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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d’agrégation sur les Lettres de la marquise de Crébillon, novembre 2010, université de Provence. La monodie épistolaire dans les Lettres de la MarquiseStéphane Lojkine « Elle est fort sensible : hier après
souper, je lui lisais un livre, où se trouve l’épître d’une
certaine Ariadne, à un
traître nommé Thésée,
qui l’avait abandonnée dans une île déserte, pendant qu’elle
était endormie : Au milieu de ma lecture, je jetai les yeux sur
Tiennette, et je la vis tout en larmes. O mon Dieu, qu’elle était
aimable comme ça ! » (Rétif de la Bretonne, Le
Paysan perverti, lettre V
d’Edmond à son frère.)
L’économie des Lettres de la Marquise
a de quoi surprendre le lecteur moderne : ces lettres sans
contexte, quasiment sans événement, d’une femme unique
s’adressant à un homme dont nous devons supposer les réponses,
les déclarations, les billets, mais dont nous ne lisons jamais une
ligne, nous paraissent constituer un ouvrage tronqué, lacunaire,
imparfait. On soupçonne le parti pris bizarre, voire saugrenu d’un
jeune auteur, une singularité qui serait sinon une maladresse, du
moins une timidité de créateur néophyte.
 Ariane écrivant à Thésée, traduction des Héroïdes d'’Ovide par Octovien de Saint-Gelais, manuscrit enluminé par Jean Pichore vers 1510, Héroïde X, 30x21,5 cm, Paris, Bibliothèque de l'Arsenal Il n’en est
rien. Crébillon, en ne donnant la parole qu’à la marquise dans
une série de lettres qui tournent le dos ostensiblement à
l’écriture narrative pour décrire des états psychologiques,
s’inscrit dans une longue tradition littéraire qu’on peut faire
remonter aux Héroïdes d’Ovide.
I. Origine du genre : les Héroïdes d’Ovide
Composées entre
20 avant et 8 après Jésus-Christ, les Héroïdes
qui nous sont parvenues sont constituées de vingt et une lettres en
distiques élégiaques qui, pour la plupart, sont censées avoir été
écrites par des héroïnes de la tragédie grecque (Phèdre,
Hermione, Médée), de l’épopée homérique (Pénélope, Briséis)
ou virgilienne (Didon), et plus généralement du roman et de la
mythologie antiques (Ariane, Héro). Le thème commun de ces lettres
est la fuite, ou l’indifférence, ou le mépris de l’être aimé.
Ovide n’invente aucun
de ces personnages, dont les histoires sont connues du lecteur, et
même rebattues. L’élaboration narrative est donc superflue. Elle
est supposée acquise pour, à partir d’un cadre fictionnel
universellement partagé, pouvoir déployer une stase, une complainte
élégiaque, un lamento, en un mot une monodie épistolaire.
On suppose qu’un
ami d’Horace, Aulus Sabinus, composa des réponses à ces héroïdes,
les réponses masculines des amants à leurs maîtresses délaissées.
Mais ces réponses sont perdues. Cependant,
parmi les vingt et une héroïdes conservées, trois sont les
pendants masculins des épîtres des amantes délaissées :
celle de Pâris à Hélène, celle de Léandre à Héro, celle
d’Acontios à Cydippe. En 1480, le poète et humaniste italien
Angelus Sabinus (Angelo Sabino), compose trois réponses apocryphes
comme étant celles d’Aulus Sabinus : Ulysse à Pénélope,
Démophoon à Phyllis, Pâris
à Œnone, qu’il intègre dans son édition des Héroïdes.
Elles s’y retrouveront régulièrement dans les éditions
ultérieures.
Cette histoire
éditoriale est significative : Ovide fonde un genre, la monodie
épistolaire, et ce genre appelle dès l’origine un supplément ;
il crée un vide pour solliciter une réponse. Ce vide est double, et
consubstantiel : c’est, structurellement, le silence de celui
qui est interpellé dans la lettre ; c’est aussi,
thématiquement, l’absence dont la lettre exprime l’angoisse
douloureuse. Même lorsque la réponse n’est pas là, la présence
du destinataire de la lettre est sans cesse sollicitée dans le texte
même : au vide élégiaque qui circonscrit le sujet poétique,
qui définit son état, qui caractérise en creux, en négatif, son
statut symbolique, se superpose le fantasme, la hantise, le fantôme
de l’objet du désir, susceptible de remplir ce vide.
Fondamentalement, le supplément est inadéquat : l’objet ne
peut tenir lieu de sujet, l’absence de présence, la labilité de
la figure masculine, de consistance, de permanence, de substance
féminine.
Ariane à Naxos
Parmi les héroïdes
d’Ovide, deux jouent un rôle décisif dans la fondation et la
caractérisation du genre de la monodie épistolaire : il s’agit
de l’héroïde d’Ariane (épître X) et de celle de Didon (épître
VII). Ariane abandonnée à Naxos par Thésée qui a levé l’ancre
en cachette pour rejoindre son père Égée à Athènes ne perçoit
d’abord l’absence de son amant qu’au travers de son sommeil :
« Dans
cet instant d’un réveil incertain, toute languissante de sommeil,
j’étendais pour toucher Thésée des mains encore appesanties ;
personne à côté de moi ; je les étends de nouveau, je
cherche encore ; j’agite mes bras à travers ma couche ;
personne. La crainte m’arrache au sommeil ; je me lève
épouvantée, et me précipite hors
de ce lit solitaire. Ma poitrine résonne aussitôt sous mes mains
qui la frappent. »
Tel un fantôme entre
rêve et veille, Thésée s’évanouit. L’absence a partie liée
avec le fantôme, le φάντασμα, à la fois la représentation
imaginée, rêvée, de l’amant, et le spectre, la conscience vague
de son absence, qui elle-même se répercute dans l’imagination.
Ariane se définit par son rêve, c’est-à-dire par le fantôme de
Thésée ; Thésée absent tient lieu d’Ariane rêvant ;
l’élégie d’Ariane se remplit de ce fantôme d’objet qui
habite le sujet écrivant.
Mais Ariane est
creuse : elle ne parle pas, mais frappe sa poitrine qui, creuse,
vidée par l’absence de Thésée, résonne. L’élégie
s’identifie à cette résonance ; l’air de l’héroïde est
la résonance de ce creux, de ce vide qui tient lieu du sujet
féminin. Toutes les images ensuite viennent alimenter ce jeu du vide
qui organise le supplément élégiaque :
« les
sanglots suppléaient à ce qui manquait à ma voix. Des coups
accompagnaient les paroles que je prononçais. Comme tu ne
m’entendais pas, j’étendis vers toi, pour que tu pusses au moins
m’apercevoir, mes bras qui te faisaient des signaux. »
Le vide central est le
vide du sujet : ce n’est pas, d’abord, l’absence de
Thésée, c’est le silence d’Ariane, son vide intérieur.. Elle
reste sans voix. Les sanglots lui tiennent lieu de discours :
les larmes, comme la mer où Thésée a disparu, viennent remplir ce
vide de la voix, ce défaut de parole. Les coups, ce sont les mains
d’Ariane qui frappent sa poitrine, qui manifestent par la résonance
ce vide intérieur. Enfin, les bras étendus pour faire signe vers la
voile qui disparaît sont étendus « vers toi », comme
pour englober, enlacer l’objet du désir, Thésée.
« Malheureuse !
Je tends vers toi, dont me sépare la vaste mer, ces mains fatiguées
à meurtrir ma lugubre poitrine. […] Reviens, que les vents te
ramènent ! Si je succombe avant ton retour, au moins tu
enseveliras mes os. »
Le chant fait le lien
du sujet à l’objet, le conjure de revenir. Toute la lettre
s’organise autour de l’inversion du fantôme : elle
s’ouvrait sur l’éveil de la conscience à l’absence de Thésée,
sur l’émergence d’une consistance de Thésée comme fantôme ;
elle s’achève sur une projection vers la mort d’Ariane, vers le
retour de Thésée au fantôme d’Ariane. La lettre accomplit la
destruction définitive du sujet, le chant élégiaque repose sur la
spectralisation, la négation du « je » féminin.
Didon abandonnée
L’épître VII de
Didon à Énée reproduit le même dispositif : face à la mer,
Didon, reine de Carthage, adresse son chant du cygne à Énée,
qu’elle a accueilli après la ruine de Troie et la tempête
provoquée par Junon, dont elle s’est éprise et qu’elle voit
maintenant partir pour conquérir l’Italie.
« Tel, penché sur les humides
roseaux, le cygne au blanc plumage chante aux bords du Méandre,
quand les destins l’appellent. Ce n’est pas dans l’espoir de te
fléchir par ma prière que je t’adresse ces mots : j’y suis
poussée par un dieu qui m’est contraire. Mais après avoir perdu
pour un ingrat le fruit de mes bienfaits, mon honneur, un corps
chaste et une aine pudique, c’est peu de perdre des paroles. »
Le commencement de
l’épître identifie la parole de l’amante abandonnée à une
perte : c’est un chant du cygne, un discours sans espoir de
retour (nec quia… sperem). Le chant décrit comment l’amante
se vide (perdiderim,
perdere). Face au
sujet qui se vide à mesure qu’il parle, l’objet du désir, Énée,
ne prend consistance que comme rêve : c’est le rêve de la
fondation de Rome :
« Tu as résolu, Énée, de délier
et ton ancre et ta foi, de chercher un royaume d’Italie, que tu ne
sais pas même où trouver. […] Tu fuis ce qui est fait, tu
poursuis ce qui est à faire. Il te faut chercher dans le monde une
autre terre. Que tu la trouves, cette terre, qui t’en livrera la
possession ? »
Partir
en Italie pour fonder Rome, c’est quitter le réel, Carthage, pour
un fantasme, pour le fantasme romain par excellence qu’est Rome.
