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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Casanova, la séduction des possibles », cours d'agrégation 2020-2021, université d'Aix-Marseille. Le cours a lieu le mercredi par quinzaine de 13h à 16h salle E109. Casanova, la séduction des possiblesL’usage des corps Stéphane Lojkine Il y a un double paradoxe de la séduction
casanovienne.
 Marie-Louise O’Murphy (?) (version de Cologne) - Boucher Pour séduire, il faut se faire valoir ; mais
dans la séduction, c’est l’autre qui importe, c’est l’autre
qu’il s’agit d’intéresser à soi. Cela implique un retrait de
soi au profit de l’autre. La séduction est donc à la fois
écriture de soi et suppression de soi, elle constitue le soi en
réceptacle du spectacle de l’autre, qu’elle accueille, qu’elle
flatte, qu’elle développe, qu’elle grandit.
Et cette séduction est une séduction des
possibles. À partir d’une rencontre absolument fortuite, d’un
simple concours de circonstances, il peut,
il pourrait se développer une histoire, une intrigue, une
conquête : la scène qui s’offre, la rencontre que le hasard
procure, la vue qui excite le désir pourrait développer ses
potentialités. La précarité du possible est ce qui séduit, l’aléa
fait la séduction. Mais l’œuvre de séduction exige au contraire
la mise en œuvre d’une stratégie, une planification des actions,
la structuration d’une conduite. La séduction est donc à la fois
indétermination des possibles et détermination d’une action, elle
tient au charme du vague et à sa réduction. La séduction est
déprise et emprise, déprise de la conduite des événements et
emprise sur eux.
Le premier paradoxe définit le rapport de la
séduction au moi ; le second paradoxe définit son rapport à
la conduite des événements. A ce double niveau du moi et de
l’événement, le rapport est actif et
passif, le séducteur se
propose et accueille,
il intervient et il subit, ou
plus exactement il jouit d’une indistinction des deux positions. Ce
rapport ambivalent relève de ce qu’on appelle, en grammaire
grecque, la voie moyenne, et définit la chrèsis,
l’usage. Qu’est-ce que
l’usage ? L’usage consiste à s’occuper de soi-même par
l’établissement d’un rapport à autrui, rapport d’usage aux
choses et aux personnes.
Qu’est-ce que
l’usage dans l’Histoire de ma vie ?
Il y a d’abord
l’usage de la langue : Casanova reçoit le français et, dans
le français, établit un forçage, introduit une déclinaison, une
déviance où se joue la jouissance : l’usage de la langue se
ramène à un usage du corps, du corps qui décharge, et du vit qui
se met derrière plutôt que devant (scène
chez Mme Préodot, p. 793-795).
Il y a ensuite les
usages, lesquels définissent un usage du monde : Casanova
arrivant à Paris découvre des usages, du café, du tabac, du
théâtre, des maisons de plaisir. De retour à Venise, il profite
des usages : des casins et de leurs parties fines, du jeu, du
carnaval et de ses masques, du parloir des couvents. User des usages,
se les approprier constitue le point d’appui des stratégies de
séduction. Casanova s’installe dans les usages pour les tourner à
la jouissance : nous voici revenus à l’usage des corps, qui
érotise et subjective les usages, infléchit la communauté des
usages en usage pour soi, en voie moyenne de l’usage.
Vient enfin
l’usage de l’autre. En
prenant appui sur la langue, et en s’installant dans le monde,
Casanova entre en relation avec autrui. Il ne s’agit pas ici
d’abord de la séduction des femmes, mais plutôt des
compagnonnages masculins qu’il établit tout au long de son récit,
dans un rapport de maîtrise
toujours ambigu : ses
protecteurs, le sénateur Malipiero (p. 79), puis M. de Bragadin
(p. 478) ; ses compagnons de route et de débauche, le
père Steffano, moine franciscain qui l’accompagne pour le voyage
de Chiozza à Rome (p. 187) ; Patu à Paris, qui le conduit
à l’hôtel du Roule, une des maisons de passe les plus célèbres
de Paris, puis chez la Morfi (p. 855) où il fait connaissance
de « la petite Hélène » ; P.
C. (Pier Antonio Capretta), qui lui présente sa sœur C. C. (p. 937)
et
le sollicite pour toutes
sortes d’affaires louches, jusqu’au traquenard de Vicence
(p. 986). Casanova se sert de ces relations, mais il est aussi
utilisé par elles : l’usage de l’autre est une perpétuelle
négociation où la
position du maître et celle du dupe peuvent à tout moment
s’inverser, et
dont l’horizon, l’enjeu, avoué ou dissimulé, est le corps des
femmes. L’usage du
corps constitue un au-delà de la maîtrise, qui elle-même demeure
toujours incertaine et problématique.
I. Mots,
monde, maîtrise : les trois usages
Mais il faut
d’abord établir ce rapport d’usage qui définit l’usage comme
voie moyenne de la chrèsis.
Partons du
début du
chapitre X du tome III (p. 712), qui est un banquet, le banquet
même de la satire ménippée, dont les propos de table à bâtons
rompus nourrissent un récit-fiction naviguant au hasard de la
conversation.
Arrêtons-nous
d’abord un instant sur le caractère très particulier de ce
souper. Dans la 1ère version du texte, Casanova explique que
sur la route qui le mène avec Balletti à Paris, après qu’ils ont
dormi à Fontainebleau, leur dernière étape, Balletti reconnaît sa
mère dans un carrosse
qui vient à leur rencontre :
« Nous
dormîmes à Fontainebleau, et une heure avant que d’arriver à
Paris, nous vîmes une Berline qui en venait. Voilà ma mère, dit
Balletti, arrêtez, arrêtez. Nous descendons, et après les
transports d’usage entre mère, et fils, il me présente ; et
cette mère qui était la célèbre comédienne Silvia me dit pour
tout accueil : J’espère, Monsieur, que l’ami de mon fils
voudra bien souper avec nous ce soir. En disant cela, elle remonte
dans sa voiture avec son fils, et sa fille qui avait neuf ans. Je
remonte dans la gondole. »
(p. 710)
Balletti
a donc prévenu sa mère de son arrivée à Paris. Elle vient à sa
rencontre et elle a préparé pour son accueil un grand souper de
famille, auquel Casanova est également
invité. La structure d’entrée du chapitre X répète donc celle
du chapitre IX : Casanova s’insère dans un événement qui
n’est pas prévu pour lui, ne tourne pas autour de lui, pourrait
très bien se dérouler sans lui.
 Zanetta Rosa Benozzi Balletti dite Mlle Silvia - Drouais père De
cet événement pourtant il fait
sa
« première
fois », son
premier souper à Paris. Lors du souper, Flaminia souligne qu’il
s’agit du « premier jour de mon
arrivée »
(p. 714, première version), « le premier jour de votre
arrivée à Paris » (p. 715, 2e
version). A l’issue du souper, il se dit « très content de
cette première soirée » (p. 718, 719). Le lendemain matin, il
demande à son nouveau valet L’Esprit de lui changer un louis :
il vient d’arriver, il n’a encore rien dépensé, il n’a pas de
monnaie. Ce premier souper était bien le souper du premier soir à
Paris.
Le bon usage de la langue
Le souper auquel
Casanova a été convié est donc
organisé par Silvia, la mère
d’Antonio Stefano Balletti avec qui Casanova a fait le voyage de
Turin à Paris. La
famille Balletti, c’est-à-dire le cœur de la Comédie-Italienne
de Paris, est là au complet. La reine du souper est Elena
Riccoboni,
dite Flaminia (dans
la comédie italienne, Flaminia est le nom de la première
amoureuse). Flaminia est
la sœur du père d’Antonio Stefano Balletti. Née en1686, elle a
joué
la fée dans l’une des premières comédies de Marivaux,
Arlequin poli par l’amour.
