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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Beauté aveugle et monstruosité sensible : le détournement de la question esthétique chez Diderot (La Lettre sur les aveugles) », La Beauté et ses monstres dans l’Europe baroque 16e-18e siècles, dir. Line Cottegnies, Tony Gheeraert, Gisèle Venet, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2003, pp. 61-78.
Beauté aveugle et monstruosité sensible :
Le détournement de la question esthétique chez Diderot (La Lettre sur les aveugles)
Stéphane Lojkine
Diderot ne théorise
pas à proprement parler le Beau. Il rencontre différentes
modélisations, il se mesure à différents discours sur le Beau.
Il y a d’abord le
Beau compris comme merveille du monde ; articulé au
Bien, il s’offre au sujet comme spectacle du monde et de la nature
et détermine la croyance en Dieu, créateur du meilleur des mondes
possibles ; cette conception est pour ainsi dire dès le départ
mise à distance par Diderot.
Mais la merveille ne demeure jamais loin, toujours disposée pour
faire retour, offrir le plaisir d’un contraste, le vertige d’une
superposition avec les laideurs de ce qui, réellement, est donné à
voir.
Ensuite vient le Beau
compris comme rapport,
d’abord rapport interne, c’est-à-dire harmonie et consonnance
des parties ordonnées par rapport à un tout (on est encore très
proche du Beau comme merveille), puis rapport externe, mimétique,
de la chose imitée à son imitation : le Beau se technicise
alors et peut tout aussi bien qualifier la représentation d’une
chose laide, une laideur bien imitée.
Surgit alors l’idée
inquiétante d’une instabilité et d’une réversibilité
fondamentale du Beau.
Diderot articule cette réversibilité à un discours d’inspiration
platonicienne, où le Beau est compris comme modèle idéal de
beauté, c’est-à-dire comme image abstraite, absente, à la
fois étrangère au réel et étrangère à la technique, comme
fantasma, à la fois fantôme et représentation, à partir
duquel l’artiste travaille.
C’est là l’élaboration théorique la plus originale de
Diderot. Ce dialogue de l’artiste avec le fantôme, le fantasma
de la représentation, met alors en évidence non plus la
réversibilité, mais la monstruosité du Beau, que le contact avec
le réel expose et déforme, que la représentation défait en le
façonnant.
On sent bien
pourtant, à reconstituer ces discours sur le Beau, qu’on manque
ce qui a constitué l’apport essentiel de Diderot à la question
du Beau. Le Beau nous fait sortir de la modélisation. La question
esthétique ouverte par le Beau saisit alors celui-ci non plus comme
l’objet d’un traité sur les universaux, mais comme le symptôme
d’une faille logique, d’un point où le discours, où la pensée
même dérapent, sidérés, emportés vers autre chose. Le Beau
devient alors le fondement irreprésentable de la représentation.
La jouissance esthétique, parce qu’elle procède de ce fondement,
ne peut donc faire l’objet d’un discours, ni même d’un autre
discours ; elle ouvre précisément un silence et une
confusion, elle a à voir avec le fantasme, avec la hantise d’une
vérité féminine de la jouissance, vérité saisie dans ce qui la
constitue de scandaleux, d’incompréhensible, pour ce que plaisir
et savoir confondus y font l’économie, sinon du langage, du moins
de son articulation rhétorique.
Dès lors qu’elle
ne fait plus l’objet d’un discours, d’un traité, mais surgit
pourrait-on croire accidentellement, en fait plutôt
symptomatiquement, la question esthétique fait l’objet d’un
double détournement : d’abord la démystification du modèle
géométral de la vision pose les fondements du matérialisme
philosophique ; ensuite, d’une façon plus générale, plus
englobante, la gageure de la représentation de la jouissance
féminine ouvre à l’écriture subversive. Nous montrerons tout du
moins que ce double détournement constitue l’enjeu majeur de la
Lettre sur les aveugles.
I. Le Beau comme négation du visible
Négations
Le texte de la Lettre
sur les aveugles s’ouvre sur une négation, ou plutôt sur une
série de négations. Pour rendre compte de ce qu’est
l’appréhension du visible, il faudrait observer et analyser ce
qu’éprouve l’aveugle-né qui soudain recouvre la vue. Mais,
écrit Diderot,
« Je me doutais bien, Madame, que
l’aveugle-née à qui M. de Reaumur vient de faire abattre la
cataracte, ne vous apprendrait pas ce que vous vouliez savoir »
(DPV IV 17, 1ère phrase de la Lettre).
M. de Réaumur, qui a
opéré la demoiselle Simoneau, n’a pas permis que Diderot ni que
son interlocutrice à qui la Lettre est adressée assistent à
l’opération. Le spectacle, l’expérience n’ont donc pas été
vus, première négation de la vision, premier manque pour le texte,
première mise en défaut pour la pensée. Cette opération
elle-même, ce rétablissement de la vision par la coupure du
scalpel, consiste dans l’abolition d’une négation, la
soustraction d’une soustraction. Il y a là comme une soustraction
au second degré. Enfin, la formulation de Diderot suggère que la
déception aurait été la même devant le spectacle que Réaumur
leur a refusé, un spectacle où « je ne voyais rien à gagner
pour mon instruction ni pour la vôtre » : une troisième
négation est ici en jeu, une sorte de soustraction fondatrice qui
lie l’aveugle à quelque chose d’incompréhensible dans la
vision. Cette troisième négation était mise en avant dès la
première page du livre, mais de façon cryptée : la Lettre
porte en effet en exergue une citation déformée de Virgile,
Possunt, nec posse videntur, « ils peuvent et
ils paraissent ne pas pouvoir ». On doit comprendre
probablement que les aveugles, qui paraissent ne pas pouvoir voir,
s’avèrent en fait tout à fait capables de contourner leur
handicap. Diderot s’étend en fait tout au long de la Lettre
sur les prouesses des divers aveugles exceptionnels qu’il a
rencontrés ou dont il a entendu parler.
Nec posse
videntur, signifie littéralement « ils ne sont pas vus
pouvoir ». Ils ne sont pas vus, troisième négation de la
vue. Le cercle des non-voyants s’élargit : l’aveugle ne
voit pas ; les philosophes ne voient pas l’aveugle voir tout
à coup, grâce à la chirurgie ; l’humanité tout entière
enfin ne voit pas que les aveugles ont toujours vu.
Virgile avait en fait
écrit, au chant V de l’Énéide, à propos d’une course
de bateaux, possunt quia posse videntur, « ils
peuvent [gagner la course] car ils croient pouvoir [la gagner] ».
