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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d’agrégation sur les Lettres de la marquise de Crébillon, année 2010-2011, université de Provence Usages du discours, usage des plaisirs dans les Lettres de la MarquiseStéphane Lojkine  Boucher, Femme sur un sopha, 1743, huile sur toile, 57,2x68,3 cm, New York, Frick collection Crébillon était tombé
dans l’oubli au dix-neuvième siècle. On le caractérisait comme
un auteur « du second rayon ».
Il a connu dans les trente dernières années un regain d’intérêt
spectaculaire. Alors que les études dix-huitiémistes s’éloignaient
de la critique marxiste et ne tiraient plus un prestige naturel du
combat pour les Lumières et du moment révolutionnaire, il
s’agissait de réévaluer un autre dix-huitième siècle,
« esthétique », léger, désenchanté et désengagé, un
siècle de libertinage moraliste où l’exercice et les variation du
plaisir s’inscriraient comme écarts convenus dans un cadre
rassurant, maîtrisé, formalisé par le langage.
Crébillon convenait
parfaitement à cette nouvelle représentation qu’il s’agissait
de donner de la littérature des Lumières : à l’écart du
structuralisme et, plus encore, de la déconstruction, il offrait à
l’étude une matière verbale d’une perfection pour ainsi dire
plastique, un « usage du discours » qui semblait
parfaitement adapté à l’analyse rhétorique.
Les Lettres de la
marquise constituent, dans cette perspective, un corpus
exemplaire : il n’y a pas d’histoire, ou presque. Une
marquise dont le nom n’est pas donné (un simple M, redoublement du
M de marquise ou clin d’œil malicieux à Marivaux) s’éprend
d’un comte. Son mari est-il été nommé ambassadeur ? On ne
sait au juste, mais elle doit partir avec lui :
« Notre malheur n’est que trop
certain, l’ambition de mon mari me plonge le poignard dans le cœur,
il a enfin obtenu ce qu’il désirait, et il m’entraîne dans un
pays qui, quelque beau qu’il puisse être, ne sera jamais qu’un
pays barbare. » (Lettre 65, p. 209.)
De ce départ, la
marquise ne se remettra pas : elle tombe malade et meurt.
Systématiquement, le discours amortit, évide, stylise l’événement :
le marquis a obtenu « ce qu’il désirait » ; mais
que désirait-il précisément, concrètement ? Peu importe. Le
discours met en rapport, structuralement, une polarité : le
désir du marquis d’une part, dont l’ambition n’est ici qu’un
avatar, le cœur poignardé de la marquise d’autre part,
poignardé, c’est-à-dire barré, dénié, jusqu’à la mort.
Ils vont partir, mais
où ? On ne le saura jamais. Peu importe le pays, il « ne
sera jamais qu’un pays barbare » : c’est un pays sans
carte ni territoire, c’est le non lieu abstrait de l’exil, tout
au plus une réminiscence des Tristes d’Ovide.
I. Le rapport à l’événement
Entre les premiers
signes de la passion et cette chute tragique abstraite, Crébillon
évacue également, autant que faire se peut, les événements. C’est
un baiser que le marquis a donné à la marquise devant le comte, à
la lettre III :
« Hier, devant vous il m’embrasse,
je lui dis des douceurs, je lui témoigne enfin l’amour le plus
violent ; vous m’avez même entendu soupirer : je
m’étonne que votre imagination ait tant travaillé sur ce
soupir. » (P. 54.)
Un baiser, un soupir,
et encore d’un mari à sa femme ; où ? probablement chez
eux ; devant qui ? On ne sait, sinon que le comte y
assistait. De la scène, rien n’est montré, rien n’est décrit.
De la scène, rien n’est montré, rien n’est décrit : le
discours filtre le réel, n’y prélève que ce peu qui alimente
l’expression des passions et permet de déployer la description des
états intérieurs de l’âme.
Filtrage
L’événement se
trouve dans les lettres du comte, qui ne nous sont pas données. À
la lettre IV, nous comprenons, indirectement, que le comte s’est
présenté chez la marquise, mais qu’on ne l’a pas laissé
entrer : encore un micro-événement, que la lettre filtre et
diffracte en discours :
« Vous avez tort de croire que je
fusse hier chez moi, quand vous y êtes venu, et que j’eusse des
raisons secrètes pour désirer qu’il n’y entrât personne. »
(P. 55.)
Non seulement
l’événement est minime, mais il s’avère purement imaginaire :
ici le discours ne filtre pas, mais conjure carrément l’événement :
le chevalier de N*** ne se trouvait pas avec la marquise, qui
elle-même n’était réellement pas chez elle.
La lettre IV se greffe
donc à une scène topique imaginaire qu’elle escamote d’emblée :
l’amant surprenant chez sa Dame un rival à la place qu’on lui a
refusée. Une scène de ce type sera décrite à la fin du roman par
le marquis à son épouse, qui la rapporte au comte (lettre XLVI).
Le marquis s’est
épris de Madame de ***, mais il découvre que son ami le chevalier
de Saint-Fer*** est aussi son rival. Il décide de les surprendre :
« Sûre de ma crédulité, elle
n’avait donné aucun ordre à son Suisse qui me regardât :
j’entrai sans bruit, elle était dans le salon qui était au milieu
du jardin, toutes les fenêtres, excepté celle qui regarde la
maison, étaient fermées. » (P. 153.)
On reconnaît ici le
dispositif scénique mis en œuvre par Mme de La Fayette dans La
Princesse de Clèves, lorsque Nemours surprend Mme de Clèves
seule dans son pavillon de chasse de Coulommiers. Curieusement, alors
qu’il s’agit de surprendre Saint-Fer***, le marquis ne le voit
pas, ou plus exactement ne se décrit pas le voir. Seule subsiste
l’image topique de la Dame dans l’écrin du pavillon du jardin,
visible par une seule fenêtre, encadrée par elle.
Mais Crébillon
n’exploite pas fictionnellement cette scène. Il n’en montre
rien, n’y fait pas intervenir le marquis. C’est finalement par
une femme de chambre soudoyée qui lui remet les lettres des amants
de sa maîtresse infidèle que le marquis pourra confondre Mme de
***. Il n’y aura ni témoignage visuel, ni interaction scénique :
tout passe par des lettres, autrement dit par le filtre du discours.
Dénégation. Le portrait surpris (lettre 11)
Un soupir et un moment
d’attendrissement à la lettre V (p. 57) ne constituent pas
non plus ni scène, ni événement. Il faut attendre la lettre XI
pour apprendre que la marquise s’est fait voler son portrait. Mais
là encore, de la scène extrêmement visuelle, toute en intensité
de regards surpris, que développait Mme de La Fayette, il ne reste
que le discours de mauvaise foi d’un prétendu malentendu :
« Saint-Fer*** m’a surpris mon
portrait, il vous l’a donné, voilà, je crois, les choses que vous
avez à m’objecter, et les seules sur lesquelles vous pouvez
établir ma passion prétendue. » (P. 70.)
Au fond, « surpris »
même est un bien grand mot : la marquise a en fait donné son
portrait à Saint-Fer*** pour qu’il le transmette au comte. Il ne
s’est rien passé, et c’est encore le comte qui extrapole à
partir de rien : « Je le savais bien, que vous prendriez
pour de l'amour ce qui n’est que de l’amitié » (p. 69).
Le discours de dénégation n’est pas un simple détour rhétorique
pour mieux dire la passion amoureuse. Déniant le réel, il se
substitue à lui comme écran, comme interface rhétorique.
Le portrait surpris,
comme la Dame qu’on pourrait surprendre en compagnie d’un amant,
ne sont pas des images, mais des situations, abstraites, qui
alimentent un discours : « répondriez-vous si bien à mes
yeux, si vous n’entendiez pas leur langage ? » (lettre
15, p. 78) demande la marquise. Il n’y a pas de propre des
yeux ; tout est langage, et les situations ne sont que des
éléments de discours.
Le tableau comme supplément de l’événement.
Une soirée chez la belle-mère de la marquise (lettre 19)
La lettre XIX propose
un tableau de la compagnie que la marquise a trouvée chez sa
belle-mère, où son époux l’a emmenée, la privant de la visite
du comte :
« Tout
y était d’une impudence, et d’une fatuité difficile à
imaginer. Le fade Marquis de ***, moitié malade, moitié amoureux,
la grande mouche au front, et le teint blafard, marmottant un air
d’opéra, regardait languissamment la prude Madame de H***, qui,
d’un air dévot et contrit, soupirait sensuellement pour le
Chevalier de N***, qui dans le même temps disait des fadeurs
respectueuses à la fille de la bigote. Madame *** et Mademoiselle
***, couchées sur un canapé, s’occupaient à dire autant de mal
des hommes, que les hommes en pensent d’elles. Mon mari, penché
nonchalamment, demandait de la manière la plus modeste à la
doucereuse Madame de G***, les choses du monde qui le sont le moins.
La précieuse L***, faute d’avoir quelqu’un qui lui demandât
quelque chose, s’amusait à vanter un auteur, dont le triste
conseiller P*** lui contestait le mérite ; R*** faisait avec
une admirable facilité des vers exécrables. Ma mère et celle de
mon mari, tout en déchirant le prochain, s’écriaient sur les
miséricordes de Dieu. Les autres jouaient : moi, j’étais
spectatrice, et je vous assure que je ne jouais pas le plus mauvais
rôle. J’avais le plaisir de sentir, en considérant les ridicules
de cette compagnie, que j’aimais, et que j’étais aimée d’un
des plus aimables hommes du monde. Ma vanité était agréablement
flattée de ce qu’ils vous étaient si inférieurs. Que je vous
aimais dans ce moment-là ! » (Pp. 87-88.)
