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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours donné à l’université de Toulouse-Le Mirail, année 2006-2007.
Diderot, une pensée par l’image
Qu’est-ce qu’une
pensée ? Une pensée peut être envisagée comme processus (le
fait de penser) ou comme résultat (ce qui a été pensé).
L’érudition s’intéresse généralement au résultat. Mais cette
approche s’avère inopérante face à l’œuvre de Diderot.
L’éclectisme de Diderot
On a souligné depuis
longtemps le caractère anti-systématique de la pensée
diderotienne, et l’on cite volontiers à ce titre l’article
Eclectisme qu’il a écrit dans l’Encyclopédie. Mais il
faut bien lire et comprendre ce que Diderot entend par éclectisme :
« Il ne faut pas confondre
l’éclectisme avec le syncrétisme. Le syncrétiste est un
véritable sectaire ; il s’est enrôlé sous des étendards
dont il n’ose presque pas s’écarter. Il a un chef dont il porte
le nom : ce sera, si l’on veut, ou Platon, ou Aristote, ou
Descartes, ou Newton ; il n’importe. La seule liberté qu’il
se soit réservée, c’est de modifier les sentiments de son maître,
de resserrer ou d’étendre les idées qu’il en a reçues, d’en
emprunter quelques autres d’ailleurs, & d’étayer le système
quand il menace ruine. Si vous imaginez un pauvre insolent qui,
mécontent des haillons dont il est couvert, se jette sur les
passants les mieux vêtus, arrache à l’un sa casaque, à l’autre
son manteau, & se fait de ces dépouilles un ajustement bizarre
de toute couleur & de toute pièce, vous aurez un emblème assez
exact du syncrétique. […] L’éclectique ne rassemble point au
hasard des vérités ; il ne les laisse point isolées ; il
s’opiniâtre bien moins encore à les faire cadrer à quelque plan
déterminé ; lorsqu’il a examiné & admis un principe, la
proposition dont il s’occupe immédiatement après, ou se lie
évidemment avec ce principe, ou ne s’y lie point du tout, ou lui
est opposée. Dans le premier cas, il la regarde comme vraie ;
dans le second il suspend son jugement jusqu’à ce que des notions
intermédiaires qui séparent la proposition qu’il examine du
principe qu’il a admis, lui démontrent sa liaison ou son
opposition avec ce principe ; dans le dernier cas, il la rejette
comme fausse. » (DPV VII 38-39.)
L’éclectique au sens
usuel du terme, c’est celui que Diderot désigne comme le
syncrétique, pour l’opposer radicalement à la méthode de pensée
qu’il entend promouvoir sous le nom d’éclectisme. Le syncrétique
part d’un système de pensée, d’un résultat (Diderot parle
d’« étendard », de « chef », et finalement
de « système ») et pour « étayer le système
quand il menace ruine » il emprunte aux autres pensées.
L’éclectique diderotien ne part pas d’un système, d’« un
plan déterminé », il « ne rassemble point » de
quoi établir une pensée qui serait un résultat. Ce qui compte pour
lui, c’est la méthode, c’est l’enchaînement : comment
passer d’un principe à un autre principe, comment lier, enchaîner
une proposition à une autre. Pour lui, la pensée est un processus,
et ce n’est pas un hasard si le premier modèle d’éclectique que
donne Diderot est paradoxalement Descartes, c’est-à-dire l’auteur
du Discours de la méthode : « d’où l’on voit
que Descartes, parmi les Modernes, fut un grand éclectique ».
Le raisonnement de
Diderot est ici significatif : dans cet article Eclectisme, il
met en œuvre précisément l’éclectisme qu’il promeut. C’est
la mise en opposition du syncrétique et de l’éclectique qui fait
progresser le raisonnement, une mise en opposition littéralement
iconique : du syncrétique, Diderot propose en effet moins une
définition qu’un « emblème », qu’il donne à
« imaginer » comme s’il fournissait le programme d’une
gravure. Il ne s’agit pas là du portrait réaliste d’un
philosophe, mais bien d’une figure, d’une image codée telle
qu’on pouvait en trouver dans les recueils d’emblèmes ou aux
frontispices allégoriques des ouvrages de philosophie. L’habit
d’arlequin que se fabrique, au petit bonheur, le syncrétique, est
traditionnellement l’habit du fou.
