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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Diderot, une pensée par l’image », cours donné à l’université de Toulouse-Le Mirail, année 2006-2007.
Aux origines de la pensée : le silence, le cri, l’image (la Lettre sur les sourds)
« Inversion.
s. f. Action par laquelle on renverse, on retourne une chose.
Inversio. Les problêmes de Géométrie & d’Arithmétique
se prouvent souvent par l’inversion. Inversion.
Terme de Grammaire. Manière de ranger les mots d’une phrase dans
un ordre qui n’est pas le plus naturel & le plus simple. ☞
Notre langue n’aime pas les inversions ; la
marche de chaque phrase est presque toujours uniforme : c’est
un substantif qui mène son adjectif comme par la main ; son
verbe marche derrière, suivi d’un adverbe qui ne souffre rien
entre deux, & le régime appelle aussitôt un accusatif qui ne
peut se déplacer. […] La sévérité de notre langue contre
presque toutes les inversions de phrase augmente encore infiniment la
difficulté du vers François. Fénelon. » (Dictionnaire de
Trévoux, article Inversion.)
![« Ce qui vient de m’arriver n’est donc point une chose indifférente, un pur effet du hasard. C’est qu’il est temps que je meure et que mes travaux cessent. Voilà pourquoi le signe divin m’a laissé faire sans aucune opposition. Aussi ne suis-je que médiocrement indigné contre ceux qui m’ont accusé, et les autres qui m’ont condamné. [...] Mais il est temps que j’aille mourir et que vous alliez vivre. Il n’y a que Dieu qui sache si votre sort est préférable au mien, ou le mien au vôtre. » (Platon, <i>Apologie de Socrate</i>, traduite par Diderot au donjon de Vincennes. DPV IV 280.)](../Images/A/2/A2212.jpg) « Ce qui vient de m’arriver n’est donc point une chose indifférente, un pur effet du hasard. C’est qu’il est temps que je meure et que mes travaux cessent. Voilà pourquoi le signe divin m’a laissé faire sans aucune opposition. Aussi ne suis-je que médiocrement indigné contre ceux qui m’ont accusé, et les autres qui m’ont condamné. [...] Mais il est temps que j’aille mourir et que vous alliez vivre. Il n’y a que Dieu qui sache si votre sort est préférable au mien, ou le mien au vôtre. » (Platon, Apologie de Socrate, traduite par Diderot au donjon de Vincennes. DPV IV 280.)
Le 24 juillet 1749,
Diderot est arrêté à son domicile de la rue de l’Estrapade et,
sous le coup d’une lettre de cachet, emprisonné au donjon de la
forteresse de Vincennes. La lettre est signée par le comte
d’Argenson, directeur de la librairie (et à ce titre chargé de la
censure) et son exécution est confiée au lieutenant général de
police Berryer. D’Argenson reproche d’abord à Diderot sa Lettre
sur les aveugles (juin 1749), dans laquelle l’aveugle
Saunderson tient des propos contraires à la religion, et ses Bijoux
indiscrets (janvier 1748), qui offensent les bonnes mœurs. Mais
il ordonne également de perquisitionner, à la recherche d’éventuels
manuscrits sulfureux inédits.
C’est la deuxième
fois que Diderot est arrêté : en décembre 1742, son père
furieux d’apprendre qu’il projetait d’épouser Antoinette
Champion et réclamait sa part d’héritage, l’avait fait
« enfermer chez des moines qui ont exercé contre moi ce que la
méchanceté la plus déterminée pouvait imaginer ».
Diderot s’est échappé en passant par une fenêtre et a vécu
quelques temps caché à Paris. Son mariage ne fut célébré qu’en
novembre 1743, c’est-à-dire après sa trentième année révolue :
marié contre son père avant trente ans, Diderot risquait d’être
déshérité.
La persécution
politique et intellectuelle de 1749 réédite donc en quelque sorte
sur un autre plan l’atteinte intime de 1742. La posture que Diderot
prend à Vincennes, traduisant l’Apologie de Socrate et le
début du Criton,
théâtralise et porte sur la scène publique le conflit œdipien :
apprenant l’incarcération de son fils, le père de Diderot ne fait
pas le voyage de Langres à Paris ; il se contente, et encore
pas tout de suite, d’une lettre à son fils où les bonnes paroles
côtoient les remarques sardoniques.
Diderot doit en fait
essentiellement sa libération aux libraires avec lesquels il est
engagé dans le projet de l’Encyclopédie : de grosses
sommes ont été investies, D’Alembert est à Berlin et, sans
Diderot, tout est arrêté. L’enjeu économique est trop
considérable : d’Argenson se laisse fléchir. Diderot a
promis en échange de sa libération « de ne rien faire à
l’avenir qui puisse être contraire en la moindre chose à la
religion et aux bonnes mœurs ». Cette promesse n’est pas
vaine : de fait, l’essentiel de l’œuvre de Diderot, ses
dialogues philosophiques, ses romans, ses Salons, ne furent
pas publiés de son vivant, le philosophe se contentant pour
l’essentiel de lectures privées et d’une diffusion manuscrite
dans la Correspondance littéraire de Grimm. Une telle
attitude ne saurait s’expliquer cependant ni par le manque de
courage, ni par le respect tatillon d’une promesse somme toute
assez vaguement donnée : quelque chose de beaucoup plus profond
a été atteint et cassé.
C’est dans ce
contexte de défiance vis-à-vis de la sphère publique, de déception
et de crainte face à l’autorité paternelle, que Diderot soumet à
la censure, à la fin de l’année 1750, le manuscrit de la Lettre
sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui
parlent. Malgré l’avis favorable des censeurs, le nouveau
directeur de la librairie, Malesherbes, refuse l’« approbation
et privilège du roi », à cause de l’épisode de Vincennes,
et accorde à l’ouvrage une « permission tacite ». La
Lettre sur les sourds paraît en février 1751, trois mois
après le Prospectus de l’Encyclopédie.
Elle a trois éditions en 1751, et sera rééditée en 1772 à
Amsterdam chez Rey dans les Œuvres philosophique de M. D***,
et en 1773, avec la mention « Londres », dans la
Collection complète des œuvres philosophiques, littéraires et
dramatiques de M. Diderot.
