’être
découverte.
La
porosité de la frontière entre fait et fiction se manifeste encore
lors du passage de la séquence ouverte du jeu d’acteurs dans le
repas de famille à la séquence intime du tête à tête entre la
courtisane et le séducteur :
« Après
le café la belle-mère dit que mademoiselle Cattinella devait avoir
à conférer avec moi sur des affaires de famille ; et qu’il
fallait donc nous laisser en liberté. » (p. 685)
Dans
la première version, Casanova avait d’abord écrit « la
prétendue belle-mère », puis barré l’adjectif. Il
faut dire que tout se passe comme si la belle-mère jouait réellement
un rôle, comme si elle s’était concertée avec Cattinella pour
faciliter la bonne marche de l’intrigue, ce qui est impossible.
Sans doute la belle-mère dupée pense-t-elle simplement que le
cousin et la cousine ont envie et besoin d’être seuls ; mais
Casanova dans le premier mouvement de l’écriture oublie ce fait au
profit de la bonne marche de la fiction, dans laquelle une prétendue
belle-mère, une
belle-mère de fiction,
est bien commode pour ordonner le passage à la scène suivante.
IV.
La combinaison des faits
Enfin,
lorsque les deux protagonistes se retrouvent seuls, Cattinella
dévoile ses batteries, et révèle à Casanova ce que sera le
dénouement, dans lequel elle est sure de s’en sortir quelle que
soit la réaction du jeune homme dupé et de sa famille :
« — Dis-moi
je t’en prie, quel sera le dénouement de cette farce. Je le
prévois triste, et peut-être tragique.
— Tu te trompes : il sera
comique. J’attends ici un amant qui est le comte d’Ostein frère
de l’électeur de Mayence. Il m’a écrit de Francfort ; il
en est parti ; et il doit être maintenant à Venise. Il doit
venir me prendre pour me conduire à la foire de Reggio. Je l’attends
à chaque moment. Si mon prétendu s’avisait de faire le méchant,
il est certain qu’il le rosserait lui payant cependant toute ma
dépense ; mais je ne veux ni qu’il la paye, ni qu’il le
rosse. Au moment de m’en aller, je lui dirai à l’oreille que je
retournerai, et tout sera tranquille, car je l’assurerai qu’à
mon retour je l’épouserai. » (p. 687)
Après
le déploiement des prestiges de la farce, Cattinella tombe le masque
et énonce les faits : elle a prévu son deus
ex machina,
et nous comprenons que toute cette histoire de projet de mariage
n’était qu’une manœuvre dilatoire pour se faire entretenir en
attendant l’arrivée de son protecteur. Les
faits que Cattinella énonce doivent normalement coïncider avec des
faits historiquement vérifiables : si le récit de Casanova est
factuel (comme une autobiographie devrait l’être), ce qu’il
présente comme fait ne peut pas relever de la fiction.
La
vérification des faits, au moyen des archives et des correspondances
qu’il s’agissait de recouper avec les énoncés de l’Histoire
de ma vie,
a beaucoup occupé la critique casanoviste. L’édition Lacassin
rend compte de ce travail. Casanova
affirme avoir quitté Venise pour Ferrare le 1er
juin 1750 (p. 678), il est arrivé à Pontelagoscuro à midi
(p. 680). La scène que nous venons de lire se passe donc dans
l’après-midi du 1er
juin 1750. Le comte d’Ostein arrive à l’auberge de St Marc en
fin d’après-midi et repart avec Cattinella à minuit (p. 689).
Ils se rendent comme prévu à la foire de Reggio, quelques jours
plus tard donc, où Casanova les a précédés (p. 693). Ils y
restent « tout le temps de la foire » (ibid.).
Or
la foire de Reggio durait du 22 avril au 7 mai, c’est-à-dire
beaucoup plus tôt dans l’année : la chronologie des faits
dans le récit de Casanova est donc incompatible avec la chronologie
réelle.