Le détournement de la référence virgilienne est souligné par le
changement typographique : nec est en romain dans une citation
en italiques. « Ils croient », autre sens de videntur,
marque bien que dans son détournement de la formule virgilienne
Diderot, en ramenant videri croire vers videri
paraître, a ravivé, rapproché le sens étymologique du verbe,
être vu. Quia est devenu nec, la négation est le
point focal d’un détournement lourd de conséquences. Quia,
c’est l’enchaînement logique des causes, constitutif du
discours ; nec, c’est l’opposition visuelle des
contraires, qui fonde le dispositif. Il faut donc lire cela aussi
autrement que du discours. D’un côté, possunt nec posse,
ce retournement de l’impuissance en puissance par le pivotement de
la négation ; de l’autre videntur, vision passivée,
vision de quelque chose de subi.
Il y a donc au
commencement trois négations. Négation du cadre de l’expérience,
Diderot et son interlocutrice ne voient pas l’aveugle ;
négation du champ de l’expérience, les aveugles dont il sera
finalement question dans la Lettre, n’ayant pas subi
l’opération de la cataracte, sont des aveugles qui ne voient pas
et continuent de ne pas voir ; enfin, en exergue, négation de
l’enjeu de l’expérience, l’aveugle n’est pas vu pouvoir
voir, et pourtant n’est pas sans voir ; les frontières même
du champ du visible sont niées.
Suppléments
Le texte affronte
pour ainsi dire d’emblée une dépression, une série de
soustractions, qu’il compense par une série de déplacements. Une
logique du supplément se met en place. En premier lieu, l’opération
de Réaumur n’a pas été vue, mais le texte de la Lettre y
suppléera :
« Que je serais heureux, si le
récit d’un de nos entretiens pouvait me tenir lieu auprès de
vous du spectacle que je vous avais trop légèrement promis ! »
(P. 17.)
En second lieu,
les aveugles auxquels s’intéressera la Lettre n’ont pas
été opérés, mais le toucher et l’ouïe suppléent à leurs
yeux défaillants, si bien qu’ils ne demandent pas à voir.
L’aveugle du Puiseaux est très net à ce sujet :
« Il vaudrait donc bien autant
qu’on perfectionnât en moi l’organe que j’ai, que de
m’accorder celui qui me manque. » (P. 23.)
Un bras télescopique
serait préférable à l’acquisition d’un sens nouveau : la
logique du supplément refuse tout saut épistémologique.
Enfin, en troisième
lieu, la dimension scopique du visible échappe aux aveugles, mais
la dioptrique cartésienne supplée par la géométrie à cette
irréductibilité.
Chacun de ces
suppléments, dans le texte, dans l’expérience sensible et dans
sa modélisation, induit un déplacement qui constitue un
dispositif. Le « récit [des] entretiens », dans son
désordre apparent,
dispose les réflexions et les expériences qui remplacent le
spectacle manqué de l’opération et surtout le discours de
Réaumur ordonnant démonstrativement ses observations :
en témoignent les « Additions » tardives à la Lettre,
qui en complètent le dispositif. Le tact de l’aveugle, ses
manipulations, établissent dans un espace purement mathématique et
abstrait,
dans l’espace même de la Dioptrique cartésienne, la
disposition des objets méticuleusement rangés, ordonnés.
Enfin, « la machine de Saunderson » (p. 36)
inventée pour le calcul et pour la géométrie, consiste à placer
« sur la table » quadrillée prévue à cet effet les
clous à petites et grosses tête, dont la répartition dans
l’espace fait sens. Contrairement à nos chiffres arabes, fondés
sur un système différentiel qui individualise des formes
différentes, les clous de Saunderson ne sont que de deux sortes :
seule leur disposition dans l’espace, seules leurs places
respectives font sens.
Les additions et les
soustractions qui scandent tant le contenu que l’énonciation de
la Lettre ne se contentent donc pas d’établir un
équilibre, de rendre compte d’un système de compensations,
d’équivalences entre le voir et le dire, entre la vision et la
géométrie, entre le visible et le jeu différentiel du signifiant.
La logique du supplément opère un déplacement. Le point de départ
est un jeu du plus et du moins ; pris entre la double coupure
des yeux qui manquent et de la cataracte abattue, l’aveugle figure
ce jeu. Mais l’aveugle n’est pas seulement celui qui ne voit
pas. Videntur, il est celui qui est vu, et par là il fait
voir autre chose.
Cette autre façon de
voir se manifeste d’abord dans le difficile rapport de l’aveugle
au langage.
Qu’est-ce qu’un miroir pour l’aveugle ? Qu’est-ce que
des yeux ? Qu’est-ce que le mot physionomie (p. 26) ?
Le langage n’est pas seulement pris en défaut pour ce qu’il
rend compte de réalités étrangères à l’aveugle. L’aveugle
contourne cette soustraction liminaire, propose sa définition et
suscite une admiration gênée.
Ses définitions ingénieuses ne sont pas fausses en soi, ou tout du
moins elles ne sont pas plus fausses que les définitions
attendues du voyant. Mais elles sont caricaturales. Elles dénudent
la mécanique convenue de ce que modélise le langage et font
apparaître de façon voyante une autre dimension du réel, ignorée
par la modélisation géométrale.
Du relief au dispositif
Par le relief que
donne à voir le miroir,
par la pression de l’air sur l’œil,
l’aveugle dégage la primauté sur le langage de l’espace, du
dispositif dans l’espace et, au moment où il est confronté aux
limites de ses définitions, au moment où il ne comprend plus,
l’aveugle pointe ce qui, dans ce dispositif, échappe à la
réduction géométrale. La question du relief brouille en effet les
repères de la dioptrique cartésienne : un miroir donne
l’illusion du relief ; une perspective en trompe-l’œil
produit la même illusion. Pourtant ni le miroir, ni le trompe-l’œil
ne sont conformés selon le relief qu’ils transmettent
mécaniquement à l’œil. Si l’effet de l’image sur l’œil
est le même que celui du baton de l’aveugle sur sa main, comment
expliquer ce relief qui surgit de nulle part ?
C’est que dans
l’espace quelque chose du visible tout d’un coup prend du relief
à partir de rien, quelque chose que l’œil ne maîtrise pas,
quelque chose qui part de l’objet regardé, qui fait retour dans
la vision d’une façon incontrôlée, pour ainsi dire
incompréhensible.