La préface en forme
de lettre à son libraire
Le livre s’ouvre
avec, en guise de préface, une lettre à M. B[auche], le libraire à
qui Diderot avait confié l’impression de l’ouvrage. Diderot y
explique et justifie l’étrange titre de la Lettre sur les
sourds, qui ne constitue pas simplement un clin d’œil à la
Lettre sur les aveugles, par laquelle il avait été
précipité en prison, mais traduit surtout une situation
d’énonciation désespérée : réduit au mutisme face à des
sourds, Diderot éprouve cette fois personnellement les conséquences
et les effets de l’interdit symbolique qu’il avait évoqué dans
le préambule de La Promenade du sceptique :
« Je
conviens que ce titre est applicable indistinctement au grand nombre
de ceux qui parlent sans entendre ; au petit nombre de
ceux qui entendent sans parler ; et au très petit nombre
de ceux qui savent parler et entendre ; quoique ma Lettre
ne soit guère qu’à l’usage de ces derniers. Je conviens
encore qu’il est fait à l’imitation d’un autre qui n’est pas
trop bon : mais je suis las d’en chercher un meilleur. »
(P. 11.) Il n’est donc pas
question ici à proprement parler du sens de l’ouïe, mais bien de
l’intelligence des textes : contrairement à la Lettre sur
les aveugles, le problème posé ne sera ni médical, ni
physiologique, ni même métaphysique ; le titre de la lettre
n’indique pas son contenu mais précisément la blessure,
l’atteinte à laquelle elle répond. Il désigne le mur auquel la
pensée de Diderot s’est heurtée. La sphère du langage, l’ordre
de la parole, le discours en un mot est occupé par « ceux qui
parlent sans entendre », face auxquels ceux qui sont
accessibles à la pensée ne forment qu’un « petit nombre »
qui n’a pas le droit à la parole ; il conviendra donc, et
c’est l’enjeu de la Lettre, d’élaborer une stratégie
d’expression substituant à la pratique de la parole vaine un
savoir de la parole détournée, réservé « au très petit
nombre de ceux qui savent parler et entendre ». On remarquera
comment Diderot procède par glissements de sens : de la
signification intellectuelle d’entendre, qui renvoie discrètement
à l’épisode de Vincennes ; de la signification rhétorique
de parler, qui déqualifie l’ordre du discours institué, à un
« savoir parler » qui suppose d’avoir accès à un
envers, un en deçà de la langue que la Lettre sur les sourds
se propose d’explorer.
Le personnage central
de la Lettre ne sera pas le sourd auquel la médecine se
proposerait de restituer l’ouïe, mais le muet, un « muet de
convention » (p. 14) qui renvoie de façon à la fois
ironique et désespérée au mutisme que Diderot a juré à
d’Argenson et à Berryer. Diderot se met en abyme dans la Lettre :
la question philosophique (qui n’est comme on l’a dit parfois ni
celle de l’origine des langues, ni celle des modèles esthétiques
du sublime, mais celle, obsédante dans l’écriture diderotienne,
du processus de la pensée) conduit finalement Diderot à envisager
le mot, la phrase comme une image muette pour le profane, qui ne
s’adresse que de celui qui sait parler à celui qui sait entendre.
Le terme d’hiéroglyphe, à l’époque où restés indéchiffrés
ils n’étaient connus que par la littérature ésotérique, désigne
assez le secret d’un espace de communication protégé, abrité,
séparé de l’espace public de représentation où se déploie le
discours de ceux qui parlent sans entendre. Le cadre énonciatif de
la Lettre est donc celui de l’hiéroglyphe, le mutisme
auquel Diderot est réduit se répercute dans l’image muette qu’il
offre, dans la Lettre, à la représentation.
I. La question des
inversions
Diderot présente cette
lettre ouverte à l’abbé Batteux comme une réponse à ses Lettres
sur la phrase française comparée avec la phrase latine, parues
en 1747-1748 à la fin du Cours de belles-lettres distribué par
exercices. Batteux venait d’être nommé à la chaire de
philosophie grecque et latine du Collège de France. Entre Condillac,
sensualiste lockien, et les grammairiens de Port-Royal, Batteux
représente une position moyenne, que la Lettre sur les sourds
va chercher à récupérer politiquement. Loin de s’affronter à un
représentant de l’autorité et de l’institution, Diderot cherche
plutôt à se concilier un allié.
Il s’agit de comparer
l’ordre des mots dans la langue avec ce qui est d’abord convoqué
sans discussion comme l’ordre naturel de la pensée, identifiée au
déroulement d’un discours. L’enjeu est idéologique :
l’ordre des mots dans la phrase étant inverse en latin et en
français, en prouvant que le latin est une langue à inversion, les
grammairiens de Port-Royal ont fait du français une langue naturelle
et, de là, la langue universelle de la raison. En forçant à peine
le trait, l’humanité penserait et aurait toujours pensé en
français : le français peut dès lors s’imposer comme langue
scientifique de l’Europe et du monde.
Batteux suggère au
contraire que l’ordre naturel va de la sensation, des objets
exprimés par des substantifs, vers l’intellection, les idées
exprimées par les verbes : c’est là l’ordre du latin, par
rapport auquel le français apparaît comme la langue par excellence
à inversions.
Quintilien et
l’hyperbate
La question de l’ordre
des mots dans la phrase avait déjà été traitée par Quintilien
dans l’Institution oratoire. Dans l’approche rhétorique,
cependant, il ne s’agit pas de réfléchir à la notion d’ordre
naturel, ou d’opposer un ordre des idées à l’ordre
des mots. La rhétorique part d’un ordre des mots dans la phrase
qu’elle pose comme ordre normal, ordre ordinaire, statistiquement
le plus commun, et elle envisage ensuite, lorsque cet ordre est
exceptionnellement modifié, l’effet que produit cette
modification. La rhétorique analyse toujours le langage en termes de
procédés d’ornementation, sans s’interroger sur ce qui situe en
amont de son objet, en amont de la langue, la pensée d’une part,
le réel d’autre part.
Chez Quintilien, la
modification exceptionnelle de l’ordre des mots est nommée
hyperbate. On trouve une première remarque sur l’hyperbate
au chapitre 2 du livre VIII, lorsque le rhéteur d’interroge sur
les différentes causes de l’obscurité :
« Cependant
l’obscurité se rencontre plus souvent dans la contexture et la
suite d’un propos continu [in contextu et continuatione
sermonis] et cela peut se produire de plusieurs manières. Aussi,
une phrase ne doit-elle pas être si longue que l’attention ne
puisse en suivre le cours, ni qu’une transposition par hyperbate
n’en diffère outre mesure la conclusion. Pire encore est le
mélange des mots, comme dans ce vers : saxa
vocant Itali, mediis quæ in fluctibus, aras » (VIII, 2,
14.)
Le vers de Virgile que
cite Quintilien constitue une parenthèse dans le récit de la
tempête, au premier livre de l’Énéide : les
vaisseaux poussés par les vents déchaînés se brisent sur des
écueils : ces rochers, saxa, qui sont au milieu des
flots, quæ in mediis fluctibus, les Italiens, Itali,
les appellent autels, vocant aras ;
Peu sensible à l’effet
poétique du vers virgilien, qui entrechoque les mots à l’image
des navires entrechoqués qu’il décrit, Quintilien critique
l’obscurité syntaxique d’un vers où l’on ne peut pas suivre
la contexture de la phrase, l’enchaînement grammatical des
syntagmes.