D’autre
part, Casanova ne nous explique pas pourquoi la Cattinella se trouve
à Ferrare, sans le sou, dans les États pontificaux donc, mais à la
frontière sud
de
la république de Venise : le passage de la frontière se
faisait précisément en
franchissant
le Pô,
à Pontelagoscuro, juste
avant d’entrer à Ferrare, sur
la route de Bologne.
Nous savons par les archives de l’Inquisition d’État (celle
précisément qui fera emprisonner Casanova) que la courtisane avait
été expulsée de Venise en 1746 par
ce chemin :
« Moi,
Ignazio Beltrame, fante
des
Illustrissimes et Excellentissimes Inquisiteurs d’État, je déclare
m’être transporté à S. Baldo, à la demeure de Cattarina Lazari
dite Cattinella, que j’ai saisie et conduite au Ponte del Lago
Scuro ; puis, sur l’ordre de Leurs Excellences, je lui ai
notifié qu’elle ne mette plus jamais les pieds dans l’État de
S. Marco,
sous peine
de flétrissure publique. »
(Annotazione
du 5 octobre 1746)
Est-il
vraisemblable que l’aventureuse Cattinella, dont la débauche avait
fait scandale à Venise, soit restée 4 ans à l’endroit où elle
avait été expulsée ? Ne peut-on pas supposer plutôt que,
venant d’être expulsée, et en attendant que son protecteur le
comte d’Ostein (dont l’existence comme l’embonpoint sont par
ailleurs attestés) vienne la chercher, elle ait imaginé, en 1746 et
pour faire la jointure, cette supercherie, à laquelle Casanova a ou
n’a pas pris part ?
Tous
ces éléments nous amènent à douter de l’authenticité littérale
de
l’aventure, que Casanova compose effectivement à partir de faits,
mais de faits qu’il recombine, sans qu’il soit possible de savoir
quelle est la frontière entre recombinaison de faits (avec des
erreurs de dates) et affabulation (avec
invention d’événements).
À supposer
même que la rencontre avec Cattinella ait eu réellement lieu,
Casanova joua-t-il réellement le rôle de Galuppi, ou bien l’idée
lui en est-elle venue parce qu’il a effectivement assisté, une
semaine
plus tard,
à la représentation de Turin : « Dans
cette capitale du Piémont j’ai trouvé tout également beau. La
ville, la cour, le théâtre […]. J’ai entendu chanter l’Astrua,
et Gaffarello, et j’ai vu danser la Jeoffroi » (p. 693-5).
Il
a pu se plaire
à s’imaginer en Galuppi (dont
il ne prononce jamais le nom)
parce que Galuppi était de Burano, et que la mère de Casanova,
Giovanna Farusso, née en 1708, avait pour nom de scène la
Buranella,
sans doute parce qu’elle était née à Burano. Le bourg de Burano
était tout petit, Galuppi était de la même génération que
Giovanna Farusso, ils travaillaient tous les deux pour la scène :
ils se connaissaient forcément.
A
un certain niveau, le récit casanovien procède par injection de
signifiants ; à un autre niveau, par combinaison de faits.
L’injection de signifiants produit le plaisir du texte ; la
combinaison de faits en fournit la matière. Les faits sont
attestables ; leur combinaison obéit à une autre logique que
celle de la vérité.
Bien
sûr, la mémoire de Casanova a pu lui jouer des tours, surtout dans
l’énorme masse de personnages, de faits et d’événements que
brasse l’Histoire de ma vie. Les archives de Dux révèlent
qu’il s’était constitué des fiches ; mais curieusement
Casanova n’évoque pas ses difficultés à se remémorer. Le récit
semble lui venir et couler facilement. C’est que, soit
consciemment, soit inconsciemment, il emprunte des voies que la
littérature a déjà frayées et des modèles fictionnels qu’elle
a établis.
V. Le modèle de Lesage : Gil Blas et Laure
Pour cet épisode de la Cattinella, on a suggéré
un rapprochement avec Gil Blas.
