|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d’agrégation sur les Lettres de la Marquise de Crébillon, université de Provence, décembre 2010 Crébillon et le marivaudageStéphane Lojkine Crébillon a vécu dans la société de Marivaux.
Comme lui, il a fréquenté le Théâtre des Italiens. Avec lui, il a
participé aux agapes de la Société du Caveau. Son conte oriental
libertin, Tanzaï et Néadarné, histoire japonoise,
dit aussi L’Écumoire,
qu’il publie deux ans après les Lettres de la Marquise,
fait explicitement la satire du marivaudage par l’intermédiaire de
la fée Moustache et de son badinage précieux.
La langue littéraire
des années 1730, la sociabilité fictionnelle dans laquelle
s’inscrivait cette langue, le monde virtuel que définissait cette
sociabilité, étaient si profondément marqués par la personnalité
et par l’œuvre de Marivaux qu’un mot émergea alors pour les
définir : le marivaudage. Pour faire œuvre, Crébillon était en
quelque sorte sommé de se définir par rapport au marivaudage.
I. Le marivaudage de Marivaux : déclassement
social contre technique du mot
 Marianne chez le ministre. Gravure de Jakob van der Schley (1737) pour La Vie de Marianne, ici édition d’Amsterdam, Changuion, 1778
Comme le rappelle
Frédéric Deloffre dans Marivaux et le marivaudage,
« Marivaudage et marivauder sont apparus du vivant même de
Marivaux. On peut conjecturer qu’ils ont été forgés dans un des
cafés fréquentés par les beaux esprits du temps. » (P. 5.)
Le témoignage de Diderot : les deux
sociabilités
Un des premiers
témoignages écrits du mot est une lettre de Diderot à Sophie
Volland qui date de 1760. Diderot s’y plaint de son inaptitude à
la société mondaine. Il distingue le commerce des amis, où il
excelle, des codes contraints de la politesse et des bienséances,
qu’il se dit incapable de maîtriser :
« Je
me suis demandé plusieurs fois pourquoi avec un caractère doux et
facile, de l’indulgence, de la gaieté et des connaissances,
j’étais si peu fait pour la société. C’est qu’il est
impossible que j’y sois comme avec mes amis et que je ne sais pas
cette langue froide et vide de sens qu’on parle aux indifférents.
J’y suis silencieux ou indiscret. La belle occasion de marivauder !
Et pourquoi m’y refuserais-je ? Le pis-aller, c’est d’être
long. »
Le sens de
l’enchaînement est ici délicat. Diderot commence par opposer deux
contextes de prise de parole, deux systèmes de sociabilité. Le
marivaudage ne relève pas du commerce amical, naturel, spontané ;
il jaillit depuis le cadre contraint de la sociabilité mondaine,
dans lequel l’usage normal de la langue est celui d’une « langue
froide et vide de sens qu’on parle aux indifférents ».
Diderot prétend ne pas maîtriser l’usage de cette langue :
« J'y suis silencieux ou indiscret » ; soit il se
tait, soit il parle sans discrétion, c’est-à-dire sans
discernement, sans mesure. La langue froide de la sociabilité
mondaine dérape alors, glisse, échappe au contrôle, récupère,
rattrape la force vive du commerce amical où Diderot excelle.
Diderot l’indiscret est à nouveau « comme avec mes amis ».
Voilà, dans ce dérapage et ce rattrapage, où se trouve « la
belle occasion de marivauder ».
Le nouage narcissique
Diderot repère ici les
deux faces du marivaudage : d’un côté c’est la langue
galante, « froide et vide de sens », qui dérape dans
l’inintelligibilité. Mais d’un autre côté, dans ce dérapage,
Diderot retrouve, récupère sa verve, la chaleur de la langue :
au pire, il aura été trop long (« le pis-aller, c’est
d’être long avec les autres »). Il y a donc un glissement
vers quelque chose qui n’a pas de sens, puis un renversement, un
nouage se fait, qui implique une distanciation d’avec soi-même, la
conscience pour le sujet d’être en train de marivauder, et, par
là, l’établissement d’un point de vue critique. Dans une lettre
du 6 novembre, Diderot écrit, toujours à Sophie Volland, après une
discussion un peu spécieuse, s’il vaut mieux être menteur
qu’imbécile :
« Oh le
beau marivaudage que voilà. Si je voulais suivre mes idées, on
aurait plus tôt fait le tour du monde à cloche-pied, que je n’en
aurais vu le bout ; cependant le monde a environ neuf mille
lieues de tour, et… Et que neuf mille diables emportent Marivaux et
tous ses insipides imitateurs tels que moi. » (Lettre 52,
p. 211.)
En définissant son
discours comme marivaudage, Diderot, certes, prend vis-à-vis de
lui-même une distance critique, mais reconnaît dans le même temps
sa complaisance narcissique vis-à-vis de cette pratique délicieuse
du dérapage verbal : il aime son marivaudage, il est sectateur
de Marivaux.
Une préciosité déclassée
À la fin, du
siècle, dans son Lycée ou cours de littérature ancienne
et moderne (1798-1804), François
de La Harpe donne une définition plus technique du marivaudage :
« Marivaux
se fit un style si particulier qu’il a eu l’honneur de lui donner
son nom ; on l’appela marivaudage : c’est le mélange
le plus bizarre de métaphysique subtile et de locutions triviales,
de sentiments alambiqués et de dictions populaires. »
On s’éloigne ici de
la sociabilité vivante, d’une certaine pratique de la conversation
à la manière de Marivaux, pour se rapprocher des caractéristiques
de son œuvre écrite, dont les héros de roman comme les personnages
de théâtre se définissent par ce mélange de galanterie
aristocratique et de spontanéité bourgeoise et paysanne. D’un
côté, il y a cette préciosité, cette virtuosité du raisonnement,
de l’enchaînement : une « métaphysique subtile »,
des « sentiments alambiqués » par lesquels le discours
perd pied, glisse dans l’insignifiance ; de l’autre, dans le
corps même du discours, le rattrapage, le nouage se fait par
l’irruption d’un lexique inattendu, d’une trivialité qui
ramène au concret, au réel. Ce mélange est directement lié au
statut social du personnage qui marivaude : un paysan placé
dans un contexte aristocratique (Marivaux, Jacob) ; un valet ou
une servante lancée dans une joute verbale avec son maître ou sa
maîtresse ; ou singeant cette joute avec son complice. Diderot
lui-même, décrivant son usage « indiscret » de la
parole en société, ne trahit-il pas une certaine timidité,
maladresse du fils de coutelier langrois face aux petits maîtres et
aux aristocrates parisiens ?
Il y aurait donc, dans
le marivaudage, une sorte de pratique déclassée de la préciosité,
et le symptôme d’une appropriation bourgeoise de la langue, et
plus généralement du raisonnement, du monde aristocratiques. Le
dérapage et le rattrapage du sens, le nouage du concret dans
l’insignifiance, la froideur et la chaleur de la langue, seraient
autant de symptômes, d’expressions de ce déclassement social de
la langue aristocratique, d’une sorte de démocratisation de la
mondanité.