Il est question ici de beaucoup plus que du relief. Ici se dessine
l’enjeu tout à la fois poétique et épistémologique de la
Lettre sur les aveugles, le passage au dispositif :
dispositif du texte qui n’est pas le discours de Réaumur mais cet
entretien ou cette série d’entretiens apparemment décousus ;
dispositif des confrontations avec les aveugles de Diderot, non pas
le déroulement linéaire d’une opération chirurgicale, mais la
conjoncture et les retournements imprévisibles d’un saisissant
face à face ; enfin dispositifs imaginés dans l’espace par
l’aveugle, mettant en évidence les limites de la dioptrique
cartésienne. Le dispositif met en échec la logique primitive de la
Lettre, cette logique du supplément à laquelle il substitue
une logique seconde, fondée sur l’effet retour dans le
dispositif.
En effet, au cœur
des soustractions et additions mises en place dans le cadre de la
logique du supplément apparaît ce qui ne peut en aucun cas être
suppléé. La vision suscite un effet-retour autour de ce quelque
chose que l’aveugle ne peut pas conceptualiser, autour d’un
pivot incompréhensible qui fait symptôme. Ce point aveugle pour
l’aveugle a à voir avec la Beauté.
Le Beau comme symptôme
Le Beau est
précisément ce qui, dans le visible, fait symptôme. La Dioptrique
qui fait voir avec des batons ne rend pas compte du Beau :
« A force d’étudier par le
tact la disposition que nous exigeons entre les parties qui
composent un tout, pour l’appeler beau, un aveugle parvient à
faire une juste application de ce terme. Mais quand il dit, cela
est beau, il ne juge pas, il rapporte seulement le jugement de
ceux qui voient : et que font autre chose les trois quarts de
ceux qui décident d’une pièce de théâtre, après l’avoir
entendue, ou d’un livre après l’avoir lu ? La beauté pour
un aveugle n’est qu’un mot, quand elle est séparée de
l’utilité ; et avec un organe de moins, combien de choses
dont l’utilité lui échappe ? Les aveugles ne sont-ils pas
bien à plaindre de n’estimer beau que ce qui est bon !
combien de choses admirables perdues pour eux ! le seul bien qui
les dédommage de cette perte, c’est d’avoir des idées du beau,
à la vérité moins étendues, mais plus nettes que des philosophes
clairvoyants qui en ont traité fort au long. » (DPV IV 19.)
Ici encore, Diderot
place au départ de l’analyse une expérience défaillante :
l’aveugle qui cherche à concevoir le beau déplace, comme il en a
l’habitude chaque fois qu’il est confronté aux données du
visible, ce qui relève de l’œil vers ce que sa main est capable
d’appréhender par le tact. Le spectacle perdu des « choses
admirables » est compensé par l’étude de « la
disposition » des « parties qui composent un tout »,
et dans cette disposition, par la recherche des symétries.
L’aveugle procède
ainsi, par nécessité, à une géométralisation du visible qui
constitue la base de la dioptrique cartésienne :
« Madame, ouvrez la Dioptrique
de Descartes, et vous y verrez les phénomènes de la vue rapportés
à ceux du toucher, et des planches d’optique pleines de figures
d’hommes occupés à voir avec des bâtons. Descartes et tous ceux
qui sont venus depuis, n’ont pu nous donner d’idées plus nettes
de la vision ; et ce grand philosophe n’a point eu à cet
égard plus d’avantage sur notre aveugle, que le peuple qui a des
yeux. » (P. 21.)
La défaillance de
l’aveugle pointe la défaillance théorique de la Dioptrique.
L’aveugle, s’il réussit à circonscrire une sorte de convention
extérieure, sociale du Beau, n’éprouve pas le sentiment intime
du Beau. L’émotion esthétique, dans ce qu’elle a
d’irréductible à la disposition géométrale des formes, mais
aussi à l’utilité fonctionnelle des objets, demeure pour lui
incompréhensible, inaccessible. L’aveugle compense, supplée, il
se « dédommage de cette perte » en excellant dans ce
qu’il lui reste : on ne fait pas meilleur géomètre que lui.
Mais le meilleur de l’œil est perdu pour lui, cette expérience
sensible du Beau que ne modélise aucun discours.
II. Poétique de la réversion, entrelacs du
regard
La logique du
supplément marque ici ses limites et cède le pas à un second
ressort du texte, fondé sur le pivotement, la réversibilité, le
retournement. De la « disposition » des objets, on passe
au dispositif de la vision, fondé sur l’aller-et-retour de l’œil
et du regard : à l’œil qui se pose sur l’objet répond le
regard qui fait retour depuis l’objet ; ça me regarde, ça
montre. Ce phénomène de retour, de ce qui est regardé vers l’œil
qui le regarde, est inaccessible à l’aveugle. Mais l’aveugle,
par son incompréhension, en pointe l’existence. Par l’aveugle,
Diderot met en évidence la monstration du visible, qui manifeste à
l’œil le Beau en tant qu’il relève du « ça montre »,
en tant qu’il est un phénomène de retour, en tant qu’il est
l’informe autour de quoi, dans la vision, ça tourne.
Il faut prendre en
compte tous les niveaux du texte où se joue cette réversion. Il y
a d’abord l’écriture diderotienne du chiasme, qui retourne les
termes et défait les suppléments ; par le chiasme, le
discours entre dans une logique du visible. Ce faisant, le chiasme
fait rater l’expérience.
Puis ce sont les
ratés de l’expérience, ce passage au point de vue de l’aveugle
qui aveugle la question du point de vue et fait surgir, au-delà des
discours modélisateurs, non seulement l’irréductibilité
scopique du visible, mais conjointement à elle la brutalité du
réel.
Ce retournement du
réel constitue le troisième niveau du texte, le plus radical dans
ses enjeux et ses implications : il est le moment de la révolte
de l’aveugle, de son face à face avec la loi, loi des hommes et
loi de Dieu, qu’il nie et défie de toutes ses forces.
Chiasmes
La prédilection de
Diderot pour le chiasme a été remarquée depuis longtemps, non
seulement comme caractéristique du style de Diderot, mais comme
forme même de sa pensée dialogique.
Le chiasme constitue la structure de base du passage de l’écriture
d’une logique discursive à une logique du dispositif. Donnons
quelques exemples. Le brouillage des définitions de l’aveugle
confronté d’une part à la surface plane du miroir, d’autre
part à l’illusion de profondeur donnée par la peinture en
trompe-l’œil donne lieu à la formulation suivante :
« il était tenté de croire que,
la glace peignant les objets, le peintre pour les représenter,
peignait peut-être une glace. » (P. 22.)