Face au syncrétique,
l’éclectique lui ne fait pas tableau, ne donne pas à voir les
attributs d’une figure : il est une image en devenir, comme la
pensée qu’il pratique. Tout l’article de Diderot s’attachera
dès lors à montrer que l’éclectisme historique, que les
philosophes qui se sont réclamés de l’éclectisme, n’étaient
en fait que des syncrétiques, pratiquant « le système
d’extravagances le plus monstrueux qu’on puisse imaginer »
(DPV VII 40).
Défiguration et absence d’œuvre
Dire de la pensée de
Diderot qu’elle est éclectique ne nous avance donc guère,
puisqu’il s’agit là d’une philosophie sans figure, ou
défigurée. Cette défiguration, Diderot l’a vécue
personnellement, et même presque voulue : n’oublions pas que
l’essentiel de ce que nous lisons aujourd’hui de Diderot n’a
pas été publié de son vivant, et n’était pas écrit pour être
publié. L’écriture diderotienne tourne autour d’une œuvre qui
ne peut pas advenir. Diderot n’a produit aucun résultat.
La mise en accusation
du théâtre classique, que Diderot opère dans Le Fils
naturel et ses Entretiens, puis dans Le Père de
famille et le Discours sur la poésie dramatique, enfin
dans le Paradoxe sur le comédien, ne se traduit pas par la
construction d’une œuvre théâtrale, et l’essentiel du théâtre
de Diderot est resté à l’état de canevas, ou même, pour le
meilleur, a glissé sous forme de scène romanesque, dans les Salons,
les romans, voire la correspondance.
La pratique des Salons
ne débouche sur aucun traité d’esthétique, tout au plus des
remarques fragmentaires, des Pensées détachées. La
réflexion esthétique demeure embryonnaire, et s’exprime pour
l’essentiel dans des digressions aux commentaires ponctuels des
peintures exigés par le travail journalistique de compte rendu des
Salons.
Que dire enfin de la
philosophie ? L’écriture des dialogues philosophiques, tout
entière tendue vers l’interrogation matérialiste, n’aboutit à
aucun système de pensée matérialiste. Elle se dissout dans
l’incertitude du rêve de D’Alembert. De même, la rencontre avec
Catherine II et la réflexion politique qui semble se cristalliser à
cette occasion ne débouchent sur aucune philosophie politique
constituée.
On peut bien sûr
tenter à tout prix de nouer les fils de cette absence d’œuvre,
tâcher de reconstruire un système de la pensée diderotienne en
rétablissant avec soin et discrétion les articulations manquantes
entre les différents fragments que l’on mettra bout à bout, à la
manière de ce génial archéologue, Evans, qui reconstruisit au
siècle dernier le palais de Cnossos en Crète et les fresques de ses
murs. L’effet est grandiose et porte témoignage des rêves du
dix-neuvième siècle, non des réalités de la cité de Minos.
Or, contrairement à
la situation à laquelle Evans était confronté, nous n’avons pas
affaire à une œuvre perdue ou détériorée, mais bel et bien,
délibérément, à une écriture qui s’est inscrite d’emblée et
continûment dans une absence d’œuvre. Les fragments sont
d’origine. La pensée de Diderot ne peut se saisir que comme
processus parce que c’est le processus même de la pensée qui
intéresse Diderot. Donnons en tout de suite deux exemples.
Les hiéroglyphes de la pensée
Dans la Lettre sur
les sourds, Diderot feint de s’interroger, avec les
grammairiens de son époque, sur la question des inversions :
quel est l’ordre naturel de succession des mots dans le langage, et
quelle langue suit au plus près cet ordre ? Cette question est
très vite complètement brouillée dans le texte, qui révèle un
enjeu autrement plus important : la langue traduit dans la
succession ce qui dans l’esprit est pensé simultanément. Il n’y
a donc pas d’ordre naturel du langage, mais toujours une
traduction-trahison de la simultanéité iconique, scénique de la
pensée dans la succession, l’enchaînement du discours. Nous voici
au cœur de notre sujet : pour Diderot la pensée est d’abord
pensée par l’image, il y a un registre iconique de la pensée qui
préexiste à l’ordre de la langue. Cette idée de la Lettre sur
les sourds, permet de mesurer le caractère à la fois
introspectif et universalisant de la pensée diderotienne : se
demander comment l’on pense, c’est plonger au plus profond de
soi ; mais c’est aussi faire partager ce qui, en soi, est le
plus universel, le processus même qui conduit à l’émergence de
la raison.