Flaminia a
64
ans en 1750, c’est
une femme de lettres « à cause de quelques traductions »,
elle a tourné la tête à trois savants et poètes italiens lors de
leur séjour à Paris, Maffei, Conti et Martelli. Pensant
sans doute à l’introduire auprès de son auguste tante de la façon
la plus avantageuse, Balletti fils présente son ami
Casanova
comme un écrivain :
« Quand
Balletti son neveu, me présentant à cette femme, osa lui dire que
j’étais aussi un jeune membre de la république des Lettres, dont
à la vérité, elle me demanda, en souriant, quels étaient les
ouvrages que j’avais donnés au public ? Je lui ai répondu
que son neveu avait badiné. » (p. 713-715)
Casanova
se sent ridicule : Balletti lui fait jouer un rôle d’imposteur,
qu’il dénonce aussitôt. Dans
le sourire ironique, méprisant de Flaminia, il perçoit qu’il n’a
pas la tête de l’intellectuel que son camarade a annoncé. Il se
départ donc de cet air
qu’il n’a pas, mais dans le même temps il entend prouver qu’il
est bien quand même ce « jeune membre de
la république des Lettres » dont « je n’avais pas trop
l’air ». Toute la scène repose sur cette division de soi
d’avec soi. Casanova entend prouver à Flaminia qu’il est du même
monde qu’elle ; il lui récite
pour
ce faire
deux vers de l’abbé Conti, son
ancien amant, qu’il
se trouve avoir fréquenté à Padoue :
« …
j’ai cité deux de ses vers
dans lesquels se trouvait par hasard le mot scevra.
Ce mot qui est une syncope de scevera
signifie séparée. Flamminia me dit, affectant un air de bonté, que
je devais dire sceura,
et non pas scevra
parce que la lettre u
était voyelle. Je lui ai répondu, lui faisant une de ces révérences
qui demandent excuse, qu’elle se trompait. — C’est
vous qui vous trompez. Ne soyez pas fâché d’avoir appris à
prononcer un mot italien le premier jour de votre arrivée à Paris. — Je
n’en serais pas fâché, madame mais pour le coup je dois préférer
au vôtre l’avis de l’Arioste. — De
l’Arioste ?
— Oui
madame ; il donne scevra
pour rime à persevra ;
ainsi vous voyez que la lettre u
y est consonne. » (p. 715)
 Ariodant voit Polinesse au balcon (Roland furieux, chant V, éd. Plassan, 1795) - Moreau le jeune Et de fait, à la strophe 26 du chant V du Roland
furieux, que Casanova connaissait pour ainsi dire par cœur, on
peut lire :
« Così
dice egli : io, che divisa e scevra, E
lungi era da me, non posi mente, Che
questo, in che pregando egli persevra Era
una fraude pur troppo evidente… »
Voilà
ce qu’il me dit. Moi, qui était divisée, séparée, éloignée
de moi, je ne me rendis pas
compte que
ce dans quoi par ses prières il persévérait était
une traîtrise , hélas ! trop évidente…
Polinesse
jaloux d’Ariodant, l’amant de Guenièvre, persuade sa servante
Dalinde qu’il est amoureux d’elle et qu’elle doit prendre les
vêtements de sa maîtresse pour l’accueillir dans sa chambre. Il
entend prouver à Ariodant que Guenièvre lui donne des rendez-vous
nocturnes : Ariodant posté sous la fenêtre de Guenièvre
croira voir Guenièvre dans les bras de Polinesse, alors que c’est
Dalinde que le traître étreint. Dalinde, qui ne comprend que trop
tard de quelle méprise tragique elle a été la complice, raconte
comment Polinesse l’a séduite. Dalinde, divisée d’avec
elle-même, séparée d’elle, scevra,
se laisse abuser par Polinesse qui insiste pour qu’elle se déguise,
et insiste, et persévère, persevra.
Casanova citant Conti cite en fait le
Roland furieux :
il prend refuge dans la parole de Dalinde, la
servante bernée, scevra,
séparée
d’avec elle-même, et il affirme
dans ce retrait sa maîtrise
de la langue de l’Arioste, le génie de la poésie italienne.
Casanova se retire et s’exhibe, il perd et il reconquiert l’usage
de sa langue, il se sépare et il s’empare de la république des
lettres.
Silvia, l’usage du monde
Après l’altercation
avec Flaminia vient le portrait de Silvia, qui
est en quelque sorte l’antithèse de sa belle-sœur. Flaminia
figure la mondanité du monde, qui sépare, divise, exclut ;
elle est ce face à quoi le narrateur fait piètre figure, fait
tableau et opère
malgré tout l’injection
du signifiant, par le mot scevra,
qui dit l’exclusion et opère le renversement inclusif.
 Silvia Balletti en 1755 - Surugue d’après Latour Face
à la mondanité du monde, dont l’usage est usage de mots, Silvia
figure l’usage du monde, sa figure se donne à voir comme image du
bon usage. Casanova nous en propose un portrait dans les règles de
la rhétorique du portrait, physique d’abord, moral ensuite. Le
portrait
physique est un anti-portrait :
« À
ce souper, Silvia, dont la renommée allait aux nues, attira ma
principale attention. Je l’ai trouvée
au-dessus de tout ce qu’on disait d’elle. Son âge était de
cinquante
ans, sa personne paraissait
faite au tour, sa taille était élégante, son air noble comme ses
façons, et ses manières ; dans la conversation elle était
aisée, affable, riante, fine dans ses propos, obligeante vis-à-vis
de tout le monde, remplie d’esprit sans donner aucune marque de
prétention. Sa figure était une énigme : elle était
intéressante ; elle plaisait à tout le monde ; et
malgré cela, à l’examen, on ne pouvait la trouver belle ;
mais aussi personne n’a jamais osé la décider laide. On ne
pouvait dire que pour se débarrasser qu’elle n’était ni belle
ni laide, car un caractère devait sauter aux yeux. Qu’était-elle
donc ? Belle. Mais par des lois, et des proportions non connues
que de ceux qui se sentant par une force occulte forcés à l’aimer,
devaient l’étudier pour apprendre, et pour parvenir à la
reconnaître pour belle. » (p. 715-717)
Silvia
d’abord impressionne et déconcerte : il n’y a là aucun
circuit dans lequel le narrateur, arrivant, pourrait s’insérer.
Silvia est au-dessus. Casanova ne décrit aucune particularité
physique, ni couleur des yeux ou des cheveux, ni grandeur ou
petitesse de taille, ni singularité d’un vêtement, d’une
coiffure, d’un ornement. Ce qui le frappe, c’est au contraire et
précisément la généralité de sa supériorité : le monde,
c’est cet air là ; avoir l’usage du monde, c’est en user
comme Silvia en use.
Ce
que voit Casanova ne donne donc pas lieu à une description à
proprement parler, mais bien plutôt à un apprentissage. Casanova ne
la regarde pas, il l’étudie. L’image de Silvia vaut
apprentissage du monde. C’est d’abord son air (« sa
personne…, sa taille…, son air… ») ; c’est ensuite
sa conversation (« dans la conversation elle était aisée,
affable, riante… ») ; vient enfin la figure, qui doit
synthétiser l’ensemble et permettre de caractériser le portrait.
Or
la figure est une énigme : elle n’est ni belle, ni laide ;
on doit l’apprécier comme belle au bout du compte, mais ce n’est
pas ce qui vient en premier. Toujours persiste l’impression
déconcertante de quelque chose de supérieur, qui dépasse les
catégories ordinaires du jugement. On ne peut pas caractériser
Silvia, parce que la caractérisation procède de l’usage du monde,
et que Silvia est, incarne cet usage. C’est de Silvia que le jeune
Vénitien débarquant à Paris apprend à caractériser, et d’abord
à étalonner le beau à partir de Silvia même, qui ne peut donc
être dite belle que dans un second temps, une fois posée l’énigme
paradigmatique de sa figure.