Le persiflage comme marivaudage pervers
L’envers du
marivaudage, c’est le persiflage :
dans le Dictionnaire de Trévoux (éd. 1771) on peut lire :
« PERSIFLAGE,
PERSIFLER, PERSIFLEUR. Termes
nouveaux que la dépravation du goût et des mœurs n’a mis que
trop à la mode.
[…]
C’est cette habitude, cette manière indécente de plaisanter, de
railler, de persifler (car le persiflage
est devenu à la mode) mille sortes de gens sensés, qu’on traite
d’espèces. »
Contrairement au
marivaudage, le persiflage pointe, vise quelqu’un. Dans celui qu’il
vise, il repère l’« espèce », qui n’est pas
seulement une singularité ridicule, mais qui définit une
« ingénuité » :
« PERSIFLER, v. a. Plaisanter,
railler indécemment quelqu’un, le rendre instrument et victime de
la plaisanterie par les choses qu’on lui fait dire ingénument. »
Dans cette ingénuité,
nous retrouvons la différence de classe, qui n’est plus le
déclassement du sujet marivaudant, mais celui de l’objet
persiflé : un ingénu, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est
pas du monde des petits-maîtres, qui n’appartient pas au cercle ou
qu’on en exclut. Le marivaudage scelle le cercle de sociabilité ;
le persiflage en définit au contraire le dehors, organise depuis ce
cercle l’exclusion. Un jeu du dehors et du dedans mondains
s’organise alors, une polarité de la langue qui se referme sur
elle-même. Persifler est alors employé absolument :
« PERSIFLER. v. n. signifie tenir,
de propos formé, des discours sans idées liées. Vouloir raisonner
avec un petit-maître, ou avec un étourdi, c’est peine perdue ;
ils ne font que persifler. »
Le persiflage est un
marivaudage pervers : il utilise l’insignifiance, le méandre
incompréhensible de ses enchaînements, comme principe de clôture,
qui bloque, interdit la communication en dehors du cercle mondain. On
persifle entre soi, de sorte que le langage établisse une barrière
contre ceux qui n’en sont pas. La déliaison du langage, sa
déraison sont des signes de reconnaissance, des signes de classe.
C’est pourquoi il
faut appréhender ensemble le marivaudage, qui brasse la langue, qui
en mêle les registres de sociabilité et les niveaux de distinction,
avec le persiflage, qui au contraire discrimine et exclut.
L’enchaînement des répliques
L’intérêt de la
thèse de Frédéric Deloffre est de proposer une modélisation
stylistique du marivaudage, c’est-à-dire une traduction de ce
brassage, de cette inclusion qui fonctionne comme jeu social, comme
dispositif d’assimilation, dans la structure du dialogue que
pratique Marivaux.
Le marivaudage, c’est
d’abord une technique d’enchaînement des répliques.
Cet enchaînement est fondé sur la reprise de mots. Frédéric
Deloffre remarque l’usage que Marivaux fait du démonstratif « de
ton familier », qui « souligne le caractère oral de la
reprise de mots » (p. 201). Ainsi, dans La double
inconstance (1723) :
« FLAMINIA. —
J’ai trop de plaisir à vous voir.
ARLEQUIN. — Je ne vous refuse point ce
plaisir-là moi, regardez-moi à votre aise, je vous rendrai la
pareille. » (II, 6.)
Il faut remarquer que
le démonstratif trivial, appuyé par « là » et « moi »,
en introduisant dans le jeu pétrarquiste raffiné du regard amoureux
la lourdeur paysanne et massive d’Arlequin (et ce mélange social
est décisif), prépare le retournement et le rattrapage du sens :
« je vous rendrai la pareille » ; Arlequin entre
dans l’échange, s’inclut par le marivaudage dans le système
aristocratique de sociabilité initié par Flaminia. Ce système
lui-même mimait par anticipation son déclassement paysan. Flaminia
avait en effet d’abord dit, dans le style noble : « Adieu,
Arlequin, je vous verrai toujours, si on me le permet ; je ne
sais où je suis. » Elle traduit ensuite, dans un style plus
bas : « J’ai trop de plaisir à vous voir. » C’est
le style bas du discours noble qui permet à Arlequin d’embrayer et
déclenche la boucle du marivaudage.
Profondeur sociale du jeu linguistique
La dépréciation, ou
plus exactement l’abaissement du niveau de langue, ne caractérise
donc pas la reprise, mais au contraire constitue l’amorce de
celle-ci. On trouve d’ailleurs parfois le démonstratif trivial
avant la répétition, comme dans ce début des Serments
indiscrets (1732) :
« LUCILE. — Je
ne veux point être mariée sitôt et ne le serai peut-être jamais.
LISETTE. — Vous ?
Avec ces yeux-là ? Je vous en défie, Madame.
LUCILE. — Quel raisonnement ! Est-ce que des yeux décident de quelque chose ?
LISETTE. — Sans difficulté ; les
vôtres vous condamnent à vivre en compagnie, par exemple. »
Le marivaudage consiste
à faire des yeux un objet autonome, qui circule entre les
interlocuteurs et que le dialogue doue comiquement d’une vie
propre. « Ces yeux-là » constituent une accentuation
vulgaire, qui déclasse l’élément le plus noble dans l’appareil
de la séduction féminine. Lucile est d’abord avec ces
yeux-là, puis les yeux deviennent sujets ; on se demande s’ils
décident quelque chose. Enfin, de l'interrogation, on passe à
l’assertion, et de la décision abstraite à la condamnation
triviale et joyeuse : « les vôtres vous condamnent à
vivre en compagnie, par exemple. »
Le marivaudage renverse
la situation d’exclusion en situation d’inclusion : en
refusant le mariage, Lucile s’excluait de la sociabilité
instituée ; en la présentant condamnée à « vivre en
compagnie », Lisette inclut Lucile dans une sociabilité de
fait. Mais cette inclusion implique un déclassement social :
l’enjeu symbolique des Serments indiscrets est l’alliance
des pères, M. Orgon et M. Ergaste, précisément pour préserver par
le mariage les enfants d’un risque de déclassement.
La camaraderie joyeuse
du « vivre en compagnie », comme la gaieté entre amis
qu’évoque Diderot dans la lettre à Sophie Volland du 26 octobre
1760, c’est le monde que menace l’alliance des pères au
commencement de la pièce, que tentent de préserver les « serments
indiscrets » des jeunes bourgeois, et qu’enfin, au dernier
acte, le marivaudage rattrape pour le faire coïncider avec la
sociabilité instituée du mariage. On retrouve ici le jeu des deux
dispositifs d’alliance et de sexualité décrit par Michel Foucault
dans son Histoire de la sexualité,
c’est-à-dire le jeu de deux sociabilités concurrentes, de deux
mondes imparfaitement superposés, dont l’expression, la plasticité
linguistiques constituent le symptôme décisif, mais ne sont, en
surface, que le symptôme.