Le chiasme, qui
inverse le syntagme « la glace peignant » en « peignait
une glace », figure l’effet-retour de la vision, mais le
figure du point de vue de l’aveugle, c’est-à-dire dans le
vertige d’une formulation incompréhensible. La phrase échappe à
la logique d’un développement linéaire puisque le chiasme oblige
à la visualiser dans l’espace, comme superposition, comme
croisement de termes. Par le passage au dispositif, le texte se
matérialise ainsi comme orée du visible. Dans la nasse du chiasme
est saisi ce pivot incompréhensible autour duquel la vision fait
retour pour manifester la beauté, ici la beauté de la peinture
saisie d’abord comme vertige face à l’illusion de profondeur.
Même lorsqu’il
semble ne pas du tout traiter de la vision, le chiasme rend compte
de cette même irréductibilité phénoménologique autour de quoi
se produit l’effet-retour, et dont la dimension scopique n’est
que l’une des manifestations. La comparaison de l’aveugle avec
les voyants est par exemple superposée à la comparaison des
animaux, privés de raison, avec l’homme, animal raisonnable. Or
de même que l’aveugle-né ne désire pas la vue comme une faculté
supérieure à toutes celles qu’il possède par ailleurs et qu’il
a développées en fonction de son handicap,
il n’y a aucune raison pour que les animaux soient convaincus de
la supériorité de l’homme sous prétexte que la raison serait
une faculté supérieure à leurs divers attributs. Diderot formule
ainsi ce point de vue :
« tous les animaux, nous
accordant volontiers une raison avec laquelle nous aurions grand
besoin de leur instinct, se prétendront doués d’un instinct avec
lequel ils se passent fort bien de notre raison » (p. 23).
Le chiasme produit par
l’interversion des mots « raison » et « instinct »
figure le retournement de point de vue, la prise de parole dans le
face à face de ceux à qui la parole ne devait pas être donnée,
de ces Autres, animaux ou aveugles, frappés par la soustraction et
renvoyant justement cette soustraction dans l’autre camp, le
nôtre. Le chiasme figure donc l’effet retour de ce qui est vu, le
pivotement du videntur autour de la négation d’un manque,
par le passage de « nous aurions grand besoin de » à
« ils se passent fort bien de ». Ce qui est vu et
retourné, c’est l’instinct des animaux : l’instinct
était regardé comme défaut de raison, comme pure soustraction ;
il fait retour comme apanage des animaux, comme ce qui nous manque.
L’instinct est ce qui échappe aux modélisations géométrales de
la raison ; son irréductibilité est du même ordre que
l’irréductibilité scopique dont la beauté est le symptôme.
 Figure 1 : Gravure de l’édition originale de la Lettre sur les aveugles de Diderot Figure 2 : Gravure de l’édition originale de la Dioptrique de Descartes
Dans le glissement du
premier chiasme vers le second, du relief de la glace vers
l’instinct des animaux, se dessine le détournement proprement
diderotien de la question esthétique, et, par lui, l’enjeu
fondamental de la Lettre sur les aveugles : la question
du Beau, marquant la limite du discours cartésien, de ses
modélisations géométrales et de sa logique du supplément, ouvre
l’entretien philosophique au dispositif, un dispositif fondé sur
le retournement dans le face à face. Toute une économie de la
révolte se met alors en branle dans le texte, dont les enjeux ne
sont plus la seule définition du Beau, ou du visible, mais la
représentation même du monde dans son rapport avec la loi.
On aura compris que
la révolte contre les représentations traditionnelles, socialement
admises et instituées, du monde, visait d’abord Descartes. La
première planche illustrée de la Lettre s’intitule
« Figure tirée de la Dioptrique de Descartes » et
représente un homme aux yeux bandés tenant deux bâtons dans ses
mains. Elle vient en regard du texte suivant de la Lettre,
que nous avons déjà cité :
« Madame, ouvrez la Dioptrique
de Descartes, et vous y verrez les phénomènes de la vue rapportés
à ceux du toucher, et des planches d’optique pleines de figures
d’hommes occupés à voir avec des bâtons. » (P. 21.)
Figure 3 : Gravure de l’édition originale du Traité de l’homme de Descartes (fig. 15)
Figure 4 : Gravure de la traduction latine du Traité de l’homme de Descartes. De homine, figuris et latinitate donatus a Flor. Schuyl. Lugd.-Batav., ex offic. Hackiana, 1664. Montpellier, BIU-Médecine, cote Eb 159 in-4°.
Le rapport du texte et
de l’image n’est pas évident. En principe, ce n’est pas avec
deux, mais avec un bâton, beaucoup plus long, que l’aveugle
supplée à la défaillance de ses yeux. Or les petits bâtons de
l’image ne touchent ni le sol, ni aucun objet : ceci n’a
donc rien à voir avec la canne blanche ; ces bâtons ne
cherchent pas à voir un objet.
En revanche, ils sont
croisés. Comment ne pas y retrouver la figure du chiasme, prise ici
dans sa dimension proprement phénoménologique de figuration de la
vision, de ce que M. Merleau-Ponty désigne comme l’entrelacs de
l’œil et du regard ? Reportons-nous à la Dioptrique
(1637). Les planches n’y sont pas « pleines de figures
d’hommes occupés à voir avec des bâtons ».
L’exagération diderotienne dissimule une référence précise au
sixième discours, intitulé « De la vision », où une
figure représente un aveugle tenant dans chaque main un bâton.
Au-delà du point E où les deux bâtons se croisent, leur
continuité n’est plus figurée que par des pointillés. Le
lecture du texte éclaire le sens de ces pointillés : les
bâtons de l’aveugle cartésien sont en fait des bâtons virtuels
matérialisant des lignes directrices, des axes constituant un
repère dans l’espace. Descartes commence par expliquer le rapport
de la vision avec le toucher :
« Pour la situation, c’est-à-dire
le côté vers lequel est posée chaque partie de l’objet au
respect de notre corps, nous ne l’apercevons par autrement par
l’entremise de nos yeux que par celle de nos mains »
(p. 704).
Autrement dit, pour
situer un objet dans l’espace, nos yeux procèdent comme nos
mains, par la mise en relation de la position de notre corps avec la
position de l’objet. Cette mise en relation est décrite par
Descartes de la façon suivante :
« Comme, lorsque l’aveugle,
dont nous avons déjà tant parlé ci-dessus, tourne sa main A vers
E, ou C aussi vers E, les nerfs insérés en cette main causent un
certain changement en son cerveau qui donne moyen à son âme de
connaître, non seulement le lieu A ou C, mais aussi tous les autres
qui sont en la ligne droite AE ou CE, en sorte qu’elle peut porter
son attention jusques aux objets B et D, et déterminer les lieux où
ils sont, sans connaître pour cela ni penser aucunement à ceux où
sont ses deux mains. Et ainsi, lorsque notre œil ou notre tête se
tournent vers quelque côté, notre âme en est avertie par le
changement que les nerfs insérés dans les muscles, qui servent à
ces mouvements, causent en notre cerveau. » (P. 705.)