Ce
portrait est un morceau de bravoure. Silvia
a été l’actrice de Marivaux, Casanova le rappelle quelques lignes
plus loin, d’une
étrange manière d’ailleurs : « Je l’ai vue, deux ans
avant sa mort, jouer le rôle de Marianne dans la petite pièce de
Marivaux qu’on appelle ainsi. »
(p. 719)
Aucune pièce de Marivaux ne s’intitule
Marianne.
L’édition Leborgne-Igalens suggère qu’il pourrait s’agir de
L’Épreuve,
une pièce créée en 1740 à l’Hôtel de Bourgogne, où Silvia
jouait sous le nom de Marianne le rôle principal, remplacé par
Angélique dans la version de la pièce imprimée à Paris
par Mérigot la même année.
L’Épreuve
fut représentée à nouveau en 1744, en 1747 à Fontainebleau, en
1749 à nouveau à l’hôtel de Bourgogne, à Bruxelles
en 1754. Silvia meurt en 1758,
il est possible qu’elle ait joué en 1757 dans une représentation
de
L’Épreuve
qui ne serait pas documentée et que Casanova, qui songeait alors à
épouser sa fille Manon, y ait assisté : mais
elle aurait joué alors comme Angélique et non comme Marianne.
Il
est bien plus vraisemblable ici que Casanova confonde, et révèle
ainsi involontairement, un emprunt littéraire. La Marianne
à laquelle il pense ici serait La
Vie de Marianne.
Le portrait très écrit de Silvia
pourrait
bien être inspiré de celui de Mme de Miran, dans la IVe partie du
roman de Marivaux :
« Ma
bienfaitrice, que je ne vous ai pas encore nommée, s’appelait
madame de Miran, elle pouvait avoir cinquante ans. Quoiqu’elle eût
été belle femme, elle avait quelque chose de si bon et de si
raisonnable dans la physionomie, que cela avait dû nuire à ses
charmes, et les empêcher d’être aussi piquants qu’ils auraient
dû l’être. Quand on a l’air si bon, on en paraît moins belle ;
un air de franchise et de bonté si dominant est tout à fait
contraire à la coquetterie ; il ne fait songer qu’au bon
caractère d’une femme, et non pas à ses grâces ; il rend la
belle personne plus estimable, mais son visage plus indifférent ;
de sorte qu’on est plus content d’être avec elle que de la
regarder. »
C’est
le même âge de cinquante ans et surtout la même beauté
inclassable. La bonté de Mme de Miran, sa franchise qui rend
« content d’être avec elle », la désignent comme
« être avec » plutôt que comme « être »,
comme accès à, ou incarnation de, l’usage du monde plutôt que
comme distinction exclusive d’une figure dans le monde (« son
visage plus indifférent… »).
On ne voit pas Mme de Miran ; on est accueilli dans son réseau
de sociabilité.
« Et voilà, je
pense, comme on avait été avec madame de Miran ; on ne prenait
pas garde qu’elle était belle femme, mais seulement la meilleure
femme du monde. Aussi, m’a-t-on dit, n’avait-elle guère fait
d’amants, mais beaucoup d’amis, et même d’amies ; ce que
je n’ai pas de peine à croire, vu cette innocence d’intention
qu’on voyait en elle, vu cette mine simple, consolante et paisible
qui devait rassurer l’amour-propre de ses compagnes, et la faisait
plus ressembler à une confidente qu’à une rivale. »
(p. 168)
 Valville & Mme de Miran au parloir (La Vie de Marianne, 4e partie, 1778)- Schley Silvia,
comme Mme de Miran, à en croire Casanova, n’avait pas d’amants :
« Ses mœurs furent pures. Elle voulu avoir des amis ;
jamais des amants. » Amie, confidente, cette cinquantenaire du
portrait idéal ne
se compare pas, on ne rivalise
pas avec elle. Elle est « la meilleure femme du monde »,
qui est à la fois un superlatif et une manière élégante d’exclure
le registre du désir. Cette
amitié d’une femme d’exception désigne l’égalité dans la
sphère supérieure du monde. L’usage du monde est l’usage d’un
être-avec superlatif.
Quelle
est la fonction du portrait de Silvia dans l’économie d’un texte
comme l’Histoire
de ma vie,
dans le projet autobiographique qu’il met en œuvre ?
L’évocation de Flaminia qui ouvrait le chapitre mettait en œuvre,
par le mésusage du mot scevra,
l’injection du signifiant par quoi Casanova venait s’insérer
dans le monde décrit. Mais le portrait de Silvia, construit en
antithèse de Flaminia, n’offre aucune prise à l’insertion du
sujet autobiographique. Il n’y a pas de scène avec Silvia. Ce
portrait rhétorique, qui se présente explicitement comme une
oraison funèbre (« Excusez lecteur, si j’ai fait l’oraison
funèbre de Silvia dix ans avant sa mort… ») semble
constituer une cellule textuelle autonome, et du coup apparemment
gratuite.
Il
ne fait sens que par construction, précisément comme antithèse de
Flaminia. L’usage des mots écrit la vie, est la clef qui rend
possible l’injection du signifiant ; l’usage du monde écrit
la mort : il est l’envers idéal
du
désir et, par l’image qu’il renvoie, qu’il
interpose dans le texte, il
établit
l’idéal d’une sociabilité parfaite où
ne s’exercerait pas le jeu des différences et la tension des
rapports de forces. L’usage du monde donne à voir la pulsion de
mort qui sous-tend l’écriture de la vie.
Maître et valet
C’est donc encore par
antithèse que l’oraison funèbre de Silvia est suivie de l’épisode
du recrutement d’un valet, où s’établit, a contrario de
l’égalité parfaite où Silvia tenait ses amis, la dure différence
du maître et du valet, du grand et du petit, de celui qui a un nom
et de celui qui n’en a pas :
« Je
vois entrer un drille alerte ; mais fort petit de taille. — Vous êtes
trop petit, lui dis-je. — Ma taille,
mon prince, vous rendra sûr que je ne mettrai pas vos habits pour
aller en bonne fortune. — Votre
nom ? — Celui que
vous voudrez. — Comment !
Je vous demande comment vous vous appelez. — Je n’ai
aucun nom. Chaque maître que je sers m’en donne un ; et j’en
eus en ma vie au moins cinquante. Je m’appellerai par le nom que
vous donnerez. — Mais enfin
vous devez avoir un nom à vous : celui de votre famille. — Famille ?
Je n’ai jamais eu de famille. J’avais un nom dans mon enfance ;
mais depuis vingt ans que je sers je l’ai oublié. — Je vous
appellerai donc l’Esprit. — Vous me
faites bien de l’honneur. — Allez me
chercher la monnaie de ce louis. — La voilà. — Je vous
vois riche. — Tout à
votre service. — Vous aurez trente sous par jour. Je
ne vous habille pas. Vous irez vous coucher chez vous à onze heures,
et vous serez à mes ordres tous les matins à sept. (p. 719-721)
 Arlequin pleurant - Joullain d’après Gillot Un drille est,
selon le dictionnaire de Trévoux, un « méchant soldat »
et « ne se dit que par mépris et par raillerie ». Le
terme est parfois cependant pris en bonne part, dans la langue
populaire : « Le peuple appelle drille un
jeune soldat éveillé et hardi. » C’est
l’équivalent de l’« alerte » dont Casanova le
qualifie. Le dictionnaire
hasarde ensuite une étymologie : « Ce mot est vieux
Gaulois, et signifie un haillon,
un habit qui s’en va par lambeaux, tels que portent ordinairement
les méchants soldats. » Et de fait, l’homme qui se présente
devant Casanova fait immédiatement allusion à ses vêtements :
les siens sont les siens, il ne mettra jamais ceux de son maître,
pour des raisons pratiques de taille. Vient
ensuite une étymologie concurrente : « d’ὅλος
on a fait solus,
solidus, solidatus,
soldat, soudar,
soudrille, drille. »
Non seulement le lien entre drille et soldat est ainsi justifié par
l’étymologie, mais du
soldat on
passe au
solidus, le ducat d’or
byzantin. Et c’est un louis d’or que Casanova demande à son
nouveau valet de
monnayer à la fin de leur entretien. Autrement dit, l’ensemble de
l’entretien est un déploiement métaleptique à partir du
signifiant : un
drille
alerte,
son habit de
méchant
soldat, le
solidus
qui
lui donne son nom,
sa solde.