Le tableau supplée l’événement, un tableau à
la manière des Lettres persanes,
mais dont le contenu social disparaît. La marquise se fait
spectatrice d’un arrangement de discours, d’un éventail de ses
usages déréglés : au lieu de chanter, le marquis de ***
« marmotte un
air d’opéra » ; le chevalier de N *** « disait
des fadeurs respectueuses » ; deux prudes sur un canapé
« s’occupaient à dire
autant de mal » ; le marquis « demandait » ;
la précieuse « vantait »
un auteur, R *** « faisait des vers » ; la mère et
la belle-mère de la marquise « déchiraient » le
prochain.
Le tableau mondain se
fait bruitage, poubellisation du discours en bruit, mésusage pur,
persiflage abstrait : il n’y a pas de satire car personne
n’est visé ; c’est une médisance sans figure et sans
objet.
Le résidu de l’événement. Duel contre C***
(lettre 21), première étreinte (lettre 28)
À la lettre XXI, nous
apprenons que le comte s’est battu en duel contre C ***. Mais la
marquise ne l’a su que par Saint-Fer***.
« Saint-Fer*** venait de me dire
que vous vous étiez battu en duel contre C ***, et j’étais dans
la dernière inquiétude lorsque votre lettre est arrivée. Mais
pourquoi n’êtes-vous pas venu vous-même me l’apprendre ?
Seriez-vous blessé ? Ou si vous ne l’êtes pas, que
craignez-vous ? Pourquoi vous dérober à mes yeux ? […]
la brutalité de votre ennemi vous disculpe, met ma gloire à
couvert, et votre personne en sûreté. » (P. 91.)
C’est donc presque
incidemment que nous comprenons que la marquise était l’objet d’un
duel entre deux rivaux. L’épisode du duel constitue à nouveau une
scène topique de la narration amoureuse, que la lettre de la
marquise sollicite, mais évide. Point de circonstances, point de
répercussions de l’événement : le personnage de C *** tombe
ici comme un météore, pour ne plus reparaître dans le récit. De
lui, on ne saura rien ; en dehors de ce duel, il n’interfèrera
avec aucun des protagonistes. La lettre XXI offre, moins qu’un
duel, le résidu de cet événement, l’allusion désincarnée à un
passage obligé dans le développement d’une intrigue amoureuse.
La lettre XXII nous
apprend que le marquis s’est épris de la cousine du comte, qu’il
a pris pour confident (p. 93). La lettre XXIV évoque une vague
rivale de la marquise, que le comte aurait eu le front de lui
présenter (p. 97). La lettre XXVI évoque une conversation de
la marquise avec le marquis, alors qu’il se préparait à partir
pour Versailles (p. 102), et il faut attendre la lettre XXVIII
pour que l’événement le plus important du roman manque se
produire :
« Oui, je l’avoue, si mon mari
arriva hier à propos pour lui, il vint fort mal à propos pour
vous ; ma vertu chancelante ne se défendait plus que
faiblement ; vos empressements m’avaient surprise au point de
me la faire perdre de vue. » (P. 105.)
Or non seulement
il ne s’est donc au bout du compte rien passé, mais ce qui aurait
pu se produire est évoqué de façon si périphrastique qu’on le
devine plutôt qu’on ne l’apprend. C’est d’abord
l’opposition des deux « à propos », qui suggère que
ça tombait bien, ou que ça tombait mal, mais ne désigne pas
l’événement sur lequel ça tombait. Seule la différence des
perspectives, le fait que c’était bon pour le mari, mais mauvais
pour l’amant, permet de déduire que la marquise s’apprêtait à
céder au comte et à coucher avec lui.
Dans le corps à corps
qui nous est donné à imaginer, ni la marquise, ni le comte
n’interviennent grammaticalement : ce sont « vos
empressements » qui s'apprêtent à coucher avec « ma
vertu chancelante », c’est un corps à corps de la vertu et
des empressements.
Quant à l’action
elle-même, qui est sexuelle, crue, et d’autant plus brutale
qu’interrompue, elle est désignée comme surprise
(« vos empressements m’avaient surprise »).
La perte de maîtrise de la marquise, le vertige sexuel du corps qui
s’abandonne est suggéré par « me la faire perdre de vue » :
une perte, la vue qui se trouble, une défaillance. Mais « la »
ne renvoie ni au comte, ni à la marquise, ni au corps, ni au sexe,
mais à la « vertu », dont c’est le pronom : « me
la faire perdre de vue » marque un degré d’abstraction inouï
de la langue au moment où la consommation la plus charnelle
s’apprête. On voit ici que l’usage du discours comme
filtre des événements n’est pas seulement d’abstraire la
représentation littéraire, épistolaire, du réel ; c’est
aussi de produire, d’établir cette tension, cette polarité de la
belle langue et de la chair crue, de la maîtrise, de la maîtrise du
syntagme et du vertige du plaisir. L’usage du discours est
un
usage des plaisirs.
Usage virtualisant du discours : la chute de
la marquise (lettre 29)
La lettre XXIX, quant à elle, se situe après
l’événement, une fois l’adultère de la marquise consommé. Le
billet qui la précède constituait-il, de la part de la marquise,
une invite, préparait-il l’événement qu’aucun texte ne
relate ? Crébillon ménage un blanc dans le texte, en indiquant
à la fin du billet qu’« on a supprimé ici quelques
lettres ».
Au moment de la consommation sexuelle, il y a un
blanc, un blanc que le texte souligne par cette suppression.
L’allusion à la consommation est si indirecte à la lettre XXIX
qu’un critique a cru la liaison de la marquise platonique.
L’ouverture de la lettre est très ambiguë en effet :
« De l’amour tant qu’il vous
plaira ; mais un peu plus de sagesse et de discrétion, ou je
suis perdue. Vous m’embrassiez hier avec tant d’emportement, et
il paraissait tant de fureur dans vos yeux, qu’il était impossible
de ne pas s’apercevoir de ce que nous avons tant d’intérêt de
cacher. » (P. 108.)
L’amour sans sagesse ni discernement (c’est le
sens classique de « discrétion »), l’emportement des
baisers, la fureur dans les yeux suggèrent le commerce sexuel ;
mais l’absence de discrétion suppose que la scène est publique,
observée par un spectateur implicite, que désigne le sujet de
« s’apercevoir » : « il était impossible de
ne pas s’apercevoir », c’est dire qu’il était impossible
que ceux qui nous regardaient ne se soient pas aperçu. Si cette
scène à peine esquissée dans le discours est publique, ce n’est
pas une scène sexuelle ; c’est tout juste un badinage un peu
poussé, que les deux protagonistes devraient, par décence, cacher.
Cependant la suite laisse moins de doutes :
« Vous suis-je si peu chère que
vous vouliez me perdre, et avec si peu de plaisir pour vous ?
Dans quel temps ne pensâmes-nous pas être surpris : est-ce au
milieu du tumulte ?… Ah ! j’en frémis ; si vous
m’aimiez, m’exposeriez-vous à de tels dangers ?
N’avons-nous pas assez de moments dans la journée ? »
« Si peu de plaisir » désigne
l’emportement des baisers avant la consommation sexuelle :
beaucoup de théâtre compromettant, et peu de satisfaction réelle,
si peu de plaisir. La scène alors s’éclaire : le comte a
entrepris la marquise quand ils étaient seuls, mais il ne l’a pas
fait au bon moment, pas dans un moment sûr ; « n’avons-nous
pas assez de moments », c’est dire que ce n’était pas le
bon moment. Pourquoi ? Parce qu’à cette heure de la journée,
un visiteur, un spectateur indélicat pouvait survenir à n’importe
quel moment et surprendre ce qu’il ne fallait pas voir : ce
spectateur aurait alors perdu la marquise (« que vous vouliez
me perdre ») et le comte n’aurait pas pris jusqu’au bout
son plaisir (« avec si peu de plaisir pour vous »). mais
ce plaisir, le comte l’a pris quand même : il est désigné à
la phrase suivante par le « tumulte ». Nous avons failli
être surpris au milieu du tumulte, écrit la marquise :
autrement dit, en plein coït ; on n’en est plus ici aux
premiers baisers, même emportés. La phrase est interrogative :
« Dans quel temps ne pensâmes-nous pas être surpris :
est-ce au milieu du tumulte ?… » ; la marquise
n’est pas sure de d’avoir frôlé la catastrophe au moment de
l’extase ; cela aurait pu se produire, a failli se produire,
elle « en frémit », jouant à se faire peur :
l’idée de cette possibilité est une jouissance délicieuse.
Non seulement le discours n’évoque
qu’indirectement, du dehors, de loin, l’événement sexuel (le
« tumulte », c’est ce que l’éventuel intrus aurait
entendu de derrière la cloison), mais l’événement se déporte de
l’action sexuelle vers la surprise de cette action, et cette
surprise a failli ou n’a pas failli avoir lieu. C’est un
événement virtuel, c’est l’abstraction d’une virtualité,
posée là essentiellement en contrepoint de l’action sexuelle pour
établir le vertige d’une polarité, la tension constitutive du
plaisir : l’usage virtualisant du discours prépare, dispose
l’usage polarisant du plaisir.
La narrativisation du discours : des filles
d’opéra à la campagne (l. 33)
A partir de la lettre XXX, l’économie du
discours change : la parole de la marquise se narrativise. De
l’expression des situations de son âme on passe au récit de
tranches de vie. C’est le marquis, hier malade, venant ce matin à
la toilette de la marquise, qui s’est occupée de le faire
habiller : une véritable scène de genre rococo (p. 111).
À la fin de la lettre 32, un souper où la marquise « fut
lorgnée impitoyablement », l’oncle du comte qui tousse
participent de cette narrativisation (p. 115). À la lettre 33,
nous apprenons que le comte et Saint-Fer*** ont emmené des filles
d’opéra à la campagne : le discours de la marquise
l’émancipe d’elle-même ; ce n’est plus l’état de son
âme, ni sa perception de ce qui lui est arrivé ; elle raconte,
ou elle imagine des événements auxquels elle n’a pas pris part.