De la matière à la pensée
C’est bien ce
processus encore qui occupe Le Rêve de D’Alembert. Le
Rêve n’est pas un traité de philosophie matérialiste. Se
demander comment on passe de la matière inerte à la matière
pensante, c’est s’affronter à la fois à la nécessité et à
l’impossibilité de l’expérience scientifique. (Ce double
rapport à l’expérience est constant chez Diderot : il n’est
qu’à songer à l’impossibilité d’assister à l’opération
de la cataracte au début de la Lettre sur les aveugles.)
L’incorporation par D’Alembert délirant des thèses
révolutionnaires du Diderot-personnage du premier entretien est
caractéristique de ce mouvement introspectif. Il s’agit de suivre
en soi le processus de la pensée, de retrouver en soi la matière
inerte à partir de laquelle s’est constituée la sensibilité,
puis la pensée. La mise en scène du délire du géomètre remplit
cette fonction. Ici encore, le but n’est pas de bâtir un système
de pensée, mais de retracer le processus même d’avènement de la
matière à la pensée. Et à nouveau ce processus est identifié à
la transformation de l’image en langage. Au commencement du Rêve,
Diderot place la statue du Pygmalion de Falconet : la
statue, imago, est brisée pour faire advenir un discours, le
discours de Bordeu qui traduira le rêve de D’Alembert dans l’ordre
du langage. Mais Bordeu, qui se prête d’abord au jeu, se dérobe à
la fin, évitant la constitution d’un résultat.
Le principe de la double scène
Comment décrire le
processus de la pensée, qui tout à la fois chez Diderot est à
l’œuvre et constitue l’objet toujours repoussé de cette absence
d’œuvre ? La Lettre sur les sourds suggère
l’existence d’un double registre de la pensée : le registre
iconique est premier ; les idées adviennent simultanément dans
l’esprit, sous la forme d’une vision, qui les met en relation.
Cette mise en relation constitue la pensée, que le registre
discursif, dans un processus secondaire, traduit dans l’ordre
du langage.
Mais n’avons-nous
pas décrit là un résultat, ne sommes-nous pas en train de
constituer un système, après nous en être défendus ? Nous
devons toujours avoir en tête ce danger, ce risque d’écraser la
pensée diderotienne en constituant en résultat définitif ce qui
n’est toujours chez lui qu’une modélisation provisoire. Ce
résultat, le double registre de la pensée, entre lui-même dans un
processus, ne constitue qu’une étape dans la réflexion sur la
pensée.
Sur quoi, dès lors,
pouvons-nous nous appuyer dans nos analyses, si ce que Diderot dit à
un moment cesse d’être valable au moment suivant ? Diderot
convoque l’image et, s’il n’achève pas une œuvre
philosophique, il met par son écriture la littérature en travail :
ce qui est permanent dans ce processus, qui est tout autant un
processus de création artistique que d’élaboration conceptuelle,
n’est pas d’ordre théorique mais d’ordre poétique. La pensée
de Diderot s’appuie sur une poétique toute particulière, car,
convoquant massivement l’image, elle n’est pas exclusivement
d’ordre textuel. Ce mixte de mise en œuvre de l’écriture et de
mise en circulation de l’image sous toutes ses formes (images
réelles et imaginaires, peintures et visions, rêves et allégories)
ne peut être modélisé avec les outils aristotéliciens de la
poétique. Seule une sémiologie permettant l’analyse des
dispositifs que constitue ce mixte où Diderot excelle pourra
rendre compte du processus qui nous occupe.
On ne traitera donc
pas le double registre de la pensée, iconique et discursif, comme un
résultat théorique, comme une théorie de la connaissance entre
tant d’autres, mais comme un dispositif. Diderot superpose deux
registres ; il met en œuvre une infrastructure iconique, une
sorte de scène avant la scène, où adviennent les choses de la
pensée, mais qui demeure en soi irreprésentable, inconnaissable. Le
principe de la connaissance demeure inaccessible à la connaissance.