Le héros de Lesage a eu une aventure avec une comédienne madrilène,
Laure. Quelques temps après leur séparation, il la reconnaît sur
scène à Grenade, dans un rôle de suivante. Il apprend qu’elle se
fait désormais appeler Estelle et qu’elle est entretenue par un
seigneur portugais, le marquis de Marialva. Gil Blas décide de
rendre visite à son ancienne maîtresse le lendemain matin. Il la
trouve à sa toilette, en compagnie du marquis :
« Je
m’attendais à un mauvais compliment, lorsque cette originale
actrice, me voyant paraître, accourut à moi les bras ouverts, en
s’écriant : Ah ! mon
frère, est-ce vous que je
vois ? A ces mots, elle m’embrassa à plusieurs reprises.
Puis, se tournant vers le Portugais : Seigneur, lui dit-elle,
pardonnez si en votre présence je cède à la force du sang. Après
trois ans d’absence, je ne puis revoir un frère que j’aime
tendrement
sans lui donner des marques de mon amitié. Eh bien ! Mon cher
Gil Blas, continua-t-elle en m’apostrophant de nouveau, dites-moi
des nouvelles de la famille. Dans quel état l’avez-vous
laissée ? »
Laure
accourant à bras ouverts au devant de son frère supposé, qui est
en fait son ancien amant, puis l’embrassant de façon démonstrative
et appuyée, a pu servir de modèle à Cattinella qui, dans l’auberge
Saint-Marc de Ferrare, « court à moi à bras ouverts,
m’embrasse et dit… » Et Casanova aurait pu chercher à
dissimuler l’emprunt lorsque, dans la 2e
version, il supprime « accourut
à moi les bras ouverts », qui
reprend
les mots de
Lesage, et le remplace par « me vient au-devant », qui
formellement diffère.
Gil Blas s’attend à
ce que Laure feigne de ne pas le reconnaître et l’accueille avec
« un mauvais compliment », c’est-à-dire de plates et
froides formules de politesse, comme en donnerait une actrice à un
admirateur étranger. Au lieu de cela, Laure crée la surprise et
déclenche la scène romanesque en exhibant et exacerbant le lien qui
les unit à la barbe de leur dupe. Elle se contente de substituer au
lien amoureux, inavouable devant son protecteur, un lien fraternel,
qu’il ne peut lui reprocher. Mais bien sûr la démonstration du
lien, même permis, est plus dangereuse que sa dissimulation
complète, et le frisson du danger nourrit la tension dramatique de
la scène.
Casanova ne
réécrit pas cette scène, mais il joue de son topos.
D’après ce qu’il nous raconte, il n’avait jamais rencontré
Cattinella auparavant : il n’y a donc aucune liaison amoureuse
à dissimuler. Pourtant
le dispositif de la scène, et la rouerie qu’elle engage face au
jeune fiancé dupé, forcent
la connivence et supposent cette liaison, que Casanova se promet
bien, après coup, de rattraper. La complicité érotique des amants
cachés, faute d’avoir précédé la scène, devra la réparer, la
récompenser. La structure topique de la rouerie est ainsi mobilisée,
et détournée, en faveur d’un dispositif à la volée, de la
saisie circonstancielle, aléatoire, d’un rôle mobile, vacant, et
d’un bref contrat à durée déterminée.
L’ordre poétique du récit, avec ses contraintes de cohérence et
l’espace de visibilité bienséante qu’il organise, est remplacé
par un ordre esthétique, qui jouit des potentialités de ces
contraintes et de cet espace, mais se réserve à tout moment la
possibilité de changer de modèle ou d’en sortir.
Voyons, dans le
texte de Lesage, quelles
sont ces contraintes et quel est cet espace de visibilité. Tout
repose sur le jeu
ostensible des complices à la barbe de leur dupe :
« Ce discours m’embarrassa
d’abord ; mais j’y démêlai bientôt les intentions de
Laure ; et, secondant son artifice, je lui répondis d’un air
accommodé à la scène que nous allions jouer tous deux : Grâce
au ciel, ma sœur, nos parents sont en bonne santé. Je ne doute pas,
reprit-elle que vous ne soyez étonné de me voir comédienne à
Grenade ; mais ne me condamnez pas sans m’entendre. »
(Gil Blas, op.