Mais le développement
le plus important sur l’hyperbate se trouve au chapitre 6 du même
livre VIII :
« L’hyperbate
aussi, c’est-à-dire la transposition d’un mot [verbi
transgressionem], étant souvent exigée par la structure
organique et l’élégance de la phrase, n’est pas rangée à tort
parmi les qualités [du discours] ; Très souvent, en effet, le
style serait âpre et dur et lâche et décousu, si le mots étaient
réduits à garder leur ordre rigoureux, et si, à mesure qu’ils se
présentent, on les accolait aux plus proches, même lorsqu’ils ne
peuvent pas s’enchaîner. Il faut donc postposer certains mots,
antéposer certains autres et, comme on procède lorsque l’on
construit avec des pierres non taillées, mettre chacun à la place
qui lui convient.
Nous ne
pouvons en effet ni les tailler, ni les polir, pour qu’en
s’imbriquant ils s’ajustent mieux les uns aux autres, mais il
faut les prendre tels qu’ils sont et choisir leur place. »
(VIII, 6, 62-63.)
La seule justification
de l’hyperbate est donc euphonique : fidèle à la logique
rhétorique d’ornementation, Quintilien ne s’intéresse pas aux
effets de sens, au dialogisme, à la polyphonie que peut déclencher
la modification de l’ordre commun des mots, le rectum par
rapport à quoi l’hyperbate constitue ordinis permutatio, ou
reversio quædam, une interversion technique et non une
intervention sémantique : tout au plus le sens risque-t-il
d’être obscurci. Mais pour l’essentiel, nihil ex
significatione mutatum est, rien dans la signification n’est
altéré, et structura sola variatur,et l’ordre est seul
modifié (VIII, 6, 67) : c’est pourquoi Quintilien range
plutôt l’hyperbate dans la catégorie des figures de mots (figura
verborum) que dans celle des tropes, distinction sur laquelle il
revient cependant à plusieurs reprises au livre IX.
La discussion dans
laquelle s’inscrit La Lettre sur les sourds déplace donc
doublement cette très ancienne question rhétorique de l’hyperbate.
Tout d’abord
l’inversion n’est pas envisagée par rapport à un ordre commun,
empiriquement donné, de la langue. C’est la langue tout entière,
dans sa pratique ordinaire de la succession, de l’enchaînement des
mots, avant même d’envisager un effet particulier, qui est
examinée par rapport à un ordre qui ne serait plus cette fois
empirique, mais rationnel et universel, l’ordre naturel d’une
langue parfaite identifiée à la pensée humaine même. Le
déroulement des mots dans la langue est rapporté cette fois au
déroulement des idées dans l’esprit. Ce déroulement, Diderot
arrive à la conclusion qu’il n’existe pas, car la pensée est
d’une nature différente du langage, qu’elle est iconique et
simultanée.
Diderot revient
cependant dans un second temps à cette origine rhétorique du
problème de l’inversion, et le développement sur les hiéroglyphes
est une manière de traiter la question pour ainsi dire stylistique
de l’hyperbate : les écueils de Virgile que réprouve
Quintilien sont typiquement ce que Diderot réhabilite et analyse
comme des hiéroglyphes. Il faut donc bien comprendre que les
hiéroglyphes de Diderot ne constituent pas, malgré les apparences,
une digression — même géniale — par rapport au problème
originellement posé, mais bien au contraire un retour à l’origine
rhétorique du problème. Cela explique que ces hiéroglyphes ne
reviendront pas dans l’œuvre de Diderot, alors même qu’ils
ouvrent et fondent à la fois sa pratique poétique et sa réflexion
théorique ultérieures. Les hiéroglyphes sont une formation de
compromis entre l’approche rhétorique avec laquelle Diderot va
rompre et la pensée par l’image vers laquelle il se tourne
désormais. Les hiéroglyphes sont encore des modélisations
textuelles, linguistiques, de l’image créatrice. L’expérience
du théâtre puis de la critique d’art, à la décennie suivante,
va permettre à Diderot de trouver dans la peinture et sur la scène
d’autres modèles, plus efficaces, de compréhension et de mise en
œuvre d’une authentique pensée par l’image.
Sujet apparent et
sujet réel de la Lettre
On s’en doute, le
sujet rhétorique de la Lettre sur les sourds n’en est pas
le sujet réel. Le débat se fixe très vite sur ce que signifie et
engage un ordre naturel. Et de quel ordre parle-t-on ? S’agit-il
de l’ordre naturel d’une langue idéale, parfaite, ou de l’ordre
naturel des idées, qui ne sont pas de même nature que les mots qui
les traduisent dans la langue ? Diderot avance alors
progressivement une idée révolutionnaire : les idées n’ont
pas d’ordre de succession dans l’esprit, où elles se présentent
nécessairement simultanément, au moins par deux pour que le
jugement les articule, les fasse entrer en harmonie, en accord ou en
discordance, car la pensée ne consiste pas à aligner des idées
successivement mais à exercer son jugement sur les idées.
C’est l’idée même
d’inversion grammaticale, avec ses présupposés scolastiques, qui
est récusée par Diderot, l’idée d’une transparence absolue
entre les idées et les mots, d’une pensée linéaire et
successive, d’une équivalence possible entre le mouvement de la
pensée et le déroulement de la phrase.
Pourtant Diderot
n’abandonne pas l’idée d’inversion. Il en change plutôt les
termes. Il ne s’agit plus d’inverser l’ordre idéal de la
phrase naturelle, mais, en traduisant l’association des idées dans
la pensée en enchaînement de mots dans la phrase, de pratiquer non
pas systématiquement, mais justement exceptionnellement,
artistement, une inversion susceptible de restituer pour l’auditeur
l’impression de la simultanéité idéale de la pensée malgré les
contraintes et les distorsions qu’impose l’ordre de succession
inhérent à toute langue.
Autrement dit, le
paradoxe est le suivant : quand l’ordre des mots choisi par
l’écrivain de génie paraît aberrant, inversé diraient les
grammairiens, c’est pour obliger l’auditeur à un effort de
mémoire et de renversement qui déclenchera en lui l’effet de
rencontre, de concomitance des idées, c’est-à-dire précisément
le mouvement naturel de la pensée. L’ordre inversé des mots
restitue la rencontre naturelle des idées. C’est l’inversion qui
est naturelle.
De la pensée à
l’écriture : image, emblème, hiéroglyphe
Qu’est-ce exactement
que cette nouvelle inversion, non plus grammaticale, mais poétique ?
Nous montrerons qu’elle met en œuvre à la fois le retournement de
l’atteinte intime en pensée et un certain jeu entre l’avers et
le revers de l’image à partir de laquelle s’élabore la pensée ;
Certains éléments de ce processus sont explicités et même
théorisés par Diderot, d’autres non, soit qu’ils échappent au
rayon d’action d’un texte bref, incisif, non systématique, soit
que le philosophe n’ait pas pleinement conscience des implications,
notamment imaginaires et fantasmatiques, du processus de la pensée
par l’image qu’il est en train de mettre en évidence.