Au-dessus de cette infrastructure iconique se déploie le discours,
c’est-à-dire la scène oratoire, l’espace théâtral de la
représentation. La scène oratoire fait écran à la chambre de
l’esprit, elle l’occulte : mais dans le même temps, la
scène oratoire ne fait que traduire la chambre de l’esprit. De
cette chambre dans la scène subsistent des traces, des vestiges.
Dans la Lettre sur les sourds, ces traces permettent la
constitution des hiéroglyphes, elles se manifestent dans l’épaisseur
de la langue, dans ce qui, de la langue, résiste à la
rationalisation rhétorique du discours scolastique.
La question de l’ordre
de la langue et du double registre de la pensée cesse d’être
actuelle pour Diderot après la Lettre sur les sourds. En
revanche le dispositif qui superpose l’infrastructure iconique de
la chambre et la superstructure oratoire de la scène se retrouve
dans l’ensemble de l’œuvre. Dans son célèbre commentaire du
morceau de réception de Fragonard à l’Académie royale de
peinture, le Corésus et Callirhoé du Salon de 1765, Diderot
superpose le mythe de la caverne platonicienne et le tableau qu’il
prétend ne pas avoir vu. La caverne, où les hommes enchaînés, le
dos tourné au réel, n’en voient que les simulacres projetés sur
la paroi du fond, constitue un mythe de la connaissance et, par là,
un moyen iconique de penser le processus de la pensée. Sur le mur
des simulacres, au fond de l’antre platonicien, Diderot imagine
qu’est projetée la scène picturale composée par Fragonard. La
superposition du tableau et du mythe est exprimée ainsi on ne peut
plus concrètement. La scène de Fragonard exposée publiquement dans
le Salon carré du Louvre constitue une superstructure oratoire :
par elle, l’artiste s’adresse à la fois au public et à
l’Académie, dont il demande l’agrément en produisant une
peinture d’histoire, c’est-à-dire une image destinée à être
lue comme un texte, comme le déroulement textuel de l’histoire de
Corésus et de Callirhoé, telle qu’elle est racontée par exemple
dans la Description de la Grèce de Pausanias. Le concours
public du Salon, le discours que porte le tableau d’histoire
viennent ainsi faire écran au processus intime de la pensée
(Diderot se décrit lisant chez lui les dialogues de Platon), au
travail intérieur de la vision, de ce rêve que Diderot a fait et
que l’œuvre de Fragonard vient recouvrir.
Sous la scène, il y a
une autre image : sous le hiéroglyphe de Didon, à la fin de la
Lettre sur les sourds, il y a l’évocation par Lucrèce de
la peste d’Athènes, Diderot demandant étrangement à son
imprimeur d’extraire de la gravure de la peste une figure pour
Didon. La scène oratoire virgilienne du suicide de Didon,
abondamment exploitée par l’opéra baroque, fait écran à
l’horreur muette de la peste. L’amante éconduite recouvre la
mère mourante. La mortelle blessure que la reine de Carthage
s’inflige se superpose à l’enfant abandonné de la gravure
d’Avercamp.
On ne doit pas oublier
non plus que la pièce du Fils naturel est enchâssée dans un
dispositif qui superpose au salon de Dorval l’espace scénique de
la représentation. De même, comme nous y avons déjà fait
allusion, la scène oratoire de la controverse, qui oppose Diderot et
D’Alembert dans le premier entretien, se bâtit sur l’horreur
liminaire du Pygmalion de Falconet réduit en poudre.