cit., p. 538, suite du
précédent)
Tandis que Gil
Blas accepte de se prêter au jeu, Laure lui tient un discours à
double entente, une fiction
de récit de vie qui doit conforter Marialva, le dupe, et donner à
Gil Blas, le sigisbée, les éléments de langage pour la pièce à
improviser. Dans
le même temps, la
fiction esquissée par Laure
doit constituer un
plaidoyer pour reconquérir
Gil Blas, qui
l’avait quittée écœuré par les « mœurs si corrompues »,
les « mille infidélités » et « l’air de
débauche » de la comédienne.
Impossible, dans une telle
situation, de plaider avec des faits que le dupe ne doit pas savoir :
c’est la fantaisie comique de l’histoire que Laure lui a fait
avaler qui doit au contraire gagner Gil Blas, par le rire donc.
Ainsi, lorsque Laure suggère
qu’il devrait s’étonner « de me voir
comédienne à Grenade », dans la fiction, son frère doit
s’étonner que, femme d’honneur et de condition, elle se retrouve
comédienne, tandis
que dans la réalité, l’ancien amant Gil Blas peut s’étonner
qu’elle
ait passé de Madrid, la capitale, à
Grenade
en province. Tout le jeu comique tient dans ce glissement sur l’objet
de l’étonnement, que
l’actrice peut faire entendre par sa diction en soulignant « à
Grenade » comme une hyperbate.
A
la double entente du mot de
Laure correspond celle de la réplique de Gil Blas :
« Il me prit une si forte envie de
rire lorsque j’entendis Laure finir ainsi son roman, que je n’eus
pas peu de peine à m’en empêcher. J’en vins pourtant à bout,
et même je lui dit d’un air grave : Ma sœur, j’approuve
votre conduite et je suis bien aise de vous retrouver à Grenade, si
honnêtement établie. » (p. 539)
Gil
Blas approuve que Laure ait quitté le lupanar général du théâtre
de Madrid, il approuve réellement sa conduite, car
c’était là la cause de sa rupture. Mais la formule « honnêtement
établie », que le frère supposé doit prononcer de façon un
peu niaise, ne peut que résonner ironiquement, face à une
comédienne qui le reçoit en compagnie de son amant et protecteur…
Non seulement
Laure s’est inventée un mari mort au champ d’honneur, en
combattant pour les Grecs contre les Turcs, puis une propriété
foncière, malheureusement confisquée, mais elle prétend être
devenue comédienne pour éviter le libertinage, qui était pourtant
réputé l’apanage de la profession ! Lesage mobilise ici
exactement le ressort narratif que Casanova va reprendre à son
compte : la référence du récit n’est pas le fait, la
vraisemblance sinon l’authenticité du fait, mais l’irréalisme
foncier, assumé de la
fiction, à partir de
laquelle se déploient les stratégies d’exploitation à fin de
jouissance. Laure ne raconte
pas son histoire pour être crue, sinon du dupe : l’histoire
ne doit convaincre ni Gil Blas, ni le lecteur. Ce
qui entretient ici le plaisir jubilatoire des protagonistes du jeu
n’est ni la
fiction imaginée par Laure, ni un quelconque plaisir qu’on
pourrait avoir à entendre une belle histoire, mais le spectacle du
marquis de Marialva dupé, croyant à l’histoire et entretenu dans
cette croyance. Le jeu consiste à pointer l’invraisemblance de ce
« roman », à donner des indices au marquis qu’il ne
faut pas y croire, c’est-à-dire à s’exposer à la ruine de
l’intrigue, à se mettre en danger d’être découvert, pour mieux
jouir de ne pas l’avoir été.
Dans
tout cet échange, c’est donc en fait Marialva qui donne le
spectacle bien malgré lui :
« Le
marquis de Marialva, qui n’avait pas perdu un mot de tous ces
discours, prit au pied de la lettre ce qu’il plut à la veuve de
don Antonio de débiter. Il se mêla même à l’entretien. Il me
demanda si j’avais quelque emploi à Grenade ou ailleurs. Je doutai
un moment si je mentirais ; mais, ne jugeant pas cela
nécessaire, je dis la vérité. Je contai de point en point comment
j’étais
entré à l’archevêché, et de quelle façon j’en étais sorti.