Identifié au fantasme suprême, Énée déclenche, alimente la
machinerie fantomatique de l’élégie, jusqu’à l’inversion
finale :
« Que
n’as-tu devant les yeux la triste image de celle qui t’écrit ?
Je t’écris, et l’épée troyenne est près de mon sein. Des
larmes coulent de mes joues sur cette épée nue, qui bientôt, au
milieu des larmes, sera trempée de sang. […] Quand le feu du
bûcher m’aura consumée, on ne gravera pas sur ma tombe le nom
d’Élise, épouse de Sichée, mais on lira cette inscription sur le
marbre funéraire : Énée, l’auteur de son trépas, en
fournit aussi l’instrument. Didon périt frappée de sa propre
main. »
Le
fantôme liminaire d’Énée, ce rêve pour lequel il quittait
Carthage, s’inverse ici en fantôme de Didon, dont l’inscription
funéraire du tombeau désigne l’enveloppe vide. En effet, la
tombe ne portera pas le nom plein de la reine de Carthage, d’Élise
épouse de Sichée, mais le nom
d’Énée son meurtrier : par l’épée troyenne qu’il lui a
abandonnée, par son nom même, Énée remplit la tombe de celle qui,
déshonorant son premier mari, a perdu son nom.
Le dispositif
ovidien
Ovide
nous donne le dispositif de base de la monodie épistolaire : ce
n’est pas une invention « classique » ; ce n’est
ni une création de Racine, ni une émanation de la littérature
morale du Grand Siècle. C’est une héritage beaucoup plus ancien ;
c’est ce fond de culture antique qui, dans notre culture, a fondé,
délimité ce que M. Foucault appelle un « usage des
plaisirs », qui définit, pour le plaisir, une mesure et une
démesure, l’élégie étant la représentation, la célébration
de cette démesure. Ce que disent les héroïdes, c’est que la
culture n’est faite que d’abus de plaisirs, que c’est abus
fondent le chant, le sujet féminin comme vide, l’objet du désir
comme ce qui supplée ce vide, la mort comme conséquence de ce
supplément.
L’usage
des plaisirs ne vient que comme un second temps logique de la
culture, que comme réparation ou conjuration de l’abus élégiaque
et de ses fantômes. L’usage des plaisirs introduit la
problématisation morale. Dans l’histoire du genre de la monodie
épistolaire, cette problématisation n’est donc pas constitutive ;
il n’empêche : la moralisation d’Ovide, comme les réponses
apocryphes aux lamentos féminins, viennent très tôt combler le
vide féminin lyrique de la scène primitive ovidienne, dont Ariane
au rocher et Didon abandonnée fixent l’épure.
Il
y a toute une histoire médiévale de la moralisation d’Ovide,
qui passe par sa réécriture, par son insertion dans un discours de
régulation symbolique, et constitue un axe culturel majeur à l’aube
de la Renaissance : il culmine avec l’Épître
d’Othéa de
Christine de Pisan. Othéa est une personnification de la Prudence et
le porte-parole de l’auteur. Elle écrit, dans la tradition des
miroirs du prince, à un jeune chevalier, Hector, cent histoires de
Troie destinées à lui enseigner son métier et ses devoirs. Othéa
n’est pas une amante délaissée ; elle n’écrit pas à un
amant volage ; il n’y a là ni élégie, ni douleur ;
mais toute la matière ovidienne est convoquée et brassée de telle
sorte que la voix féminine, voix monodique et épistolière, soit
identifiée non seulement à une problématisation morale, mais à
l’horizon politique du miroir des princes.
II. L’attraction
romanesque : Hélisenne de Crenne
Il est important de
souligner que, dans son modèle originaire ovidien, la monodie
épistolaire n’a rien à voir avec la narration romanesque. Elle
répercute sous la forme d’états lyriques un événement, des
circonstances qui lui préexistent. Alors que le sujet narratif est
un sujet plein, qui établit un point de vue et construit un
enchaînement signifiant, le sujet lyrique est un sujet vide,
effondré, qui défait le sens et déconstruit l’événement. Les
deux formes, de la monodie épistolaire d’une part, de la narration
romanesque d’autre part, sont antinomiques.
 Tiepolo, Renaud abandonne Armide, 1755, huile sur toile, 187x260 cm, The Art Institue of Chicago. D'après le chant XVI de la Jérusalem délivrée du Tasse, 1570-1580 Pourtant, le roman
s’est efforcé de conjurer cette antinomie : à la
problématisation morale du modèle ovidien a succédé une tentative
de colonisation romanesque.
Les Angoisses
douloureuses : un modèle ovidien affiché
Un siècle
après Christine de Pisan, en 1538, Marguerite Briet, de son nom de
plume Hélisenne de Crenne, publie Les
Angoysses douloureuses qui procèdent d’amour,
roman dans lequel la narratrice fait usage de lettres.
Le titre du roman synthétise en quelque sorte le modèle ovidien,
tandis que l’héroïne se compare explicitement à celles des
Héroïdes
:
« Ô
que bienheureux sont ceux qui de la flambe d’amour sont séquestrés,
mais infélice est qui sans réfrigère et repos toujours peine, ard
et se consume comme moi, pauvre et misérable, qui de sanglots et
gémissements incessamment me repais. Et suis si agitée et
persécutée de cet embrasement que non seulement les veines, mais
les jointures, nerfs et os si cruellement sont tourmentés que ma
dolente âme, lassée d’être en ce triste corps, ne désire que la
séparation, sachant qu’elle ne saurait souffrir peine plus griève
qu’elle sent d’une telle départie. Car jamais Porcia pour
Brutus, ni Cornélia pour Pompée, ni Laodamie pour Protésilas, ni
la magnanime reine carthagienne pour Énée, toutes ensemble tant de
deuil ne souffrirent que moi, pauvre défortunée, je sens. »
Non
seulement les deux dernières références renvoient à l’épître
VII de Didon à Énée,
et à l’épître XIII de Laodamie à Protésilas, mais on retrouve
dans la description de l’état d’Hélisenne l’effondrement
intérieur du sujet lyrique féminin, ici sous la métaphore filée
du feu d’Amour, récurrente et même banale chez Ovide : si la
séparation de l’âme et du corps christianise le modèle antique,
la forme de la lamentation, le glissement dépressif sont
caractéristiques de la monodie épistolaire.
La
première partie des Angoisses
douloureuses
commence par le mariage de la très jeune Hélisenne avec « un
jeune gentilhomme, à moi étrange » (p. 34), un étranger
donc. Hélisenne est
heureuse, mais ne l’a pas choisi. Elle part en voyage avec son mari
dans une ville voisine, pour un procès. Là, depuis sa fenêtre,
elle croise le regard d’un jeune homme à la fenêtre d’en face
(p. 37) : c’est le début d’une passion foudroyante
entre elle et Guénélic. Le mari d’Hélisenne surprend leurs
regards (p. 40) et décide de déménager (p. 44) ; rien
n’y fait. Les amants se regardent, puis se parlent au temple
(p. 60), puis échangent des lettres (p. 61) : mais
Hélisenne ne s’approche plus de la fenêtre (p. 68), son mari
lui ayant défendu tout regard vers son ami. Cependant, s’étant
rendue avec son mari au service divin dans un monastère, elle ne
peut s’empêcher de chercher des yeux son ami et de le regarder
(p. 69). Le mari la ramène à la maison, l’accable de
reproches ; elle entre en fureur et songe à la mort (p. 71).
Il l’envoie se confesser, cherche à la distraire en l’intéressant
à son procès ; rien n’y fait. Elle réussit à parler avec
son ami, est surprise par son mari qui la bat (p. 99). Leurs
entrevues se poursuivent jusqu’à ce que le mari décide de faire
partir Hélisenne (p. 132), au château Cabasus (p. 136).
Là Hélisenne est enfermée dans une tour (p. 137).
Dans
la deuxième partie, Guénélic raconte comment, avec son compagnon
Quézinstra, ils sillonnent l’Europe à la recherche d’Hélisenne.
Dans la dernière partie, Quézinstra prend la parole pour raconter
ce que sont devenus les deux amants, jusqu’au dénouement tragique.
On
voit ainsi se dessiner les éléments d’une nouvelle topique
sentimentale : un adultère entièrement concentré dans
l’échange de regards ; un emprisonnement qui se substitue à
la lamentation au bord de la mer ; le début d’une
problématisation morale du plaisir, non pas sous la forme
délibérative qu’adoptera la nouvelle galante ou le monologue
tragique au siècle suivant, mais par la somatisation de la passion,
qui dégénère d’abord en attraction irrépressible, puis en
fureur et en égarement. Peu à peu, la plainte élégiaque évolue
vers l’analyse et l’introspection.