L’entrée en matière
du drille a de quoi surprendre : à Casanova qui lui reproche sa
taille, le valet ne répond nullement en cherchant à justifier les
avantages de sa petitesse ; plus petit, il ne sera ni plus
agile, ni plus discret, ni moins encombrant, ni moins cher à
nourrir. Ce que le valet met en avant, c’est qu’il ne pourra pas
emprunter les habits de son maître pour aller séduire les femmes.
Il ne pourra pas, donc, jouer le jeu de son maître, usurper sa
fonction. Il ne pourra pas être lui : le risque de substitution
d’identité est nul.
Et c’est bien
sur l’identité du valet que roule tout l’entretien : non
seulement il ne peut pas prendre celle
de son maître, mais il ne
revendique
pas d’identité propre, il
ne se réclame d’aucun nom. Il est ainsi le contraire de celui qui,
depuis Plaute, constitue l’archétype du valet, le Sosie
d’Amphitryon.
Dans la version de Molière, justement représentée à Paris en 1750
à la Comédie française, Sosie confronté à Mercure qui prétend
être Sosie à sa place et fait pleuvoir les coups de bâton
s’exclame douloureusement :
« Qui te
jette, dis-moi dans cette fantaisie ? Que te
reviendra-t-il de m’enlever mon nom ? Et peux-tu
faire enfin, quand tu serais démon, Que je ne sois pas moi ? Que je ne
sois Sosie ?
Sosie
n’a rien, il n’est rien socialement, il ne peut prétendre à
rien. Mais au moins il a un nom. Son
nom est aussi ce par quoi il donne prise à Mercure : par son
nom, Mercure le tient. Il
prend possession de lui parce qu’il prend possession de son nom.
Voilà
qui nous oriente pour comprendre ce qui se joue dans l’échange de
Casanova avec le petit drille : lui demander son nom, c’est
solliciter un usage. « Votre nom ? » revient à
« Comment dois-je en user avec vous ? »
Sollicitation polie d’un rapport, souci éthique d’une altérité :
l’autre se dérobe, il n’offrira pas prise, il ne donnera pas son
nom.
Le
valet propose un service, mais refuse un usage. Il se donne à louer,
mais se soustrait à la séduction de la conversation. Un
certain échange est possible et un autre ne l’est pas : il
n’échangera pas son habit, mais il peut changer de nom ; il
ne livrera pas son nom, mais il a le change de monnaie pour un louis
d’or. L’usage
d’un maître avec son valet s’énonce ici, dans ce partage de
l’échange licite et de l’illicite. Ce
dont le valet propose à son maître l’usage, c’est de son corps,
et c’est pourquoi l’impossibilité d’échanger les habits est
une condition première : le corps du valet ne pourra pas
s’échapper, reprendre son autonomie, faire concurrence dans le
monde des maîtres. La conversation s’engage d’abord sur la
taille du valet : c’est bien de son corps qu’il est
question. Elle se conclut par l’allégeance d’un « tout à
votre service » : ce qui compte, ce n’est pas que le
valet soit riche, qu’il ait
de l’argent ; ce qui compte, ce qui fait ici l’objet du
contrat, c’est le corps du valet, c’est qu’il soit
tout au service de Casanova.
Un
partage de l’usage se fait donc ici, qui définit la relation entre
maître et valet : le valet refuse l’usage que lui propose
Casanova, qui est ce que j’ai appelé l’usage du monde, fondé
sur l’échange et la séduction. Il offre un autre usage, qui est
l’usage du corps, qui se définit chez Casanova par différence
d’avec l’usage du monde. Il nous
rappelle ainsi
que
le premier usage, celui que pose Aristote au début de la Politique,
est l’usage du corps de l’esclave, ἡ
τοῦ σώματος χρῆσις
(1254b
18). Cet usage définit la relation despotique, c’est-à-dire la
relation entre maître et esclave, celle
qui est en jeu au début de l'Amphitryon
de Plaute et que Molière traduit comme relation du valet à son
maître. Chez Aristote, la relation despotique établit une norme de
la relation, à partir de laquelle, par
différence,
définir
les deux autres relations qui constituent la famille, la relation
conjugale et la relation parentale.
Dans le contexte de L’Histoire
de ma vie,
un
usage du corps est posé face à un usage du monde, l’usage des
mots faisant le lien de l’un à l’autre. L’usage des corps
constitue l’horizon inconcevable de l’Histoire
de ma vie :
c’est ce que Casanova met en scène dans ce dialogue ; il ne
comprend pas ce que le valet lui dit, ou plus exactement il en
formule la différence originaire d’avec l’usage du monde où il
installe son écrit. Il
formule qu’usage du corps et usage du monde ne se superposent pas.
Bien
sûr l’usage du corps prend également, dans le contexte de la
séduction libertine, un tout autre sens : mais il est en
quelque sorte voilé, recouvert par le discours, la stratégie de
séduction. L’épisode du domestique de louage que lui envoie la
demoiselle Quinson offre une mise en scène au plus simple, en
raccourci, à nu, de l’usage des corps, détaché du jeu érotique
auquel chez Casanova il est presque toujours associé.
Sommé
de lui choisir un nom, Casanova nomme son valet l’Esprit. De
quel esprit s’agit-il ? Ce n’est pas l’esprit du valet,
qui n’a pas de nom et livre son corps à l’usage de son maître,
pour lequel partout il sera en représentation. Le nom du valet n’est
que le nom que son maître lui donne, il est la représentation du
maître, il participe de cette représentation. Casanova se fait donc
représenter comme le maître de l’Esprit, comme celui qui, par son
esprit, a l’usage des mots. Tout ce premier séjour à Paris aura
pour fonction, dans l’économie de l’Histoire
de ma vie,
d’attester
cette maîtrise là.
Le
nom de l’Esprit, qui renvoie à l’usage des mots, assigne un nom
à celui qui se refuse à dire son nom. L’Esprit est le nom de
service du valet, par lequel on peut user de lui ; mais c’est
aussi le nom de représentation d’un homme de Casanova, par lequel
il donnera une certaine image de lui dans le monde. L’Esprit fait
ainsi, comme nom, le lien de l’usage du corps à l’usage du
monde ; il organise leur imparfaite superposition.
II. Esprit
et compagnonnage
L’esprit
est le point de contact des usages : l’esprit sanctionne le
bon usage des mots, il est l’effet du bon usage ; l’esprit
manifeste
la mondanité du monde, il signifie de la part de celui qui en fait
usage qu’il a l’usage du monde, qu’il est au fait des usages,
qu’il en connaît aussi et maîtrise les marges qu’on peut
investir pour s’affranchir du monde sans pour autant y déroger ;
l’esprit, enfin et surtout, ménage l’usage de l’autre, dans un
rapport de séduction réciproque, de maîtrise conquise et
abandonnée, qui définit le compagnonnage casanovien.