L’image qui est en
jeu dans l’inversion est double : il y a d’abord l’image
idéale, le spectacle platonicien que saisit la pensée avant toute
conversion dans l’ordre du langage, image fugitive, insaisissable
dans son état naturel ; puis vient l’image que Diderot
désigne comme « emblématique » et nomme
« hiéroglyphe » : l’hiéroglyphe est une
construction du langage qui, par le recours à l’inversion, donne
l’illusion, reproduit l’effet, des images mentales qui s’offrent
aux manipulations de la pensée. L’hiéroglyphe est à la pensée
ce que le jardin est à la nature, le théâtre au monde, le tableau
à la fenêtre : l’image emblématique est une représentation,
une scène écran qui vient doubler la scène primitive où s’est
nouée la pensée. L’hiéroglyphe recristallise après coup le
processus de la pensée par l’image.
Pour rendre compte de
cette image secondaire, Diderot recourt à l’ancienne sémiologie :
parlant de « poésie […] emblématique » (p. 34),
« d’emblème poétique », « d’emblème délié »
(p. 36), il nous renvoie au monde et aux références de
l’allégorie figurale qu’il a tant pratiqués dans La
Promenade du sceptique et dans Les Bijoux indiscrets.
L’hiéroglyphe de la Lettre sur les sourds est encore
désigné comme un emblème, au même titre que la robe et le bandeau
de l’allée des épines. Mais alors que le bandeau s’intègre,
comme figure, dans une construction allégorique, dans tout un
discours qui lui assigne une origine historique, une fonction
spirituelle et un enjeu idéologique, l’hiéroglyphe déconstruit
le discours et restitue en deçà de lui l’image mentale dont il
était issu.
Cette dimension
déconstructive d’une image qui ouvre tout à coup à la rêverie
et se prête à une approche sensible, intuitive, immédiate du
langage n’a plus rien à voir avec l’ordonnancement rhétorique
de l’allégorie figurale. De l’ancienne figure, de l’emblème,
l’hiéroglyphe conserve la fonction de concentration et
l’enveloppement énigmatique du sens. Mais le rapport de l’image
au langage est complètement retourné : au lieu d’instituer
le discours, le nouvel emblème le destitue, le ramène à ses
éléments iconiques constitutifs.
Vision et atteinte
intime : l’impartageable hiéroglyphique
Diderot explore ici les
ressorts les plus intimes du langage, à la fois dans ce qui
détermine la formulation et dans ce qui est ressenti, visualisé à
la réception. Il a conscience qu’il s’expose, dès lors qu’il
sort d’une modélisation purement grammaticale et technique et fait
appel à sa subjectivité d’artiste :
« Mais
l’intelligence de l’emblème poétique n’est pas donnée à
tout le monde ; il faut être presque en état de créer pour le
sentir fortement. » (P. 34.)
Sentir l’hiéroglyphe,
c’est à la fois le comprendre et le ressentir, c’est-à-dire
l’intérioriser, le faire entrer en résonance avec son moi
profond. Le sentir fortement, c’est le sentir
quantitativement dans toute la puissance de son effet, mais aussi
qualitativement dans toute la grandeur épique et la noblesse du
grand genre auquel, implicitement, il se trouvera nécessairement
rattaché. L’hiéroglyphe n’est pas une simple construction
technique du langage ; il ne relève pas d’une mécanique de
la langue : c’est une signature d’artiste qui ne fait sens
que dans le cadre d’une certaine culture.
Le décodage de
l’hiéroglyphe touche à l’intimité du « moi » et
provoque le même type de mécanisme de défense que le recours à la
psychanalyse :
« …je
m’attends bien que ceux qui n’ont pas saisi d’eux-mêmes ces
hiéroglyphes en lisant le vers de Despréaux (et ils seront en grand
nombre) riront de mon commentaire, se rappelleront celui du
Chef-d’œuvre d’un inconnu, et me traiteront de
visionnaire. » (P. 35.)
On peut après cela
rire avec le plus grand nombre des lectures hasardeuses que Diderot
propose des vers qu’il cite et qu’il désigne comme
hiéroglyphes ; ou bien suivre son exemple et, quitte à prêter
soi-même à rire, tenter de déchiffrer, au travers de ces lectures
qui l’exposent, le fonctionnement spécifiquement diderotien de
l’image.
II. Gestes sublimes
« Peu de temps après la
mort de son amie et de la mienne, je fis un voyage en province. Je
sortais un jour de chez moi, elle de chez elle. Elle m’invita à
l’accompagner à l’église. Je lui donnai le bras. Lorsque nous
fûmes au cimetière, elle se détourna la tête, et me montra du
doigt l’endroit où celle que nous avions aimée l’un et l’autre
était déposée. Jugez de l’impression que son silence et son
geste firent sur moi. » (Lettre à Sophie Volland du 3 août
1759.)
Il y a un mouvement de
la Lettre sur les sourds qui nous conduit de la question
grammaticale des inversions, question écran, aux hiéroglyphes et à
ce qu’ils révèlent de la pensée par l’image. Il s’agit de
quitter l’ordre rhétorique du discours pour accéder à l’ordre
iconique de la parole et du langage. Ainsi abruptement formulée,
l’idée pourra choquer : en quoi la parole, le langage
relèvent-ils pour Diderot de l’iconicité ? C’est pourtant
là tout l’enjeu de la Lettre sur les sourds. Dans ce
glissement à la fois thématique, idéologique et sémiologique, le
théâtre joue un rôle décisif. Nous avons pu constater, dans La
Promenade du sceptique, comment le passage de l’allégorie
figurale au dialogue s’opérait grâce à l’instauration d’un
dispositif scénique, le narrateur étant même amené à représenter
après coup devant les sceptiques rassemblés la scène du dialogue
avec Athéos en jouant le rôle de l’aveugle. Dans la Lettre sur
les sourds, c’est la référence aux scènes muettes et aux
gestes sublimes du théâtre qui, pour la première fois, fait
déraper la discussion académique sur les inversions.
Les gestes du muet
Pour s’assurer de
l’ordre naturel des mots dans la phrase, Diderot imagine de faire
parler par gestes un muet de convention qui sera « sans préjugé
sur la manière de communiquer la pensée » (p. 17).
L’ordre des gestes constituera l’ordre naturel de succession des
idées et permettra, par comparaison avec l’ordre de la phrase
française, de déterminer si notre langue est une langue à
inversion.
Mais cette expérience
virtuelle rencontre immédiatement une série de difficultés :
il faudra d’abord pouvoir traduire les gestes, et les traduire dans
l’ordre où le muet les aura effectués. Il faudrait ensuite saisir
dans le geste l’idée exacte, « le sens et la pensée »,
ce qui n’est plus simplement un problème de traduction, mais déjà
une question philosophique. Ici Diderot entrevoit déjà ce qui va
devenir l’enjeu de la Lettre, la question du passage des
idées à la pensée, puis de la pensée au langage. Un hiatus
s’ouvre alors entre l’iconicité naturelle du geste et la
construction, la transposition de cette image naturelle dans la
langue. Il n’est pas sûr qu’« on parviendrait à
substituer aux gestes à peu près leur équivalent en mots »
(p. 17).