L’aveugle utilise
donc ses mains comme des axes d’abscisses (AE) et d’ordonnées
(CE) à partir desquels déterminer les coordonnées d’un objet B
ou D dans l’espace. Les bâtons matérialisent ces axes. Selon
Descartes, les yeux procèdent de la même façon, mais
abstraitement, chacun des deux yeux constituant pour le cerveau
respectivement un axe d’abscisses et un axe d’ordonnées. On
remarque que l’aveugle cartésien, comme le voyant, déplacent
leurs axes par rapport aux objets de façon à n’utiliser que les
abscisses, ou que les ordonnées, ce qui permet à Descartes, malgré
la présence embarrassante des deux yeux, de réduire l’espace de
la vision à une ligne et d’évacuer l’effet retour de la
vision :
« La vision de la distance ne
dépend, non plus que celle de la situation, d’aucunes images
envoyées des objets, mais, premièrement, de la figure du corps de
l’œil » (pp. 705-706).
Identifiée d’abord
à un problème de localisation dans l’espace, la vision est ainsi
placée sous le contrôle du cerveau, qui modélise formes et
distances à partir de la propre forme du fond de l’œil. La
vision est active ; elle ne se fait que dans un sens et ne se
conçoit que totalement maîtrisée par le sujet regardant.
Ce que Diderot
introduit, dès l’exergue de la Lettre on l’a vu, c’est
la passivation du videntur, cette dimension du visible qui
échappe à la maîtrise de l’intellect. Les deux bâtons croisés
de l’aveugle diderotien deviennent, dans ce nouveau contexte,
incompréhensibles. Bâtons pleins jusqu’au bout, ils n’ouvrent
à aucune virtualité, à aucune modélisation abstraite. Privés de
points A, B, C, etc, ils ne géométrisent plus aucun espace et se
contentent de figurer la présence irréductible de ce croisement
par quoi quelque chose fait retour.
Révoltes
Le discours révolté
de l’aveugle Saunderson est préparé par une querelle de jeunesse
entre l’aveugle du Puiseaux et l’un de ses frères :
« Impatienté des propos
désagréables qu’il en essuyait, il saisit le premier objet qui
lui tomba sous la main, le lui lança, l’atteignit au milieu du
front, et l’étendit par terre. Cette aventure, et quelques autres le
firent appeler à la police. Les signes extérieurs de la puissance
qui nous affectent si vivement n’en imposent point aux aveugles.
Le nôtre comparut devant le magistrat, comme devant son semblable.
Les menaces ne l’intimidèrent point. “Que me ferez-vous,
dit-il, à M. Herault, — je vous jetterai dans un cul de
basse-fosse, lui répondit le magistrat. — Eh, Monsieur, lui
répliqua l’aveugle, il y a vingt-cinq ans que j’y suis. »
(P. 24.)
De façon inattendue
pour son frère, l’objet que lui lance l’aveugle atteint droit à
son but, car « notre aveugle adresse au bruit » ;
quant à la réponse lancée à Hérault de Vaucresson, le terrible
lieutenant de police grand pourfendeur de jansénistes et de
convulsionnaires, elle fait mouche. Le face à face avec l’aveugle
connaît un retournement de situation imprévu.
Cette brutalité de
l’objet et de la réplique fait irruption au cœur de la réversion
comme dimension barbare de l’homme, irréductible à la
rationalité cartésienne. En l’aveugle outragé, c’est la bête
blessée qui répond. Dans ce texte qui ne cède jamais à
l’apitoiement sur les infirmités, le cri que suscite la douleur
de vivre le handicap se retourne en bravade héroïque. Diderot
conclut ainsi l’anecdote :
« Nous sortons de la vie, comme
d’un spectacle enchanteur ; l’aveugle en sort ainsi que
d’un cachot : si nous avons à vivre plus de plaisir que lui,
convenez qu’il a bien moins de regret à mourir. »
Ce qui fait défaut à
l’aveugle, c’est la beauté comprise comme merveille du monde,
le « spectacle enchanteur » qui pour lui se réduit à
un cachot. Ce que nous avons devant les yeux, et qui est de l’ordre
de la jouissance, d’une jouissance continue identifiée au désir
et au bonheur de vivre, cette expérience sensible, intime,
journalière de la beauté visible du monde lui est soustraite.
L’aveugle se moque
de voir ou de ne pas voir des objets avec des yeux. Ce qui lui fait
vraiment défaut, c’est la jouissance de la vision, la privation
du « spectacle enchanteur ». Plus explicite, Saunderson
conclut en mourant : « Je renonce sans peine à une vie
qui n’a été pour moi qu’un long désir, et qu’une privation
continuelle. » (P. 54.)
Pourtant là encore
les choses se retournent. Le défaut de jouissance ouvre l’aveugle
au détachement philosophique. Rien ne le retient, rien ne
l’offusque. Le défaut de la beauté ouvre à la vérité du
monde.
Diderot avance très
progressivement sur ce terrain. Il commence par suggérer que la
soustraction de la vision a pour l’aveugle des conséquences
métaphysiques et morales sur lesquelles il vaudrait mieux peut-être
jeter le voile :
« Notre métaphysique ne
s’accorde pas mieux avec la leur. Combien de principes pour eux
qui ne sont que des absurdités pour nous, et réciproquement. Je
pourrais entrer là-dessus dans un détail qui vous amuserait sans
doute ; mais que de certaines gens qui voient du crime à tout,
ne manqueraient pas d’accuser d’irréligion ; comme s’il
dépendait de moi de faire apercevoir aux aveugles, les choses
autrement qu’ils ne les aperçoivent. Je me contenterai d’observer
une chose dont, je crois qu’il faut que tout le monde convienne ;
c’est que ce grand raisonnement qu’on tire des merveilles de la
nature, est bien faible pour des aveugles. » (P. 28.)
Au cœur de la
subversion métaphysique, c’est bien l’absence du Beau compris
comme merveille du monde qui fait son œuvre. La soustraction du
Beau ne déconstruit plus la seule modélisation géométrale et
cartésienne de la vision, mais l’ensemble de l’armature
métaphysique sur laquelle repose notre monde. Diderot demeure
encore vague, mais suggère déjà que les fondements de la religion
sont attaqués. Or là encore l’incompréhension de l’aveugle se
retourne dans le face à face et ce qu’il n’aperçoit pas cesse
d’être traité comme manque pour ouvrir au contraire à une
réévaluation du réel appuyée sur ce vide, sur cette négation
inaugurale.