Ce principe de la
double scène n’est pas une conséquence des formulations de la
Lettre sur les sourds, car il leur préexiste. Dans Les
Bijoux indiscrets, la scène galante, avec ses bienséances et
ses rituels, scène de jeu, scène de séduction, scène d’ennui,
découvre son infrastructure grâce à la magie de l’anneau qui
fait parler les bijoux des femmes : incompréhensible,
inconvenant, le langage des bijoux n’est pas de l’ordre du
discours. Tout au contraire, il fait tableau, il donne à voir ce que
la conversation galante occulte. Dans la Lettre sur les aveugles,
la scène théâtrale des derniers moments de Saunderson vient
recouvrir la scène liminaire manquée, l’opération de la
cataracte par Réaumur. Mais cette opération qui ne peut faire scène
constitue elle-même un écran à l’horreur primitive que constitue
l’enfermement de l’aveugle dans sa nuit intérieure. Cet
enfermement figure pour Diderot la chambre de la pensée, qui
constitue l’infrastructure scénique des ultima momenta de
l’athée Saunderson. Dans la Promenade du sceptique, enfin,
les trois allées ne constituent qu’en apparence trois voies, trois
discours philosophiques parallèles. L’allée centrale des
maronniers, l’allée sceptique n’est qu’un écran entre l’allée
des épines, où les promeneurs sont les aveugles portant sur les
yeux le bandeau de la foi, et l’allée des fleurs, allée sans
allée où se jouent les scènes galantes du plaisir. L’allée des
épines est la chambre de l’esprit que recouvre l’espace scénique
de l’allée des fleurs. L’égarement de l’allée des fleurs est
donné à voir depuis l’aveuglement de l’allée des épines.
Viol et pensée
Il n’y a pas une
vérité de l’infrastructure (ou de l’image, ou de la chambre)
qui s’opposerait à un mensonge de la scène oratoire (ou du
discours, ou de la scène-écran). Si cela semble parfois fonctionner
ainsi, notamment dans Les Bijoux indiscrets, ce résultat ne
constitue une fois encore qu’une étape dans un processus continu
de démystification. Dans les premiers essais de l’anneau, la
sincérité limpide des bijoux s’oppose au masque hypocrite des
femmes galantes. Mais très vite cette opposition est brouillée,
selon le même processus qui brouille, dans la Lettre sur les
sourds, l’opposition entre l’ordre naturel du langage et
l’ordre d’institution. Les bijoux deviennent muets, ou justifient
leur maîtresse au lieu de l’accuser. Ce qui est en jeu n’est pas
fondamentalement l’établissement d’une caractériologie morale
des femmes, mais, toujours, un certain rapport de la pensée avec
cette chambre primitive que le conte libertin image provisoirement
comme sexe féminin.
L’infrastructure de
la scène oratoire est une chambre de l’esprit identifiée à une
atteinte, un viol, une brutalité sans nom : Saunderson se
décrit comme de naissance jeté au cachot ; il y a de même ce
bandeau immémorial de la foi que La Promenade du sceptique
voudrait arracher. Quant au registre de l’image, la Lettre sur
les sourds en donne comme exemple le cauchemar de lady Macbeth,
le suicide de Didon, la hantise pour Cicéron de l’exil et de la
proscription. Dans le texte sur Corésus et Callirhoé, les
têtes des hommes de la caverne platonicienne coincées dans des
éclisses de bois pour éviter tout retournement évoquent dans un
autre registre une même atteinte corporelle, une immobilisation
destructrice, un forçage du corps qui a à voir avec le viol :
Callirhoé n’est-elle pas condamnée à mort pour avoir résisté
au viol de Corésus, comme dans Les Bijoux, sur un mode en
apparence plus plaisant, Kersaël était condamné à la castration
pour n’avoir paradoxalement pas violé Fatmé ? Le viol de
Lucrèce, explicitement cité dans le texte des Bijoux, est
relayé par la tentative de viol que Phèdre opère sur Hippolyte,
dont nous montrerons qu’elle sert de noyau imaginaire à l’intrigue
du Fils naturel. Les évocations du sacrifice, sacrifice de
Corésus, sacrifice d’Iphigénie qui hante les Entretiens sur le
Fils naturel et constitue depuis Lucrèce (non la victime de
Sextus Tarquin, mais le poète épicurien !) la scène
fondatrice du matérialisme, constituent déjà des réélaborations,
des figurations dans l’ordre du discours, de ce viol primordial
qu’aucun discours ne peut exprimer.
La double scène
repose sur un viol, constitutif de l’acte de penser. La chambre, ou
le salon intime, est close de quatre murs. Il faut forcer le
quatrième mur de la chambre pour établir la scène, au théâtre
comme en peinture. Toute l’élaboration intellectuelle et
imaginaire des Entretiens comme du Paradoxe repose sur
ce forçage. La scène se construit à partir de cette cloison
forcée, traduction technique du viol imaginaire.