Une fabrique imaginaire, proprement romanesque, se met ici en branle.
Le micro récit commence par une dénégation :
« Vous avez mené hier, vous et
Saint-Fer***, des filles d’opéra à la campagne ; je ne vois
là-dedans rien d’extraordinaire, je suis persuadée que vous aurez
choisi les plus vertueuses… » (p. 116).
Sans doute l’assertion est-elle ironique :
qu’est-ce qu’une fille d’opéra vertueuse qu’un libertin
emmène à la campagne ? Ce qui est symptomatique en revanche,
c’est l’usage des verbes : « je ne vois là »,
c’est dire que la marquise ne voit
pas la scène, la refuse à son imagination ;
au lieu de cela, elle est « persuadée », c’est-à-dire
qu’elle se place dans la sphère protectrice, rassurante, de
l’exercice rhétorique du discours. Au lieu de voir la scène, la
chose extraordinaire, la marquise est persuadée, se drape dans le
voile des bienséances.
Mais le discours de
persuasion ramène immanquablement avec lui l’image scénique :
« D’ailleurs,
il n’a jamais été défendu d’aimer la musique, et je conçois
qu’elle est plus touchante au fond d’un bois que parmi l’embarras
d’un théâtre, et la foule importune des spectateurs. »
La marquise
croit-elle ce qu’elle dit, ou se moque-t-elle de plus en plus
ouvertement de son interlocuteur ? Toujours est-il qu’elle
n’est plus persuadée, mais qu’elle « conçoit » :
autrement dit elle concède
(c’est encore du domaine de la persuasion, dans l’ordre du
discours), et elle commence à imaginer (concevoir n’est plus
simplement du discours ; c’est déjà, plus généralement, de
la représentation). En mettant ironiquement en rapport l’improbable
sérénade forestière donnée par les filles d’opéra à la
campagne avec la scène d’opéra qu’on peut voir et entendre au
théâtre, même si la marquise oppose les deux spectacles, elle
accorde implicitement le statut de donné-à-voir scénique à ce
qu’elle ne voulait d’abord pas voir (« je ne vois là rien
d’extraordinaire » : si, une sérénade dans un bois,
c’est extraordinaire).
Vient alors
l’interrogation faussement naïve et décisive :
« Mais quand tout cela ne serait
pas, et que mon imagination, qui cherche sans cesse à vous
justifier, voulût pour ce coup mettre les choses au pis, qu’en
pourrait-il arriver ? »
Cette fois,
l’imagination est ouvertement sollicitée, rompant avec l’écran,
le filtre du « je ne vois pas » liminaire. L’imagination
est introduite d’abord comme outil de persuasion, comme accessoire
du discours : « mon imagination, qui cherche sans cesse à
vous justifier » ; mais elle échappe vite au discours, en
« mettant les choses au pis » :
point de mot pour cela, on sort du discours,
mais la scène d’orgie est sans équivoque…
Faut-il en déduire que
le filtre du discours perd de son efficacité à mesure que progresse
la passion de la marquise ? On peut en douter : ici, c’est
au contraire un gage de maîtrise de soi, de distance par rapport à
la chose sexuelle, de liberté vis-à-vis du partenaire libertin que
ce recours à l’imagination contre le discours et son régime
rhétorique, normatif, filtrant, de persuasion. Cette maîtrise,
cette liberté, cette distance est à rapporter non au progrès de la
passion (dans ce qui serait une fausse perspective, tragique,
racinienne, du trajet narratif des Lettres), mais au
développement de l’usage des plaisirs, c’est-à-dire à un non
dit des Lettres qui serait, depuis l’événements que filtre
le discours, l’éducation libertine de la marquise.
Le nouage discursif, ou comment le discours
articule les événements aux états
Lettre XXXIV, c’est à
nouveau un micro-événement : « Vous sortîtes hier d’un
air brusque ; vous juriez même entre vos dents de ne me revoir
jamais, je parierais que vous ne savez pas pourquoi. Vous vous êtes
mis en tête d’être jalouse de R*** » (p… 118). La
marquise, par cet éclat infime, qu’elle seule a pu remarquer,
pénètre dans le for intérieur du comte et, par là, depuis le
discours (qui s’étouffe, s’assourdit en jurement entre les
dents) bascule dans l’imagination (« vous vous êtes mis dans
la tête » suppose d’imaginer l’intériorité de l’autre,
de se projeter dans sa tête).
La lettre XXXV
introduit un nouveau récit, plus conséquent, et donc avec lui de
l’événement : le comte a eu un procès, il a demandé à la
marquise d’intercéder pour lui auprès des juges, et notamment du
vieux Marquis de ***, paralytique, étique, asthmatique »
qu’elle a dû autoriser à lui faire sa cour. Mais le récit
déplace l’accent événementiel du procès vers les conséquences
du procès gagné, vers le prix qu’elle se trouve avoir à payer :
d’un événement donc (ou d’une série d’événements) vers une
situation :
« Vous gagnez votre procès, et
vous acquérez un rival, est-il un homme au monde plus heureux que
vous ? Je passe sur les galanteries de votre rapporteur, ainsi
que sur les obligations que vous m’avez ; mais j’ai fait des
merveilles auprès de vos juges. Croiriez-vous bien que le vieux
Marquis de ***, paralytique, étique, asthmatique, s’est mis dans
la tête d’être amoureux de moi… » (p. 119).
« Vous gagnez »,
« vous acquérez », ce sont des événements ;
« s’est mis dans la tête », c’est une situation. Ce
qui articule les événements, dont le comte tire bénéfice, à la
situation, que paye la marquise, c’est la médiation, le nouage
discursif qui se fait de l’un à l’autre : le discours noue
le « vous » liminaire, le « vous » d’accroche
au « moi » central, au « moi » de situation.
Tout est d’abord exposé dans la perspective de « vous » :
la marquise n’évoque pas ce qu’elle a dû faire pour circonvenir
le rapporteur du comte, mais l’effet de son entremise, « les
galanteries de votre rapporteur », « les
obligations que vous m’avez » ; c’est au
lecteur à déduire de ces effets les événements, les actions qui
les ont causés. Ces événements ne sont évoqués que très
vaguement à la phrase suivante, où le nœud se referme :
« j’ai fait des merveilles auprès de vos
juges ». « Je passe sur », c’est-à-dire je me
retire de l’exposition discursive, devient « j’ai fait des
merveilles », autrement dit je m’expose, je suis l’objet
central.
On retrouve alors
l’expression « s’est mis dans la tête » (comme, à
la lettre précédente, « vous vous êtes mis en tête d’être
jaloux de R*** »), qui caractérise une situation de
l’intérieur, qui donne à imaginer ce for intérieur. Au bonheur
visible, public, exposé du comte (« est-il homme au monde plus
heureux que vous ? ») s’oppose alors le plaisant
déplaisir secret de la marquise, condamnée à subir la cour
importune du ridicule vieillard. Ici, le discours ne filtre pas à
proprement parler l’événement, mais plutôt le pulvérise pour
établir le nouage d’un « vous » à un « moi »,
d’un plaisir à un déplaisir : nouage plutôt que polarité ;
il s’agit de faire tenir le tout ensemble.
II. La communauté des plaisirs
L’interférence de
l’usage des plaisirs dans celui du discours déconstruit le
filtrage déréalisant des événements au profit de ce nouage qui
autorise une certaine narrativisation. Ainsi à la lettre XXXVII,
quand la marquise raconte l’aventure du comte avec Madame de ***,
qu’elle a découverte grâce à la lettre de cette précieuse que
le comte lui a indiscrètement communiquée :
 Jean-François de Troy, Le Retour du bal, 1735, huile sur toile, 82x65 cm, Collection particulière
« La précieuse Madame de *** a
donc enfin pris sur son austère vertu de vous faire la plus hardie
déclaration qui ait jamais été. Mon Dieu ! qu’elle m’a
divertie, et que je vous suis obligée de m’avoir donné ce
plaisir ! »
Caractériser Madame de
*** comme précieuse, c’est l’identifier à un usage déréglé
du discours. Ce dérèglement déclenche le plaisir de la marquise.
Plaisir et dérèglement du discours : la
cour de la prude Mme de *** (lettre 37)
Mais ce plaisir n’est
qu’un masque pour une lettre dont l’objet sera essentiellement de
traiter du plaisir du comte. Le plaisir verbal est un plaisir de
ressassement, de ressac discursif : « Que de langueurs !
que de douleurs ! Quel fatras ! » (p. 123) sonne
comme « le vieux Marquis de ***, paralytique, étique,
asthmatique », une redondance de surface, un écho qui fait
couche, fard, emplâtre, et annonce son propre effondrement. Ce que
la marquise se met goguenardement en bouche n’est pas un plaisir
gratuit des mots, mais pointe vers le plaisir du comte :
« parler du plaisir qu’un
amour détaché du vice cause à une âme délicate […] voilà tous
les plaisirs que vous avez imaginés auprès d’elle :
mais détrompez-vous. Les femmes qui paraissent si sévères, ne sont
pas les plus inaccessibles aux désirs ; et celle-ci en lisant
les romans, n’en a que mieux connu la nécessité de les abréger. »
(P. 124.)