« Combien de
principes pour eux qui ne sont que des absurdités pour nous, et
réciproquement. » Par cette réciprocité qui ouvre la
possibilité d’un chiasme, c’est-à-dire d’une vision,
l’aveugle n’est plus définitivement celui qui ne sait pas ou
celui qui sait moins. Le dispositif opère la réversion du manque,
le pivotement autour du videntur : l’aveugle est vu ne
pas savoir, et cette soustraction donnée à voir se retourne en
fondation d’un autre savoir, matérialiste et athée. Or la
soustraction porte précisément sur le Beau, sur cette absence
terrible pour l’aveugle abandonné par la Nature à sa propre
nature défectueuse, abandonné par la Beauté aveugle du monde à
la monstruosité sensible de sa condition.
Mais il faut attendre
la scène des derniers moments de Saunderson et la brutalité sans
merci de son dialogue, sur son lit de mort, avec le pasteur Holmes,
pour que Diderot explicite le contenu de cette révolte :
« Le ministre commença par lui
objecter les merveilles de la nature : “Eh ! Monsieur,
lui disait le philosophe aveugle, laissez là tout ce beau spectacle
qui n’a jamais été fait pour moi ! J’ai été condamné à
passer ma vie dans les ténèbres, et vous me citez des prodiges que
je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et que pour
ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Dieu, il
faut que vous me le fassiez toucher.” » (P. 48.)
La condamnation aux
ténèbres rappelle le cul de basse-fosse de M. Hérault : la
révolte de Saunderson est bien la même au départ que celle de
l’aveugle du Puiseaux ; elle part de ce même raidissement
dans la soustraction du Beau, dans le défaut de jouissance. Mais
l’aveugle philosophe y superpose la résonance du fameux nisi
immitam digitum évangélique : L’incrédulité de
Saunderson récupère les paroles de l’incrédulité de saint
Thomas. Le parallélisme cartésien de la vision et du toucher se
retourne en mise en accusation de la révélation.
III. Du monstre esthétique au monstre
idéologique
Intériorisation du discours monstrueux
Le retournement
affecte le dispositif même. Le rapport de l’aveugle avec le
discours institué s’inverse. Quant il s’agissait de la vision,
le discours institué se situait du côté de l’aveugle : la
modélisation géométrale, cartésienne, admise du visible, fondée
sur l’identité de la vision et du toucher, constitue le monde de
l’aveugle ; l’irréductibilité scopique de la vision, le
Beau pris comme symptôme de cette irréductibilité sont des
phénomènes extérieurs à l’aveugle, que la limite posée par
son handicap pointe comme un supplément qui lui est définitivement
étranger.
Au contraire, quand
il s’agit de la révélation, le discours institué, traditionnel
et permis que porte M. Holmes devient le discours extérieur à
l’aveugle : le monde de l’aveugle est constitué par
l’inquiétante étrangeté du matérialisme athée. Dieu y
apparaît non plus comme un supplément incompréhensible ouvrant à
un autre monde, mais comme une facilité intellectuelle qui
décourage l’investigation et bride le savoir :
« Un phénomène est-il, à notre
avis, au-dessus de l’homme, nous disons aussitôt, c’est
l’ouvrage d’un Dieu ; notre vanité ne se contente pas à
moins : ne pourrions-nous pas mettre dans nos discours un peu
moins d’orgueil et un peu plus de philosophie ? Si la nature
nous offre un nœud difficile à délier, laissons-le pour ce qu’il
est, et n’employons pas à le couper la main d’un Être qui
devient ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble que le
premier. » (P. 49.)
Bien sûr, ce discours
de Saunderson est présenté comme un discours aveugle au même
titre que le discours cartésien sur le visible ; il est réfuté
par Diderot aussitôt Saunderson mort (pp. 52-53). Mais
l’interversion des positions respectives du discours nouveau et du
discours institué dans le face à face de l’aveugle et du voyant
déconstruit ce parallélisme. Le dispositif de la Lettre
induit hors-discours un retournement. La Lettre ne peut
qu’exhiber la vérité de l’aveugle ; ce qui reste ici,
autour de quoi ça tourne, la donnée irréductible du réel à
partir de laquelle s’opère la réversion constitutive du
dispositif, c’est cette anti-profession de foi de l’aveugle
mourant, l’horrible vérité de ce discours monstrueux. Le ça qui
se retourne, Saunderson le figure par l’image du nœud.
Autant le discours de
la Dioptrique éloignait l’aveugle du réel auquel il
substituait un espace mathématique abstrait, autant le discours
matérialiste de Saunderson ramène au contraire l’aveugle au cœur
du réel, par l’évocation des monstres. Les monstres sont
l’effet-retour, dans le réel, du discours théologique sur le
Beau :
« Je puis vous demander, par
exemple, qui vous a dit à vous, à Leibnitz, à Clark et à Neuton,
que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns
n’étaient pas sans tête et les autres sans pieds ? Je puis
vous soutenir que ceux-ci n’avaient point d’estomac, et ceux-là,
point d’intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et
des dents semblaient promettre de la durée, ont cessé par quelque
vice du cœur ou des poumons ; que les monstres se sont
anéantis successivement ; que toutes les combinaisons
vicieuses de la matière ont disparu, et qu’il n’est resté que
celles où le mécanisme n’impliquait aucune contradiction
importante et qui pouvaient subsister par elle-même et se
perpétuer. » (P. 50.)
Au discours sur les
merveilles de la nature, Saunderson répond donc par une évocation
des monstres, au principe rationnel de la Création ordonnée du
monde, il oppose un principe de hasard et d’anarchie. Le monstre
devient ici la norme de ce que la nature produit ; ce qui dans
la nature manifeste un certain ordre, une symétrie, une beauté et
une stabilité dans son organisation constitue au contraire, pour
Saunderson, l’exception momentanée. Par ce renversement, par ce
coup de force, l’aveugle prend place dans le monde et y légitime
sa monstruosité. Il exhibe sa monstruosité sensible face à la
beauté aveugle, irréelle, de cette illusion de monde
théologiquement ordonné. La réalité sensible, brutale, du
monstre défait le discours de la beauté.