Le mot comme principe du chevillage dialogique
Le symptôme
linguistique du marivaudage se repère, dans le théâtre de
Marivaux, à un certain type d’enchaînement dialogique, sur lequel
Frédéric Deloffre concentre son analyse, dégageant une technique
de chevillage des répliques par le mot :
« l’enchaînement
des mots ne fait que traduire le cheminement inconscient des
sentiments […]. Le mode obligatoire du progrès de l’action est
le passage d’un mot à un mot. Alors que, chez d’autres
écrivains, les paroles ne sont qu’un des signes visibles de
l’action dramatique, elles en sont chez Marivaux la matière, la
trame même. Si les mots jouent un tel rôle dans les
pièces de Marivaux, c’est que la notion de marivaudage implique la
conscience de l’existence du langage. » (P. 207.)
« ne fait que
traduire » : on touche ici à la thèse centrale de F.
Deloffre. Le marivaudage serait une affaire de mots, une technique de
structuration et d’enchaînement par répétition de mots :
technique consciente, délibérée, par laquelle le langage se
réfléchit comme objet du discours. Le marivaudage serait une
pratique autoréflexive du langage.
Comment cette pratique
s’articule-t-elle avec ce qui déborde le champ étudié par
F. Deloffre, ce mélange des sociabilités, ce déclassement
social, ce dérapage du sens qui implique qu’on sort, à un moment,
de la logique discursive, qu’on entre dans autre chose qui dérape
et est rattrapé, plus bas, plus trivialement, dans l’ordre du
discours ? La sortie du discours symptomatise l’exclusion
sociale ; la parole est alors relayée par le regard : cet
objet verbal qu’est le mot, qui s’autonomise dans le dialogue,
est objet de regard quand il n’est pas le regard même :
d’Arlequin sur Flaminia, de Lucile sur les hommes.
Indiscrétion du marivaudage
À ce titre, Les
Serments indiscrets, joués l’année de la parution des Lettres
de la Marquise, constituent une base d’analyse intéressante.
Au départ, Lucile et Damis ont été promis l’un à l’autre par
leurs pères, mais se sont bien jurés de ne pas s’épouser. Ils se
rencontrent et se font l’un à l’autre des serments
« indiscrets », autrement dit imprudents, car ils tombent
amoureux l’un de l’autre au moment même où ils se jurent de ne
pas s’épouser. Le serment est la langue froide des alliances ;
l’indiscrétion introduit, dans cette froideur instituée,
dérapage, nouage de l’intrigue, chaleur de l’échange et de
l’événement : l’intrigue des valets, Frontin et Lisette,
et de la sœur de Lucile, Phénice, tout aussi « indiscrète »
que les serments des deux promis, amènera la réconciliation finale
et le mariage initialement prévu.
Le terme
d’« indiscrets » est celui que Diderot emploie en 1760,
on l’a vu, pour caractériser le dérapage du marivaudage en
société : « j’y suis silencieux ou indiscret. La belle
occasion de marivauder ! »
Lucile et Damis
continuent sur la lancée de leur discours alors que leurs sentiments
ont changé : il y a marivaudage à cause de ce décalage qui
s’établit entre le refus du projet au départ (éviter le mariage
à tout prix) et la situation qui s’instaure (l’émergence du
sentiment amoureux). Le marivaudage mélange le discours du refus, de
l’exclusion, et l’attraction, l’émergence du sentiment :
il est le ménagement de cette hétérogénéité.
La position de refus
Au lever de rideau,
Lucile écrit à Damis une lettre qui renferme le refus du projet,
c’est-à-dire la base harmonique non seulement de son discours à
elle, mais du discours même de Damis. D’emblée donc tout est dit
et écrit.
« Lucile est assise à une
table, et plie une lettre ; un laquais est devant elle, à qui
elle dit. — Qu’on aille dire à Lisette qu’elle vienne. (Le
laquais part. Elle se lève.) Damis serait un étrange homme, si
cette lettre-ci ne rompt pas le projet qu’on fait de nous marier. »
(I, 1, p. 969.)
Or cette situation est
précisément celle de la marquise au début des Lettres de
Crébillon : elle aussi commence par écrire très
tranquillement au comte qu’elle ne l’aime pas et ne saurait
l’aimer :
« Je ne sais pas si vous vous
souvenez que nous n’avons lié ensemble qu’un commerce d’amitié ;
je vous ai promis la mienne de bonne foi, et je serais fâchée qu’en
me demandant ce que je ne puis vous donner, vous m’obligeassiez à
vous refuser ce qui dépend de moi. » (P. 49.)
Tout commence ici aussi
par le refus du projet amoureux. La marquise lui oppose « un
commerce d’amitié », « ce qui dépend de moi ».
Moralement et symboliquement, la situation est sensiblement
différente : dans Les Serments indiscrets, c’est un
mariage qu’il s’agit de refuser ; dans les Lettres de la
Marquise, l’objet du refus est une liaison adultère. Chez
Marivaux, le refus de Lucile est médiatisé, déclassé par le
langage de Lisette ; chez Crébillon, la monodie épistolaire,
installée dans un monde exclusivement aristocratique, semble
interdire toute dialogisation.
II. L’adaptation crébillonienne : un
badinage sans jeu social ?
Pourtant c’est bien
sur le mot d’amitié que la première phrase déploie sa broderie :
la marquise lance d’abord le thème, « nous n’avons lié
ensemble qu’un commerce d’amitié ». Puis le pronom
possessif reprend le mot du thème :« je vous ai promis la
mienne de bonne foi. » Enfin la périphrase reprend le
possessif « vous refuser ce qui dépend de moi ».
 François Boucher, Conversation galante dans un parc, 1758, huile sur toile, San Diego, Timken Museum of Arts Ce n’est donc pas le
mot qui est repris, mais son signifié, à travers une succession de
signifiants qui précisément dématérialisent, disséminent le mot,
du nom (amitié) au pronom (la mienne), puis du pronom à la
périphrase (ce qui dépend de moi). La dissémination du mot
introduit la polarisation discursive : du commerce d’amitié,
qui implique une circulation, un échange entre le sujet épistolaire
et son interlocuteur, on est en effet passé à une structure
d’opposition, entre « ce que je ne puis vous donner »,
non seulement l’amour, mais le sexe, la consommation sexuelle, et
« ce qui dépend de moi », non pas tant l’amitié, que
le commerce épistolaire, l’usage du discours. « Commerce
d’amitié » s’est scindé en ce qui, du commerce, dépend
de moi, un commerce linguistique, un simple échange de paroles, et
ce que, de l’amitié, je ne puis vous donner, un sentiment qui
glisse vers l’amour et conduit immanquablement à l’exposition
des corps. La dissémination, la polarisation du thème en une
structure d’opposition discursive, introduit ainsi le réel, le
trivial, le risque érotique. Alors que le discours se détache de
son référent, dans le vertige éblouissant de sa structure
abstraite
(« qu’en me demandant ce que je ne puis vous donner, vous
m’obligeassiez à vous refuser ce qui dépend de moi »), le
référent se trivialise comme centre vide et déclassé : d’un
côté la prouesse verbale de la marquise, qui joue par son discours
avec le feu du sexe ; de l’autre ce vers quoi pointe son
discours, ce que d’elle elle va bien finir par donner, ce dans quoi
elle va bien finir par tomber, et qui consommera l’abus libertin,
puis la douleur élégiaque, enfin la mort.