Le plaisir des mots
glisse tout à coup de la marquise à Mme de ***, puis de Mme de ***
au comte : c’était d’abord à la marquise qu’était
« donné ce plaisir » ; c’est ensuite Mme de ***
qu’on imagine pendant des heures « parler du plaisir »
de la galanterie précieuse ; c’est enfin le maigre plaisir,
le plaisir par antiphrase que le comte se prépare à en retirer :
« voilà tous les plaisirs que vous avez imaginés auprès
d’elle ». Dans ce jeu de passe-passe qui fait courir le furet
du plaisir, le plaisir se défait, se délite à chaque nouvelle
passe : réel plaisir de moquerie chez la marquise, il devient
fadeur d’un plaisir convenu dans la conversation pédante et
pesante de Mme de ***, et franc déplaisir que s’en promet le
comte. Le plaisir des mots introduit la dépression représentative,
le vide rhétorique, l’appel, la tension du manque.
Vient alors, face à
lui, face au discours, la promesse du réel, de la chair :
« mais détrompez-vous ». Les précieuses ne sont pas
« inaccessibles aux désirs ». Face à la dépression du
plaisir surgit l’appel du désir, face aux longueurs de roman où
se perd le discours du plaisir, la rupture, le terme qu’instaure le
vrai plaisir, de la chair et des sens.
La réflexion sur
l’usage des plaisirs, plaisir des mots d’une part (se payer de
mots, puis se laisser prendre à ce marché de dupes du plaisir des
mots), plaisir des corps d’autre part, établit la polarité
nécessaire à la relance du discours. Alors que l’usage filtrant
du discours amenuise, étouffe, menace à terme la parole, c’est la
négation du discours par l’usage du plaisir, la nécessité
d’abréger le roman pour passer à l’acte, qui prolonge le roman,
qui l’établit malgré tout, comme une fabrique paradoxale.
Le plaisir comme envers du discours : une
conversation dont la marquise n’était pas (lettre 38)
Le processus de
narrativisation du discours filtrant, qui devient alors un discours
polarisant et tend vers une fabrique du roman, se poursuit à la
lettre XXXVIII où, très paradoxalement, la marquise raconte au
comte une scène où elle n’était pas, et dont le comte était le
protagoniste :
« Je n’étais pas hier chez la
Duchesse, et Madame de *** y était. […] Elle vous demande ce que
vous pensez de la constance ; vous répondez ingénument qu’il
n’est rien de plus ennuyeux… » (p. 126).
Il ne s’agit plus de
filtrer le réel, mais au contraire de défaire le discours (les
platitudes précieuses sur la constance) pour faire émerger l’usage
des plaisirs :
« vous rapportez des aventures qui
vous sont arrivées ; vous mourez presque de plaisir en
exprimant celui que vous trouvez à faire une perfidie. »
Les aventures arrivées,
la perfidie faite ou à faire, « de petites histoires,
peut-être réelles », c’est de l’action, c’est de
l’événement. Quand la parole prend l’événement pour objet,
elle cesse d’être discours (le discours de la précieuse, face
auquel il n’y a pas, chez Crébillon, de discours du libertin),
pour devenir « rapport », c’est-à-dire narration. La
déconstruction du discours par la narration fait presque mourir de
plaisir, elle supplée l’usage des plaisirs à l’usage du
discours. Le comte a servi hier de modèle, de matrice pour cette
déconstruction que la marquise accomplit aujourd’hui à la
lettre, dans la lettre.
Cette déconstruction
suppose une dissémination de la parole : au discours monodique
se substitue le dialogue de la conversation, nécessaire pour établir
la polarité structurale, la tension symbolique inhérentes à
l’usage des plaisirs. La monodie se dialogise. Mais la
dialogisation ne se réduit pas à la mise en scène, ouvertement
artificielle, d’une conversation : la marquise peint le comte
qu’elle imagine pour le comte réel ; elle projette sur lui ce
qu’elle imagine de lui. La narrativisation du discours dissémine
la fiction, détache un référent imaginaire d’un référent réel.
Entre le comte qui échappe au discours et le comte que le discours
rattrape, entreprend imaginairement de maîtriser, s’établit aussi
une polarité et un autre usage du plaisir, identifié au plaisir de
la marquise.
Façade du discours et appel du plaisir.
Premières amours avec P*** (lettre 40)
À la lettre XL, la
marquise prétend céder aux instances pressantes du comte en lui
racontant son premier amour avec le marquis de P*** :
« Depuis que nous nous aimons, ou,
pour mieux dire, depuis que je vous aime, vous ne m’aviez point
tourmentée au point où vous le faites il y a quatre jours ;
et jamais il ne vous est venu dans la tête des idées si
déraisonnables. » (P. 130.)
Le récit rétrospectif
des premières amours de la marquise avant son mariage est présenté
comme une étape capitale dans la relation amoureuse, aussi
importante que celle de l’abandon de la marquise au comte et de la
consommation charnelle (lettre XXIX), à quoi renvoie « depuis
que nous nous aimons ». Ce n’est pas un hasard non plus si ce
récit clôt quasiment la première partie des Lettres.
Faire un récit, c’est
introduire une polarité, dont l’usage des plaisirs est
l’instrument discriminant. À propos de P..., la marquise écrit :
« un seul, c’était le Marquis de
P***, (il est mort, vous le savez) m’avait su plaire : ses
manières polies et sensées, son esprit plus formé qu’on ne l’a
d’ordinaire dans l’extrême jeunesse, ses empressements pour moi,
sa façon naïve et vraie de m’exprimer son amour avaient fait
naître dans mon cœur une inclination très forte, mais contrainte
par mon état, instruite par ma raison, je ne lui dis rien du progrès
qu’il avait fait sur moi. » (P. 131.)
P*** « avait su
plaire » à M*** : le récit, à partir d’une épure
aussi abstraite du réel, ne se nourrit et se développe que de ce
plaisir, de cette perspective du plaisir qui aimante P*** à M***,
M*** à P***. P*** ne dit rien : ce sont « ses manières »,
« son esprit », « ses empressements » qui
parlent pour lui, et constituent une « façon naïve de
m’exprimer son amour », c’est-à-dire une expression
indirecte, le supplément d’un discours que la décence, que les
convenances interdisent. Le discours du désir étant réprimé,
suspendu, c’est cette expression disséminée du plaisir qu’on a,
du plaisir qu’on donne qui tient lieu de ce qui ne peut être dit.
Réciproquement, la
marquise est « contrainte » et « instruite »,
et donc ne dit rien, ne peut rien dire : « contrainte par
mon état » renvoie à sa condition de jeune fille qui n’est
pas encore mariée, qui demeure donc en retrait du commerce des
sexes ; « instruite par ma raison » semble renforcer
cette contrainte : les règles sociales (« mon état »)
interdisent à la marquise le commerce amoureux, et la marquise n’est
plus assez naïve pour les ignorer (« instruite par ma
raison »).
Pourtant, il y a déjà
là, dans l’économie libertine du roman, le germe discret d’une
opposition : à l’innocence de l’état qui la contraint, le
discours de la marquise oppose l’instruction que lui donne sa
raison, instruction d’un usage des plaisirs, qui en fixe certes les
limites morales, mais en laisse par là-même envisager le
débordement. De la même façon, « je ne lui dis rien »
renvoie bien à la sagesse vertueuse que la société assigne à la
jeune vierge, mais « le progrès qu’il avait fait sur moi »,
que l’amour de P*** donc avait fait, oppose à cette façade de
sagesse, à ce suspens, cet interdit du discours, l’appel intérieur
au plaisir, la montée de l’appétit de jouissance, l’expression
indirecte, intime, du désir de consommation.
De même que le récit
clive les personnages en une façade éloquemment muette et une
intériorité tendue vers le plaisir, de même le discours se scinde
par le jeu rétrospectif en discours d’alors, muet, indirect,
suspendu, et discours de la lettre, qui renverse la façade, noue le
dehors à un dedans, fait droit à l’amour. Ce nœud, le mouvement
même de la phrase le dessine : la marquise commence par « ses
manières polies et sensées » pour finir par le « progrès
qu’il avait fait sur moi », allant de lui à moi, du dehors
au dedans :
ses manières
—> son amour —> mon cœur —> mon état —>
lui extérieur lui intérieur moi
intérieur moi extérieur
—> ma
raison —> le progrès de son amour sur moi
moi int-ext lui-moi-int-ext
Ce trajet n’est pas seulement celui d’une
communication de proche en proche. C’est une contamination qui noue
peu à peu lui à moi. On a d’abord l’impression que la phrase
est balancée entre, d’abord, tout ce qui concerne le marquis de
P*** (ses manières, son esprit, ses empressements, son amour),
ensuite tout ce qui regarde la marquise (mon cœur, mon état, ma
raison, moi). Le balancement est d’autant plus net que la phrase
assure un équilibre entre quatre termes d’un côté et quatre
termes de l’autre, avec de chaque côté une progression de
l’extériorité (ses manières // mon état) vers l’intériorité
(son amour // sur moi).
Pourtant, ce que la marquise décrit d’elle,
c’est une emprise : sa raison lui commande de l’intérieur
ce que son état lui impose de l’extérieur, et dans le même temps
lui donne à voir la possibilité du plaisir, « le progrès
qu’il avait fait sur moi ». Intériorité et extériorité,
puis lui et moi se fondent dans le nœud que referme cette dernière
expression.
Filtrage des événements, polarisation par le
plaisir, nouage narratif : le dispositif fictionnel des Lettres
Le discours, donc, polarise (la vertu contre le
plaisir, l’intériorité contre l’extériorité, lui contre moi),
mais le récit noue (« le progrès qu’il avait fait sur
moi »). On voit ainsi se dessiner les trois temps, mais aussi
les trois niveaux du dispositif fictionnel des Lettres,
caractéristiques de l’esthétique rococo : le filtrage des
événements, l’épure du réel assignent au discours une première
fonction de sas entre l’histoire et la fiction ; un système
de figures se met en place ; la polarisation des figures,
polarisation interne (dehors/dedans) et externe (moi/vous, moi/lui),
est liée à la narrativisation du discours à partir d’une
discrimination des plaisirs (licites/illicites, sollicités/refusés) ;
enfin, le nouage des figures polarisées, par contamination,
agrégation des contraires, constitue la monodie épistolaire, fait
tenir ensemble le système éclaté des figures, la dissémination
fictionnelle liée à cette polarisation.