Les lettres dans le roman : la chambre pour
basculer de l’élégie vers l’introspection
La
topique ovidienne du vide féminin est alors concurrencée par
l’héritage courtois d’une science proprement féminine de
l’amour, qu’enveloppe le discours de la vertu :
« Les miennes lettres sigillai, et, avec un grand désir,
trouvai subtil moyen de les lui consigner, et il les reçut
joyeusement. Et tout subit après les lui avoir exhibées, me retirai
en ma chambre, où j’étais plus volontiers seule qu’accompagnée,
pour plus solitairement continuer en mes fantasieuses pensées. Et en
telle sollicitude, je me délectais à lire les lettres de mon ami,
puis après je regardais le double des miennes, considérant
distinctement tous les termes de l’une et de l’autre. Et, ainsi
que m’occupais en tels solacieux exercices, mon mari survint, dont
ne me prenais garde ; lequel, en hurlant, du pied par grande
impétuosité, ouvrit l’huis de ma chambre, dont je fus si
merveilleusement troublée que n’eus avis ni discrétion de cacher
les lettres. » (I, 10, p. 65.)
On
voit ici comment le déplacement de l’élégie vers l’introspection
s’appuie sur un changement du lieu de la fiction : non plus
l’espace ouvert, cosmique de la plainte, l’exhibition théâtrale
de la douleur amoureuse, mais la retraite, la solitude, la chambre.
La chambre est, au moins dans la première partie des Angoisses
douloureuses,
à la fois le lieu romanesque de l’exposition au regard, quand
Hélisenne va vers la fenêtre pour croiser celui de son ami, et,
quand elle refuse de se montrer, de s’exposer, le cadre énonciatif
de la monodie épistolaire, cadre
précaire que peut interrompre à tout moment l’événement :
du dehors, l’irruption d’un mari ; du dedans, dans la lettre
même, l’ouverture narrative de l’événement. Au discours dans
la chambre, introspectif, clos sur lui-même, reclus, s’oppose
alors le bruit, le cri, la brutalité de l’événement.
La lettre comme régulation du plaisir
Le
discours est un plaisir solitaire : apporté avec la lettre de
l’aimée, l’amant le « reçoit joyeusement » ;
médité dans la chambre, il constitue les « fantasieuses
pensées » de l’imagination ; lu dans la lettre de
l’amant, il délecte (« je me délectais à lire les lettres
de mon ami »). Mais, précisément parce qu’il est
circonscrit par la chambre, parce que la brutalité du dehors qui
menace cette clôture épistolière lui fixe une mesure, une limite,
ce discours est un discours d’usage des plaisirs :
« Et après les avoir lues, j’eus une incompréhensible et
inestimable joie et consolation, car par ses écrits, il se disait
mien à perpétuité. Et lors je commençai à cogiter et penser en
moi-même quelle réponse je donnerais à ses lettres ; et me
sembla qu’il ne serait bon d’acquiescer promptement à sa
requête, parce que les choses qui facilement sont obtenues sont peu
appréciées, mais celles qu’en grandes fatigues on acquiert sont
estimées chères et précieuses. Pour ces causes, je lui écrivis
lettres par lesquelles il ne pouvait guère espérer de parvenir à
son intention. » (I, 9, p. 63.)
La
méditation introspective de l’amante épistolière vise la
régulation des plaisirs. Il ne s’agit plus de courir à la mort
mais, de l’intensité présente du plaisir jusqu’à sa
consomption finale, de faire durer le plus longtemps et le plus
intensément possible ce plaisir, de retarder sa consumation par la
régulation. Hélisenne dit ici explicitement la règle du jeu
épistolaire, qui deviendra implicite au dix-septième et au
dix-huitième siècles, mais continuera de s’exercer dans ces
termes même : le discours de l’amant annonce une perpétuité
du plaisir (« par ses écrits
il se disait mien à perpétuité ») ; l’amante se défie
de cette perpétuité, interprète ce don comme une demande et, à
partir de cette demande, organise un marchandage : elle fait
monter les prix et par là elle règle un usage des plaisirs, une
intensité, une durée.
La
mort est toujours l’horizon du discours de l’épistolière, mais
un horizon que l’instauration d’un usage des plaisirs, d’une
mesure, entreprend de conjurer :
« Car, si bien considérez, vous ne devez persister en telles
amours, lesquelles ne consistent en vertu, parce qu’impossible me
serait satisfaire à votre affectueux désir sans dénigrer et
annihiler ma bonne renommée, ce qui me serait plus acerbe qu’une
violente mort, parce que je n’estime ceux ou celles vifs, desquels
la bonne renommée est éteinte, mais se doivent estimer pire que
morts, et au contraire de ceux qui ont fait actes vertueux, dont
leurs noms sempiternellement durent, et en dépit de la cruelle
Atropos : combien qu’en cendres leurs os démolis reposent,
iceux se doivent estimer vifs, et l’on se doit persuader de les
ensuivre par vertueuses coutumes, qui rendent l’homme immortel. »
(I, 10, pp. 63-64.)
La
lettre d’Hélisenne à Guénélic se présente comme une véritable
conjuration de l’épître ovidienne : il s’agit de ne pas
finir morte comme les amantes des héroïdes, de retourner la mort
ignominieuse de ceux qui ont abusé des plaisirs (« mais se
doivent estimer pire que morts ») en « bonne renommée »,
de passer des cendres de Didon morte aux cendres vives de la vertu
(« ceux qui ont fait actes vertueux, dont leurs noms
sempiternellement durent »).
Persistance lyrique du modèle ovidien à l’âge
classique
Tout
au long du dix-septième et du dix-huitième siècle, ce déplacement
de l’élégie vers l’introspection va coexister avec la
persistance du modèle ovidien, fondé sur la plainte et l’abus des
plaisirs, sur ce vide féminin qui appelle vainement l’objet de son
désir, un objet qui n’en finit pas d’échouer à le remplir. Ce
modèle ovidien est en quelque sorte synthétisé par l’épopée
italienne, avec les lamentations d’Armide au départ de Renaud, au
chant XVI de la Jérusalem
délivrée
du Tasse (1581). Les trois amantes délaissées, Ariane à Naxos,
Didon à Carthage, Armide
sur le mirage de son île Fortunée, nourrissent le théâtre, la
peinture, l’opéra, le ballet, jusqu’à perdre progressivement
leurs singularités narratives et devenir, au dix-huitième siècle,
des représentations culturelles interchangeables.
Pour
ne citer qu’un exemple, le livret en trois actes de la Didone
abbandonata
composé par Métastase en 1724
fut utilisé pendant un siècle par plus de cinquante compositeurs
différents, parmi lesquels Porpora (Reggio
nell'Emilia, 1725),
Hasse (Die
verlassene Dido,
Dresde, 1742 ; Berlin, 1769), Jommelli (1747 ; Stuttgart,
1751, 1763), Piccini (1770)… En 1734, Lefranc de Pompignan donne
une Didon
en cinq actes et en vers au théâtre des Fossés Saint-Germain. Elle
sera rejouée à plusieurs reprises dans le siècle et au moins dix
fois pendant la période révolutionnaire.
III. La χώρα
lyrique : les Lettres portugaises
Mais
le genre proprement dit de la monodie épistolaire connaît une
impulsion décisive avec la publication en 1660 des Lettres
portugaises traduites en français,
à Paris chez Barbin. La publication est anonyme ; on attribue
généralement aujourd’hui les lettres à Guilleragues, un
magistrat d’origine bordelaise, du cercle de Françoise de
Maintenon l’épouse de Scarron, connu également de Mme de
Sévigné.
 Désespoir de la religieuse portugaise, gravure des Lettres d’une chanoinesse de Lisbonne à Melcour, La Haye et se trouve à Paris, Delalain, 1771 Les
Lettres
portugaises
se présentent dans l’édition originale comme un petit livre
in-12, contenant cinq lettres et 66 pages. Leur succès sera
considérable, comme en témoignent les trois pastiches qui se
succédèrent dès l’année 1669 : une seconde partie avec
sept nouvelles lettres, des Réponses
publiées
à Paris (cinq lettres), d’autres Réponses
imprimées à Grenoble (six lettres).
Il y aura des adaptations en vers au dix-huitième siècle, comme les
Lettres
portugaises en vers
du marquis de Ximenes,
ou les Lettres d'une chanoinesse de Lisbonne à
Melcour, officier françois, de Dorat.
Mariane : une Ariane cloîtrée. La chambre
contre la scène
Les
Lettres
portugaises
sont écrites sur le modèle de la dixième héroïde.
L’épistolière n’est pas Ariane sur son rocher de Naxos, mais
Mariane Alcoforado,
religieuse portugaise séduite par un officier français qui a repris
la mer pour la France et ne répondra jamais à ses lettres. Dans la
première lettre on peut lire :
« cesse,
cesse, Mariane infortunée, de te consumer vainement, et de chercher
un amant que tu ne verras jamais, qui a passé les mers pour te fuir,
qui est en France au milieu des plaisirs, qui ne pense pas un seul
moment à tes douleurs. » (P. 72.)