[…]
Ce qu’il y a de plaisant, c’est que Laure, qui s’imaginait que
je composais une fable à son exemple, faisait des éclats
de rire qu’elle n’aurait pas faits si elle eût su que je ne
mentais point. »
(Ibid.)
Marialva
entend le récit de « la veuve de don Antonio », qui
n’est qu’un personnage de théâtre, qui n’existe pas. Le
dispositif mélange l’espace de la fiction avec celui des faits (où
une comédienne dialogue avec son ancien amant à la barbe de son
protecteur), et rend indiscernable la frontière du fait et de la
fiction.
De
la même manière, quand vient le tour de Gil Blas de raconter son
histoire, Laure attend de lui une fiction symétrique de la sienne.
Mais Gil
Blas s’offre le luxe de dire la vérité : le fait ici
constitue le clou de la fiction et,
parce qu’il est à la limite de la compromettre (en révélant au
marquis qu’il n’a affaire, en fait de nobles des Asturies, qu’à
des saltimbanques errants), il entre dans la logique du jeu et du
plaisir d’exposition qu’il procure. Du coup, le fait paraît à
Laure plus fictif encore que ne l’aurait été une fiction. La
seule logique qui conduit le récit est celle du plaisir : « ce
qu’il plut
à la veuve de don Antonio de débiter », « Ce
qu’il y a de plaisant… ».
L’heure
du déjeuner arrive et, bravant toujours tous les dangers,
Laure invite Gil Blas à table :
« … on vint avertir qu’on avait
servi. Je voulus aussitôt me retirer pour aller dîner à mon
auberge. Mais Laure m’arrêta. Quel est votre dessein, mon frère ?
me dit-elle. Vous dînerez avec moi. Je ne souffrirai pas même que
vous soyez plus longtemps dans une chambre garnie. Je prétends que
vous mangiez dans ma maison, et que vous y logiez. Faites apporter
vos hardes ce soir. Il y a ici un lit pour vous. » (p. 539-540)
On
peut comparer cette double offre avec l’invite liminaire de
Cattinella, « vite un couvert pour mon cher cousin ; et
qu’on mette sa malle dans ma chambre » (p. 681),
même
si Lesage, plus respectueux des bienséances que Casanova, déménage
finalement son héros chez le marquis « à qui peut-être cette
hospitalité ne faisait pas plaisir » (p. 540).
Cependant
le marquis sort, et les complices s’expliquent :
« En disant cela, il salua sa
princesse de théâtre, et sortit. Elle me fit aussitôt passer dans
un cabinet, où, se voyant seule avec moi : J’étoufferais,
s’écria-t-elle, si je résistais plus longtemps à l’envie que
j’ai de rire. Alors elle se renversa dans un fauteuil ; et, se
tenant les côtés, elle s’abandonna comme une folle à des ris
immodérés. Il me fut impossible de ne pas suivre son exemple ;
et, quand nous nous en fûmes bien donné : Avoue, Gil Blas, me
dit-elle, que nous venons de jouer une plaisante comédie ! Mais
je ne m’attendais pas au dénoûment. » (p. 540)
De
la même manière, après le café et le départ des convives
Cattinella
et Casanova se retrouvent dans la chambre « qu’elle m’avait
destinée contiguë à la sienne » (p. 685). Après la
scène vient la chambre, après
l’espace de visibilité où se joue la double entente, l’espace
d’invisibilité où se révèle le ressort de la rouerie et se
consomme la jouissance. Chez Lesage Laure dans
un fauteuil
« s’abandonna comme une folle à des ris immodérés » ;
dans le récit de Casanova, Cattinella sur
un canapé
« s’abandonna à un rire qu’elle ne pouvait plus modérer ».
La
consommation de la jouissance se solde chez Lesage par un bon repas ;
chez Casanova, qui a commencé par là, Cattinella doit payer de son
corps.