La répercussion au service du plaisir. Le
marquis aux pieds de la marquise (lettre 41)
Il y a en effet un lien
entre la polarisation du discours et la dissémination de la fiction.
En témoigne le début de la lettre XLI :
« Il
vient, mon cher Comte, de m’arriver la chose du monde la plus
cruelle : nous allons être les plus malheureuses personnes du
monde. Mon mari, ah ! Mon pressentiment n’était que trop
vrai ! n’aime plus votre cousine ; il vient de se jeter à
mes pieds, m’a demandé pardon de ses égarements, m’a juré les
larmes aux yeux un amour éternel. » (P. 134.)
L’entrée en
matière de la lettre annonce un événement : « il vient
de m’arriver… ». Dans un monde sans événements, l’annonce
d’un événement fait saillie, pointe comme singularité :
l’événement est en soi un paradoxe.
Pourtant
l’événement ne concerne qu’indirectement la marquise : à
l’accroche « Il vient, mon cher comte, de m’arriver »
s’oppose l’énoncé « Mon mari n’aime plus votre
cousine ». Ce n’est plus la marquise, mais le marquis ;
ce n’est plus événement, mais un état, une disposition de
l’âme. Le discours filtre, substitue à l’énoncé direct
d’événements rencontrés, vécus par les protagonistes (la
marquise et le comte), l’énoncé indirect de situations qui se
répercutent sur eux (le désamour du marquis). L’économie de la
rencontre, qui fonde traditionnellement la narration romanesque, est
remplacée par une économie de la répercussion.
« Mon mari n’aime
plus votre cousine » répercute le « pressentiment »
de la marquise, et va se répercuter sur la relation qu’elle
entretient avec le comte : « nous allons être les plus
malheureuses personnes du monde ». La répercussion est le
principe de la polarisation : ce qui se répercute, c’est une
perte de plaisir, qui va s’amplifiant. C’est d’abord un vague
pressentiment de la part de la marquise ; c'est ensuite
l’amorce, la scène du marquis, hypocrite, ridicule ; c'est
enfin la perspective de ne plus revoir le comte, perspective
effroyable, tragique. Vague déplaisir de la marquise ; puis
protestation théâtrale du comte, dans laquelle la marquise
déchiffre son déplaisir ; enfin conséquences concrètes,
matérielles de ces protestations d’amour déplacées : « il
veut passer tout l’été avec moi en Bretagne », la marquise
sera donc séparée du comte, et « nous allons être les plus
malheureuses personnes du monde ».
La logique de
répercussion ne se constitue qu’après coup. Le véritable
événement, c’est l’annonce de ce départ en Bretagne, que le
discours de la marquise fait précéder de la scène du marquis qui
s’est jeté à ses pieds, et avant cela de ce qu’elle en a
déduit, qu’il n’aime plus la cousine du comte. Le filtrage de
l’événement brouille donc la logique de répercussion, en défait
l’enchaînement linéaire.
Dans le même
temps, cette contamination des déplaisirs (de la marquise, du
marquis, du comte) fait apparaître l’opposition centrale et
jubilatoire : le marquis n’a pas l’usage des plaisirs que la
marquise a avec le comte. Le déplaisir du marquis, sa représentation
scénique, jubilatoire (« il
vient de se jeter à mes pieds, m’a demandé pardon de ses
égarements »), ont pour fonction de donner pour acquise la
connivence de la marquise et du comte dans le plaisir, leur
communauté secrète dans le plaisir, contre sa singularité scénique
dans le déplaisir. IL s’agit là clairement, de la part de la
marquise, d’une stratégie de séduction, stratégie discursive
qui, par la narrativisation de l’expression des passions, polarise
le monde fictionnel, entre ceux qui participent au plaisir, qui en
sont, et celui qui n’en est pas.
Le problème de la communauté des plaisirs. La
marquise et son joli pédant philosophe (lettre 43)
Cette stratégie va
prendre toute son ampleur dans la seconde partie du roman, où la
narrativisation est nettement plus avancée. À la lettre XLIII, la
marquise raconte au comte les leçons de philosophie qu’elle prend
avec un petit maître. Elle ne l’informe pas, ne lui apprend rien :
« Saint-Fer*** a eu raison de vous écrire que j’apprends la
philosophie » (p. 140). L’événement, si minime
soit-il, est donc amorti par une annonce précédente, dont nous ne
savons directement rien ; l’événement est amorti, est
toujours déjà là.
La lettre répercute
l’événement, et par cette répercussion le discours opère sa
fonction de filtre. L’histoire du petit maître de philosophie a
essentiellement pour but de mettre en scène, sous les yeux du comte,
une communauté libertine factice, la virtualité d’un plaisir dont
il ne serait pas, pour ensuite détruire, dissiper cette communauté,
et réaffirmer la seule connivence qui comte, celle de la marquise
avec le comte :
« Votre absence ne m’attriste pas
moins, que si je n’avais pas cherché à me distraire ; et
pour avoir eu quelques leçons de philosophie, mon cœur n’en est
pas devenu plus philosophe. » (P. 141.)
Ce qui était désigné
d’abord comme plaisir, « ce genre d’amusements », et
fait l’objet du tableau le plus plaisant du monde « (« le
plus joli pédant du monde », « ce charmant précepteur »)
devient finalement distraction : « si je n’avais pas
cherché à me distraire ».
Au plaisir
frelaté, ridicule, des émois du joli pédant s’oppose la seule
communauté du plaisir qui tienne, celle de la marquise et du comte.
Se distraire, ce n’est pas trouver du plaisir, c'est sortir de
cette communauté, sortir du seul réel plaisir. La philosophie n’est
pas un plaisir, une distraction ; elle n’en est que la façade.
La marquise joue alors sur le mot pour glisser du divertissement
qu’elle se donne, comme accroche séductrice pour le comte, vers la
signification sérieuse du mot philosophie : de la façade
frivole de la leçon de philosophie vers l’exercice grave de la
philosophie, comme conjuration des plaisirs. « Mon cœur n’en
est pas devenu plus philosophe », ce n’est plus le philosophe
petit maître, frisé, poudré, dont elle s’offre la cour, c’est
le cœur philosophe qui dédaigne les plaisirs au nom de la raison.
« Mon cœur n’en est pas devenu plus philosophe »,
c’est une nouvelle déclaration d’amour au comte, pour laquelle
le petit maître philosophe a servi d’accroche, de figure
liminaire, de métalepse. Le petit philosophe n’est pas un
personnage réel : son tableau ironique, la mise en scène
distanciée de ses émois balbutiants, la perspective de sa
déclaration d’amour en hébreu font de la philosophie un signe
dérisoire, une figure déréalisée, une façade dont le discours se
défait, se désolidarise, jusqu’au rejet :
« et
pour avoir eu quelques leçons de philosophie, mon cœur n’en est
pas devenu plus philosophe. »
De la leçon de
philosophie au cœur philosophe, la répercussion ne se fait pas :
la narration polarise la figure en ce qui fait plaisir d’une part
(le libertinage des leçons de philosophie) et ce qui ne fait pas
plaisir d’autre part (un cœur philosophe).
Tandis que la
communauté factice de la marquise et du joli pédant philosophe se
fissure, l’autre communauté, qu’appelle le discours de la
lettre, la communauté du comte et de la marquise, ne se manifeste
que dans la hantise de sa propre dissolution :
« Je
sais qu’un jour vous cesserez de m’aimer, et que des liens
illégitimes, nés du caprice et de la faiblesse, sont aisés à
rompre. […] Je sais que rendue à moi-même, je n’aurais plus
rien à me reprocher ; mais je ne jouirais plus du bonheur de
vous aimer, et il n’est rien dans le monde qui pût me dédommager
de ce que je perdrais en le perdant. » (P. 142.)
L’enjeu, c’est
l’usage des plaisirs. La philosophie en commande un usage raisonné,
la défiance et le retrait face à « des liens illégitimes ».
La philosophie désigne à la fois la tentation du petit maître
philosophe et la résistance, par la raison, à cette tentation. La
philosophie fait tableau (la déclaration d’amour en hébreu du
joli pédant) et fait retrait ; elle représente l’usage des
plaisirs et en dessine les limites. L’horizon des plaisirs, c’est
la perte, non la perte de l’Autre, mais la perte « du bonheur
de vous aimer » : c’est la dissolution des plaisirs.
La polarisation
fictionnelle qu’induit l’usage filtrant du discours de la
marquise (entre plaisir et ennui, entre communauté et exclusion,
entre théâtre de façade et authenticité interne) introduit une
logique de dissémination :
« il
n’est rien dans le monde qui pût me dédommager de ce que je
perdrais en vous perdant. »
L’authenticité
intime du plaisir ne se manifeste qu’au travers de sa perte
envisagée. Il ne s’agit pas de « vous perdre », mais
de perdre cela « en vous perdant » ; cela, ce
bonheur de vous aimer, cette participation au plaisir. Le supplément
de cette perte, ce qui peut en dédommager,
c'est la philosophie, c’est-à-dire la littérature en tant qu’elle
se pratique comme éthique libertine.