Mariane
fait écho à Ariane, la mer et la France à la mer Égée et à
Athènes, la fuite de l’officier à la fuite de Thésée. La
gravure de Dorat en 1770, montrant les voiles du bateau français par
la fenêtre de la religieuse, souligne ce parallèle. Pourtant le
discours a changé : Mariane n’interpelle qu’indirectement
son amant infidèle et s’adresse plutôt à elle-même. Religieuse
recluse, elle incorpore dans son discours sa réclusion, n’adressant
guère sa douleur qu’à elle-même. La critique a d’ailleurs
beaucoup glosé sur la première phrase :
« Considère, mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué
de prévoyance. » (GF, p. 71.)
Amour
devrait a priori
désigner l’amant, et le modèle des héroïdes, et le modèle des
héroïdes incite à lire cette adresse au destinataire de la lettre
comme une adresse du sujet épistolier à l’objet de son désir.
Pourtant, le sens de la phrase indique clairement que c’est à
elle-même que Mariane parle, à son désir à elle, en elle, et non
à l’objet de son désir. Pourtant le sens de la phrase indique
clairement que c’est à elle-même que Mariane parle, à son désir
à elle, en elle, et non à l’objet de son désir, au Français qui
est parti. C’est elle, Mariane, qui a manqué de prévoyance, qui
n’a pas prévu que « tant de projets de plaisirs » la
plongeraient dans « un mortel désespoir ».
Racine et l’expression des passions
Parce
que Guilleragues avait prévu cinq lettres, Léo Spitzer, dans
l’article qu’il a consacré aux Lettres
portugaises
identifie leur structure à celle d’une tragédie racinienne, avec
ses cinq actes.
Il y aurait, dans l’œuvre de Guilleragues, une expression et une
progression théâtrales de la passion. Cette lecture de Spitzer a eu
des conséquences importantes, notamment sur la critique
crébillonienne, à cause de l’hommage implicite que la structure
monodique des Lettres
de la marquise
rend aux Lettres
portugaises :
les Lettres de
Crébillon seraient le lieu, le moyen d’un expression racinienne
des passions. Jean Sgard propose avec raison, dans cet héritage, de
distinguer le style et les situations :
« Le
style haletant, le langage de la passion est ici partout présent,
comme il l’était dans les Portugaises,
dans les Lettres
de la Présidente Ferrand
ou chez Boursault. La trace la plus profonde reste pourtant celle de
Racine. Elle concerne moins le tragique même que l’harmonie du
chant. Parfois la citation est toute proche, et la monodie lyrique
semble s’appuyer sur elle. […] C’est Bérénice ; mais
Crébillon adapte, transpose ; on ne trouvera dans son récit
aucune situation racinienne, aucune grande scène, aucun dialogue
dramatique. »
Il
ne s’agit plus ici d’une progression racinienne de l’intrigue,
ni d’une théâtralité racinienne de la passion, qui ne se
trouvent ni dans les Lettres
portugaises,
ni dans les Lettres
de la Marquise ;
mais peut-on dissocier ces éléments d’un « style »
racinien, dont la caractérisation par Jean Sgard (« style
haletant », « harmonie du chant », « monodie
lyrique ») nous renvoie tout aussi bien à ce que nous avons
défini, bien en amont, des Héroïdes
aux Angoisses
douloureuses,
comme modèle ovidien ?
Philip Stewart d’autre part montre comment du monde
de Racine au monde de Marivaux, de Crébillon, de Prévost, on passe
de l’expression des passions, douloureuse et sans douceur, à
l’émergence du sentiment, qui devient une catégorie positive, que
le sujet narratif s’approprie, dont il apprend à jouir.
Ce n’est que rétrospectivement que le dix-huitième siècle fait
de Racine le poète du sentiment.
Non
seulement il y a une rupture épistémologique entre la passion et le
sentiment, entre Racine et Crébillon ; mais le modèle théâtral
demeure étranger à l’élégie ovidienne et à ses avatars
épistolaires classiques. À la théâtralité de la scène
racinienne, il faut opposer ici le retrait, la chambre incommunicable
de la religieuse portugaise. Les œuvres sont bien contemporaines :
Racine fait jouer Britannicus
en 1669, Bérénice
en 1670, Phèdre
en 1677. Il y a, avec Guilleragues, une véritable communauté de
langage, de style. Mais les espaces, le dispositif de représentation
n’est pas le même : Phèdre sort du silence et de la retraite
pour tenter d’extérioriser, de communiquer sa passion. Le temps de
la scène est le temps de cette extériorisation, de cette
communication. La religieuse portugaise, au contraire, prend la
parole après le désastre, alors qu’aucune communication n’est
possible : la catastrophe intérieure qui nous est donnée à
voir l’est par effraction, en l’absence radicale de tout espace
public, sinon l’horizon
politique lointain de la guerre et de la France. Il n’y a pas
d’expression des passions, mais un effondrement, une ruine des
plaisirs. Chez Phèdre, quelque chose de longtemps contenu trouve à
s’exprimer, est scénographié ; chez Marivaux, l’expression
est de prime abord barrée, déniée.
Effondrement du sujet, saturation du plaisir :
la disposition masochiste
Dès
les premières lignes, Mariane se définit par deux fois comme
« privée » :
« Quoi ? Cette absence à laquelle ma douleur, tout
ingénieuse qu’elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me
privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je
voyais tant d’amour, et qui me faisaient connaître des mouvements
qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et
qui enfin me suffisaient ? Hélas les miens sont privés de la
seule lumière qui les animait » (p. 71).
Seule
l’absence est là, une absence sans nom, innommable, « à
laquelle ma douleur, tout ingénieuse qu’elle est, ne peut donner
un nom assez funeste ». L’absence prive le sujet (« me
privera
donc pour toujours », « les miens sont privés
de la seule lumière »). À cette situation présente d’absence
et de privation s’oppose l’évocation passée d’une plénitude
des plaisirs. Voyant les yeux de son amant, la religieuse connaissait
« des mouvements », autrement dit une excitation sexuelle
qui la « comblait de joie ». Au vide présent, à
l’absence qui prive, s’oppose la plénitude passée, qui
comblait.
Cette
plénitude était un supplément d’être : venue de l’objet
du désir, elle tenait lieu du sujet (« qui me tenaient lieu de
toutes choses »). Le discours de la religieuse portugaise dit
l’effondrement de ce supplément, dans la lignée des héroïnes
des Héroïdes
d’Ovide. Ce qui change, c’est le retour obsédant de l’évocation
des plaisirs. Le discours est habité par le regret d’en avoir
abusé. Ce ne sont plus des « angoisses douloureuses »
pures (et celles d’Hélisenne de
Crenne ne l’étaient déjà plus), mais la conscience d’un
glissement pervers, masochiste, du plaisir vers la douleur, la mise
en place d’un balancement du plaisir et de la douleur :
« je vous ai destiné ma vie aussitôt que je vous ai vu, et je
sens quelque plaisir en vous la sacrifiant. » (l. 1,
p. 71.)
« le souvenir de mes plaisirs me comble de désespoir »
(l. 2, p. 75)
« [votre portrait] me donne quelque plaisir ; mais il me
donne aussi bien de la douleur » (l. 2, p. 76)
« je meurs de frayeur que vous n’ayez jamais été sensible
à tous nos plaisirs » (l. 3, p. 78)
« j’ai eu des plaisirs bien surprenants en vous aimant, mais
ils me coûtent d’étranges douleurs » (l. 4, p. 83)
« et je ne pourrais vivre sans un plaisir que je découvre et
dont je jouis en vous aimant au milieu de mille douleurs » (l.
4, p. 84)
« j’ai oublié tous mes plaisirs et toutes mes douleurs »
(l. 5, p. 94)
Il
n’y a pas d’équivalence entre le plaisir et l’écriture ;
c’est, tout au contraire, une suppléance perverse :
l’évocation du plaisir déclenche la douleur ; l’écriture
du plaisir supplée le plaisir qui manque, mais le supplée par son
envers, la douleur.
La
monodie épistolaire, le chant monodique procède de cette suppléance
perverse : il ménage un vide, une absence, une incomplétude ;
dans l’espace de ce vide, il déploie la complainte élégiaque,
tendue entre l’évocation du plaisir révolu et l’expression de
la souffrance présente. Dans ce déploiement, l’événement n’est
pas premier : c’est une condition de possibilité, un
préalable tragique au déploiement élégiaque.
Le
chant, l’air ne fait que répercuter l’événement dans une
situation, un état, une disposition masochiste :
« J’aurai du plaisir à vous excuser, parce que vous aurez
peut-être du plaisir à ne pas prendre la peine de m’écrire, et
je sens une profonde disposition à vous pardonner toutes vos
fautes » (l. 3, p. 76).
Même
disposition à la lettre 4 :
« Je résiste à toutes les apparences qui me devraient
persuader que vous ne m’aimez guère, et je sens bien plus de
disposition à m’abandonner aveuglément à ma passion qu’aux
raisons que vous me donnez de me plaindre de votre peu de soin. »
(L. 4, p. 82.)
La
disposition identifie le sujet féminin comme ce qui reçoit
l’absence de l’amant, ce qui reçoit la douleur de l’absence
infligée par l’amant. Alors même que la monodie épistolaire
semble promouvoir un « je » féminin hypertrophié, le
fait que ce « je » se définisse comme disposition,
situation, état, montre qu’il s’agit d’un sujet par
procuration, d’une répercussion imaginaire, dans l’artifice
d’une fausse écriture féminine, de la douleur que fabrique
l’absent de ce qu’il est absent.