Le hasard de la rencontre
Le
compagnon de Casanova à Paris n’est pas Balletti. Il n’est pas
celui que la structure du récit commandait : c’est avec
Balletti que Casanova monte à Paris, c’est par Balletti qu’il
fait la connaissance de Silvia, de la troupe des comédiens italiens,
du monde des spectacles. Balletti satisfait généreusement et
scrupuleusement à ses devoirs d’hospitalité : « Balletti
est venu me voir pour me prier à dîner, et à souper pendant tout
le temps de mon séjour à Paris. » (p.721)
 Vue perspective du Palais-Royal du côté du jardin - Mondhare Mais
ici le hasard de la rencontre intervient. Casanova demande à
Balletti de le conduire dans l’un des lieux publics alors les plus
réputés de Paris, les plus à la mode aussi : c’est le
jardin du Palais Royal qui, face au Louvre, attire les promeneurs
élégants, les habitués de ses cafés, les vendeurs de toutes
sortes de brochures licites et illicites et une population interlope
de femmes plus ou moins tarifées… Balletti
laisse Casanova seul au Palais Royal, attablé à un café. Un abbé,
qui est peut-être un entremetteur en habit d’abbé, entame la
conversation avec lui (p. 723). Casanova se méfie, se dérobe. Un
robin s’arrête devant eux. Robin : le terme est péjoratif,
c’est un homme de robe, un avocat, mais un peu ridicule dans sa
robe, ou infatué. Casanova reste sur ses gardes, ce n’est pas le
beau, le grand monde. L’homme, dont il ne donne pas tout de suite
le nom, va pourtant devenir son inséparable compagnon parisien. Il
s’agit de Claude-Pierre Patu (p. 729), fils d’un payeur des
Rentes et neveu d’un notaire, un jeune bourgeois parisien qui a
bien réussi puisqu’il est devenu avocat au Parlement de Paris.
Patu est né en 1729, il a 21 ans. Il débute tout juste dans la
carrière des lettres et mourra prématurément en 1757.
Usage et mésusage
Patu
est un peu louche, et Patu est terriblement séduisant, comme l’était
le père Steffano à Chiozza, Ismaïl à Constantinople, comme le
sera P. C. à Venise : le compagnonnage casanovien est un usage
et un mésusage :
« Il [= l’abbé] rencontre un
robin ; il l’embrasse, et il me le présente comme un docte
dans la littérature italienne : je lui parle italien, et il me
répond bien, et avec esprit ; mais par des phrases qui
m’excitent à rire, car il parlait précisément la langue du
Boccace. Je lui dis que malgré que la langue de cet ancien fût
parfaite, elle devenait ridicule dans la bouche d’un moderne :
vous ririez aussi lui dis-je si je vous parlais dans le style de
Montagne.
Ma remarque lui plaît, et en moins d’un quart d’heure, nous
reconnaissant les mêmes goûts, nous devenons amis, et nous nous
promettons des visites réciproques. » (p. 723)
Le
point de départ est un mésusage de la langue. Patu parle l’italien
des livres, la langue de Boccace, le nouvelliste florentin qui au
XIVe siècle contribua à fixer le Toscan comme la
langue
classique de l’Italie. Mais le Toscan du XIVe n’est plus le
Toscan du XVIIIe siècle, une langue qui elle-même n’est pas le
Vénitien de Casanova. Patu, rencontré par hasard, se substitue à
Balletti, qui aurait dû, structurellement, être le cicerone
de Casanova à Paris ;
et Patu parle la structure livresque de la langue, au lieu de son
usage contemporain. Mais Patu a de l’esprit, il fait rire
Casanova : a-t-il de l’esprit malgré la maladresse d’une
langue inadéquate, ou est-ce l’impropriété même de son usage de
la langue qui rend ce qu’il dit spirituel ? L’esprit
se situe à la lisière de l’usage et du mésusage, et c’est
l’usage de la langue qui établit la liaison et les autres usages :
Casanova
et Patu se promettent des visites réciproques, une liaison de
sociabilité d’établit, et avec elle un certain usage du monde.
La
sociabilité repose sur l’esprit, qui établit l’égalité à
partir de laquelle un usage du monde devient possible. Mais l’esprit
est à la fois usage et mésusage, selon le même jeu de lisière et
principe de liaison que nous avons vus à l’œuvre avec
l’affabulation comme matrice de l’écriture casanovienne, entre
fait et fiction. Casanova
est parfaitement conscient de cette ambivalence de l’esprit, dont
il donne en quelque sorte la formule par la bouche de Patu :
« Vous êtes actuellement dans le
seul pays au monde, où l’esprit est le maître de faire fortune
soit qu’il se montre en donnant du vrai, et pour lors celui qui lui
fait accueil est l’esprit, ou qu’en imposant il donne du faux, et
dans ce cas celui qui le récompense est la sottise. Elle est
caractéristique dans la nation ; et ce qui est étonnant c’est
qu’elle est fille de l’esprit, de sorte que, ce n’est pas un
paradoxe, la nation française serait plus sage, si elle avait moins
d’esprit. » (p. 725)
Le
jeu des renversements dans cette définition de l’esprit français
donne, à dessein, le vertige. L’esprit fait couple avec la sottise
et se renverse en elle : ce renversement définit la lisière de
l’usage et du mésusage. Le
mot d’esprit signifie aussi bien le vrai que le faux ; le vrai
n’est pas un critère de l’esprit (qui vise la jouissance, le
plaisir du bon mot, et non la vérité). « Ce n’est pas un
paradoxe » introduit de fait un paradoxe : « la
nation française serait plus sage (c’est-à-dire a
priori qu’elle
aurait plus d’esprit), si elle avait moins d’esprit. »
Aspirant immodérément à la jouissance du mot d’esprit, le monde
consomme indistinctement l’esprit pour dire le vrai et l’esprit
pour dire le faux, de sorte que la sottise du ragot, des fake
news,
circule aussi bien que la sagesse d’une flèche subversive et d’une
vérité dure à dire dont la formulation spirituelle aura contourné
censures, bienséances et interdits.
III. Usages du corps
L’Hôtel du Roule
Il
y a, cependant, un usage de ce mésusage. Le
compagnonnage de Casanova avec Patu se déploie essentiellement
autour de deux épisodes, qui sont la nuit passée à l’Hôtel du
Roule (p. 767) et la fréquentation de la Morfi et de sa petite
sœur Hélène (chap. 13, p. 855). Le
récit se dissémine en toutes sortes d’autres anecdotes liées à
l’usage du monde ; mais ce sont là les deux épisodes qui
engagent, à nu, l’usage du corps, à partir de ce compagnonnage,
et en révèlent le substrat trouble et inquiétant. Ailleurs,
l’usage des corps est toujours voilé, ou médié par l’usage des
mots. Ici, Casanova nous y fait accéder directement.
 Les Cannevas de la Pâris, Mémoires pour servir à l’histoire de l’Hôtel du Roulle Casanova
arrive à l’Hôtel du Roule de la même manière qu’il a
rencontré Patu : par détournement de la structure narrative
initialement projetée. Il s’est lié avec Coraline, l’une des
actrices des comédiens italiens : cette liaison est logique,
elle se déduit de la manière dont il est arrivé à Paris et a été
accueilli par Silvia Balletti. Coraline est de la famille Veronese :
le père jouait Pantalon depuis 1744,
la fille aînée se
faisait appeler
Coraline, sa
sœur cadette – Mlle Camille ;
leur
frère, plus épisodique sur la scène, y joua le Docteur dans Le
Double mariage d’Arlequin (1754).
La
famille Veronese est l’autre grande famille des Italiens avec les
Balletti.
Casanova
aspire à être l’amant de cœur de Coraline, dont le protecteur
attitré est le prince de Monaco.
Coraline
lui présente le prince, il pourrait presque devenir son sigisbée.
Mais le prince lui fait bien comprendre qu’il
n’est qu’un « guerluchon »
en l’emmenant chez une vieille duchesse lubrique qui essaye de le
violer (p. 763) ; quant
à Coraline, après lui avoir promis une
partie fine à La Garenne,
où le prince de Monaco a une
maison,
elle « plante » Casanova en
route : leur carrosse croise en effet celui du chevalier de
Wirtemberg, que Coraline préfère sans hésiter à son compagnon
roturier et désargenté. Casanova ulcéré se rend chez Patu qui
« me dit que la chose n’était pas neuve, que tout était en
règle » :
l’usage a été respecté, Coraline ne pouvait agir autrement
qu’elle l’a fait. A-t-elle d’ailleurs à proprement parler agi,
ou subit-elle l’usage qui correspond à sa condition de
comédienne ?