Mais
la différence des deux textes ne tient pas seulement à
l’accentuation libertine du dispositif. Chez Lesage, le dénouement
est réglé et fixé : le
marquis portugais recrute Gil Blas comme secrétaire et l’intègre
par là dans le jeu.
Rien
ne se noue en revanche entre Casanova et les dupes de Casanova, ni
entre Casanova et le protecteur de Cattinella, le comte d’Ostein.
Casanova
n’était pas lié à Cattinella avant la scène et la fiction de
leurs retrouvailles ; Casanova ne se liera pas plus à aucune
des parties prenantes de l’intrigue qu’elle mène.
Cette
absence de liaison se matérialise dans le récit par l’enfermement
du narrateur dans sa chambre à l’arrivée du comte : « Elle
me poussa dans la chambre voisine, où après m’avoir enfermé,
elle mit la clef dans sa poche. » (p. 687) Cette porte
close et mitoyenne favorise d’abord le jeu voyeuriste de
l’effraction scénique : « Je me place alors à la
porte, dont une heureuse fente était l’unique ressource qui devait
me dédommager de la peine que je devais endurer restant là tout
seul. » (p. 689)
Casanova
multiplie dans l’Histoire
de ma vie
ce genre de dispositif,
qu’il faut peut-être prendre plus pour des effets de connivence
littéraire avec la littérature libertine, où ils abondent, que
pour une singularité personnelle de son rapport à la jouissance. Ce
qui frappe ici, c’est le déplaisir de Casanova, coincé et forcé
en quelque sorte d’assister à un spectacle au mieux ennuyeux, au
pire répugnant :
« Deux
heures entières que Cattinella employa
à faire ses paquets m’ennuyèrent à la mort. L’amusement ne
commença que lorsqu’on porta des bougies, et que Cattinella après
avoir fermé la porte alla donner des marques de sa reconnaissance,
et de sa tendresse à son gros animal amoureux qui la reçut entre
ses bras que son ventre rendait trop courts pour tout ce qu’il
voulait entreprendre sur elle. Mais en moins d’un quart d’heure
cet amusement me déplut plus que l’ennui : j’ai vu des
choses faites pour la honte de l’humanité, et pour l’opprobre de
l’amour. Que des misères ! Les complaisances mêmes de
Cattinella me révoltèrent. » (p. 689)
L’énorme
comte d’Ostein, à demi impuissant, a
besoin pour jouir de stimulations dont le spectacle dégoûte
Casanova. La jouissance voyeuriste promise tourne court ! Le
dispositif scénique était pourtant parfait, avec sa chambre ouverte
comme espace de visibilité, et son double système de portes, porte
de devant donnant sur les parties communes de l’auberge, le
parterre, et porte de derrière abritant le cabinet caché où se
tient Casanova, la coulisse. Tandis
que Cattinella
clôt
la
porte de devant, tire
le rideau de la scène, Casanova profite de l’« heureuse
fente » dans la porte de derrière, et ouvre depuis la coulisse
le spectacle voyeuriste.
Le
voyeurisme devrait
procurer
à Casanova le supplément de jouissance d’un donné-à-voir
surpris par effraction, venant en plus de la première récompense
sur le
canapé, venant par dessus le marché.
Qu’est-ce
qui fait que le dispositif ne fonctionne pas ? On peut bien sûr
apporter à cette question une réponse psychologique,
en prenant pour acquis que ce que nous raconte Casanova est la
réalité qu’il a vécue, et que du coup la vraisemblance
technique
du récit coïncide avec la cohérence réelle
des faits. On
dira alors que Casanova ne jouit pas de sa position d’observateur
voyeuriste parce que Casanova n’est pas voyeuriste, parce que ce
n’est pas de cette manière qu’il recherche et trouve le plaisir.
(Mais
personne ne l’oblige à regarder !)
On pourra même invoquer un certain sens moral de Casanova, que
révolte la basse prostitution à laquelle Cattinella se soumet.