Les mains de lady Macbeth
Ici, la progression
dans l’argumentation est interrompue par ce qui ressemble à une
digression, mais constitue en fait le glissement décisif vers la
question d’une pensée et d’une expression directes par
l’image. Le geste n’est pas toujours susceptible, même à peu
près, d’être substitué par des mots :
« je
dis à peu près parce qu’il y a des gestes sublimes que toute
l’éloquence oratoire ne rendra jamais. Tel est celui de Macbeth
dans la tragédie de Shakespeare. La somnambule Macbeth s’avance en
silence et les yeux fermés sur la scène, imitant l’action d’une
personne qui se lave les mains, comme si les siennes eussent été
teintes du sang de son roi qu’elle avait égorgé il y avait plus
de vingt ans. Je ne sais rien de si pathétique en discours que le
silence et le mouvement des mains de cette femme. Quelle image du
remords ! » (P. 17.)
Ici, le geste pointe
une défaillance de la langue. Il dénude brutalement l’iconicité
première de la pensée et rappelle que la langue n’est qu’un
instrument de bricolage, inventé et perfectionné au coup par coup,
pour en traduire, quand elle peut, l’expression.
Le geste sublime est un
geste théâtral qui ouvre aussitôt la profondeur d’une scène et
l’arrière-plan d’une autre scène : devant, sous les feux
de la rampe, « la somnambule Macbeth s’avance en silence et
les yeux fermés » ; derrière, invisible mais suggéré
par son geste, se perpètre, indéfiniment répété dans le
cauchemar qu’il s’agit à la fois de représenter et de conjurer,
le meurtre de Duncan, le roi légitime dont Macbeth a usurpé la
couronne. On ne peut s’empêcher de comparer l’avancée de lady
Macbeth, les yeux fermés, à l’errance de l’aveugle au bandeau
qui prépare la scène avec Athéos dans La Promenade du
sceptique. Quant à l’image absente du crime, elle ne fait au
fond que déplacer dans l’ordre du mythe le crime essentiel
d’Athéos, sa méditation sur l’inexistence du prince Dieu. Dans
des contextes complètement différents, avec des matériaux
imaginaires sans aucun rapport thématique, Diderot répète le même
dispositif et image sa propre avancée somnambulique dans l’aventure
philosophique ; son propre crime, le crime même d’où procède
son avancée.
Ici encore, le geste
sublime, qui fait tableau par la brutalité du non-sens qu’il
exhibe, ne constitue pas lui-même l’image, mais ouvre le cadre
d’une image vide, que vient imaginairement remplir le meurtre de
Duncan. Derrière les mains, c’est ce meurtre qui est donné à
voir : la scène ne prend toute sa force que dans le cadre de la
redécouverte post-classique de Shakespeare ; on peut douter
qu’elle ait été conçue comme une scène autonome et de cette
puissance hallucinatoire par le dramaturge élisabéthain, adonné
tout entier aux prestiges du verbe et aux déploiements virtuoses du
beau langage. C’est ici Diderot qui compose : il contourne par
sa mise en scène l’interdit visuel qu’imposent les bienséances
classiques proscrivant toute représentation d’un crime sur la
scène.
Le geste sublime
respecte littéralement l’interdit visuel, mais le transgresse de
facto, déclenchant la jouissance esthétique. Lady Macbeth ferme
les yeux pour donner à voir, comme le spectateur se pénètre de
l’interdit visuel pour jouir de ce qu’il voit quand même par la
puissance évocatoire du théâtre.
Le moment sublime
suppose l’abolition temporaire de toute distance entre le
spectateur et l’acteur ; nous avons suggéré comment Diderot
pouvait plus ou moins consciemment identifier le cauchemar de lady
Macbeth à sa propre démarche intellectuelle. La distance est
aussitôt rétablie à la chute du paragraphe : « Quelle
image du remords » ramène in extremis le geste sublime
à l’idée, voire au mot « remords » ;
l’exclamation écrase la profondeur scénique, réduit la scène à
une figure allégorique.
« Une poignée
de terre… sur le corps de son fils »
L’exemple suivant de
geste sublime est plutôt obscur :
« La
manière dont une autre femme annonça la mort à son époux
incertain de son sort, est encore une de ces représentations dont
l’énergie du langage oral n’approche pas. Elle se transporta
avec son fils entre ses bras dans un endroit de la campagne où son
mari pouvait l’apercevoir de la tour où il était enfermé ;
et après s’être fixé le visage pendant quelque temps du côté
de la tour, elle prit une poignée de terre qu’elle répandit en
croix sur le corps de son fils qu’elle avait étendu à ses pieds.
Son mari comprit le signe, et se laissa mourir de faim. » (Pp.
17-18.)
On ne comprend pas
quelle mort est annoncée : si c’est la mort de son mari que
la femme annonce, en quoi le signe de croix sur le corps du fils la
signifie-t-elle ? et comment a-t-il le temps de se laisser
mourir de faim s’il est condamné de toute façon à mort ?
quel est l’intérêt de la manœuvre ? Le geste de la mère
semble plutôt signifier la mort du fils (mais est-il déjà mort ou
va-t-il mourir ?) : il faudrait alors restituer « une
autre femme annonça la mort <de son fils> à son époux ».
Le père, désespéré du sort qui sera (ou a été) fait à son fils
se laisse alors mourir de faim. Diderot peut avoir déformé
l’histoire par attraction de celle de Macbeth, où la scène
invisible, la scène signifiée par le geste, est bien celle d’un
meurtre de père.
Le parallèle des deux
gestes est suggéré par l’ouverture de l’anecdote : « une
autre femme » lie explicitement la femme face à la tour du
père et lady Macbeth face au crime de Duncan,
le geste de se laver les mains et la croix de terre sur le corps du
fils. Le geste a cependant changé de nature : le signe de croix
est un signe institué, une figure. L’effet sublime tient ici à ce
que le signe est en même temps de la terre sur le corps du fils :
le signe est la matière même de l’enterrement. Le geste sublime
fait fusionner signe et référent, l’image s’y constitue comme
signe puis s’y défigure dans l’action même, la terre recouvrant
le corps du fils. Elle se donne d’abord à lire puis, par son
horreur même, se rend insoutenable aux yeux.
Le silence de
Martian
Le troisième exemple
n’est pas muet ; c’est un vers de Corneille :
« On a
fort admiré et avec justice un grand nombre de beaux vers dans la
magnifique scène d’Héraclius où Phocas ignore lequel des
deux princes est son fils. Pour moi l’endroit de cette scène que
je préfère à tout le reste, est celui où le tyran se tourne
successivement vers les deux princes en les appelant du nom de son
fils, et où les deux princes restent froids et immobiles. Martian !
À ce mot personne ne veut répondre. Voilà ce
que le papier ne peut jamais rendre ; voilà où le geste
triomphe du discours ! » (P. 18.)