Le problème de Molyneux, ou l’œil comme
dispositif
Après cette brutale
mise en accusation du Beau par Saunderson sur son lit de mort, il
semble que plus rien des jouissances propres au visible ne puisse
être sauvé. Diderot reprend pourtant la question par un autre
biais, le problème de Molyneux : il s’agit de savoir si
l’aveugle-né, venant à jouir de la vue et voyant un cube et une
sphère sans pouvoir les toucher, « pourra les discerner et
dire quel est le cube et quel est le globe » (p. 56). Or
le problème essentiel n’est pas pour l’aveugle de distinguer le
cube de la sphère, mais, plus globalement, de savoir si l’aveugle
pourra voir quelque chose et dans quelles conditions, dans quels
délais. Le problème de Molyneux s’avère absurde et
indécidable ; Diderot met en évidence une hypothèse
implicite dans ce débat et il la récuse catégoriquement : en
se demandant si l’aveugle qui distingue le cube de la sphère par
le toucher distinguera, après son opération, le cube de la sphère
par la vue, Molyneux subordonne implicitement la vue au toucher ;
il fait de la vue un autre toucher, un toucher métaphorique,
suivant en cela les modélisations de la Dioptrique
cartésienne dont Diderot a marqué les limites. Le problème de
Molyneux revient à savoir si l’aveugle effectuera spontanément
la métaphore du tact au regard ou s’il devra se réapproprier
cette métaphore par l’expérience nouvelle de ses mains
conjointes à ses yeux.
Or la rencontre avec
les « vrais » aveugles, ceux à qui on ne s’intéresse
pas seulement une fois qu’ils sont devenus voyants, a fait
émerger, nous l’avons vu, cette irréductibilité scopique de ce
qui dans la vision fait retour et ne se traduit pas dans le toucher.
Diderot radicalise et généralise sa position dans cette dernière
partie de la Lettre, en montrant que l’irréductibilité
est propre à chaque sens. L’œil distingue les formes par ses
propres moyens, par la couleur notamment, des moyens qui n’ont
rien à voir avec les modélisations géométrales du toucher.
L’œil est lui-même
un dispositif. Il conviendra de laisser « tout le temps
nécessaire aux humeurs de l’œil pour se disposer
convenablement » (p. 63). Une fois l’opération de la
cataracte achevée, seule cette disposition des parties rendra la
vision possible. Par la déconstruction du problème de Molyneux,
l’aveugle virtuel de Diderot est ainsi vu ne pas pouvoir voir,
malgré son opération. Il voit mécaniquement, car l’abaissement
chirurgical de la cataracte rétablit le champ géométral de la
vision ; mais il ne voit pas physiologiquement tant que les
humeurs, la cornée, la prunelle, la rétine ne sont pas accommodées
à la vision. Ainsi achève de se retourner le videntur et
d’être détourné l’exergue virgilien : possunt nec
posse videntur, ils peuvent voir et nous voyons qu’ils ne le
peuvent pas.
La beauté comme surface
La description par
Diderot de cette spécificité physiologique du dispositif oculaire,
où l’œil ne fonctionne plus comme le miroir cartésien mais dans
le mouvement continuel des déformations, conformations,
incurvations de ses parties molles, nous ramène de façon
inattendue à l’évocation du beau : « il n’y a
point de peintre assez habile pour approcher de la beauté et de
l’exactitude des miniatures qui se peignent dans le fond de nos
yeux » (p. 63). La belle miniature est la nouvelle
beauté, dans cette sémiologie du dispositif qui prend peu à peu
possession du texte. Cette beauté qui se projette sur le fond de
l’œil n’a plus rien à voir avec la merveille théologique d’un
monde créé ; elle est l’identité rigoureuse,
photographique « de la représentation à l’objet
représenté » (ibid.). C’est une beauté non plus
d’admiration, mais de rapport.
Mais surtout la
nouvelle beauté, dans le dispositif physiologique de l’œil
comparé à un peintre en miniatures, est une beauté de surface.
Elle se peint « dans le fond de nos yeux », elle est la
« toile » d’un « tableau » intérieur. La
beauté a à voir avec un imaginaire des surfaces.
Cet imaginaire des
surfaces qui modélise la beauté en tant qu’elle est comprise
dans le dispositif de la vision est un imaginaire accessible à
l’aveugle. Il figure matériellement, pour l’aveugle, la limite
face à l’irréductible. La surface du miroir, pour l’aveugle du
Puiseaux, était le point de départ de l’énigme du visible.
Quant à Saunderson, il avait fait preuve d’une sorte de
voir-peau, il avait tenté de faire de tout son corps une surface
sensible suppléant à l’absence, chez lui, des organes de la
vue :
« Saounderson voyait donc par la
peau ; cette enveloppe était donc en lui d’une sensibilité
si exquise, qu’on peut assurer qu’avec un peu d’habitude, il
serait parvenu à reconnaître un de ses amis, dont un dessinateur
lui aurait tracé le portrait sur la main, et qu’il aurait
prononcé sur la succession des sensations excitées par le crayon ;
c’est Monsieur un tel. Il y a donc aussi une peinture pour les
aveugles ; celle à qui leur propre peau servirait de toile. »
(P. 47.)
Cette sensibilité
paradoxale de l’aveugle, dont la peau devient support de la
peinture du monde et pour qui la jouissance esthétique se
matérialise en un délicat frissonnement de toute son enveloppe
corporelle, prépare l’avènement d’une fantasmatique des
surfaces, des membranes, des parois. L’expérience exquise du
voir-peau se retourne en effet en la représentation angoissée
d’une peau murant le corps de l’homme, obstruant sa bouche.
Saunderson en fait l’hypothèse, lorsqu’il évoque les monstres
que la nature est capable de produire :
« si le premier homme eût eu le
larynx fermé, eût manqué d’aliments convenables, eût péché
par les parties de la génération, n’eût point rencontré sa
compagne, ou se fût répandu dans une autre espèce, M. Holmes, que
devenait le genre humain ? il eût été enveloppé dans la
dépuration générale de l’univers » (p. 51).
Le larynx fermé,
c’est l’impossibilité de crier. La succession des hypothèses
monstrueuses pose une série d’équivalences fantasmatiques : si
le larynx est fermé, le cri ne peut sortir ; de là on passe à
la nourriture qui ne peut rentrer, puis à la pénétration qui ne
peut se faire. L’homme est monstrueusement imaginé comme pure
surface. Il glisse alors dans la défécation universelle,
c’est-à-dire dans la réversion des absorptions ou pénétrations
impossibles. Il ne glisse pas d’ailleurs, il est enveloppé,
surface prise dans une autre surface.