Expérience et naïveté : le syncrétisme
de l’élégie romanesque
Contrairement à ce que
pratique Marivaux, la trivialisation crébillonienne, et le
déclassement qu’elle implique, sont implicites. C’est le
référent qui se trivialise, non le signifiant, qui au contraire
fait écran par les jeux de dissémination et de polarisation du
discours. Rares sont les locutions triviales, qu’on ne trouve
qu’au début des Lettres. À la lettre I, elles sont censées
trahir la naïveté et l’inexpérience de l’épistolière :
« Je sais donc, à vue de pays,
comment sont faits les amants, et je meurs de peur que vous n’en
soyez un. » (P. 49.)
Cette marquise qui sait
les choses « à vue de pays » et qui avoue ingénument
qu’elle « meurt de peur » est une bergère rococo, dont
le parler faussement paysan permet d’introduire dans le discours la
candeur savante propre au marivaudage : d’un côté la
simplicité du lexique la désigne comme proie libertine ; de
l’autre, le raffinement de la syntaxe lui fournit l’appareillage
verbal pour se défendre. Le sujet qui marivaude est un type
contradictoire impossible : la marquise est celle qui ne sait
pas et celle qui sait, celle qui ne se défie pas et se défie, celle
qui se livre et celle qui se protège.
On retrouve ici la
contradiction de l’élégie et du roman : l’héroïne de
l’élégie vient après l’événement, quand tout a déjà été
consommé, pour exposer ce qui reste de la dévastation amoureuse,
une situation, un état ; l’héroïne de roman, au contraire,
se présente avant l’événement, le prépare, le construit,
l’accomplit. Le marivaudage est la gestion de cette contradiction,
la mise en œuvre syncrétique d’une élégie romanesque :
dans la perspective de l’élégie, la marquise sait déjà tout et
organise, au mieux, la gestion au plus long cours possible du désir
du comte ; dans la perspective du roman, dire qu’on sait à
vue de pays comment sont faits les amants, c’est signifier à
la dernière personne à qui il faudrait l’avouer qu’on ne sait
ni de près ni de loin à quoi ressemble un amant ; c’est
aussi annoncer le programme du roman : à la fin de son
éducation sentimentale, au moment de mourir, la marquise saura
vraiment cela :
« Je suis enfin parvenue à tout ce
qu’une passion malheureuse peut donner de tourments. La crainte de
votre inconstance m’occupait autrefois tout entière ; mais je
ne sais si je n’aimerais pas mieux vous voir inconstant, et vous
voir toujours, que de vous perdre fidèle. » (Lettre LXV,
p. 209.)
Ce que l’expérience
enseigne, c’est que le commerce amoureux ne repose pas
fondamentalement sur l’enjeu moral de l’inconstance et de la
fidélité, mais beaucoup plus concrètement sur l’alternative
physique de la présence et de l’absence. Mais dans les premières
lettres le savoir de la marquise n’est pas encore censé être un
savoir éprouvé, un savoir d’expérience. Le langage de la bergère
signale cette expérience qui manque : la légèreté familière
de l’expression fait symptôme comme discours de ce qui n’est pas
encore noué.
Compter fleurettes : le marchandage galant
Il est encore temps,
ici, de « conter fleurettes » parce que la marquise
découvre le jeu amoureux dans sa nouveauté, sa fraîcheur, sa
surprise :
« vous êtes galant homme, poli,
prévenant, séduisant même, si l’on n’y prenait garde. Vous me
contez fleurettes, cela ne laisse pas de me divertir, attendu que le
peu d’habitude où je suis d’en entendre, empêche qu’elles ne
m’endorment. » (Lettre II, p. 53.)
La marquise reconnaît
d’elle-même « le peu d’habitude où je suis d’en
entendre », son inexpérience face à un discours, à des
événements nouveaux. En même temps, ce discours, ces événements
procèdent d’un savoir qui a toujours été déjà là, qu’elle
caractérise et qu’elle identifie. En le désignant trivialement
comme « conter fleurettes », la marquise tente de le
domestiquer, de se l’approprier. Le présent « vous me contez
fleurettes » est moins historique que gnomique : ce que
vous faites là en ce moment avec moi, je le reconnais, je
l’identifie ; cela s’appelle conter fleurettes.
L’amour se trivialise
en fleurettes ; les fleurettes font mot dans la phrase
crébillonienne, un mot-objet qui s’autonomise : « le
peu d’habitude où je suis d’en entendre » reprend les
fleurettes au moyen du pronom « en » ; « empêche
qu’elles ne m’endorment » donne aux fleurettes le statut de
pronom sujet : « elles », ce sont les fleurettes. Or
autant la locution « conter fleurettes » est courante et
son sens établi et balisé, autant hors de cette locution les
fleurettes deviennent incongrues, comme en témoigne l’article
Fleurettes du Dictionnaire de Trévoux :
FLEURETTE, s. f.Diminutif. Petite fleur. Flosculus. Il ne se dit guère au
propre que dans la Poésie Pastorale. Cueillir les fleurettes
des prés.
☞ Fleurettes, en matière de
galanterie, se dit au figuré, de certains petits ornemens du
langage, des pensées agréables & riantes, des termes doux &
flatteurs qu’un homme emploie avec une femme à qui il veut plaire.
Blandimenta, verba suavia, blanda, amatoria. On dit d’une
femme qu’elle aime la fleurette, les fleurettes. Ne
soyez pas la dupe des fleurettes que l’on ne vous débite
que pour vous surprendre. S. Evr. Des passages Grecs & Latins
sont de jolies fleurettes pour gagner un cœur. Boil. On dit
conter des fleurettes, en parlant des tendres discours des
amans ; expression qui vient apparemment de ce qu’ils
emploient les ornemens du langage, les fleurs de la Rhétorique pour
s’insinuer plus doucement ; ou bien, suivant la remarque de le
Noble, de ce qu’il y avoit autrefois en France (sous Charles VI)
une espèce de Monnoie sur laquelle on voyoit quantité de petites
fleurs, que Monstrelet appelle florettes, flourettes ou
fleurettes. Ces pièces valoient 20 deniers tournois, ou 16
deniers parisis. De sorte que compter des fleurettes, c’étoit
compter de la Monnoie ; ce qui, dans tous les temps, a été le
moyen le plus persuasif, le langage le plus éloquent.
La clef du coffrefort & des cœurs , c’est la même ;
Que si ce n’estcelle des cœurs,
C’est du moins celle desfaveurs.
Les fleurettes
impliquent donc, à la base, un monnayage.