La progression est
nette du geste de lady Macbeth au signe de la femme à la tour, puis
au mot, et même au vers de Phocas. Il s’agit peu à peu d’en
venir à l’iconicité de la langue, de superposer à la puissance
évocatoire du geste le déroulement du discours.
À la double scène (le
meurtre de Duncan et le cauchemar de lady Macbeth, la mort du fils et
le face à face de la mère et du père en bas et en haut de la tour,
la substitution d’Héraclius et de Martian par Léontine pour faire
échapper le petit prince légitime au carnage ordonné par
l’usurpateur puis la reconnaissance par le tyran Phocas de son vrai
fils), Diderot associe la double économie de l’écriture, iconique
et discursive.
La pensée par l’image
procède donc d’une double superposition (comme il y a en fait deux
substitutions et non une seule dans l’histoire d’Héraclius,
Léontine ayant fait entrer son propre fils dans le jeu des
échanges) : la superposition de l’atteinte, de l’horreur
intime, invisible, et de la scène représentée et la superposition
de l’image scénique et du discours qui la recouvre.
Épaminondas et
Timagène
Les deux derniers
exemples tirent tout leur effet sublime du décalage entre les mots
prononcés et ce qui fait tableau sur la scène :
« Épaminondas
à la bataille de Mantinée est percé d’un trait mortel ; les
médecins déclarent qu’il expirera dès qu’on arrachera le trait
de son corps ; il demande où est son bouclier, c’était un
déshonneur de le perdre dans le combat : on le lui apporte, il
arrache le trait lui-même. Dans la sublime scène qui termine la
tragédie de Rodogune, le moment le plus théâtral est, sans
contredit, celui où Antiochus porte la coupe à ses lèvres, et où
Timagène entre sur la scène en criant : “Ah !
Seigneur !” : quelle foule d’idées et de sentiments ce
geste et ce mot ne font-ils pas éprouver à la fois ! Mais je
m’écarte toujours. » (P. 18.)
Ici, la mort constitue
l’objet focal de la scène visible. Aucune autre scène n’est en
jeu. Épaminondas se suicide glorieusement en arrachant lui-même la
pointe de la lame qui l’a blessé ;
Antiochus s’empoisonne en buvant la coupe qui ne lui était pas
destinée. Le geste s’approche cette fois au plus près de la mort
qu’il signifie : il la cause. Le geste porte en lui-même
l’écart scénique : la pointe ôtée et non enfoncée tue, le
poison n’atteint pas la bonne personne. Il ne constitue plus un
signe, une figure, mais déclenche une « foule d’idées
et de sentiments ». La phrase d’Épaminondas demandant son
bouclier est incompréhensible au moment où il la prononce ;
celle de Timagène, trop tardive pour suspendre le geste fatal
d’Antiochus, demeure suspendue dans l’ellipse : le mot
sublime est un mot faible, insignifiant, banal.
Sémiologie du geste
sublime
La scène met en échec
la logique discursive : les signifiants se vident de signifié
et le geste sublime qui fait alors tableau se nourrit de cette
confusion des sens, du vague et du jeu qu’ouvre alors l’image. Le
geste expressif n’est pas le geste qui tient lieu de signe, comme
pouvait encore le suggérer le geste de Macbeth, « image du
remords », ou même « le signe » de la terre
répandue en croix par la mère sur le corps de son fils. Il remonte
en amont du langage dans le processus de la pensée et restitue cette
image première, polysémique, que la pensée déclenche en réaction
à l’atteinte. Les exemples de Diderot représentent indirectement
cette atteinte : le meurtre de Duncan, la mort ou la disparition
du fils, le trait reçu à la bataille, l’atteinte infligée par
Rodogune sont les blessures primitives dont le geste sublime ne
constitue qu’un contrecoup mis en lumière dans une scène écran.
Diderot propose tout un éventail d’atteintes possibles. Nous avons
suggéré, à propos du geste de lady Macbeth, une relation possible
avec l’atteinte qu’a représenté pour lui l’emprisonnement à
Vincennes. On peut ajouter que cet emprisonnement redoublant celui
que son père lui avait infligé pour le punir de la vie qu’il
avait choisie, les références à la mort ou à la faute du père ne
sont peut-être pas elles non plus sans résonances personnelles.
III. Diuturni
silentii
Mais les gestes sublimes ne constituent encore qu’un écart dans la
discussion de la question grammaticale des inversions. Diderot, à ce
stade de la Lettre, ne fait que mettre en évidence une sorte
de point aveugle de la question, le moment où, tout discours étant
défait par le geste sublime, la question de l’ordre de succession
du discours et, de là, la question des inversions devient caduque.
Viennent alors
différentes remarques sur l’ordre dans lequel le muet de
convention présenterait ses idées, puis sur la place respective du
nom et de l’adjectif, enfin sur les verbes : les gestes du
muet ne peuvent marquer « la différence des temps »
(p. 23). Diderot note alors la bizarrerie du grec qui, mêlant
valeur d’aspect et valeur temporelle, rend par un aoriste notre
présent de vérité générale. Il y a là « comme des restes
de l’imperfection originelle des langues, des traces de leur
enfance » (p. 24). L’ordre de succession des mots est
lui aussi nécessairement tributaire de l’histoire de la langue. On
ne peut donc en rendre compte de façon purement logique. Cette
histoire nous fait plonger dans l’inconscient de la langue.
Généralisant à partir de la confusion du temps et de l’aspect en
grec, Diderot s’exclame :
« Mais
il n’y a peut-être pas un seul écrivain grec ou latin qui se soit
aperçu de ce défaut : je dis plus, pas un peut-être qui n’ait
imaginé que son discours ou l’ordre d’institution de ses
signes , suivait exactement celui des vues de son esprit ;
cependant il est évident qu’il n’en était rien. »
(P. 25.)
Les discours d’un
orateur grec ou latin suivent un ordre d’institution imposé par
l’histoire de la langue, qui par conséquent n’est pas l’ordre
naturel de la pensée, « celui des vues de son esprit ».
Mais l’orateur n’a pas conscience de la distorsion entre ce que
son esprit voit et ce que sa langue prononce. Il effectue
inconsciemment transpositions et inversions.
C’est ici que
commence l’exemple du Diuturni silentii cicéronien,
véritable cas d’école puisque la construction de cette première
phrase du Pro Marcello est entièrement renversée par rapport
à l’ordre de la phrase française. Le texte constitue donc un
grand classique de la version latine et a servi d’exemple phare
dans le débat sur les inversions qui a précédé Diderot.