Ici, la démarche
freudienne peut nous aider à comprendre ce dispositif. Ce qu’il
décrit dans L’Homme au loup comme jeu de la scène
primitive et des scènes écrans ne relève-t-il pas du même
principe de la double scène ? Dans Le Neveu de Rameau,
le dîner chez Bertin au cours duquel Rameau se fait expulser pour un
bon mot que son protecteur n’a pas apprécié constitue bien la
scène primitive du dialogue, la chambre close et forcée dont la
scène dialogique vient recouvrir l’atteinte primitive. Les
pantomimes de Rameau font écran à cette minable mais brutale
expulsion, qui elle-même renvoie d’une part Rameau à l’injustice
familiale originaire (du grand Rameau, il n’est que le neveu)
d’autre part Diderot lui-même à l’expulsion symbolique que son
père lui a signifiée.
Cette mise en relation
de l’expulsion originaire (que les premiers hiéroglyphes, le
Corésus et Callirhoé, Le Fils naturel mettaient déjà
en œuvre) avec l’échange intellectuel du dialogue philosophique
ne doit pas être lue seulement de façon archéologique, comme un
moyen de dégager, sous le discours des personnages, le substrat
imaginaire et les configurations inconscientes du Moi diderotien. Ce
qui est révélé dans la scène primitive n’est d’ailleurs pas
très personnel. Nous nous intéressons plutôt au processus qui, de
cette atteinte subie lors de la scène primitive, conduit à
l’élaboration d’une pensée. La pensée réagit à l’atteinte
de la scène primitive, elle retourne l’agression intime subie en
agression théâtrale et publique, dont la victime devient l’auteur.
Tel est le discours des bijoux, tels sont les paroles terribles
de Saunderson à son lit de mort, telle est la diatribe que Rameau
extrait de l’énergie iconique de ses pantomimes.
Discours et pensée
Le processus de la
pensée est donc décrit comme avènement de la chambre à la scène,
de l’image au discours, de l’atteinte qui se joue dans la scène
primitive à la représentation qui vient faire écran à cette
atteinte. La scène contient la chambre ; le discours porte en
lui un substrat iconique ; la représentation enveloppe la scène
primitive.
On ne peut pas opposer
une pensée par l’image à une pensée par le discours, comme plus
généralement dans la culture classique on ne peut pas dissocier un
texte d’une image, une peinture d’histoire de l’histoire
qu’elle est censée représenter.
Le discours n’est
pas un simple travestissement de la pensée. Il porte en lui cette
pensée.
Le texte diderotien
apparaît souvent digressif, décousu ; il semble parfois
glisser dans l’insignifiance. Une pensée est en travail en lui, un
processus est en cours. Le discours ne saurait être lisse que pour
rendre compte d’une pensée aboutie, d’un résultat. Chez
Diderot, l’écriture mime au plus près le processus de la pensée,
et le forçage qu’implique ce processus se traduit dans la
structuration du discours, qui met en question à la fois la
structure du texte, sa syntaxe et le dispositif de communication dans
lequel il vient s’inscrire.
L’exigence de
structure est délibérément et constamment refusée : les
genres de la lettre, du dialogue philosophique, du compte rendu
journalistique, du roman, sont des emprunts d’apparence que
l’écriture ramène toujours au mode de la conversation, avec ses
digressions, ses lenteurs, ses inconséquences. La conversation est
le degré zéro du genre : elle ramène l’espace public de
l’énonciation littéraire à la chambre intime de la confidence
sans témoins. Jacques le fataliste constitue un exemple
extrême de cette déconstruction systématique des structures
textuelles.
La syntaxe de Diderot
est également caractéristique de ce retrait du discours en deçà
de son ordonnancement rhétorique : à la période oratoire et à
l’alexandrin théâtral, Diderot préfère la description
minutieuse des scènes muettes, la parataxe qui décompose le
mouvement en clichés successifs, le chiasme qui enveloppe le
discours dans le vertige de sa réversion.
La déconstruction du
genre en conversation, de la syntaxe en parataxe et chiasme, va de
pair avec la mise en place d’une énonciation protégée, d’une
filiva philosophique. Le texte ne
s’adresse pas à un public, mais à l’ami qui ne doit surtout pas
en divulguer le contenu. La scène du discours s’enveloppe dans la
fiction d’une chambre qu’elle offre à l’effraction, à
l’atteinte du lecteur.
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