(Mais
Casanova ici n’apprend rien de plus que ce qu’il savait déjà…)
Mais
si l’ensemble de l’histoire est une fabrication de Casanova, une
affabulation, la justification psychologique de la fiction passe au
second plan, au profit de la cohérence dans la composition des faits
et des dispositifs de représentation qu’elle mobilise. Si
l’objectif d’obtenir un supplément de jouissance est, comme nous
l’avons suggéré, un objectif essentiel, et même la raison d’être
de l’affabulation casanovienne, on comprend très bien ce que vise
l’établissement de Casanova dans la chambre de derrière ; on
comprend beaucoup moins bien en revanche pourquoi le scénario ne
fonctionne pas.
C’est
que le supplément de jouissance doit s’apparier avec l’injection
du signifiant, qui l’amène et le produit. Autrement dit, point de
jouissance sans un circuit de parole, où le signifiant casanovien
vient s’ajouter, se mêler, apporter son concours. Ici, Cattinella
réduit Casanova au silence. D’une certaine manière, elle l’a
réduit au silence depuis le début : à son arrivée, il a dû
se taire et manger ; derrière
la porte de sa chambre, il doit se taire encore et il
est littéralement oublié, nié ; Cattinella est passée à
autre chose.
Le
premier silence retardait une réplique d’autant plus jubilatoire à
prononcer ; le second silence ne prépare aucune parole à
prononcer, à injecter dans un circuit. Le
supplément de jouissance ne se fait pas parce que l’injection du
signifiant n’a pas lieu, ni ne
peut
être promise.
« Je
n’aurais pas voulu d’elle après ce que je venais de voir :
j’étais sûr qu’elle aurait été au désespoir si elle eût pu
deviner que je la voyais. Je m’humiliais pensant qu’il pouvait
m’arriver devenant gras et vieux de ressembler un jour à ce comte
d’Ostein. » (p. 689, suite du précédent)
On
peut comprendre l’humiliation de Casanova acculé à pareille
situation ; mais on
peut douter des motifs qu’il en donne, et qu’il n’en donne
d’ailleurs que dans cette seconde version. Dans la première, il
n’affirme nullement que Cattinella n’est pas au courant qu’il
la regarde. Comment ne le serait-elle pas d’ailleurs alors que
c’est elle qui lui a depuis le début assigné cette chambre, que
c’est elle encore qui l’y a enfermé ? Cattinella, après
avoir dupé son fiancé avec son protecteur, dupé son protecteur
avec Casanova, dupe Casanova lui-même en jouissant de l’autre
devant lui, sans plus se préoccuper de lui, au point de l’oublier
dans la chambre et de partir avec von Ostein sans venir lui ouvrir et
même en emportant la clef.
La jouissance de Cattinella, dans sa dégradation même, est ce qui
humilie Casanova, qui
pensait avoir raflé la mise.
Imaginer
contre toute vraisemblance que Cattinella ne s’est pas sue observée
permet d’humilier a
posteriori
Cattinella, de rétablir rétrospectivement la maîtrise d’un
dispositif qui
était en réalité de son seul fait.
Casanova
prétend alors que ce qui l’a humilié, c’était de s’identifier
à von Ostein gras et vieux : mais le Casanova gras et vieux est
le Casanova écrivain des années 1790 ; il y a peu de chances
que
le
jeune homme de vingt-cinq ans se soit
projeté,
quarante
ans plus tôt,
dans une telle image. L’explication
ajoutée dans la 2e
version trahit ainsi la composition des faits.
Une
fois Cattinella et von Ostein partis, Casanova se fait ouvrir par le
fils de l’hôte, le fiancé dupé, qui doit faire forcer la
serrure, et lui tient compagnie ensuite à table. Le jeune homme
persiste à croire dans la fiction que
l’intrigante a forgée pour lui, et Casanova ne le détrompe pas.
« Qu’a-t-elle
fait ? Vous pouvez me le dire.
— Je n’ose.
— Dites
donc.
— Elle m’a
donné un baiser.
— C’est
beaucoup. Je n’aurais jamais cru ma cousine capable de cela.