Situation de Cicéron
et enjeu du Pro Marcello
On ne peut cependant
s’empêcher de remarquer d’emblée la filiation pour le sens du
long silence d’où sort Cicéron après son exil avec le long
silence auquel Diderot, après l’épisode de Vincennes, se voit
condamné. Le Pro Marcello fut prononcé dans l’été ~46 au
sénat par Cicéron en remerciement de la grâce et du rappel d’exil
que César venait d’accorder à Marcellus, un opposant de longue
date. César a défait Pompée à Pharsale en ~48, soumis l’Égypte
en ~47, puis écrasé Pharnace à Zéla. Au début de ~46, il
débarque en Afrique du nord à Thapsus, où il met en déroute les
restes du parti pompéien coalisés avec les républicains partisans
de Caton. Le Pro Marcello se situe au moment où César est au
faîte de sa gloire, juste avant l’ultime soulèvement d’Espagne
qui le conduira à durcir la répression. L’heure est donc à la
clémence. Après Pharsale, Cicéron qui était du parti vaincu s’est
astreint à un exil volontaire d’une petite année à Brindes.
Lorsque César rentre d’Orient en ~47, Cicéron vient lui demander
et obtient son pardon, mais conserve le silence prudent ou honteux
d’un opposant fraîchement rallié. Contrairement à Cicéron,
Marcellus est resté ferme dans ses convictions républicaines. Il
s’est exilé à Mytilène et refuse de demander un pardon que
César, tout à sa politique de consensus et de clémence, décide de
lui accorder si le sénat intervient officiellement en sa faveur.
C’est lors de la séance où les sénateurs mettent aux voix la
demande du rappel de Marcellus que Cicéron, au lieu de simplement
opiner comme ses collègues, prononce ou improvise ce discours
d’apparat sans enjeu politique réel puisque l’affaire était
déjà entendue avec César.
L’enjeu réel du
discours n’est donc pas le pardon de Marcellus, mais la parole même
de Cicéron, qui tente à cette occasion une sorte de retour sur la
scène publique et se pose en médiateur entre César et les modérés
du parti vaincu. Comment ne pas comparer le malaise d’un Cicéron
qui cherche à effacer son opportunisme politique en paraissant
solliciter pour ses amis d’autrefois avec le malaise d’un Diderot
dont la lettre à d’Argenson et à Berryer n’était pas un modèle
d’héroïsme philosophique ? Le retour de Cicéron sur la
scène publique fait écho au retour de Diderot, qui publie cette
Lettre sur les sourds au sujet beaucoup moins sulfureux que la
Lettre sur les aveugles et Les Bijoux.
Ordre des mots et
ordre des idées : déconstruction du modèle lockien
Mais indépendamment
des résonances personnelles que peut avoir l’exemple grammatical
du Diuturni silentii, c’est d’abord la double scène
qu’implique cette phrase qui intéresse Diderot :
« Quand
Cicéron commence l’Oraison pour Marcellus par Diuturni
silentii, Patres Conscripti, quo eram his temporibus usus, etc.,
l’on voit qu’il avait eu dans l’esprit antérieurement à son
long silence une idée qui devait suivre, qui commandait la
terminaison de son long silence, et qui le contraignait à dire
Diuturni silentii, et non pas Diuturnum silentium. »
(P. 25.)
Il faut suivre dans ce
développement tout en glissements imperceptibles le déplacement
décisif que Diderot imprime à la discussion. C’est l’exemple du
Diuturni silentii qui va amener la réorientation de la
question grammaticale des inversions en question philosophique de la
pensée par l’image.
Pour l’instant, il
s’agit bien encore de l’ordre des mots, de ce commencement d’une
phrase par un génitif qui restera en suspens pendant deux lignes
avant que n’apparaisse le nom dont il est le complément. Si
diuturni silentii est au génitif, c’est que Cicéron a
pensé la fin du silence, finem, avant le silence lui-même.
L’ordre du discours n’est donc pas l’ordre de la pensée.
Comment distinguer ces deux ordres ?
« En
effet, dans la période précédente, qu’est-ce qui déterminait
Cicéron à écrire Diuturni silentii au génitif, quo
à l’ablatif, eram à l’imparfait, et ainsi du reste,
qu’un ordre d’idées préexistant dans son esprit, tout contraire
à celui des expressions, ordre auquel il se conformait sans s’en
apercevoir, subjugué par la longue habitude de transposer ? Et
pourquoi Cicéron n’aurait-il pas transposé sans s’en
apercevoir, puisque la chose nous arrive à nous-mêmes, à nous qui
croyons avoir formé notre langue sur la suite naturelle des idées ?
J’ai donc eu raison de distinguer l’ordre naturel des idées et
des signes, de l’ordre scientifique et d’institution. »
(P. 25.)
La distinction de
« l’ordre naturel des idées et des signes » et de
« l’ordre scientifique et d’institution » renvoie à
un développement précédent sur la préséance de l’adjectif par
rapport au substantif : « il faut distinguer ici l’ordre
naturel d’avec l’ordre d’institution, et pour ainsi
dire l’ordre scientifique ; celui des vues de l’esprit,
lorsque la langue fut tout à fait formée. » (P. 14.)
Selon Diderot qui reprend ici Locke, alors que l’ordre naturel des
idées amène d’abord l’adjectif, les qualités sensibles d’un
objet, et seulement secondairement le nom, car le substantif abstrait
ne frappe pas l’œil de prime abord, la grammaire et la logique
scolastique ont renversé cet ordre naturel pour créer un ordre
scientifique, ou ordre d’institution, une sorte de hiérarchie
logique élaborée après coup, pour laquelle le substantif est
premier et les adjectifs seconds. L’ordre de la langue suit souvent
cet ordre d’institution qui n’est pas l’ordre naturel, intuitif
et sensible.
Mais si le raisonnement
a un semblant de logique en ce qui concerne l’ordre de succession
des noms et des adjectifs, il devient aberrant concernant la phrase
de Cicéron : en quoi le fait de commencer une phrase par un
génitif relèverait-il d’un « ordre scientifique et
d’institution » ? Diderot importe mécaniquement ici le
raisonnement lockien sans vérifier s’il pourra s’appliquer à
l’exemple qui l’occupe. La seule chose qui l’intéresse ici,
c’est ce mouvement inconscient de transposition qui constitue pour
lui le mouvement même par quoi la pensée advient de l’image au
langage. Diderot ne parle d’ailleurs plus d’inversion mais de
transposition. Il ne s’agit plus d’une simple question d’ordre
dans la succession, mais du passage d’un niveau de la pensée à un
autre niveau. Ici encore, le raisonnement lockien n’est plus
adapté. Diderot parle encore de « l’ordre naturel des idées
et des signes » alors que déjà pour lui il n’y a plus
d’ordre naturel des signes. C’est la transposition des idées en
signes, de l’image que l’esprit se fait des idées (les vues de
l’esprit) en discours qui pose le problème de l’ordre. Les
signes ne sont jamais naturels ; ils relèvent toujours déjà
d’une institution, à l’exception peut-être de ces gestes du
muet de convention vite abandonnés comme impossibles à réaliser,
ou des gestes sublimes, qui justement ne peuvent constituer des
modèles car ils relèvent par nature de l’exception et de la
transgression.