Cet imaginaire des
surfaces rejaillit dans un tout autre contexte, au cours d’une
expérience imaginée par Diderot :
« Si l’on vous plaçait à
votre insu, entre le pouce et l’index, un papier ou quelque autre
substance unie, mince et flexible, il n’y aurait que votre œil
qui pût vous informer que le contact de ces doigts ne se ferait pas
immédiatement. J’observerai en passant qu’il serait infiniment
plus difficile de tromper là-dessus un aveugle, qu’une personne
qui a l’habitude de voir. » (Pp. 62-63.)
Une fois de plus, par
cette expérience, Diderot prouve que le toucher ne rend pas compte
de tout ce qui est accessible par la vue : l’œil voit mais
les doigts ne sentent pas la feuille placée entre le pouce et
l’index. Pourtant l’expérience se retourne immédiatement
contre elle-même : l’aveugle, dont la sensibilité tactile est
plus développée, sentira la feuille que le voyant n’aura pas
remarquée. Quelque chose se retourne donc autour d’une surface,
autour de cette « substance unie, mince et flexible »
qui figure à la fois la limite du visible et du tactile et, chaque
fois, renvoie à leurs respectifs excédents irréductibles.
Enfin, dans le
problème de Molyneux, Diderot substitue subrepticement le cercle à
la sphère, le carré au cube parce que, dit-il,
« celui qui se sert de ses yeux
pour la première fois, ne voit que des surfaces et qu’il ne sait
ce que c’est que saillie ; la saillie d’un corps à la vue
consistant en ce que quelques-uns de ses points paraissent plus
voisins de nous que les autres » (p. 69).
Ce terme de saillie
est étrange, au lieu du mot relief, utilisé à plusieurs reprises
dans la Lettre. Comment n’y pas percevoir l’écho d’une
signifiance, de cette autre saillie qui, selon Trévoux, « se
dit aussi en parlant de l’accouplement de quelques animaux ».
Ce verbe actif « est synonyme de couvrir, & se conjugue
comme saillir terme d’hydraulique ». Nous sommes
décidément en pleine physique des fluides : la description
physiologique du dispositif oculaire et de ses humeurs y conduisait.
Et Saunderson n’avait-il pas glissé du voir-peau au larynx fermé,
puis à quelque péché dans la conformation des « parties de
la génération » ?
La surface comme jouissance subversive
Une continuité
fantasmatique s’esquisse ainsi entre la belle surface que le monde
imprime en miniature au fond de l’œil et la surface qui marque la
limite entre la modélisation cartésienne du regard et la dimension
non modélisable de ce qui, dans le visible, relève d’une
irréductibilité scopique. La surface est à la fois le support et
le modèle de la vision ; elle intervient techniquement et
symboliquement dans sa description phénoménologique. Par cette
double articulation, à la fois structurale et signifiante, la
surface constitue un dispositif à partir duquel Diderot déploiera
tout un imaginaire sexualisé de la membrane, en tant que tout à la
fois elle corporise, fétichise les modélisations de l’ancien
monde, logocentrique et cartésien, et, par cette fétichisation,
dépasse et retourne ces modélisations.
L’imaginaire de la
membrane a à voir par là à la fois avec la formalisation idéale,
mais réductrice, du Beau et avec son dépassement, son retournement
monstrueux, par lequel penser une refondation symbolique. Cette
fonctionalité des surfaces mises en œuvre dans la Lettre sur
les aveugles s’éclaire lorsque ce texte est mis en relation
avec son corollaire romanesque, Les Bijoux indiscrets.
Le rituel de l’anneau
magique retourné, dans Les Bijoux, supplée, dans la
monotonie même de sa répétition, à ce que Mangogul voudrait mais
ne peut savoir de sa favorite : est-elle fidèle et, derrière
cette interrogation, est-elle satisfaite ? Les essais sont
donc, comme les expériences de la Lettre sur les aveugles,
les suppléments d’une expérience inaugurale qui fait défaut.
Ils scrutent le mystère du sexe féminin saisi dans son ambivalence
de surface sensible et d’ouverture, ou autrement dit de locuteur
lisse, plat, aux paroles sans feintes ni arrière-pensées, et de
témoin en relief, portant un regard subversivement critique. Deux
regards se croisent donc, celui de Mangogul et celui du sexe qui
parle, à la lisière, à la surface sensible du sexe un instant
ouvert à la parole. Ce croisement est celui-là même du regard que
modélise la Lettre sur les aveugles.
Retrouver la beauté
de la femme aimée suppose cet arrêt en deçà de l’enveloppe, de
la membrane, ce suspens du regard, ce respect de l’autre
sexe. A l’autre bout de l’œuvre de Diderot, le marquis des
Arcis, dans l’histoire de Mme de la Pommeraie, fait la même
expérience et affronte le même face à face que le Mangogul des
Bijoux.
Au commencement de la
Lettre sur les aveugles celle qui se soustrait à l’œil de
l’observatrice, c’est la demoiselle Simoneau opérée par
Réaumur, une Simoneau que Diderot changera en Suzanne
Simonin, révoltée contre le voile qui l’obstrue dans La
Religieuse : même voile-membrane où se joue la jouissance
féminine, jusqu’à l’hystérie homosexuelle de la supérieure
de Sainte-Eutrope.
L’addition de 1782
à la Lettre sur les aveugles rétablit in extremis,
en fin de texte, la présence de la belle vierge aveugle, Mlle de
Salignac, la nièce de Sophie Volland. La femme sans yeux nous est
alors donnée à voir, dans sa monstrueuse beauté.
Il ne s’agit pas
tant ici de l’autre jouissance où résiderait le secret d’un
savoir féminin que, face à la saillie géométrale, dans le
frémissement de la membrane, du ressort profond de toute pensée
subversive. C’est toujours ce moment qui, en dernier ressort, est
donné à voir comme le moment théâtral d’un ressaisissement
poétique :
« Le malade était assis ;
voilà sa cataracte enlevée, Daviel pose sa main sur des yeux qu’il
venait de rouvrir à la lumière. Une femme âgée, debout à côté
de lui, montrait le plus vif intérêt au succès de l’opération,
elle tremblait de tous ses membres à chaque mouvement de
l’opérateur. Celui-ci lui fait signe d’approcher et la place à
genoux en face de l’opéré ; il éloigne ses mains, le
malade ouvre les yeux, il voit, il s’écrie : Ah! c’est ma
mère !… » (Pp. 97-98.)
Du tremblement
maternel au face à face aveuglé, puis à la vision et au cri, ce
qui se révèle dans cette scène de la vision, dans sa beauté
irréductible, ce sont les retrouvailles avec le lien archaïque,
cette vision puissante, au-delà du beau et du monstrueux, de la
mère-surface qui enveloppe, et qui chez Diderot fonde la pensée
matérialiste.
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