L’hésitation entre conter et compter fleurettes indique assez le
registre trivial de l’expression, celui d’une galanterie
grossière, voire intéressée, qui suscite le soupçon. Les
fleurettes de Boileau ne sont qu’un dénigrement des fleurs de
rhétorique, tandis que débiter des fleurettes, chez Saint Evremond,
est calqué sur conter fleurettes. Le mot n’est jamais sujet comme
chez Crébillon, n’a pas d’autonomie sémantique hors de
l’expression. L’expression « aimer la fleurette » est
plus intéressante, comme raccourci proche d’entendre fleurettes
(« le peu d’habitude où je suis d’en entendre »),
qui devient très elliptique : quant à des fleurettes qui
endorment…
L’autonomisation du
mot en objet verbal qui dérape hors du sens est caractéristique du
marivaudage : le centre de ce discours sophistiqué est pourtant
un mot tout simple, des fleurettes… Les fleurettes réapparaissent
à la lettre XI :
« Ce
n’est pas que je craigne les impressions que vos discours
pourraient faire sur mon cœur. Ce que l’on appelle fleurettes, et
qui séduit tant de femmes, serait sur moi sans pouvoir ; mais
après tout, il vaut mieux ne s’y point exposer. » (Lettre
XI, p. 71.)
Les fleurettes sont
sans doute les fleurs de rhétorique qui ornent les discours du
comte ; mais ce sont surtout les fleurettes de conter
fleurettes, une expression désinvolte, qui veut dire que ça ne
prend pas, que la marquise n’est pas dupe.
Elle invoque bien ici encore ce savoir toujours déjà là de la
femme qui sait à l’avance comment on appelle ces choses :
« ce que l’on appelle fleurettes » caractérise
ironiquement le discours du comte, le met à distance comme un effet
de langage connu, comme un manège répertorié.
En même temps, la
marquise confesse qu’elle s’y est laissée prendre, qu’elle est
en train d’apprendre tout cela : « mais après tout,
il vaut mieux ne s’y point exposer » ; après tout,
c'est presque dire après coup qu’elle aurait dû ne pas s’y
exposer, qu’elle n’aurait jamais dû laisser le comte engager
avec elle ce commerce dont elle ne comprend que progressivement qu’il
ne sera pas sans conséquences.
Il y a marivaudage à
cause de cette ambiguïté : la marquise dit les choses comme si
elle les avait toujours sues ; et la marquise apprend les choses
au fur et à mesure qu’elle les dit. L’ambiguïté, chez
Marivaux, est toujours en même temps une ambiguïté sociale, qui
utilise le langage comme représentation d’un déclassement
bourgeois de la sociabilité aristocratique. Crébillon bénéficie
de cette démocratisation de la galanterie précieuse, mais,
apparemment, il ne la répercute pas fictionnellement : dans la
fiction crébillonienne, le savoir libertin, les choses du sexe se
substituent à la maîtrise sociale, pour laquelle il n’y a ni
enjeu ni combat.
C’est pourquoi la
trivialisation lexicale est si peu marquée, alors qu’elle
constitue un ressort essentiel du dialogue chez Marivaux. Il n’en
reste chez Crébillon que ce jeu de ce qui se présente comme déjà
su, déjà là (ce que c’est qu’un amant, qu’une stratégie de
séduction) et qui en même temps ne se découvre que
progressivement, toujours trop tard.
Le préalable du badinage
La réversion du savoir
en apprentissage constitue le ressort du badinage. Avant de
marivauder ou de persifler, la marquise badine. Le badinage est un
préalable nécessaire au dérapage et au rattrapage discursifs. La
marquise présente elle-même sa pratique d’épistolière comme une
conjuration du badinage. Le mot apparaît d’abord pour désigner le
vain discours de séduction de son mari :
« Le pauvre homme ! Je le
plaindrais bien s’il fallait qu’occupé sans cesse à me plaire,
il n’eût pour toute ressource que le triste badinage de l’amour
conjugal. » (L. I, p. 52.)
Le badinage est ce que
le marquis devrait fournir à sa femme en dédommagement de ce qu’il
la trompe. Mais la marquise, qui n’est ni dupe ni jalouse, l’en
tient quitte. C’est un écran de fumée, un « triste
badinage » qui relève de « cette langue froide et vide
de sens qu’on parle aux indifférents », qu’évoque Diderot
dans la lettre à Sophie Volland du 26 octobre 1760.
Le badinage est cette
base convenue de la sociabilité galante, qu’il faut quitter, ou
faire déraper pour que le marivaudage commence. La deuxième
apparition du mot désigne le « commerce des lettres »
engagé avec le comte :
« Vous me dites que vous m’aimez,
vous me l’écrivez, et j’entretiens avec vous un commerce de
lettres, qui, tout innocent qu’il est de mon côté, qu’il me
paraît l’être, que je souhaite même qu’il soit, est peut-être
un crime pour moi. Cette idée m’attriste : croyez-moi,
finissons ce badinage, il m’ennuie. » (Lettre III, p. 54.)
La marquise prétend
mettre un terme à son badinage avec le comte précisément parce que
ce badinage a déjà commencé à déraper. Le dérapage est mimé
par la juxtaposition des groupes verbaux, de plus en plus compliqués,
de plus en plus enveloppés de précautions oratoires : « tout
innocent qu’il est de mon côté » (« de mon côté »
insère une deuxième restriction dans la première), « qu’il
me paraît l’être » (ajoute une troisième restriction),
« que je souhaite même qu’il soit » » (quatrième
restriction). De restriction en restriction, l’innocence du
badinage de la marquise n’est plus affirmée, mais timidement
souhaitée, jusqu’à son renversement final et retentissant, en
crime : « est peut-être un crime pour moi ».
Désigner le badinage
comme badinage signifie qu’on en est déjà sorti, que du vain
discours on est passé à un usage au second degré de cette
insignifiance verbale, que le marivaudage commence. En soi, le
badinage n’est pas réfléchi : c'est une amorce, une
instillation.
« Je le savais bien, que vous
prendriez pour de l’amour ce qui n’est que de l’amitié. […]
j’avoue que je suis une étourdie d’avoir cru que mon badinage
avec vous ne fût d’aucune conséquence. Je veux bien convenir
encore que la vivacité naturelle, et le peu de réflexion que j’ai
fait à ce que vous me disiez, et à ce que je vous écrivais, sont
cause que je vous ai répondu d’une façon à vous entretenir dans
votre erreur. » (Lettre XI, p. 70.)
La marquise reproche au
comte d’avoir sur-interprété son badinage. Mais, le lui
reprochant, elle prend conscience de ses implications, de la
profondeur du sentiment qui se cache derrière la surface du jeu
verbal. Elle se reproche alors son « peu de réflexion »,
ce qui est une façon pour Crébillon de désigner ce qu’il est en
train d’écrire comme étant de l’ordre de la réflexion.
La réflexion, au rebours du badinage
La réflexion, qui tire
les conséquences du badinage et les désamorce, est ce qui s’oppose
au badinage, qui entretient dans ce que la marquise appelle « votre
erreur », qui est la réalité émergente de l’amour. Le
badinage produit le dérapage verbal, vers l’insignifiance, mais
aussi vers le jeu amoureux, tandis que la réflexion entreprend, vise
un rattrapage du discours, un retour à la maîtrise. Ré-flexion :
une boucle se noue, un circuit se referme. La marquise voudrait par
sa réflexion revenir en arrière, avant le badinage, annuler ce que
le badinage a laissé échapper, a concédé en termes de commerce
amoureux. Le badinage glisse vers le sexe, tandis que la réflexion
réintroduit de la distance vis-à-vis de lui. Mais cette
distanciation passe par la désignation des choses, l’utilisation
des mots : elle n’annule donc pas, au bout du compte, le
commerce amoureux, mais au contraire le noue. La réflexion revient
en arrière pour prendre à revers le réel, le nommer en ayant l’air
de l’évacuer, le circonscrire sous couvert de s’en défaire.