La χώρα : dispositif de la monodie épistolaire
La
femme qui écrit, ou le simulacre de femme écrivant (un Ovide, un
Guilleragues, un Boursault, un Crébillon), ne se définit pas pour
autant comme sujet barré, tenaillé, déchiré par le désir. Elle
est plutôt χώρα (chôra),
espace vide d’accueil à la douleur, dont le rapport social
constitutif est le rapport à l’absent en tant que le plaisir qu’il
pourrait procurer manque.
Ce
qui fascine et explique le succès extraordinaire de ces Lettres
portugaises,
ce n’est pas la qualité stylistique, encore moins narrative, de
ces cinq petites lettres : c’est le dispositif qu’elles
fixent, dans sa plus nette et évidente pureté. L’épistolière
n’est pas simplement une Ariane, une Didon, une amante délaissée :
c’est une religieuse, dont le statut cloîtré figure immédiatement
la disposition du « je » féminin comme χώρα, comme
vide que doit remplir un plaisir renversé en douleur, une négation
de l’autre.
« Je ne puis vous oublier, et je n’oublie pas aussi que vous
m’avez fait espérer que vous viendriez passer quelques temps avec
moi. Hélas ! Pourquoi n’y voulez-vous pas passer toute votre
vie ? S’il m’était possible de sortir de ce malheureux
cloître, je n’attendrais pas en Portugal l’effet de vos
promesses : j’irais, sans garder aucune mesure, vous chercher,
vous suivre et vous aimer par tout le monde. » (P. 73.)
La
référence au couvent arrive en fin de lettre, pour arrimer le
discours d’état au vide du lieu (le couvent des lettres d’amour
est à peu près un couvent sans Dieu). La religieuse est
éternellement en position d’attente dans une chambre oubliée :
elle tient le discours de la mémoire dans le lieu de l’oubli. La
cellule, la chambre, c’est le contraire de la scène de roman :
un espace sans témoin, sans sortie et donc sans théâtralité
possible, un espace muet, où la parole, vaine, se perd. Ce qui rend
ces cinq lettres poignantes, c’est qu’elles portent ce discours
dans le cloître qui est un discours qui se perd, du vide d’un lieu
vers une absence d’interlocuteur. Une différenciation s’opère
ici avec l’héritage théâtral ovidien, qui va à l’opéra :
il y a une scène pour Ariane, pour Didon abandonnées, modulant leur
détresse sur les tréteaux. Il n’y a pas de scène, et donc pas
d’expression des passions pour la religieuse portugaise.
S’il
n’y a pas d’expression, que dit ce discours qui part d’un vide
pour aller vers un autre vide ?
« quelques
religieuses qui savent l’état déplorable où vous m’avez
plongée, me parlent de vous fort souvent ; je sors le moins
qu’il m’est possible de ma chambre où
vous êtes venu tant de fois et je regarde sans cesse votre portrait,
qui m’est mille fois plus cher que ma vie. » (P. 76.)
Ce
n’est pas la religieuse qui crie, qui se lamente, qui parle. Ce
sont ses compagnes qui la nourrissent de la représentation de
l’absent. Le portrait de l’absent se substitue au sujet lyrique
« mille fois plus cher que ma vie ». Ce n’est pas une
passion qui s’exprime, c’est une représentation de l’absent
qui sature l’espace, qui l’habite, moins comme discours que comme
vision.
L’« état
déplorable » s’identifie donc à la chambre où est reçue
l’image de l’absent, sous la forme de la parole des religieuses
ou du portrait regardé. L’état, la chambre sont saturés par
cette image, et cette saturation retourne la douleur en plaisir,
c’est-à-dire la relation à l’absent en identification à son
désir :
« Adieu, il me semble que je vous parle trop souvent de l’état
insupportable où je suis ; cependant je vous remercie dans le
fond de mon cœur du désespoir que vous me causez, et je déteste la
tranquillité où j’ai vécu avant que je vous connusse. Adieu, ma
passion augmente à chaque moment. Ah ! que j’ai de choses à
vous dire. » (P. 81.)
Ce
qui est insupportable, c’est « l’état où je suis » ;
ce que la religieuse déteste, c’est « la tranquillité où
j’ai vécu » : la haine, la douleur ne se portent pas
vers un objet, mais visent l’effondrement du sujet en tant qu’état,
que chambre, que réceptacle. Le discours dit la réduction du sujet
à ce vide effondré.
Dans
ce vide, une parole monte : « je vous parle trop
souvent » ; « Ah ! que j’ai de choses à vous
dire ». Cette parole est tendue vers l’amant, et vise en lui
le « désespoir que vous me causez », c’est-à-dire son
désir en tant qu’il manque, son désir en tant que capacité à
procurer du plaisir.
C’est-à-dire
que ce n’est pas véritablement une parole adressée. Nous avons
vu, au début de la lettre 1, l’ambiguïté de l’adresse, qui
paraît désigner l’amant, mais ne désigne en fait que la
religieuse elle-même (« Considère, mon amour… »,
p. 71). À la fin de la lettre 4, la religieuse est explicite :
« J’écris plus pour moi que pour vous ». Ce qui est
visé, ce n’est pas directement l’amant, mais plutôt le désir
de l’absent : en surface, le désir pour l’absent ; au
fond et essentiellement, le désir que l’absent a, n’a plus de
l’épistolière. C’est d’un état effondré que monte une
parole vers ce désir qui manque ; la parole sature le vide de
cette chambre-état, et cette saturation tient lieu de jouissance.
La scène du balcon
La
disposition à souffrir, l’état insupportable, identifiés à la
chambre de la religieuse recluse, constituent donc la base du
dispositif de la monodie épistolaire, dispositif qui se constitue
comme antithèse radicale du dispositif romanesque de la scène. En
témoigne l’évocation de la scène de première vue, à la lettre
4, organisée à partir d’un balcon à vue panoramique. Le balcon
cadre la scène et dispose les visibilités ; il constitue face
à face un sujet regardant (depuis le balcon) et un objet regardé
(l’amant, se déplaçant dans le champ du regard de la
religieuse) :
« Doña Brites me persécuta ces jours passés pour me faire
sortir de ma chambre, et, croyant me divertir, elle me mena promener
sur le balcon d’où l’on voit Mertola ; je la suivis, et je
fus aussitôt frappée d’un souvenir cruel qui me fit pleurer tout
le reste du jour ; elle me ramena, et je me jetai sur mon lit où
je fis mille réflexions sur le peu d’apparence que je vois de
guérir jamais. » (P. 85.)
Depuis
le balcon, la religieuse ne voit pas la ville (ou la porte) de
Mertola.
Au lieu de voir, elle est frappée d’un souvenir : « on
voit », « je fus frappée », l’actif est
soigneusement évité. La religieuse est une chambre noire de la
sensibilité : elle ne peut s’exposer au balcon, comme elle ne
peut exprimer sa passion ; tout la ramène à sa chambre, dans
laquelle « je fis mille réflexions », c’est-à-dire
dans laquelle monte la saturation de paroles sans adresse habitées
pour ainsi dire abstraitement par le désir de l’absent. La vision
ne vient que rétrospectivement, non comme vision réelle, présente,
de Mertola, mais comme souvenir révolu et douloureux de ce qui a été
vu :
« Je vous ai vu souvent passer en
ce lieu avec un air qui me charmait, et j’étais sur ce balcon le
jour fatal que je commençai à sentir les premiers effets de ma
passion malheureuse ; […] je me persuadai que vous m’aviez
remarquée entre toutes celles qui étaient avec moi. »
(P. 85.)
Cette
réminiscence des débuts de la passion permet de comparer deux
régimes radicalement opposés de la fiction : d’un côté le
balcon des visibilités, qui déclenche la scène et favorise le jeu
théâtral de la passion (la parade amoureuse, les mines, les airs,
le muet entretien des yeux) ; de l’autre, la chambre
d’invisibilité, où s’organise la dépression, à la fois comme
vide de soi et, dans ce vide, comme saturation du désir de l’autre.
À
partir des Lettres portugaises on voit se dessiner deux
tendances dans le genre : d’un côté la réintégration de
l’événement dans le jeu épistolaire normalise l’élégie, la
ramène vers ce qui devient la norme romanesque de la fiction. Une
polarité s’installe alors, dans la lettre, entre la trivialité de
l’événement et la saturation élégiaque. On part de la scène
pour aller vers ce qui s’en répercute dans la chambre du sujet
vacillant, atteint, menacé.
IV. Intégration ou exclusion de l’événement :
Les Lettres de Babet et les
Lettres galantes
C’est
à cette tendance qu’appartiennent par exemple les Lettres de
Babet de Boursault, parues en 1669, la même année que les
Lettres portugaises : les cinquante trois lettres
échangées entre Babet, une jeune bourgeoise parisienne du quartier
du Marais, et son amant ne constituent pas une monodie épistolaire
et l’intrigue est une intrigue de Roman bourgeois. Alors que Babet
est amoureuse, un gentilhomme normand, avare et balourd, débarque
chez son père et prétend l’épouser. Babet refuse, son frère
intercède pour elle et pour son amant : rien à faire, et Babet
est finalement expédiée au couvent.