Le supplément est
vain, car il ne remplacera jamais l’usage des plaisirs : il
n’en donne que la représentation distanciée, ou plus exactement
polarisée, fissurée, scindée. Le supplément dissémine le
plaisir : le plaisir est dans la scène, mais le joli pédant
aux pieds de la marquise constitue une scène factice et vaine ;
le plaisir est dans le commerce du comte, mais ce commerce est promis
nécessairement à la rupture ; le plaisir est dans la
jouissance de la raison, qui rendrait la marquise à elle-même, mais
cette jouissance ne dédommage pas de la communauté perdue. La
dissémination, c’est l’exacerbation de l’inauthentique :
il n’y a que des représentations du plaisir (une scène avec un
petit maître, le discours de la marquise, l’horizon de son
retrait). Le plaisir ne se manifeste jamais que comme fragment, ce
n’est jamais le vrai plaisir. La dissémination, c’est cet effet
kaléidoscopique, cette fissuration généralisée des
représentations, scénique (une scène d’amour), lyrique (je vous
aime), philosophique (se rendre à soi-même).
Vers le silence et la scène. Le marquis à
nouveau aux pieds de la marquise (lettre 46)
À la lettre
XLVI, la marquise raconte comment son mari est venu lui conter sa
rupture avec Madame de ***,
l’ancienne maîtresse de Saint-Fer***, dont nous avions appris la
brouille à la lettre XLIV (p. 143). Le dispositif de la lettre
consiste à nouveau à faire le tableau du marquis
piteux aux pieds de la marquise, comme à la lettre XLI (p. 134).
D’une certaine manière, la lettre XLVI constitue, par rapport à
la lettre XLI, une amplificatio
rhétorique. Ce qui ne tenait
qu’en quelques lignes se déploie ici sur plusieurs pages. Le mari
fait tableau et son discours colonise la lettre pour devenir un récit
autonome. La narrativisation atteint son apogée :
Lettre XLI :
« Mon mari, ah ! Mon pressentiment n’était que trop
vrai ! n’aime plus votre cousine ; il vient de se jeter à
mes pieds, m’a demandé pardon de ses égarements, m’a juré les
larmes aux yeux un amour éternel. » (P. 134.)
Lettre XLVI :
« Mon mari est venu ce matin dans ma chambre, l’air désœuvré
et languissant ; son chagrin a paru à mes yeux, et je n’ai pu
m’empêcher de lui en demander la cause. Madame, m’a-t-il répondu
mystérieusement, il est des choses qu’on voudrait pouvoir se
cacher à soi-même. » (P. 148.)
Les deux fois, la
démarche du marquis est exactement la même : une déconvenue
avec sa maîtresse le ramène périodiquement dans les bras de sa
femme. Mais le tempo a
changé. On pourrait croire que l’amplificatio
passe par une exagération du discours, qu’elle relève d’un
usage forcé et surabondant. Il n’en est rien : c’est
d’abord un tempo qui
ralentit, qui installe la réticence. Le mari entre et se tait, donne
simplement à voir l’expression muette de son visage, fait attendre
son discours, son explication.
Cette réticence,
qui concentre l’intérêt sur le mystère (« m’a-t-il
répondu mystérieusement ») et plonge le discours dans
l’obscurité (« ces paroles obscures ») s’oppose à
la volubilité facile de la lettre XLI (« m'a demandé »,
« m’a juré »). Le paroxysme du discours, son usage
maximal, amplifié, conduit donc à l’extinction du discours, ou
plus exactement à la mise en échec de sa logique productive de
sens : de même que la base de l’usage des plaisirs est le
défaut de plaisir, la présence ou l’horizon du déplaisir, qui
introduit le supplément du libertinage et la dissémination des
figures du plaisir, de même la base des usages du discours est la
réticence, qui suscite l’intérêt, l’appel du discours, mais
toujours comme supplément par rapport à une perte, et comme
dissémination, fragmentation, effet de façade par rapport à
l’usage rhétorique.
Se taire,
installer le silence, instaurer la dépression du sens (à quoi bon
parler ? Je n’ai rien à persuader, mon affaire est entendue
d’avance), c’est faire scène : ce n’est pas juste la
scène rhétorique de la lettre XLI (« il vient de se jeter à
mes pieds »), c’est la vraie scène de roman, où le discours
se défait, se délite, se dissémine (« il est des choses que
l’on voudrait pouvoir se cacher à soi-même ») et où
l’image le supplée (« l’air
désœuvré et languissant », « son chagrin a paru à
mes yeux »).
Le discours se défait,
mais ne disparaît pas, comme c’est alors le cas dans le roman à
scènes, chez Marivaux par exemple. Le discours se définit comme
« chose », en deçà de l’objet, dans l’abjection
vis-à-vis de soi-même :
« il
est des choses que
l’on voudrait pouvoir se cacher à soi-même »
« j’ai
trop de choses à me
reprocher avec vous »
Ces choses qui ne
peuvent être dites, que le marquis voudrait pouvoir se cacher à
soi-même, qu’il sait encourir le reproche de la marquise,
qu’est-ce d’autre que son usage des plaisirs ? Cet usage ne
peut être dit car il est frappé d’interdit, un interdit qui vient
pour nous se superposer à celui dont la marquise, à son insu, fait
usage, et qui constitue le corps des Lettres.
Ce que le marquis ne peut pas dire, c’est en même temps la seule
chose qui nous est dite : le discours interdit du marquis tient
lieu du discours de la marquise pour le comte, et en constitue en
quelque sorte le supplément inversé : elle aime, il n’aime
plus ; c’est une femme qui trompe son mari à son insu ;
c’est un mari qui a trompé sa femme, qui l’a su.
Polarisation, dissémination : la logique du
plaisir
La chose du discours,
c’est ce supplément inversé du plaisir : le marquis ne dit
pas la chose, mais fait un récit qui en tient lieu, à l’envers ;
non le récit de ses amours avec Mme de ***, mais l’histoire de ses
déplaisirs, de la connivence défaite dans l’usage des plaisirs,
l’histoire même de la dissémination du plaisir. Mme de ***, pure
particule sans nom, prude et femme savante de façade, désigne la
chose du plaisir dans le récit, c’est-à-dire ce qui tient lieu de
représentation de ce qui ne peut être dit.
Hors de Mme de ***,
point de plaisir :
« Je
crus tout terminé avec elle, d’abord qu’elle ne m’eut plus
rien laissé à désirer ; mais ce fut où je pris de l’amour,
je me sentis des émotions que seul il peut faire naître : mes
désirs satisfaits me fournissaient de nouveaux transports. Je
cherchais en vain dans de nouveaux plaisirs à les éteindre ;
sources nouvelles de flammes pour moi, ils augmentaient mon
ivresse. » (P. 150.)
La satisfaction des
plaisirs avec Mme de *** ne fait qu’exacerber la demande de
plaisir ; la recherche du plaisir hors de Mme de *** ne fait que
ramener à celle-ci, tandis que du côté de Mme de ***, l’exclusion
du marquis de ses plaisirs les décuple :
« Combien
de fois me suis-je interdit la douceur de la voir, de peur que mes
fréquentes visites ne me rendissent suspect, ou que vu avec elle
dans un endroit écarté, je ne compromisse sa réputation, lorsque
libre chez elle, elle prenait avec un amant nouveau des plaisirs que
celui de me tromper lui rendait encore plus vifs ! »
(P. 152.)
Le principe est
toujours le même : le plaisir (le discours sur les plaisirs)
introduit une polarisation, entre ceux qui en sont et ceux qui n’en
sont pas, entre le lit de Mme de *** et hors de son lit. Il n’y a
pas de nouveaux plaisirs : ils résident toujours à l’endroit
caché, innommable, où se tient la chose. On ne les saisit pas, on
ne les surprend pas, ils échappent, on n’en est pas : la
logique de la dissémination identifie le plaisir à ce qui file
entre les doigts.
Au plus près de la scène, mais hors d’elle :
le récit du marquis
Le récit du
marquis, tel que le rapporte (ou l’invente ?) la marquise,
rend compte de cette dissémination, ou plus exactement il la figure.
Le marquis surprend Mme de *** avec le chevalier, il les voit sans
être vu : on sait à quel point cette scène est topique.
Car il ne s’agit pas ici seulement de deux amants surpris par un
rival malchanceux : c’est un mari (certes ce n’est pas le
mari de Mme de ***, mais c’est dans les Lettres le
mari, le marquis, M*** ; c’est la fonction du grand M) qui
surprend l’usage des plaisirs dont il est privé, qui le raconte en
détail à sa femme adultère, laquelle le rapporte à son amant
volage. S’il y a un usage des plaisirs dans les Lettres,
c’ets bien ici qu’il doit être montré, traversant et en même
temps articulant toute sles relations, toute sles communautés où
cet usage est possible.
Pourtant nous ne voyons
rien : Ce discours reprend immédiatement, malgré la
narrativisation, sa fonction de filtre :
« Je
m’approchai du salon, le repos qui y régnait me fit juger que je
devais chercher dans leurs actions l’éclaircissement que leur
silence me refusait. Je me mis donc à regarder de toutes mes forces.
Je ne pouvais choisir un instant plus heureux ; et ce qui vous
paraîtra extraordinaire, vu les dispositions dans lesquelles j’étais
entré, c'est que je les vis sans aucun mouvement de colère. Il ne
me vint pas même en tête de les troubler, je me retirai de la
fenêtre quand je crus qu’ils allaient être en situation de me
voir. » (P. 153.)
Le texte dispose la
scène. Il n’y a pas de bruit, pas de parole. Le récit oppose les
actions à voir au silence qui déçoit la curiosité du marquis
spectateur. Les actions qu’il s’agit de regarder, ce sont les
plaisirs qui se consomment, mais le mot n’est pas prononcé. Le
discours abstrait, circonvient. Il n’y a pas d’objet, le verbe
regarder est utilisé absolument : « je me mis donc à
regarder de toutes mes forces ». Le spectacle du plaisir, c’est
le spectacle de la chose : il n’y a pas de distanciation
descriptive possible, pas de position à prendre face à elle. C’est
fascinant, c’est un plaisir qui se communique, une jouissance
passive :
« Il ne
me vint pas même en tête de les troubler, je me retirai de la
fenêtre quand je crus qu’ils allaient être en situation de me
voir. Je sortais satisfait de ma découverte, lorsque pour mettre le
comble à ma joie, une femme de chambre que j’avais gagnée sans y
penser […] m’arrêta pour me mettre entre les mains des lettres
de toutes façons qu’elle avait surprises à mon infidèle. »
(P. 153.)