« Les soins d’un amant nous
flattent malgré nous ; et nos réflexions contribuent plus à
nous perdre qu’elles ne nous aident à nous retenir. Que sais-je au
bout du compte si la vertu l’emporterait ? Elle n’entre que
trop rarement en comparaison avec le plaisir. » (P. 71.)
La marquise est
parfaitement consciente de l’effet pervers, du cercle vicieux de la
réflexion, qui prolonge le badinage sous couvert de l’interrompre,
et, engageant un combat perdu d’avance de la vertu contre le
plaisir, fait advenir à la conscience et régularise de fait le
commerce amoureux. La réflexion prétend « retenir » :
Crébillon joue pleinement sur le préfixe « ré- » du
retour en arrière. Ce discours introduit la comparaison, le combat
de la vertu et du plaisir. Mais la vertu n’est jamais réellement
confrontée au plaisir : « elle n’entre que trop
rarement en comparaison ». La vertu est un discours sans
expérience ; elle est le savoir qui préexiste au badinage, ce
savoir toujours déjà là, impérieux, abstrait, sur lequel s’appuie
la circonscription vide du sujet féminin.
La réflexion est donc
toujours rétrospective, trop tard, et non prospective : elle ne
sait pas anticiper les événements. En revanche, l’autre, le
séducteur, le libertin, peut anticiper les réflexions de sa proie.
La réflexion est donc l’horizon moral, prévisible, vulnérable du
sujet féminin lyrique.
Le circuit d’une scène muette : la rivale
délaissée (lettre XII)
La lettre XII raconte
comment la marquise a assisté aux muets et tendres reproches d’une
de ses rivales, séduite puis délaissée par le comte :
« Je savais déjà qu’elle vous
avait plu, et vos façons avec elle m’ont confirmé ce qu’on m’en
a raconté. Vous étiez embarrassé ; vous n’osiez soutenir
ses regards ; il semblait qu’ils vous reprochassent quelque
crime ; ses yeux attachés sur vous se mouillaient de temps en
temps de larmes qu’elle s’efforçait en vain d’arrêter […].
Vous en avez senti la conséquence, et vous n’avez pas douté que
je ne fisse des réflexions peu avantageuses pour vous. »
(Lettre XII, p. 73.)
Le comte, qui assiste
impuissant au désespoir de son ancienne maîtresse, a prévu les
réflexions que la marquise ferait sur cette scène silencieuse, qui
ne les montre pas à son avantage. La scène est pathétique, c’est
une scène de désespoir élégiaque : mais la lettre traite
cette scène, ce désespoir, à distance, non directement comme
événement, comme sentiment, mais indirectement, comme répercussion,
comme anticipation des réflexions que cela va déclencher. Les
réflexions sont un méta-discours de l’élégie, la lettre XII
constituant un mixte de l’une et de l’autre.
Il y a toujours un
trajet en forme de circuit, un dérapage-rattrapage qui noue le jeu
discursif crébillonien au centre vide de sa référence au réel.
Ici, où nous avons affaire à une scène, le circuit se matérialise
très concrètement dans l’espace, par la trajectoire du comte. Il
va d’abord vers « cette femme », délaissant la
marquise :
« Quelque peu honnête qu’il fût
à vous de me quitter, vous aimâtes mieux le faire que de me mettre
à portée d’entendre ses reproches. » (P. 73.)
C’est le temps du
dérapage : le jeu galant des bienséances se défait, un écart
s’ouvre, le comte quitte l’« honnête », c’est-à-dire
qu’il transgresse les règles de la sociabilité mondaine pour
parer au plus pressé, éviter le scandale, intimer à la gêneuse
l’ordre de se taire.
Puis, après le
dérapage vient le rattrapage, le retour qui induit la réflexion :
« Vous revîntes à moi, mais
confus, et quelque gaieté que vous affectassiez, il était aisé de
juger, par l’embarras de vos discours, du dépit que vous causait
cette aventure. Vous en avez senti la conséquence, et vous n’avez
pas douté que je ne fisse des réflexions… » (P. 73.)
Le retour de scène est
double : retour géométral du comte, qui, dans l’espace,
revient auprès de la marquise, et effet-retour symbolique de
l’événement, « conséquence » qui, chez la marquise,
se traduit par des réflexions peu avantageuses pour le comte. Autant
la scène de désespoir de l’amante délaissée est pathétique,
autant le petit manège du comte cherchant à dissimuler les dégâts
collatéraux de son libertinage est ridicule, comique et même
presque plaisant : la marquise persifle le comte, et c’est une
forme de marivaudage. Son persiflage circonscrit la scène lyrique du
désespoir amoureux, mais lui demeure extérieur, étranger. Cette
étrangeté du marivaudage à la chose du plaisir, qu’il noue, dont
il joue, mais qu’il ne s’approprie pas, interdit la position de
maîtrise : il n’y a pas, ici, de discours de maîtrise ;
non seulement le comte a perdu le contrôle de la situation, mais la
marquise, qui jouit en spectatrice lucide de sa confusion, est en
même temps bien consciente d’assister métaphoriquement à sa
propre fin : elle ne contrôle pas pour autant l’usage des
plaisirs, et ne peut le contrôler dès lors que son propre désir,
auquel elle ne saurait renoncer, est en jeu.
L’indiscrétion : tremblé du dispositif
Aussi le maître mot de
cette scène persiflée n’est-il pas la maîtrise, ou le contrôle,
mais l’indiscrétion :
« On n’a à lui reprocher que son
amour pour vous, reproche que peut-être on ne lui aurait pas fait,
si votre indiscrétion n’eût pas fait éclater sa faiblesse. »
(P. 73.)
Au discernement de la
marquise s’oppose l’indiscrétion du comte, cette même
indiscrétion qui trahit Lucile et Damis dans Les Serments
indiscrets, ou Diderot en société : « J’y suis
silencieux ou indiscret. La belle occasion de marivauder ! »
L’indiscrétion est l’élément d’instabilité que le
marivaudage introduit dans la structure de la sociabilité galante ;
elle est ce qui fait basculer une technique, une pratique du langage
dans un dispositif de représentation sociale et de fiction
littéraire.
III. Effet retour du jeu social : la
conscience divisée de la marquise
La raison et l’esprit : dédoublement
symbolique
![Jonquille désenchante Néadarné. Gravure anonyme pour <i>Tanzaï et Néadarné, histoire japonoise</i>, Pékin [Paris], 1740](../Images/A/8/A8129.jpg) Jonquille désenchante Néadarné. Gravure anonyme pour Tanzaï et Néadarné, histoire japonoise, Pékin [Paris], 1740 Avec l’indiscrétion,
nous sommes au cœur du marivaudage. Il n’est qu’à entendre la
définition qu’en donne la fée Moustache, ou la Taupe, dans Tanzaï
et Néadarné. Le brillant du marivaudage y est figuré par
l’esprit du prince Cormoran, l’amant de la Taupe dans l’île
Babiole ; mais cet esprit s’incarne d’abord et avant tout
dans le discours de la Taupe qui le représente :
« En effet, la raison est vulgaire.