 Simon Vouet, La Mort de Didon, huile sur toile, 215,5x117,5 cm, Dôle, musée des beaux-arts L’autre
tendance du genre est l’évacuation radicale de l’événement.
C’est cette tendance que nous rencontrons dans les Lettres
galantes de Madame ***, publiées par la présidente Ferrand en
1691. La genèse de ces lettres, très proches de la facture des
Lettres de la Marquise, est caractéristique. Anne Ferrand a
commencer à publier un roman, l’Histoire nouvelle des amours de
la jeune Bélise et de Cléante, en 1689, dont l’intrigue
est très proche de celle des Angoisses douloureuses
d’Hélisenne de Crenne.
Bélise
aime en secret Cléante qui ne la prend pas au sérieux et la traite
en enfants. Cléante est lui-même engagé dans une passion
impossible pour une parente de Bélise, qui s’est réfugiée dans
un couvent. Bélise, jalouse, songe à prendre le voile, mais est
prévenue par ses parents qui la marient de force. Quelques années
plus tard, la maîtresse de Cléante, qu’il a épousée
secrètement, meurt, laissant un enfant. Bélise tente de séduire
Cléante, lui écrit, s’occupe de sa fille. Cléante succombe
finalement et entame une liaison avec Bélise en cachette du mari et
du père de celle-ci.
La
troisième partie du roman, racontée par Tymandre, le confident de
Cléante, change la perspective comme dans Les Angoisses
douloureuses : pour Tymandre, Bélise est une intrigante.
Cléante doit partir en ambassade en Italie. La correspondance
épistolaire reprend donc entre les amants. Au retour de Cléante,
Bélise est changée : Cléante découvre qu’elle s’est
livrée à un pédant qui lui montre les sciences.
Les
Lettres galantes qu’Anne Ferrand publie deux ans plus tard
se présentent comme une annexe de ce roman imprimée à sa suite :
Histoire des amours de Cléante et de Bélise, avec le recueil de
ses lettres… En réalité, les lettres que nous lisons n’ont
qu’un lointain rapport avec le roman. Les noms des personnages ont
disparu, elles ne contiennent quasiment rien en matière d’événement.
Une fausse alerte à la lettre XXIII : « Nous eûmes hier toute
la frayeur que donne à des femmes l’apparence d’un grand péril :
nous nous crûmes noyées » (p. 202) ;
l’entrée du mari, à la lettre XXXI, qui surprend l’épistolière :
« Mais mon mari entre. Dieu ! Quelle cruauté de voir ce
qu’on hait en quittant ce qu’on aime » (p. 206). À la
lettre LIX, l’épistolière annonce crânement qu’elle ne
racontera pas ce qui est arrivé à son mari : « Je vous
ai promis dans ma dernière lettre un long récit de quelque chose
qui regarde mon mari, mais en vérité je n’ai pas la force de
songer à lui ni d’en parler si longtemps. Quittez-moi
de ma parole et vous contentez de savoir qu’il me traite à présent
d’une manière tout opposée à celle que vous lui avez connue :
il est presque devenu galant avec moi » (p. 224). À la
lumière de Crébillon, on peut conjecturer les causes :
éconduit ou déçu par sa maîtresse, le mari est revenu à sa
femme, comme le marquis de Crébillon revient à la marquise après
la fin de sa liaison avec Mme de ***.
Ce sont à peu près les seules traces d’événement dans les
Lettres galantes : une telle distance, un filtrage aussi
sévère relèvent du tour de force. La monodie épistolaire suppose
l’installation d’un vide énonciatif : il ne s’agit pas
seulement d’évacuer le sujet, mais aussi l’événement. Anne
Ferrand ne peut pas ne pas avoir, par ailleurs, le modèle ovidien en
tête. Elle fait dire à son héroïne à la lettre LXVII :
« Thésée fut moins blâmé
d’avoir été sensible aux charmes d’Ariane que de l’avoir
abandonnée ; le plus grand des crimes est de violer ses
serments ; vous m’en aviez fait de m’aimer tendrement. »
(P. 229.)
Voilà
rappelée la situation élégiaque de base, le dispositif originel de
la plainte monodique : Ariane se lamentait sur son rocher,
Thésée violant ses serments.
L’épistolière
décrit bien des états :
« L’Amour m’est témoin que
votre absence a été la plus sensible de mes douleurs et que j’ai
été occupée de vous en ce triste état avec autant de vivacité
que dans des moments plus heureux. » (L. LXV, p. 228.)
On
retrouve le même état de saturation par le désir qui manque de
l’absent, avec l’émergence d’une nouvelle catégorie, des
« moments ».
« Dans quel état vous ai-je prié
de ne point partir ! » (LXVII, 229.)
« je ne dois point craindre de vous
y laisser voir le triste état où mon cœur et ma santé sont
réduits » (LXXII, 232)
Prises
séparément, les Lettres galantes d’Anne Ferrand présentent
de nombreuses analogies avec les Lettres de la Marquise de
Crébillon. Mais le livre imprimé en 1691 ne prévoyait pas cette
séparation : c’est en annexe, en supplément du roman que
sont publiées les lettres. L’exclusion de l’événement, comme
l’exclusion de la voix de l’autre, sont toutes relatives.
V. L’interférence élégiaque : Les
Lettres de la Marquise
L’originalité
des Lettres de la Marquise par rapport aux Lettres galantes
tient à leur existence indépendamment de tout roman. Même les
Lettres portugaises sont des lettres d’après le départ,
qui supposent une histoire amoureuse, dont elles prennent la suit.
Depuis Ovide, c’était le principe : la complainte élégiaque
vient après le tissage des événements. Nous avons vu que même
lorsque le texte était à une voix (les héroïnes des Héroïdes,
la narratrice des Angoisses douloureuses, ou celle des Amours
de la jeune Bélise et de Cléante), il suscitait des réponses
apocryphes (Aulus puis Angelus Sabinus) ou, en cours de roman, un
changement à vue du narrateur et du point de vue (Quézinstra pour
Hélisenne de Crenne, Tymandre pour le présidente Ferrand). Même
les Lettres portugaises ont suscité des Réponses
l’année même de leur parution en 1669.
Crébillon, la dissémination de l’événement
Chez
Crébillon, rien de tel : les Lettres rendent compte de
la liaison de la marquise et de la naissance du sentiment jusqu’à
la mort de l’héroïne, terrassée par l’absence et par la
maladie. La voix est unique ; elle ne vient pas après
l’événement pour se lamenter, mais accompagne l’événement de
sa naissance à son extinction. Crébillon procède bien pourtant,
dans la continuité du genre, par répercussion, filtrage, évacuation
de l’intensité événementielle. Mais il atomise, dissémine
l’événement en une succession de petits faits : le mari de
la marquise l’a embrassée (lettre III) ; la marquise n’était
pas là quand le comte est venu la voir la veille (lettre IV) ;
brouilleries et rendez-vous manqués (lettre VI) ; maladie du
comte (lettre IX) ; « surprise » du portrait par
Saint-Fer*** (lettre XI) ; arrivée d’une rivale dans le salon
de la marquise (lettre XII) ; soirée chez la belle-mère de la
marquise (lettre XIX) ; nouveau soupirant pour la marquise
(lettre XX) ; le comte s’est battu en duel contre le marquis
de C***, son rival importun (lettre XXI) ; le marquis est tombé
amoureux de la cousine du comte (lettre XXII) ; nouvelle rivale
pour la marquise, que le comte a osé lui présenter (lettre XXIV) ;
on va ainsi de micro événement en micro événement jusqu’à
l’annonce de la promotion du marquis, qui contraint la marquise à
partir à l’étranger (lettre LXV) :
« Notre malheur n’est que trop
certain, l’ambition de mon mari me plonge le poignard dans le cœur,
il a enfin obtenu ce qu’il désirait, et il m’entraîne dans un
pays qui, quelque beau qu’il puisse être, ne sera jamais qu’un
pays barbare. » (P. 209.)
Ce
départ constitue un événement générique, à la différence qu’il
s’agit généralement du départ de l’amant. Dans les Lettres
portugaises, l’officier français est rappelé en France ;
dans l’Histoire de Bélise et de Cléante, Cléante est
appelé pour le service du roi en Italie.
On
touche ici à ce qui fait la singularité des Lettres de la
Marquise. Il y a une hétérogénéité fondamentale du genre à
la tradition duquel elles se rattachent : le vide élégiaque se
construit toujours à partir d’une plénitude événementielle,
narrative ; l’effondrement du sujet lyrique s’accroche,
s’arrime au rayonnement solaire de l’absent désiré, dont
l’image sature l’espace énonciatif. Crébillon ne sort pas de
cette polarité, de cette coprésence des deux substances hétérogènes
qui constituent le monde fictionnel élégiaque.
Mais
il en dissémine les contraires en fragments fins, dans chaque
lettre : c’est cette dissémination, cette pulvérisation de
polarités qui constitue la monodie épistolaire.
La monodie épistolaire : un dialogue à une
voix ?
Car
l’expression a été inventée pour Crébillon, pour les Lettres
de la Marquise, lors même qu’elle pourrait définir le genre
tout entier. En 1968, Jean Rousset publie un article intitulé « La
Monodie épistolaire : Crébillon fils »,
qui reprend pour l’essentiel la préface de son édition des
Lettres de la Marquise (Lausanne, 1965). Rousset ancre les
Lettres de la Marquise dans une filiation plus courte, qui va
des Lettres portugaises aux grandes élégies romantiques, Les
Souffrances du jeune Werther de Goethe (1774) et Obermann
de Sénancour (1804).