— Elle a
escamoté une bouteille de Rhin au prince pour que nous la vidions
ensemble.
— Le prince
auta payé sa dépense.
— Point du
tout. Nous n’aurions pas voulu. Elle s’en serait offensée, car
vous ne sauriez croire combien elle est délicate.
— Que dit
votre père de son départ ?
— Mon père
pense toujours mal :
il dit qu’elle ne reviendra plus, et ma mère même est plus de son
avis que du mien.
— On voit
qu’ils n’ont guère d’esprit. Si elle vous l’a dit, elle
reviendra sans doute.
— Si elle
n’avait pas intention de revenir, elle me l’aurait assuré.
— Voilà ce qui s’appelle
raisonner. » (p. 691)
Le
supplément de jouissance arrive ici, et supplée, répare
l’humiliation de l’enfermement voyeuriste. Casanova
trouve ici le plaisir parce que dans le discours courant du jeune
homme, dans la naïveté incroyable de son discours, il peut injecter
son signifiant, sous la forme d’une parole à double entente dont
lui seul et le lecteur peuvent saisir l’ironie :
« vous pouvez me le dire » glisse-t-il d’abord sur le
ton complice de l’incitation à la confidence, comme s’il était
de son côté alors qu’il a participé à le duper ; un
baiser, « c’est beaucoup », ajoute celui qui vient de
voir les horreurs auxquelles Cattinella se prête avec son prince
allemand ; il suppose ensuite naturellement que « le
prince à payé », sans avoir pu oublier ce que Cattinella
lui a dit quelques heures plus tôt à propos de sa dépense, « mais
je ne veux ni qu’il la paye, ni qu’il le rosse » (p. 687) ;
Casanova prend bien sûr le parti du jeune homme contre le bon sens
de son père et de sa mère, en bon valet de comédie, et conclut par
une réplique
moliéresque qui est encore une antiphrase, « Voilà ce qui
s’appelle raisonner ».
Casanova
ne construit pas un scénario de tromperie ; il se contente
d’abonder dans le sens du discours, de la croyance du jeune homme.
Il alimente le disque fictionnel dans lequel ce discours est pris, au
mépris des faits. Il n’a aucun intérêt à le faire, cette
duperie qui n’est pas la sienne ne lui rapportera rien : il
continue simplement, gratuitement, à se prêter à un jeu dont il
n’a pas eu l’initiative et dont il n’aura pas le bénéfice. Il
le fait par complaisance, il fait plaisir à son interlocuteur, qui
en retour lui tient compagnie à table. Le discours courant est ce
circuit de complaisance agréable et gratuite.
Mais
dans le même temps, Casanova se départ du disque qu’il alimente,
il jouit de se tenir à distance de lui, ou plutôt d’être à la
fois au dedans et en dehors de lui. Se moque-t-il du jeune homme ?
Pas vraiment. Eprouve-t-il de la commisération ? Un peu. Des
remords ? Pas du tout…
On
touche ici au principe même du plaisir qui nourrit l’affabulation,
dans le récit (le Casanova narré joue le personnage du cousin de la
fiancée du fils de l’hôte) comme dans les faits (le récit
lui-même est joué, n’est pas, ou pas exactement, la réalité) :
l’affabulation
n’est pas une pure production de l’imagination, c’est une
composition des faits. Cette composition vise la jouissance, mais une
jouissance que le circuit nécessaire à l’injection du signifiant
diffère nécessairement. Le récit peut donc avoir l’air de
prendre le chemin de la déception, du ratage, de l’humiliation
(c’est l’épisode ignoble des gâteries que Cattinella prodigue
au gros von Ostein impuissant, sous l’œil atterré de Casanova
qu’elle a enfermé dans le cabinet derrière sa chambre) : ce
détour abject où il a perdu prise sert la conclusion tellement
gentille, prévenante, humaine, où le narrateur reprend le contrôle
et jouit de sa duplicité. Il n’y a de plaisir que par cette
coexistence improbable de la gentillesse et de la tromperie, du
plaisir de jouir et de son dédouanement.
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