Elle paraît toujours ce qu’elle est, elle craint de se noyer dans
l’enjouement, et ne manque pas de faire un saut en arrière quand
une idée singulièrement tournée se présente, ou qu’une
imagination lumineuse se place commodément dans le cœur. »
(Livre II, chapitre 24, p. 362.)
Il y a une
hétérogénéité fondamentale du marivaudage : avancée
craintive de la raison d’une part, qui saute en arrière face à la
moindre incongruité de pensée ; idée singulière et
imagination lumineuse d’autre part, qui jaillit, qui se présente
inopinément, qui se place dans une temporalité de l’instant et de
l’émergence. On reconnaît ici la progression du discours et son
dérapage, la bienséance froide de la pensée instituée et la
chaleur, la lumière de sa transgression.
Cette distinction de
deux temporalités de la pensée (la raison et l’imagination, la
réflexion et l’esprit, le temps de la réflexion et l’éclair du
trait) est aussi une distinction sociale : « la raison est
vulgaire », elle est de basse extraction. À l’inverse,
« L’esprit est d’un caractère
plus sociable ; la dignité de ses manières fait sentir que son
éducation a été soustraite aux préjugés. Ce qu’il pense est à
lui, ne tient à rien, s’isole de lui-même. » (P. 352.)
L’esprit est
fondamentalement aristocratique : contradictoirement, il est
sociable et s’isole de lui-même, il a le sens de la dignité
sociale et fait preuve d’une totale indépendance, au mépris des
préjugés. La Taupe parle d’abord d’éducation, mais évoque
finalement la naissance :
« toujours noble, son air auguste,
même badin, parle en faveur de sa naissance, et la raison, toujours
bourgeoise auprès de lui, silencieuse par sécheresse, succombe
malgré elle, en augmentant par sa mauvaise humeur le triomphe de son
rival. » (P. 353.)
Crébillon a donc
explicitement conscience de la dynamique sociale qui met en œuvre,
en profondeur, le marivaudage. Même lorsque, thématiquement, le
marivaudage se déploie dans un monde socialement homogène, qui ne
représente pas son extériorité (les protagonistes princiers n’ont
ni domestiques, ni paysans, ne rencontrent ni marchands, ni
artisans), même lorsqu’il se présente comme une simple affaire de
langage et de mots, le discours qu’il produit, travaillé par la
raison et par l’esprit, par l’esprit contre la raison, introduit
une dialectique du dérapage et du rattrapage qui est une dialectique
de classe : aristocratie de l’esprit contre bourgeoisie de la
raison, distinction noble du trait contre retour, lenteur, rattrapage
besogneux de la réflexion.
Un pur vertige linguistique ?
La réflexion est
d’abord un rattrapage bourgeois. Matière honnie, ridiculisée
(toujours ennuyeuse, trop longue, rébarbative dans ses principes,
ennemie des plaisirs et de la consommation aristocratique), la
réflexion constitue cependant dans le même temps la forme
aristocratique du marivaudage, le médium de son expression :
« Les belles réflexions ! dit
encore Néadarné. Quand il serait vrai, reprit Tanzaï, qu’elles
fussent aussi belles que vous le dites, je ne les en aimerais pas
davantage […]. Il y a trois heures au moins que Moustache nous
tient en haleine pour une histoire que j’aurais faite en un quart
d’heure. […] Allons, continuez, dit Néadarné à Moustache ;
et surtout rendez-moi compte exactement de ce que vous avez fait, et
non seulement de ce que vous avez pensé, mais encore de ce que vous
auriez voulu penser ; n’oubliez pas, en un mot, la plus légère
circonstance. Vous contez si bien ! » (Chap. 25,
p. 361.)
La réflexion est
toujours trop longue, constitue toujours une digression insupportable
par rapport à l’événement qu’elle commente, ou dont, purement
et simplement, elle s’écarte. Mais en même temps cet écart
produit un vertige délicieux, ce vertige que décrit Roland Barthes
dans Le Plaisir du texte, cette rupture de la chaîne
signifiante par rapport au signifié, qui met à distance le réel et
déploie sa volute, l’autonomise, l’abstrait, la ramifie pour le
seul plaisir formel de son déploiement architecturé : non ce
que le narrateur a fait, mais ce qu’il a pensé ; non ce qu’il
a pensé, mais, après coup, ce que, sur le coup, il aurait voulu
penser. C'est ce que la fée Moustache nomme, qualifiant le langage
de Cormoran, « l’élégance insoutenable de ses discours » :
« il n’y avait personne qui ne
fût comblé de l’entendre, et quoique cet être farouche intitulé
le bon sens, n’agît pas toujours civilement avec ce qu’il
disait, l’élégance insoutenable de ses discours faisait qu’il
n’y perdait rien, ou que le bon sens, caché derrière une
multitude miraculeuse de mots placés au mieux, aurait paru d’une
insipidité affadissante à ses Sectateurs les plus absurdes. »
(P. 352.)
Le discours, détaché
pour ainsi dire non seulement de son référent mais de sa
signification même (« le bon sens »), se déploie comme
disposition éblouissante de mots, comme mécano verbal abstrait. Le
mot est le point focal du discours en tant que, devenant objet de
l'artisanat verbal du marivaudage, il se libère du sens. Crébillon,
par le biais de la fée Moustache, ne fait pas simplement ici la
satire d’un objet extérieur qui serait le jargon de Marivaux. Son
pastiche est un pastiche de soi et la moquerie est une moquerie
autoréflexive.
Le marivaudage crébillonien comme déconstruction
de la scène élégiaque
L’autodérision vise les scènes même que la
fiction crébillonienne suscite, et en quelque sorte qu’elle tue
dans l’œuf. En témoigne la
lettre IX des Lettres de la marquise,
sur la maladie du comte :
« Hé quoi ! Mon pauvre Comte,
vous êtes malade, et malade d’amour, le cas est singulier !
Mes rigueurs vous coûteront la vie !
Je ne me croyais pas si redoutable. » (P. 65.)
La marquise n’entrera
jamais dans le détail de la maladie : c’est le fait d’être
malade, le « cas », qui l’intéresse et alimente son
persiflage du « pauvre comte ». Comme lors de la scène
muette de l’amante délaissée à la lettre XII, la lettre IX
circonscrit une théâtralité élégiaque dans laquelle elle n’entre
jamais, qu’elle distancie au contraire, retournant le lamento
tragique en badinage mondain : il ne faudrait quand même pas
que le comte nous fasse une héroïde… !