En
fait, tout l’article va consister à montrer que la monodie n’en
est pas une. D’abord, l’absence de l’interlocuteur de la
marquise, contrairement à celle de l’officier français de la
religieuse portugaise, ou à celle de Cléante, à qui Bélise écrit
dans les Lettres galantes d’Anne Ferrand, n’est qu’une
absence brève et de proximité. Le comte est presque là. La
marquise a vu le comte la veille ;
par un billet, elle organise un rendez-vous pour le lendemain, pour
le jour même.
Rousset conclut à la présence d’un dialogue sous-jacent à la
monodie :
« dans les Lettres de la
Marquise, le monologue n’est qu’apparent, il est la face
visible d’un dialogue dont l’autre face demeure cachée ; ce
dialogue existe, l’échange est cette fois réel, les deux
partenaires communiquent, se rencontrent, se voient en tête à tête,
mais on ne nous livre qu’une partie du dossier, nous ne lisons que
les lettres de la jeune femme. […] on assiste à un duo dont on
n’entend qu’une voix ; la partie se joue à deux
personnages, on n’en voit qu’un sur la scène. »
Ce
texte est important car il donne une sorte de vulgate de
l’interprétation moderne des Lettres de la Marquise. C’est
à partir de ce schéma que s’élabore ensuite l’analyse d’une
rhétorique de la passion et le modèle de ce qu’on a appelé,
ailleurs, dialogue à une voix.
Le dispositif élégiaque : interférence
contre échange
Mais
ce modèle ne correspond pas à la réalité du dispositif élégiaque,
qui fondamentalement n’est pas fondée sur l’échange (la
correspondance épistolaire), mais sur l’interférence (une adresse
impossible, empêchée, gênée). Ce n’est pas une partie à deux
qui se joue devant nous, mais à trois, à chaque instant, et dès
longtemps dans la tradition du genre, au moins depuis Hélisenne de
Crenne : dans les Lettres de la Marquise, il y a la
marquise et le comte, bien sûr, mais ce qui nourrit la lettre, c’est
l’interférence d’un troisième personnage, souvent le maris, le
marquis, parfois une rivale de la marquise, quand celle-ci ne suscite
pas contre le comte un soupirant.
Parce
que l’interférence prime sur l’échange, il n’y a pas de
dialogue, car il n’y a pas de réversion possible du point de vue :
le sujet lyrique, chez Crébillon comme depuis Ovide, se définit
comme état effondré, c’est-à-dire qu’il n’est pas un objet.
Entre un sujet barré et un objet barré, il n’y a pas d’échange
possible : la proximité est un leurre, que l’accumulation des
lettres va progressivement mettre en évidence.
L’état de la marquise : logique de
l’effondrement élégiaque
À
la lettre V, la marquise écrit :
« Puis-je en examinant mon état
présent, me livrer aux sentiments que vous voudriez m’inspirer ? »
(P. 58.)
Elle
se définit comme espace vide de l’« état présent »
que les sentiments inspirés par le comte, que le désir du comte
pourrait venir remplir. L’état est une interface impersonnelle,
ménagée en la marquise pour que le comte y habite. Ainsi, à la
lettre VI :
« Ne parlons de rien, je vous en
prie, jusqu’à ce que je puisse vous faire un état fixe dans mon
cœur » (p. 61-62).
Cet
état s’installe à la limite entre la marquise et le comte, il est
le lieu de la monodie épistolaire, ou plutôt le lieu sur lequel se
bâtit le dispositif élégiaque. Ainsi, à la lettre IX, alors que
le comte est malade :
« Vous que je n’aime pas !
Que ce mot me paraît dur ! […] Vous me l’avez dit tant de
fois, avec tant de grâce, si tendrement ; quel inconvénient de
le répéter, surtout dans l’état où vous êtes ? Quel usage
pouvez-vous faire de ce mot ? » (P. 66.)
Il
n’y a pas d’échange : il n’y a que des usages du discours
à l’intérieur d’un espace vidé, que la marquise désigne comme
état. À la lettre X, Saint-Fer*** vient se plaindre de « l’état
auquel il prétend que je vous réduis » (p. 68).
Peu
à peu cependant cet état va se fixer comme état de la marquise.
Ainsi, à la fin de la lettre XIII :
« Trouvez-vous demain à neuf
heures du matin au jardin du… peut-être m’y rendrai-je.
Pardonnez-moi ce doute, je suis dans un état d’incertitude et de
douleur, où vous ne pourriez me voir sans pitié. » (P. 77.)
En
première analyse, la marquise fixe un rendez-vous au comte, ils vont
se voir, elle organise l’échange : en fait le texte oppose le
jardin du rendez-vous à l’« état d’incertitude et de
douleur », lieu contre non-lieu, plénitude du réel et de
l’accomplissement des désirs contre vide élégiaque et douleur
invisible : « vous ne pourriez me voir sans pitié » ;
la lettre répond à la demande d’un arrangement de rendez-vous
pour se voir
par l’évocation de cette vision offusquée, la pitié bloquant la
vue. Il y a donc une structure discursive de l’échange (vous me
demandez un rendez-vous, voici ma réponse), une surface du discours
polarisée par la demande et la réponse, le désir et la
satisfaction ; mais cette surface, cette structure est
contredite par la profondeur du dispositif élégiaque, centrée sur
une autre polarité, du visible et de l’invisible : le
dispositif met en place et exploite un état ; voici le vide de
mon état, voici, dans cet état, cette situation, cette occasion (en
glissant du sujet vers l’événement), ce qui interfère, ce qui
empêche que nous nous voyions.
Le
jardin des visibilités s’oppose alors à l’état qu’on ne peut
pas voir, comme dans les Lettres portugaises le balcon
théâtral de la première vue s’opposait à la chambre du cloître,
au non lieu de l’effondrement lyrique. Sous le leurre, l'appât, le
trompe-l’œil de l’échange, c’est cette dépression qui se
déploie, dépression de l’espace, du sujet, des visibilités.
Ce
leurre est particulièrement sensible à la fin de la lettre XVIII.
Bien sûr cette lettre se situe entre deux rendez-vous et, évoquant
l’un pour programmer l’autre, elle semble s’inscrire dans une
structure de l’échange :
« Adieu, il y a deux jours que je
ne vous ai vu, et ce n’était pas la peine de m’écrire pour me
dire tant de choses désobligeantes. Venez ce soir, je serais bien
aise d’avoir une explication avec vous. » (P. 87.)
Il
faut prendre garde cependant que cet échange est récusé :
« ce n’était pas la peine de m’écrire ». Même dans
un temps aussi court, ce qui compte, c’est la complainte élégiaque
sur l’absence :
« Votre cœur n’est plus à moi,
votre assiduité diminue, et vous ne me voyez encore de temps en
temps que pour me faire sentir plus douloureusement les tourments que
me cause votre absence. » (Pp. 86-87.)
On
retrouve bien ici cet espace du vide élégiaque où les sujets se
défont dans la saturation douloureuse du désir de l’absent. Le
comte se décompose en « votre cœur », « votre
assiduité », tandis que la marquise se rétracte en fragments
d’intériorité subjectivités : « J’en crois aussi
mes mouvements secrets » (p. 87), écrit-elle ; elle
s’identifie à ces mouvements, elle n’est plus une, mais cette
constellation de mouvements, qui se dissémine dans le « babil
bien extraordinaire » de la lettre. Le discours manque son
effet, ne répond pas à la demande, parce que l’état disséminé
de la marquise l’en empêche :
« Je ne suis pas aujourd’hui
d’humeur aimante, et je vous dirais peut-être trop froidement ce
que vous méritez que je vous dise bien. Ce n’est pourtant point
par caprice, mais je ne me trouve pas jolie, l’ennui m’a enlaidie
considérablement, et je ne puis me résoudre à croire que dans cet
état vous m’eussiez quelque obligation de ma tendresse. »
(Lettre XIX, p. 88.)
Il
n’y a pas d’état désirable dans le dispositif élégiaque :
le discours désire et l’état l’en empêche. Même au moment de
la consommation amoureuse, ou alors que cetet consommation est
presque acquise, l’état de jouissance où est la marquise est un
état d’empêchement :
« Mes
yeux égarés, même en vous regardant, ne vous
voyaient
plus. J’étais dans cet état de stupidité où l’on laisse tout
entreprendre,
et mes réflexions avaient fait place à une ivresse,
plus
aisée à ressentir qu’à exprimer: que serais-je devenue, si le
Marquis
ne fût arrivé! Je recule votre perte d’un jour. Que sais-je ?
peut-être pour jamais ? l’état où je me suis vue, quelque
désordre
qu’il porte dans les sens, quelque enchanteur même
qu’il
puisse être, est trop à craindre pour que je ne cherche pas à
ne
m’y plus retrouver. » (Lettre XXVIII, p. 106.)