Le marquis se
retire après avoir pris son plaisir. Mais qu’a-t-il vu ? Il est
indiscutable qu’il a surpris Mme de *** et le chevalier en pleine
consommation sexuelle : « je ne pouvais choisir un instant
plus heureux », commente-t-il ironiquement. L’instant, le
moment, c’est à la fois sur le plan narratologique l’instant
prégnant de la scène et sur le plan sexuel l’instant de la
jouissance, auquel Crébillon consacrera le dialogue intitulé La
Nuit et le moment.
La chose du plaisir est donc désignée comme objet du spectacle,
mais indirectement et ironiquement. Nous ne voyons quant à nous que
le marquis voir, non ce qu’il voit.
L’inflation
narrative, comme l’amplificatio
discursive, produit donc d’abord du blanc. Elle montre la chose,
mais elle la montre comme ne pouvant être montrée ; elle la
désigne comme ce qui est caché là, dans l’écrin du récit, sur
le visage énigmatique du marquis pénétrant la chambre de son
épouse, ou dans le pavillon du jardin de Mme de ***, ouvert
paradoxalement pour veiller à ce qu’aucun indiscret ne survienne,
dans une sorte de retranchement exhibitionniste.
La lettre contre la scène : des lettres
« de toutes façons »
La chose ne prend
jamais la consistance d’un objet. Elle se dissémine dans le
discours de la lettre : cette dissémination est narrativisée
par le geste de la chambrière déçue, qui trahit sa maîtresse
Mme de *** en remettant au marquis les lettres de ses divers amants.
Le lettres « de toutes façons », c’est-à-dire
hétérogènes par leur aspect, par leur genre, tiendront lieu de la
chose que le marquis a vue mais ne saurait décrire, de ce qu’il a
surpris sans l’interrompre, sans le troubler, sans en prendre
avantage, sans nouer le spectacle à de l’événement, sans faire
événement.
La bigarrure des
lettres livrées est le supplément de la chose surprise, du
spectacle du plaisir. Les façons diverses de ces lettres, ce sont
les usages du discours : ce sont des suppléments inversés,
nécessairement toutes à proximité, mais en dehors de l’usage des
plaisirs. La chose se dissémine dans les lettres, le spectacle
unique, topique, dans ces fragments de discours compromettants.
La lecture des lettres
répète, de façon atténuée, l’effet de paralysie légère
ressenti au spectacle de Mme de *** dans les bras du Chevalier :
« Je
trouvai dans les lettres qui m’avaient été données, des styles
de toute espèce : déclarations et remerciements de
petits-maîtres, langueurs et ennuis d’un homme de robe, offres de
service et brusqueries d’un financier, amour badin et léger d’un
homme de cœur, il y en avait de toutes façons, et j’en aurais
bien ri, si quelques-unes de mes lettres, mêlées parmi celles-là,
ne me les eussent pas rendues moins ridicules. » (P. 155.)
Crébillon reprend
l’expression de la lettre précédente : « de toutes
façons ». La dissémination du discours amoureux, qui inverse
et fragmente la chose des plaisirs qu’il prétend suppléer, fait
apparaître le discours propre (« quelques-unes de mes
lettres ») au milieu du discours d’autrui (« mêlées
parmi celles-là »). Il n’y a pas de moi et d’Autre :
toutes les lettres se valent et se mêlent. La chose interdit la
relation d’objet, la différence du mien et du tien, la distance de
l’Autre.
La dissémination du
discours amoureux est donc également une in distinction du sujet
amoureux. Le discours ne dit plus, indistinctement, qu’une chose :
qu’il y a de l’usage des plaisirs. Encore cet usage se
situe-t-il, irrémédiablement, en dehors de lui.
Bien-sûr cette
lecture des lettres de ses rivaux par le marquis met en abyme notre
propre lecture des lettres de la marquise : à la bigarrure des
« façons » diverses s’oppose la monodie épistolaire
des Lettres, aux
discours des hommes, nécessairement théâtraux, exposés, inscrits
dans un genre et un code (« déclarations »,
« remerciements », « langueurs et ennuis »,
« offres de service », « brusqueries »,
« amour badin et léger ») s’oppose ce qu’écrit la
femme, la marquise, qui n’est d’aucun genre, d’aucun code, ou
qui en rebat les cartes autrement. C’est tout le problème du genre
des Lettres, le
problème de la monodie épistolaire.
III. De l’usage au dispositif : Michel
Foucault
Mais avant de
passer à la question du genre des Lettres,
revenons aux notions d’« usages du discours » et
d’« usage des plaisirs » et à leurs implications
théoriques.
Chrêsis aphrodisiôn : il n’y a pas de
recherche morale chez Crébillon
 Pierre-Antoine Baudouin, La Dormeuse, 1767, gouache, 29x22,5 cm, Paris, Musée des Arts décoratifs L’« usage
des plaisirs » est une expression qui renvoie au deuxième tome
de l’Histoire de la sexualité
de Michel Foucault, consacré à ce qui tient lieu, dans l’antiquité
grecque, de ce que nous appelons sexualité. Foucault repère une
expression grecque, χρῆσις ἀφροδισίων (chrêsis
aphrodisiôn), qui selon lui est
ce qui, chez les Grecs, s’approche au plus près de ce que nous
appelons sexualité.
Xρῆσις
ἀφροδισίων, c’est l’usage, l’usage convenable, la
manière correcte, décente, utile, d’utiliser les choses
d’Aphrodite.
Usage a donc une signification morale. Ce n’est pas une affaire
d’efficacité, ni de finalité ; c’est une affaire de bon
usage. La χρῆσις définit une sphère d’utilisation, qui
n’est pas la sphère du licite — c’est plus souple, plus large
que le licite — mais qui définit quand même des limites, une
modération, tout en caractérisant les ἀφροδίσια comme ce
qui tend toujours à être dépassé. Cette sphère morale de la
χρῆσις, qui n’a rien à voir avec la littérature morale
chrétienne du Grand Siècle, mais prend racine bien plus en amont
dans notre culture, et notamment dans la réflexion platonicienne sur
le plaisir, Foucault la décrit ainsi :
« On
peut bien admettre aussi que les Grecs attribuaient à toutes ces
questions beaucoup moins d’importance que nous. Mais, tout cela
admis ou supposé, un point reste irréductible : ils s’en
sont pourtant préoccupés : et il y a eu des penseurs, des
moralistes, des philosophes, des médecins pour estimer que ce que
les lois de la cité prescrivaient ou interdisaient, ce que la
coutume générale tolérait ou refusait ne pouvait suffire à régler
comme il faut la conduite sexuelle d’un homem soucieux de
lui-même ; ils reconnaissaient, dans la manière de prendre ce
genre de plaisir, un problème moral. » (M. Foucault, Histoire
de la sexualité, II, L’Usage
des plaisirs, « La
problématisation morale des plaisirs », Gallimard, 1984, Tel,
1997, p. 51.)
En Grèce, on ne
brûle pas pour inconduite sexuelle. En clair : on ne brûle pas
les sodomites. Légalement, on peut presque tout faire. Mais le
discours philosophique est beaucoup plus restrictif : il y a
donc une sphère de la loi et, à l’intérieur d’elle, plus
restreinte, une sphère philosophique, morale, de la χρῆσις,
du bon usage des ἀφροδίσια. Les plaisirs sont affaire de
morale, une morale qui ne les interdit pas, mais s’efforce de les
canaliser, les réorienter, les contrôler, une morale du bon usage.
Dans les Lettres,
c'est la référence constante à
la raison, qui devrait rendre le libertin à lui-même. Parfois, la
raison triomphe, comme devant P***, le premier amour de la marquise :
« mais
contrainte par mon état, instruite par ma raison, je ne lui dis du
rien du progrès que [son amour] avait fait sur moi. » (Lettre
XL, p. 131.)
Parfois la raison est
presque défaite :
« Ma
raison voudrait en vain me conseiller de vous oublier. Vainement, des
réflexions tristes, mais salutaires, voudraient me ramener à mon
devoir. » (Lettre XLIII, p. 141.)
Parfois, la marquise
veut croire dans un usage raisonné des plaisirs :
« Croyez-moi, ne poussons pas les
choses plus loin ; n’épuisons point nos cœurs, nous nous
nous verrons avec plus de plaisir, ayant encore quelque désir à
satisfaire. » (Lettre XLVIII, p. 165.)
La mesure raisonnable
du plaisir et, face à elle, l’excès des passions constituent la
problématisation morale, pré-chrétienne, des plaisirs. C’est à
cette problématisation que s’arrime la fiction libertine :
Sade ira jusqu’à l’éloge du paganisme contre l’Église.
Crébillon n’est pas aussi radical : mais il n’y a pour
ainsi dire aucune filiation de La Bruyère ou Bossuet à Crébillon.
Ce que M. Foucault
appelle l’usage des plaisirs, c’est donc la χρῆσις
ἀφροδισίων des Grecs, l’usage raisonné des plaisirs tel
que le prescrit la philosophie, plus restrictive en cela que la loi.
La sphère des plaisirs : en être, ne pas
en être
Mais cet usage demeure
périphérique dans les Lettres. Crébillon retourne, renverse
l’expression. Il n’est pas, ou peu question d’usage,
mais il est question continuellement des plaisirs.