Mais
surtout le compagnonnage de Casanova avec Patu s’établit sur la
base du piteux retrait du narrateur à la marge de l’aventure et de
l’événement : de Coraline, il n’est pas la priorité ;
avec le prince de Monaco, impossible de faire sa cour ; chez la
duchesse de Rufec, l’urgence était de sortir ; en route vers
La Garenne, il a été planté. L’épisode de l’hôtel du Roule
s’enclenche à partir de ces échecs, de ces exclusions
successives, qu’il vient réparer : « Quand [Patu] vit
que tout ce qu’il me disait pour me calmer était inutile, il me
proposa d’aller dîner avec lui à l’hôtel du Roule. »
L’hôtel du Roule est une consolation, un supplément, un pis
aller : le récit va en faire un des événements les plus
marquants du premier séjour de Casanova à Paris. C’est à l’hôtel
du Roule que Casanova se révèle dans sa stature et sa figure de
libertin : c’est l’événement le plus improvisé, le moins
délibéré, le plus coïncidant si l’on peut dire, qui fait
événement durant le
séjour comme événement caractéristique de la personnalité de
Casanova.
L’hôtel
du Roule se caractérise d’abord par sa « police »,
c’est-à-dire par les usages qu’y a établi sa tenancière,
Madame Pâris :
« La
police de sa maison
était très sage : tous les plaisirs étaient taxés à un prix
fixe, et pas chers. On payait six francs pour déjeuner avec une
fille, douze pour dîner, un louis
pour y coucher. C’était enfin une maison bien montée, dont on
parlait à Paris avec admiration. Il me tardait d’y être, et je
trouvais
que la partie vaudrait peut-être mieux que celle que j’aurais
faite à la garenne. » (p. 767)
En
1750,
Rochon
de Chabanne et Moufle d’Angerville font paraître Les
Cannevas de la Pâris, ou Mémoires pour servir à l’hôtel du
Roulle, à la porte de Chaillot.
Le
dernier chapitre, intitulé « Projet d’embellissement »
(t. 2,
p. 159),
se conclut par une « Ferme générale. Tarif » dans
laquelle on retrouve les trois catégories de plaisirs tarifés
auxquelles Casanova fait allusion, sous des intitulés plus
explicites : « Passades » correspond au déjeuner
(une
simple passe),
« Dîners et soupers » au dîner (la
prostituée est louée pour la journée),
et « Couchers et promenades » au coucher (on
passe la nuit).
Le pseudo-mémoire de la Pâris raffine ensuite, en distinguant trois
classes de prix pour chaque catégorie, les prix de Casanova
correspondant à la 2e
classe. Mais ces tarifs relèvent d’un « projet
d’embellissement », ils constituent une extrapolation
imaginaire : le pseudo-mémoire propose qu’ils soient
collectés par une « fermière générale » qui reversera
ensuite à la Pâris une rente annuelle de 10000 livres. Dans le
récit de Casanova, c’est directement avec la Pâris que Patu et
lui traitent…
Le
tarif fixe, règle l’usage des corps. Casanova en admire la
simplicité, la modicité, l’efficacité : la maison est
« bien montée », quelle belle organisations !
Pourtant,
toutes les règles d’usages seront transgressées : Patu
et Casanova commencent chacun par « rendre son devoir » à
sa chacune, selon l’usage. Il faut observer ici le jeu de la voie
moyenne de la chrèsis.
En couchant avec les prostituées qu’ils ont choisies, il agissent
certes, mais ils le font en se conformant à l’usage de la maison
close, en se soumettant à sa loi. La partie, la passe est à la fois
une action et une soumission. Par la passe, Casanova se rétablit
dans sa virilité bafouée par Coraline ; mais il ne se rétablit
qu’en s’initiant à un usage.
L’usage
des corps déborde ensuite nécessairement en mésusage, en désordre
du libertinage, en débordement de la loi : ce
dérèglement ne doit pas nous leurrer, il fait partie de l’usage
de ce genre de lieux, c’est lui qui fait la fortune de la Pâris !
Patu
et Casanova échangent de partenaires, ce qui promet pour la
tenancière une nouvelle redevance. Mais l’organe de Patu ne répond
plus à la demande, il est devenu impuissant (p. 769) !
« Patu dit que ces plaisirs mesurés
à l’heure devenaient des corvées : il me propose de souper,
et de passer là la nuit, et je le veux bien. Nous allons communiquer
notre projet à l’abbesse qui à ce trait nous reconnaît pour gens
d’esprit. Nous lui disons que nous voulons aller choisir de
nouveau, et elle nous reconduit dans la salle, où à la lumière de
quatre bougies, je vois une grande fille qui boudait. Je l’approche,
je la trouve une beauté ; je m’étonne qu’elle m’ait
échappé la première fois ; mais je me console, songeant que
je vais l’avoir pour douze heures et toute à mes ordres. »
(p. 769)
L’usage
des corps est mesuré par le tarif de la Pâris, et le protocole
qu’il suppose : accord de la tenancière, retour à la salle
d’accueil où la fille est choisie, signification du choix. La
Pâris est ici ironiquement nommée l’abbesse, c’est-à-dire la
mère supérieure d’un couvent dont elle fait respecter la règle :
selon
une métaphore usuelle dans la littérature libertine, l’usage
qui gouverne la maison de passe est calqué sur la règle du couvent,
avec son protocole et ses soumissions qui régissent
ici l’action des corps, sinon des âmes.
A
la structure de la règle, avec son jeu différentiel du permis et de
l’interdit et sa taxinomie des tarifs, s’oppose le dispositif de
l’usage, qui associe, plus ou moins exactement, plus ou moins
efficacement, la règle avec les actions des corps : si la fille
se soumet à contre-cœur à la règle, et manifeste sa
« maussaderie », si elle « boude » ou se
montre « revêche », si elle « se moque »,
elle compromet le « devoir » à rendre et risque de
rendre le client « impuissant », de le priver « de
la faculté amoureuse », de ne plus réussir à le « rendre
vivant ». La
fille se soumet, mais sans son plein et libre désir, ou au moins la
fiction de sa bonne volonté, la jouissance ne se fait pas ; le
client ordonne, mais il est soumis au bon vouloir de la fille, au bon
vouloir de son propre corps aussi. L’usage des corps manifeste
ainsi plus nettement, plus crûment que n’importe quel autre usage
la
voie moyenne de la chrèsis,
par laquelle le sujet usant
se définit de façon paradoxalement asubjective, ou pré-subjective,
en dehors du cadre, de la structure, de la rationalité du sujet
cartésien.
L’usage
des corps dans l’épisode de l’hôtel du Roule est un exemple
parfait de l’économie du retrait qui caractérise la narration
casanovienne : Casanova expose les usages de la maison, et par
rapport à eux les manquements de Patu, qui s’avère impuissant
après la première passe, et les manquements des filles, maussades,
vindicatives, exclusives. Il est du coup très peu question de
Casanova lui-même, qui par défaut en quelque sorte se trouve être
le seul à respecter pleinement les usages. Casanova dessine ainsi de
lui, de
fait,
la figure d’un libertin accompli, infatigable aux plaisirs du sexe,
sans pour autant avoir jamais eu besoin de se mettre en avant. Il
s’est représenté au début de son séjour à Paris comme un
badaud
assistant au tableau bigarré des promeneurs du Palais Royal
(p. 721),
de ses cafés, de son tabac (p. 723) ;
c’est encore comme spectateur qu’il rend compte des théâtres et
de l’opéra ; à l’hôtel du Roule à nouveau, il assiste à
« une scène » (« j’ai joui d’une scène, dont
je n’avais pas d’idée », p. 771)
et
à des « tableaux » (« le dernier tableau qui
m’enchanta chez la Paris fut celui-ci… », p. 773) ;
et
c’est presque en touriste qu’il visitera en septembre au Louvre
le Salon organisé par l’Académie royale de
peinture
(p. 775) et fera son entrée à la cour de Fontainebleau
(p. 777).