La déconstruction de
l’héroïde est patente et méthodique : la marquise ruine
d’abord l’appel à la postérité ; l'élégie, qui
s’adresse fictivement à un interlocuteur absent, impossible à
atteindre, vise de fait la postérité :
« N’allez pas vous aviser de
mourir, cela me donnerait dans la postérité une réputation
d’insensible que je ne mérite peut-être pas. »
Suggérant discrètement
au passage qu’elle n’est pas insensible, que l’amour la gagne,
que le sentiment en elle opère ce que la passion, avec ses ridicules
théâtraux, n’opère pas, la marquise évoque le tombeau avec son
épitaphe poétique : le tombeau est la forme même de
l’héroïde, et l’épitaphe avec le nom de l’amant meurtrier
conclut celle de Didon à Énée :
« Quelque poète chargerait votre
tombeau d’une épitaphe ridicule, dans laquelle je serais
injuriée. »
Enfin, la marquise se
représente parodiquement en Ariane-Astrée
se lamentant sur son rocher :
« et quelle satisfaction
auriez-vous, quand, désespérée de votre mort, j’irais sur des
roches désertes fatiguer les échos de mes regrets »
Habilement,
l’enchaînement des topoï élégiaques retourne la
situation ou plutôt la focalisation : il ne s’agit plus des
lamentations du comte, de sa douleur, mais des larmes de la marquise,
de son morceau de bravoure, de sa scène.
Schize du sens : le retournement du mot
contre lui-même (« vous que je n’aime pas »)
Tout l’enjeu de la
lettre est là : retourner un « vous » en « je »,
mobiliser l’objet du persiflage pour la représentation,
l’exacerbation du sujet persiflant.
« Ainsi, jugez, vous que je n’aime
pas, combien peu je serais chagrine de votre mort. Vous que je n’aime
pas !
Que ce mot me paraît dur ! » (P. 66.)
Ici commence la
deuxième phase de la distanciation : non plus de la scène
élégiaque de la maladie du comte au point de vue moqueur de la
marquise sur cette scène, point de vue qui lui-même fait scène ;
mais de cette scène seconde, cynique et sarcastique, au point de vue
autoréflexif qu’elle suscite. La marquise se regarde persifler le
comte, elle se distancie d’avec elle-même. De même que la maladie
devenait cas au début de la lettre, ici son indifférence devient
mot : il ne s’agit pas de ne pas aimer le comte, mais de
l’effet de ce mot, « vous que je n’aime pas ».
Cette déréalisation
au second degré prépare un renversement qui ne viendra qu’à la
lettre 13, avec la déclaration d’amour de la marquise :
« quel risque court-on de dire à
un pauvre moribond, vous, qu’on aime un peu ? Est-il pour cela
nécessaire de le penser ? Pourquoi ce mot coûte-t-il tant ?
Vous me l’avez dit tant de fois, avec tant de grâce, si
tendrement. » (P. 66.)
Le mot devient objet
verbal, s’autonomise. Ce n’est plus « vous que je n’aime
pas », c’est un mot d’amour, dont le sujet, le je de
« je vous aime », est soigneusement élidé : « de
dire à un moribond, vous, qu’on aime un peu ».
Le mot est là, entre la marquise et le comte, noyé dans le vous
du comte persiflé pour dissimuler ce qui se noue, le point du nœud,
qui n’est pas le comte malade d’amour, gesticulant sur sa scène
d’héroïde ridicule, mais, juste à côté, le je du sujet
féminin lyrique, plié, intriqué dans le discours du marivaudage,
exhibant et dissimulant sa déclaration.
On songe ici à ce bon
sens qu’évoque la fée Moustache, « caché derrière une
multitude miraculeuse de mots placés au mieux » : le sens
est pourtant dans le mot ; c’est l’arrangement factice dans
lequel le mot est pris qui le déréalise, et permet de le placer
comme anodin au premier plan du discours :
« quel inconvénient de le répéter,
surtout dans l’état où vous êtes ? Quel usage pouvez-vous
faire de ce mot ? Il me semble même qu’il y a plus de malice
que de bonté à vous assurer que je vous aime. » (P. 66.)
Jouant avec le mot, la
marquise marivaude et, par le jeu même du marivaudage, se prend à
son propre jeu.
« L’esprit devenu étranger à lui-même »
L’objectivation du
mot retourné contre lui-même de telle sorte qu’il prend la
signification dangereuse (non plus « vous que je n’aime
pas », mais « je vous aime ») déclenche l’effet
retour, le rattrapage du sens, le retour aux choses sérieuses, et
cette fois, non celles qui engagent le comte (sa maladie d’amour,
son cas), mais celles qui engagent la marquise même, divisée d’avec
elle-même par son propre badinage.
« Vous êtes plus dangereux que je
ne pensais : tomber malade pour m’attendrir ! En vérité,
l’idée est rare ! » (P. 66.)
Du cas au mot, du mot à
l’idée, le marivaudage accomplit son travail de réversion et de
division. L’idée, c’est ce que la fée Moustache oppose à la
raison : idée rare, saugrenue, ridicule, mais idée brillante,
singulière, saillie de l’esprit aristocratique contre le
cheminement besogneux, bourgeois de la raison. La conscience de la
marquise se déchire, selon le schéma hégélien de la conscience
divisée :
« Mais l’esprit vrai est
justement cette unité des extrêmes absolument séparés ; et
cet esprit comme leur moyen terme parvient à l’existence justement
au moyen de l’effectivité libre de ces extrêmes privés du Soi. »
(Phénoménologie de l’esprit, trad. Jean Hyppolite, Aubier,
1941, t. 2, « L’esprit devenu étranger à lui-même :
la culture », p. 79.)
Le marivaudage produit,
au-dessus du jeu de langage auquel il se livre, cette conscience
distanciée de « l’esprit vrai », capable de tenir
ensemble, de considérer simultanément les « extrêmes
absolument séparés » du jeu sentimental, affectif, ces
extrêmes que mêle et qu’objective la technique du chevillage du
discours par le mot. En faisant l’expérience du commerce
épistolaire, la marquise entreprend cettequête de vérité qui la
divise d’avec elle-même : d’un côté elle sait d’avance
que cet exercice de la parole ne peut que la faire tomber dans
« l’effectivité libre » d’une passion absolument
consciente d’elle-même ; d’un autre côté la réflexivité
du marivaudage lui confère l’expérience, la distance par rapport
à cette passion, et la range du côté d’une autre « effectivité
libre », radicalement antagoniste, d’une position critique
absolument lucide et sans réplique. La marquise est vraie parce
qu’elle fait l’expérience simultanée de la passion et de la
critique de la passion, c’est-à-dire d’un double vertige :
vertige de la perte de contrôle du cœur et vertige du marivaudage,
qui fait tourner le circuit de sa parole autour de cette perte. Ce
vertige est une dépossession de soi, il est l’expérience de cette
division, de ce transport de « l’esprit vrai » dans les
deux « extrêmes privés du Soi » de la passion et du
marivaudage.
Esprit : le
mot est ambigu en français. C’est chez Hegel l’esprit qui habite
la conscience (Geist) et non l’esprit qui s’exerce dans le
langage (Witz). Mais l’esprit vrai de la marquise est à la
fois conscience abstraite et corps vivant de la langue, et
précisément divisé dans sa vérité parce qu’il participe de
Geist et de Witz, de la réflexion et du badinage, et
que de l’un à l’autre opère son nœud, qui est aussi une
déchirure.
|
|