L’usage crébillonien des plaisirs n’est pas ce que Michel
Foucault définit comme usage des plaisirs, dans la tradition
notamment platonicienne de la χρῆσις ἀφροδισίων,
mais sa réplique inversée : c’est un usage immodéré, un
dérapage dans l’usage, un abus des plaisirs, qui n’a rien à
voir avec une conduite que prohiberait la morale chrétienne (Dieu
est absent des Lettres),
mais se définit plutôt par la sphère qu’il circonscrit, sphère
dans laquelle on entre ou on n’entre pas, et de laquelle on sera
nécessairement conduit à sortir. Le libertin crébillonien est à
ce titre un anti-philosophe, qui se prescrit un usage qui n’est pas
l’usage raisonné : non que son usage des plaisirs soit à
proprement parler un usage immoral ; le problème ne se pose pas
en ces termes : il y a plutôt une attraction du plaisir, et
cette attraction délimite un dehors et un dedans.
Dans cette sphère de
la χρῆσις libertine, les personnages entrent ou n’entrent
pas. Ils la regardent, ils sont hantés par elle, ils sont dans la
hantise d’en être exclus. L’usage libertin des plaisirs pose le
problème d’une communion des plaisirs à laquelle les personnages
sont admis ou dont ils sont exclus. C’est pourquoi la
représentation de l’usage des plaisirs implique une polarisation
(en être/ne pas en être) et une dissémination (je suis dans la
chose/ la chose est en moi).
Dispositif d’alliance et dispositif de
sexualité
Ces effets de
polarisation et de dissémination peuvent être ramenés à ce que
Michel Foucault appelle le « dispositif de sexualité » :
« On peut admettre sans doute que
les relations de sexe ont donné lieu, dans toute société, à un
dispositif d’alliance : système de mariage, de fixation et
de développement des parentés, de transmission des noms et des
biens? Ce dispositif d’alliance, avec les mécanismes de contrainte
qui l’assurent, avec le savoir souvent complexe qu’il appelle, a
perdu de son importance, à mesure que les processus économiques et
que les structures politiques ne pouvaient plus trouver en lui un
instrument adéquat ou un support suffisant. Les sociétés
occidentales modernes ont mis en place, surtout à partir du XVIIIe
siècle, un nouveau dispositif qui se superpose à lui, et sans lui
donner congé, a contribué à en réduire l’importance. C’est le
dispositif de sexualité. […] Le dispositif d’alliance se
charpente autour d’un système de règles définissant le permis et
le défendu, le prescrit et l’illicite ; le dispositif de
sexualité fonctionne d’après des techniques mobiles, polymorphes
et conjoncturelles de pouvoir. » (M. Foucault, Histoire
de la sexualité, I, La Volonté de savoir, IV, 3,
Gallimard, 1976, Tel, 1994, p. 140.)
Les Lettres de
Crébillon offrent un cas exemplaire de représentation de cette
superposition des deux dispositifs foucaldiens. De l’alliance qui
unit la marquise au marquis, il n’est presque rien dit : ce
cadre, qui prescrit le licite et l’illicite, est affaibli, brouillé
par la double infidélité des époux. À l’opposé, l’usage des
plaisirs illicites qui unit la marquise au comte se superpose avec
force, comme dispositif de sexualité, au dispositif d’alliance. Il
ne faut pas cependant en rester à cette représentation
psychologique, personnelle, du jeu des deux dispositifs : le
mari et la femme d’une part, la femme et l’amant d’autre part.
Un dispositif, ce n’est
pas seulement une relation entre des personnes, ou des personnages.
Ce sont des « mécanismes de contrainte », c’est un
« savoir que le dispositif appelle », c’est un
instrument de pouvoir : « un système de règles
définissant le permis et le défendu » d’une part ;
« des techniques mobiles, polymorphes et conjoncturelles de
pouvoir » d’autre part.
Le dispositif est
diffus dans l’espace social et, de là, se répercute de façon
diffuse dans l’espace de la représentation, dans les Lettres.
Il y a du dispositif dans le roman, sans liaison nécessaire,
immédiate, avec les personnages, les relations personnelles qui
incarnent, figurent ce dispositif. C’est ici qu’intervient
l’usage du discours face à l’usage des plaisirs. Le discours
prescrit, il filtre, polarise : le discours est l’instrument
du dispositif d’alliance, même s’il est essentiellement proféré
par la marquise, qui se révolte contre lui. Cette révolte du
plaisir depuis le discours de l’alliance définit en quelque sorte
le dispositif des Lettres.
Superposé à l’usage
du discours, usage affaibli, exténué, mais toujours structurant,
l’usage des plaisirs introduit, assoit l’autre dispositif, de
sexualité. L’usage des plaisirs développe des logiques de
répercussion, de dissémination, de nouage. Ce sont les techniques
mobiles de pouvoir caractéristiques du nouveau dispositif de
sexualité : or force est de constater que c’est dans le récit
du marquis aux lettres XLVI-XLVII, dans le jeu magnétique qui
éloigne et ramène sans cesse le marquis à la marquise que ce
dispositif trouve à s’exprimer, alors que la présence muette du
comte en fixant le cadre de l’énonciation épistolaire, en en
cautionnant la structure et la stabilité, est à ranger du côté du
dispositif d’alliance. Paradoxalement, la grande alliance des
Lettres n’est-elle pas celle de la marquise et du comte ?
Se pose dès lors le
problème de cette superposition des dispositifs. Y en a-t-il
réellement deux ? Y a-t-il réellement un usage du discours
qu’on puisse dissocier de l’usage des plaisirs ? Quand il
s’agit du discours, usage ne doit pas être pris dans le même sens
que pour les plaisirs : il ne s’agit pas ici de χρῆσις,
d’une régulation dans l’usage, mais de τέλος, d’un
accomplissement dans l’usage, d’une finalité rhétorique, d’une
efficacité.
L’usage comme chrêsis et l’usage comme telos
Or, à la base, le
discours crébillonien sert à filtrer l’événement. Cette
finalité nous ramène à un bon usage : le filtrage codifie le
réel, définit un espace restreint de la représentation, dans
lequel va s’exercer une certaine χρῆσις, un bon usage du
discours et, de là, des plaisirs. L’usage du discours fonctionne
comme soubassement de l’usage des plaisirs : on retrouve là
la superposition foucaldienne des dispositifs d’alliance et de
sexualité. Mais ces deux dispositifs ne peuvent être pensés
séparément l’un de l’autre. Ils n’ont d’autonomie ni
herméneutique, ni historique : l’alliance appelle
consubstantiellement sa subversion, son parasitage sexuels. Le
véritable dispositif, c’est cette superposition des usages
(discours et plaisirs, χρῆσις et τέλος), et la sphère
restreinte par rapport à laquelle un discours se définit et se
développe.
Ce développement du
discours, peut-on le comparer avec ce que Michel Foucault analyse du
dévelopement du discours sur la sexualité ? Foucault
s’intéresse d’abord à un corpus a priori complètement
étranger à Crébillon : ce sont les manuels de confesseurs et,
plus généralement tous les textes qui, après le Concile de Trente
et dans le cadre de la Contre-Réforme, entreprennent d’encadrer
religieusement les pratiques sexuelles.
Ces textes se déploient à partir d’un paradoxe : supposés
organiser la répression du sexe, ils développent un discours sans
précédent sur la sexualité ; interdisant de nommer les
choses, ils organisent pour les désigner un circuit du discours, qui
constitue le discours sur la sexualité, qui fonde discursivement la
sexualité :
« XVIIe siècle : ce serait le
début d’un âge de répression […]. Nommer le sexe serait, de ce
moment, devenu plus difficile et plus coûteux. Comme si, pour le
maîtriser dans le réel, il avait fallu d’abord le réduire au
niveau du langage, contrôler sa libre circulation dans le discours,
le chasser des choses dites et éteindre les mots qui le rendent trop
sensiblement présent. […] Or, à prendre ces trois derniers
siècles dans leurs transformations continues, les choses
apparaissent bien différentes : autour, et à propos du sexe,
une véritable explosion discursive. » (M. Foucault, Histoire
de la sexualité, I, La Volonté de savoir, « L’incitation
aux discours », op. cit., p. 25.)
Il y a donc une double
contrainte du discours classique sur le sexe : il s’efforce de
taire la chose, il s’astreint à l’évacuer, il s’interdit de
prononcer certains mots ; et dans le même temps, précisément
pour organiser cette « police des énoncés », il y
revient sans cesse et pratique « l’extension de l’aveu ».
Il s’agit donc de ne pas cesser de ne pas dire…
On serait tenté dans
un premier temps d’identifier ce paradoxe du discours sur la
sexualité à l’usage du discours que nous avons dégagé dans les
Lettres : nous avons parlé de filtrage, d’amortissement et
de répercussion, c’est-à-dire d’une stratégie de contournement
discursif qui revient bien, d’une certaine manière à une « police
des énoncés ». Mais ce dont nous avons étudié l’évitement
n’est pas la chose sexuelle ; c’est l’événement, le
réel, le déroulement des faits. Il existe bien sûr une érotique
du discours crébillonien, qui procède à la fois de la répression
et de la prolifération ; mais cette érotique doit être
distinguée de ce que nous avons pour l’instant abordé comme
pragmatique du discours, dans sa gestion des faits.
C’est pourquoi nous
avons parlé d’usages du discours, au pluriel : il y a
un rapport du discours à son extériorité, l’événement qu’il
filtre, et à son intériorité, la chose sexuelle qu’il
circonvient. Les usages du discours balancent entre ces deux
rapports. Face au discours, au contraire, il n’y a qu’un usage
des plaisirs, et c’est la χρῆσις. Ce qui se dessine est donc
une configuration à trois termes, et non à deux : non le
discours et le sexe, mais le discours, le sexe et l’événement.
L’évitement de l’événement définit le genre des Lettres,
la monodie épistolaire comme anti-récit ; l’évitement du
sexe structure leur énoncé comme marivaudage, c’est-à-dire comme
supplément de plaisir.
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