Casanova
visite et recueille des tableaux. Mais il
entre dans ces tableaux. Le tableau est le medium, l’interface de
l’usage du corps : tableau offert, à distance, à la
jouissance scopique d’un spectateur, il est en même temps le
tableau de la jouissance même du spectateur devenu acteur. L’usage
du corps tend, glisse vers l’usage du tableau, qui
en fétichise l’économie.
Le portrait de la belle Hélène : usage et
tableau
Au
début du chapitre XIII, Patu conduit Casanova chez la Morfi, « une
actrice flamande » (p. 855),
en fait une prostituée. L’épisode
se construit par symétrie de celui de l’Hôtel du Roule, où les
rapports étaient inversés : le besoin, le désir qu’il
s’agit de satisfaire n’est plus celui de Casanova floué par
Coraline, mais celui de Patu entiché de la Morfi ; le
mésusage n’est plus le fait de Patu, devenu impuissant après la
première passe, mais le fait de Casanova, qui refuse de coucher avec
la petite sœur de Victoire Morphy, Louison, qu’il appelle Hélène,
peut-être
par référence à la chimère de Zeuxis.
 Marie-Louise O’Murphy (?) (version de Munich) - Boucher Casanova
n’use pas du corps qui s’offre à lui moyennant une transaction
financière analogue à celle de l’Hôtel du Roule. Il
donne l’argent, mais il ne couche pas. La jeune fille lui montre
« une paillasse sur trois ou quatre planches » censée
tenir lieu de lit :
« —
Eh bien ! Va donc t’y coucher toi-même, et tu auras l’écu.
J’aurai le plaisir de te voir nue. — Oui ;
mais vous ne me ferez rien. — Pas
la moindre chose. Elle
se déshabille dans un clin d’œil, elle se couche, et un vieux
rideau lui sert de couverture. Elle n’avait pas encore quatorze
ans. Elle s’offre riante à mes yeux dans toutes les postures que
je… » (p. 855-857)
Le tableau du corps remplace son usage, ou en
tient lieu. Casanova jouit du corps de la petite Hélène par la
seule vue. Il jouit d’un corps caché : « un vieux
rideau lui sert de couverture ». L’écran du rideau lui
dérobe ce à l’usage de quoi il a renoncé. Il jouit enfin d’un
corps nubile, d’un corps à peine sexualisé. Ce corps en revanche
est sommé de se prêter à toutes sortes de postures : les
postures sont la transposition de l’usage. Le
développement de la scène, et
la négociation des postures à laquelle elle donne lieu,
est perdu dans la 2e
version du récit, où un feuillet manque, mais il subsiste dans la
1ère
version :
« —
Eh bien ! Va donc te
coucher toi-même, et tu auras le
petit écu.
Je
veux te voir.
— Oui.
Mais vous ne me ferez rien. — Pas
la moindre chose. Elle
se déshabille, elle se couche, et se couvre avec un vieux
rideau. Elle avait treize ans. Je
regarde cette fille ; je secoue tout préjugé ; je ne la
vois plus ni gueuse, ni en lambeaux, et je trouve la beauté la plus
parfaite. Je veux l’examiner toute, elle refuse, elle rit, elle ne
veut pas. ; mais un écu de six francs la rend douce comme un
mouton, et n’ayant autre défaut que celui d’être sale, je la
lave toute de mes propres mains : mon lecteur sait que
l’admiration est inséparable d’une autre approbation, et je
trouve la petite Morfi disposée à me laisser faire tout ce que je
veux hormis ce que je n’avais pas envie de faire. Elle me prévient
qu’elle ne me permettrait pas cela, car cela, au jugement de sa
sœur aînée valait vingt-cinq louis. Je lui dis que nous
marchanderions de cela une autre fois ; et pour lors elle me
donne toutes les marques de sa future complaisance dans celle qu’elle
me démontre avec la plus grande prodigalité en tout ce que je
pouvais vouloir. La
petite Hélène, dont j’avais joui, en la laissant intacte, donna à
sa sœur les six francs, et lui dit ce qu’elle espérait de moi. »
(p. 855-857)
Il
ne s’agit pas seulement de lever le rideau (ce terme de rideau
n’est sans doute pas ici purement contingent et engage la métaphore
théâtrale), mais d’engager
une transaction qui est aussi une conversion de la vision vers le
toucher, dont l’horizon ultime est le dépucelage de la jeune
fille. Usage et tableau : deux régimes du corps s’articulent
ici, dont les économies diffèrent. Hélène
se donne à voir comme le tableau idéal d’une beauté absolue,
« ni
gueuse, ni en lambeaux », c’est-à-dire comme une image qui
fait écran à son corps réel et crasseux. Le tableau n’est pas le
tableau du corps, mais de ce qu’on peut projeter, imaginer à
partir de lui. Hélène se donne à voir à la condition de ne pas se
donner : elle sortira vierge des mains de Casanova. L’usage au
contraire est l’usage du corps réel, que Casanova lave, manie,
pourrait dépuceler. Le tableau ment donc, parce qu’il n’offre
pas le corps réel, mais l’usage déçoit aussi : tout entier
tendu vers le dépucelage, vers l’usure de la nouveauté, il va
vers ce terme et ne peut proposer qu’un échelonnement des usages
jusqu’à une fin. Entre l’usage et le tableau, la tarification de
séances met en évidence cette différence des économies :
Sa sœur au
bout de deux mois me remontra que j’étais la plus grande des dupes
puisque j’avais déboursé déjà deux cents francs à six à la
fois rien que pour des enfantillages. Elle attribuait cela à mon
avarice, malgré que j’eusse déjà donné six louis à un Allemand
pour me faire son portrait en miniature. Il le fit si bien qu’elle
semblait vivante. Elle était couchée sur son ventre, s’appuyant
de ses bras, et de sa petite gorge sur une oreille ; et tenant
sa belle tête tournée comme si elle avait été sur le dos.
L’habile artiste avait dessiné ses jambes, et ses cuisses de façon
que l’œil ne pouvait pas désirer de voir davantage. Dans cette
même posture j’ai vu un hermaphrodite à Londres qu’on veut
attribuer à Coreggio.
J’ai fait écrire au-dessous du portrait O-Morphi.
Ce mot grec, quoique non Homérique, signifie
belle. Mais voilà les voies secrètes de la
très puissante destinée. Patu eut envie d’avoir une copie de ce
portrait, et je ne la lui ai pas refusée. Ce fut au même peintre
que je l’ai ordonnée, et qui la fit à la perfection. Mais voici
le moment de l’heureuse combinaison. »
(p. 857)
La
Morfi ne comprend pas comment Casanova dépense son argent, elle a
l’impression de le gruger avec sa petite sœur et
au fond pour cela elle le méprise.
La Morfi ne comprend que l’économie des usages du corps :
plus on use du corps de la fille, plus on paye ; plus
le corps est neuf, plus on paye ; avec les « enfantillages »
on gaspille son argent et on dévalorise l’usage vrai qui sera fait
à terme d’un corps qui ne sera plus tout à fait neuf.
Casanova
raisonne tout autrement : il capitalise au contraire ce qu’il
dépense, selon une économie du tableau. Il s’agit de fixer, puis
de monnayer le tableau que lui offre la petite Hélène. Le tableau
existe avant que le peintre ne le fixe sur la toile et n’en diffuse
les copies. Le tableau existe imaginairement avant d’exister comme
objet, dès l’instant où la petite Louison devient, pour Casanova,
Hélène, la belle Hélène du tableau de la beauté idéale, l’idéal
de beauté dont les Grecs de Crotone commandèrent la peinture à
Zeuxis.
Pendant
qu’il donne six francs à Louison pour chaque séance de pose,
Casanova donne six louis au peintre
pour en exécuter le tableau, c’est-à-dire vingt-quatre fois plus
cher, mais
quatre fois moins que le tarif du dépucelage : il
fait donc une bonne affaire !