L’état
est une perte de capacité : il rend stupide, c’est-à-dire qu’il
pétrifie et bloque l’échange. La marquise ne voit plus le comte,
mais se voit stupide (« ne vous voyaient plus » / « où
je me suis vue ») : l’état élégiaque est
autoréflexif ; c’est l’état de la jeune Parque de Valéry,
où « je me voyais me voir »,
mais renversé de plénitude en abyme, en angoisse d’absolue
dépossession de soi.
Abomination
de l’état
Dans
la seconde partie des Lettres
de la Marquise,
on assiste à un renversement de situation : à la dynamique
ascensionnelle de la rencontre, qui faisait de chaque lettre le
compte rendu d’une visite passée, la préparation d’un
rendez-vous à venir, succède le vertige de la séparation, du
doute, de l’absence, c’est-à-dire le noyau même du dispositif
élégiaque. L’état déplorable de la marquise devient le centre
dépressif de la plainte élégiaque, exerçant sa pression sur
l’absent, qu’il culpabilise en le conjurant de venir :
« Jamais je ne vous ai plus
tendrement aimé ; mais c’est par l’amour même que j’ai
pour vous, que je vous conjure de m’oublier. Ah ! cela ne vous
sera que trop aisé. Dans l’état où je suis, ne devriez-vous pas
me consoler ? Avez-vous perdu pour moi jusqu’aux sentiments
d’humanité ? Vous ne devez pas douter que je ne sois accablée
de la plus cruelle douleur, et vous restez éloigné de moi !
Ah ! ne me faites pas voir tout mon malheur : que je puisse
me flatter du moins que vous me perdez avec quelque regret. Avec tant
d’amour, mérité-je tant d’indifférence ? » (Lettre
LII, p. 177.)
L’état
de la marquise, qui croit venir d’apprendre que son amant est sur
le point d’épouser Mlle de la S***, devrait susciter la pitié du
comte, la dépression de la délaissée exercer son attraction sur
l’absent. L’état introduit une logique du tropisme : je
suis repoussante, donc je dois vous attirer. Logique perverse, aux
antipodes de la séduction : attire-t-on un amant, renverse-t-on
une indifférence par l’appel aux « sentiments d’humanité ».
La séduction est la structure du discours, que pervertit la
prodondeur d’interférence, de répulsion de l’état, de cet état
élégiaque où le sujet n’en finit pas de s’effondrer, tentant
d’entraîner avec lui, de son tropisme pervers, et par le spectacle
de son abomination, l’absent fasciné.
« Une lettre suffit-elle ? et
dans la situation où je suis, serait-ce trop de vous-même pour
calmer mes inquiétudes ? Que faites-vous éloigné de moi ?
Vous me croyez infidèle, et je crains que vous ne soyez perfide.
Devrions-nous avec ces idées-là être tranquilles ? et pour
peu que vous prissiez encore quelque intérêt à mon cœur, ne
seriez-vous pas venu me convaincre de mon infidélité, ou jouir avec
moi du plaisir de me trouver constante ? Ayez pitié de l’état
où je suis, daignez, et c’est la seule chose que j’exige de
vous, daignez me rassurer sur mes craintes, et éclaircir vos
soupçons. Que je sache si je dois vous aimer encore, ou songer à
vous haïr à jamais. » (Fin de la lettre LIII.)
D’un
côté le discours de la lettre, indifférent, insuffisant, perfide
peut-être, pâle substitut de présence, aussitôt dénoncé ;
de l’autre l’état de la marquise, que seule la présence de
l’amant pourrait rasséréner. L’état est un gouffre, un appel
qu’il s’agit de combler par une présence, et en même temps
qu’aucune présence ne saurait combler. Même lorsque la fausse
nouvelle du mariage
du comte est démentie et l’inquiétude dissipée, l’état de la
marquise continue d’exercer son attraction d’abomination :
« Quand
vous m’auriez abandonnée, aurais-je pu m’en plaindre ?
vous
n’auriez fait que m’obéir, mais vous avez connu ce qu’il
m’en
coûtait pour vous en prier; vous avez été touché de l’état
funeste
où m’avait déjà réduite la crainte de vous perdre. Tâchez
de
ne vous en point repentir. » (Lettre LIV.)
Funeste,
l’état est ce qui programme l’inéluctable mort de la marquise
dans le cadre du dispositif élégiaque. Son état est toujours déjà
ce à quoi elle a été réduite :
c’est une réduction de soi, un effondrement de soi sur soi. L’état
interfère avec la parole : il lui en coûte de prier le comte, à
peine peut-elle exprimer la crainte de le perdre, sa plainte même ne
saurait légitimement s’échapper de sa retraite. L’état devient
interférence pure, plongée dans une inaudible invisibilité, la
marquise se débattant avec elle-même pour ne pas se refermer sur
son état :
« Par
ma dernière lettre je vous ai prié de ne me plus voir, je sentais
que
votre vue entretiendrait en moi des sentiments qu’il m’est
important
d’éteindre ; mais dans le cruel état où vous m’avez
réduite,
le plus affreux de mes malheurs est de ne vous voir pas.
Je
ne vous demande plus de la tendresse ; mais je n’ai pas mérité
la
répugnance que vous avez à me voir. Ne craignez pas que je
vous
fasse des reproches, je sais combien ils seraient inutiles ; je
me
plains plus de moi que de vous. » (Lettre LVIII, p. .)
Au
dernier stade, l’état cesse d’être un appel à l’autre pour
se refermer sur lui-même. La marquise se débat alors avec elle-même
dans un dernier et vain effort pour empêcher ce refermement :
mais déjà elle ne peut plus formuler sa demande de voir le comte.
Tout le discours s’organise autour de cette demande morte : «
je vous ai prié de ne me plus voir », au passé composé, cela
veut dire que cette prière n’est plus de mise ; le « mais »
qui introduit la deuxième partie de la phrase devrait introduire la
demande de rendez-vous, mais l’état vient aussitôt
interférer (« mais dans le cruel état où vous m’avez
réduite »),
réduisant la demande à la plainte élégiaque, qui la suppose sans
l’exprimer : « le plus affreux de mes malheurs est de ne
vous voir pas ». Dire qu’on souffre de ne pas voir l’autre,
ce n’est pas exactement dire qu’on voudrait le voir : la
souffrance que cause l’absence renvoie à la dépression élégiaque
et au dispositif qui s’élabore à partir de cet espace
dépressionnaire, tandis que l’expression du désir de voir
structure une demande, un discours. Précisément, la demande meurt :
« Je ne vous demande plus de la tendresse ». Seule
subsiste la plainte : « mais je n’ai pas mérité
la
répugnance que vous avez à me voir ». C’est la douleur de
voir dans le regard de l’autre l’extinction du désir, son
renversement en répugnance, c’est l’inversion du tropisme
d’attraction en répulsion. On est bien ici dans une logique de
l’interférence, où l’état interfère avec le désir, et non
dans une logique de l’échange, qui impliquerait l’existence
d’une altérité. Or la plainte élégiaque même se replie sur
elle-même, ne vise plus l’autre : « je
me
plains plus de moi que de vous ».
La
dernière expression du désir de voir n’est que pour se déprendre
de ce désir :
« Ayez
pitié
de l’état où je suis, je ne veux que vous voir, je ne serai point
seule,
accoutumez-moi insensiblement à vous perdre pour
toujours :
dites-moi tout ce qui peut me confirmer mon malheur,
il
y aurait trop de cruauté à m’épargner. » (Fin de la lettre
LVIII, p. 190.)
On
retrouve ici l’appareil masochiste du discours de la religieuse
portugaise : l’exercice de la pitié consisterait, selon la
Marquise, à ne pas en faire preuve. Une dernière fois, elle exprime
le désir de voir le comte, mais en noyant ce désir dans sa
dénégation : « je ne veux que », « je ne
serai point seule », et c’est pour « vous perdre
toujours ».
Enfin,
à la dernière lettre, l’état de la marquise a achevé son œuvre
d’interférence. Le désir de voir le comte s’est éteint,
l’échange verbal n’est plus même l’horizon, ou la surface du
dispositif élégiaque, dont l’effondrement est achevé :
« La
mort n’est-elle pas
d’elle-même
assez douloureuse, et voudriez-vous par votre présence, augmenter
les horreurs de la mienne ? Croyez-moi, ce
spectacle
funeste serait trop affreux pour vous, vous ne me verriez pas
vous-même, sans mourir, dans un état si déplorable :
évitez
une image qui ne ferait qu’aigrir votre désespoir, et laissez-moi,
dans ces derniers tourments, en supporter seule tout le
poids. »
(Lettre LXIX.)
La
monodie épistolaire est donc réellement une monodie, dans laquelle
l’échange, la correspondance ne constituent qu’un leurre.
L’espace intérieur que décrit cette monodie, l’état de la
marquise, a programmé depuis le début des Lettres
son effondrement. Ce que cet espace organise essentiellement, c’est
de l’interférence, du tropisme, entre fascination et abomination.
L’interférence constitue la profondeur, l’infrastructure du
discours crébillonien.
Ce
discours fonctionne donc comme leurre. Mais un leurre extrêmement
brillant. Ce que le dispositif élégiaque nous enseigne face à ce
discours, c’est donc à ne pas le prendre au premier degré. Le
discours crébillonien est un méta-discours, une hyperstructure :
nous étudierons cette hyperstructure à travers la relation complexe
que Crébillon, dans les Lettres
de la Marquise,
entretient avec le marivaudage.
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