Pour
autant, Casanova ne prétend pas avoir anticipé et planifié la
vente de la jeune fille à Louis XV par le truchement du tableau.
C’est encore une fois un concours de circonstances : Patu
réclame une copie du premier tableau,
le peintre fait voir cette copie au valet de chambre du roi, qui
demande à voir l’original, et la petite Hélène, heureusement
laissée vierge par Casanova, devient la maîtresse de Louis XV.
Casanova pointe ce hiatus de
ce qui pourrait ordonner
la structure du récit et ne
relève que de
l’aléa des conjonctures : il commence par évoquer « les
voies secrètes de la très puissante destinée », un ordre
providentiel donc, mais se rabat aussitôt sur « l’heureuse
combinaison » d’un hasard qui a inopinément bien tourné.
L’insistance
sur le hasard produit un effet de vérité, pour une scène chez le
roi dont Casanova n’a pas été le témoin et qu’il ne peut
qu’imaginer. La scène se déduit, sinon du tableau, du moins du
dispositif imaginé par Boucher, qui en constitue de fait la
matrice :
« Il s’assit, il la prit entre
ses genoux, il lui fit quelques caresses, et après s’être assuré
de son royal doigt
qu’elle était toute neuve, et lui avoir donné un baiser, lui
demanda
de quoi elle riait. Elle lui répondit qu’elle riait parce qu’il
ressemblait à un écu de six francs comme une goutte d’eau à une
autre. » (p. 861)
Le royal doigt se
glissant dans le sexe de la belle Hélène, qui lui-même répète
celui de Casanova lavant la jeune fille qui l’arrête à cet
endroit, est fantasmé à partir de la posture que Boucher donne à
son odalisque bonde, sur le modèle de l’odalisque brune qu’il
avait déjà peinte plusieurs
années plus tôt. Le
tableau engendre
l’écriture de l’événement dont il se présente comme le
produit. L’image de la
jeune fille allongée sur le ventre, cuisses écartées, sollicite
l’imagination du doigt qui s’insinue, le tableau engendre
l’écriture
de cet usage là du corps, qu’il barre en même temps en en
signifiant l’interdit : la jeune fille n’a de valeur qu’en
exposant un sexe toujours menacé, et toujours intouché.
Casanova
imagine alors la naïveté de Louison reconnaissant la ressemblance
de son client avec l’effigie du roi sur les écus de six francs, le
prix, la pièce précisément que Casanova lui donnait pour chaque
pose, pour chaque tableau. Le roi se trouve ainsi extrapolé lui
aussi du tableau, non par le contenu qu’il représente, mais par le
prix qu’il coûte. Voyant le roi lui toucher le sexe, Louison
revoit l’écu donné par Casanova pour la voir et la toucher, c’est
en fait la même scène toujours, toujours le même tableau où
Casanova n’est pas mais s’insère, image sans lui mais payée par
lui, produite, pourvue par lui.
Le
rire de la petite Hélène déclenche le processus qui va conduire à
la pointe du récit, au trait d’esprit par quoi le signifiant
casanovien est réinjecté dans le discours courant, ici le bavardage
niais de la grosse Morfi, la grande sœur maquerelle :
« Ce qui m’amusa beaucoup fut la
joie de la grosse Morfi quand elle se vit maîtresse de vingt-quatre
mille livres. Elle ne trouvait pas des termes assez forts pour me
marquer toute sa reconnaissance. Elle me regardait comme l’auteur
de sa fortune. Je ne m’attendais pas à une si grande somme, me
disait-elle, car il est vrai qu’Hélène est très jolie ;
mais je ne croyais pas ce qu’elle me disait de vous, et je me
trompais, car si le roi ne l’avait pas trouvée toute neuve, il
n’aurait pas voulu d’elle ; et le roi dit s’y connaître.
Allez. Je ne croyais pas qu’un honnête homme de votre trempe
pouvait exister. » (p. 861-863)
« Ce
qui m’amusa beaucoup » suit immédiatement « elle
riait » : au rire de la petite sœur succède l’amusement
de Casanova face à la niaiserie de la grande sœur. Le rire de
Louison est bien niais lui aussi : elle ne comprend pas pourquoi
le roi face à elle ressemble à l’effigie des écus qu’elle
reçoit pour ses poses ; elle ne comprend pas que c’est la
même personne. Mais cette incompréhension amuse-t-elle, peut-elle
amuser le roi, renvoyé à ce simple tarif ? C’est
du rire de Louison, qui renvoie aux écus payés par Casanova, que
naît de fait d’abord l’amusement de Casanova.
Casanova
s’insère ainsi dans une chaîne d’incompréhension, de la petite
et de la grande O-Morphi, du roi même qui ne peut pas comprendre
pourquoi cette ressemblance qui le tarife est si amusante. La
dégradation de tous les personnages permet l’intégration de
Casanova, dégradé, disqualifié dès le début par la réprobation
de la sœur maquerelle, qui trouve qu’il gaspille son argent.
 Hermaphrodite endormi - d’après Polyclès l’Ancien ? Mais
au fait, est-ce le véritable motif de sa réprobation ? La
jeune odalisque blonde, montrant son derrière jambes écartées,
adopte la posture d’« un hermaphrodite à Londres qu’on
veut attribuer à Coreggio ». Le Corrège n’a jamais peint
d’hermaphrodite, mais
le Louvre possède une copie romaine d’Hermaphrodite endormi, une
sculpture sur marbre du IIe siècle de notre ère ayant appartenu au
pape Pie VI (le comte Braschi que Sade
met en scène dans l’Histoire
de Juliette).
Casanova
identifie ainsi lui-même son fantasme voyeuriste face à la jeune
O-Morphi au désir dévoyé d’un corps ambigu offert à la sodomie.
L’épisode
d’Ismaïl à Constantinople associait déjà voyeurisme du corps
féminin et jouissance homosexuelle avec un compagnon.
Le
mépris de la sœur maquerelle n’est donc pas seulement un mépris
pour l’argent gaspillé, mais un mépris face à une jouissance
dévoyée, face à une perversion de la jouissance, entre impuissance
et inversion. Il permet a
posteriori
de réinterpréter l’épisode de l’Hôtel du Roule comme un
épisode dans lequel l’impuissance de Patu (qui après tout est
peut-être elle aussi une affabulation) figurait déjà le rapport
ambivalent de Casanova à la jouissance, entre impuissance et
surpuissance, entre sur-virilité masculine et inversion. Casanova et
Patu s’offraient le spectacle de leurs hétaïres, comme Casanova
et Ismaïl, comme ici, par tableau
interposé,
Casanova et le roi, partenaires dans l’usage du corps de Louison.
L’intervention
du roi rétablit un usage régulier du corps de l’odalisque blonde.
La pension que reçoit la grosse O-Morphi renverse son jugement :
Casanova aura fait sa fortune, il est digne de respect et
d’admiration. Mais le terme par lequel elle formule son sentiment
fait quasiment antiphrase : « Je ne croyais pas qu’un
honnête homme de votre trempe pouvait exister » ; honnête
est le mot, le trait qui referme l’anecdote, et le signifiant par
quoi Casanova s’injecte dans une histoire à laquelle il n’a au
mieux qu’assisté de loin, mais dont en tous cas il n’est pas le
protagoniste qu’il prétend être. Honnête
est un signifiant falsifié pour une histoire falsifiée. Mais
cette falsification est en quelque sorte mise en abyme
dans le récit, qui dénie tout usage du corps de la petite Hélène,
monte au contraire en épingle qu’elle n’est pour lui qu’un
tableau, que c’est même une copie du premier tableau, une copie de
copie, qui a assuré l’« heureuse combinaison ».
C’est
ainsi que l’usage du corps se ramène, en dernier ressort, à un
usage du mot, au mot d’esprit « honnête ».
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