C’est la référence
aux Lettres sur la phrase française de Batteux, le très
académique destinataire de la Lettre sur les sourds, qui va
porter le coup de grâce à la théorie grammaticale des inversions :
« Vous
avez pourtant cru, Monsieur, devoir soutenir que dans la période de
Cicéron dont il s’agit entre nous, il n’y avait point
d’inversion, et je ne disconviens pas qu’à certains égards vous
ne puissiez avoir raison ; mais il faut pour s’en convaincre
faire deux réflexions, qui, ce me semble, vous ont échappé. La
première c’est que l’inversion proprement dite, ou l’ordre
d’institution, l’ordre scientifique et grammatical, n’étant
autre chose qu’un ordre dans les mots contraire à celui des idées,
ce qui sera inversion pour l’un, souvent ne le sera pas pour
l’autre. Car dans une suite d’idées, il n’arrive pas toujours
que tout le monde soit également affecté par la même. »
(Pp. 25-26.)
Cette fois l’opposition
entre l’ordre des signes et l’ordre des idées est explicite et
l’inversion devient « inversion pour l’un », qui
« souvent ne le sera pas pour l’autre ». Diderot
subjective l’inversion et, la subjectivant, quitte le terrain de la
grammaire pour explorer le ressort intime de la pensée. Il s’agit
d’imaginer comment les idées affectent la sensibilité intime, de
reconstruire virtuellement le tableau singulier qui de la scène
intérieure du « moi » sera transposé sur la scène
publique du langage.
De la grammaire à
la peinture : serpentem fuge
Diderot reprend alors
un autre exemple de l’abbé Batteux :
« Par
exemple, si de ces deux idées contenues dans la phrase serpentem
fuge, je vous demande quelle est la principale, vous me direz,
vous, que c’est le serpent ; mais un autre prétendra que
c’est la fuite, et vous aurez tous deux raison. L’homme peureux
ne songe qu’au serpent ; mais celui qui craint moins le
serpent que ma perte, ne songe qu’à ma fuite : l’un
s’effraie et l’autre m’avertit. » (P. 26.)
Le fait que l’exemple
se trouve déjà chez Batteux est un indice qu’il s’agit là
encore d’un cas d’école, et l’on peut penser que serpentem
fuge se retrouvait dans un certain nombre de manuels et de cours
de grammaire ou de rhétorique. Il est fort possible du coup que le
célèbre Paysage avec l’homme au serpent de Poussin ait été
conçu — ironiquement ? — comme une illustration d’un
exemple de grammaire familier à tout le public cultivé. Diderot
consacrera un long développement au tableau de Poussin dans
l’article « Loutherbourg » du Salon de 1767, qui
complète et explicite les intuitions de la Lettre sur les
sourds.
Pour remonter de la phrase serpentem fuge à l’image mentale
qui a pu la susciter, il faut recréer la scène à trois qui
confronte l’auditeur à l’homme qui a vu le serpent. L’image
qui engendrera la pensée et la parole est ici encore une image
dialogique : serpentem fuge est une phrase adressée, un
échange entre deux interlocuteurs face à un objet. La transposition
inhérente au passage à la parole est en quelque sorte figurée par
l’action même qui accompagne la phrase, le retournement dans la
fuite. Si le locuteur est peureux, il n’y a pas d’inversion :
il parle sans distance au fur et à mesure de ce qu’il ressent,
évoquant d’abord la crainte du serpent puis un désir de fuite qui
vaut plus pour lui que pour son interlocuteur. Si au contraire il
s’agit d’un homme de « sens froid », c’est-à-dire
à la fois d’un de ces héros capables des gestes sublimes décrits
plus haut dans la Lettre et d’un grand comédien tel que
Diderot les décrira dans le Paradoxe,
il pensera d’abord à avertir son interlocuteur qu’il faut fuir ;
la cause de cette fuite, le serpent, ne lui viendra à l’esprit que
dans un second temps. La phrase, identique dans sa forme, procèdera
alors d’une inversion entre l’ordre des idées et l’ordre des
mots.
Cependant le sens et
l’intonation du serpentem fuge ne sont pas du tout les mêmes
dans les deux cas et l’on voit bien où va la préférence de
Diderot : à l’interjection hypocrite et couarde décrite par
le rhéteur Batteux, incapable d’imaginer autre chose qu’une
fuite honteuse, Diderot oppose le mot sublime de l’ami courageux
qui s’interposera au risque de sa vie entre son interlocuteur et le
serpent. Le mot sublime suppose l’inversion. L’inversion n’est
donc pas distribuée au hasard selon les personnes et les situations.
Elle devient la marque du grand genre, la fabrique de l’idéal :
ici se prépare le développement sur les hiéroglyphes qui achèvera
la Lettre.
Il faut concéder que
le tableau de Poussin donne raison à Batteux plutôt qu’à
Diderot : on l’a intitulé également Les Effets de la
peur. Dans le Salon de 1767, après avoir décrit en
partant du fond les différents plans du paysage, Diderot en vient à
ce qu’il nomme lui-même le « devant de la scène » :
« Tout
à fait à droite et sur le devant, c’est un homme debout, transi
de terreur, et prêt à s’enfuir, il a vu. Mais qu’est-ce qui lui
imprime cette terreur ? Qu’a-t-il vu ? Il a vu tout à
fait sur la gauche et sur le devant, une femme étendue à terre,
enlacée d’un énorme serpent qui la dévore et qui l’entraîne
au fond des eaux, où ses bras, sa tête et sa chevelure pendent
déjà. » (P. 742.)
Ce n’est pas le seul
serpent qui inspire la terreur à l’homme de droite, mais ce que
Diderot décrit comme une femme « enlacée d’un énorme
serpent ». À l’article « Julliart » il parlait
de même d’« une femme enveloppée d’un serpent qui
l’entraîne au fond des eaux » (p. 645). On peut douter
cependant que Poussin ait réellement peint une femme ; le titre
du tableau, qui certes n’est pas de lui mais fixe l’interprétation
courante, indique que c’est plutôt un homme qui a été identifié
là. La femme étouffée par le serpent sort de l’imagination de
Diderot, comme figure extrême d’horrification.
La scène horrifiante
dans le tableau suscite alors le dialogue, un dialogue qui évoque
irrésistiblement le serpentem fuge de la Lettre sur les
sourds :
« On
est tenté, à l’aspect de cette scène, de crier à cet homme qui
se lève d’inquiétude : “Fuis” ; à cette femme qui
lave son linge : “Quittez votre linge, fuyez” ; à ces
voyageurs qui se reposent : “Que faites-vous là ? fuyez,
mes amis, fuyez.” » (P. 743.)
L’image horrifiante
suscite le détour de l’œil, l’interjection aux personnages les
plus éloignés : la parole détourne de la vision et lui fait
écran. Le dialogue conjure l’horrification, l’ouverture d’une
scène de la parole réagit à la blessure pour l’œil, à
l’atteinte infligée par le spectacle du monstre et de la femme
enlacés. Or qu’est-ce que ce spectacle que Diderot affine après
Poussin pour en faire une sorte de figure archétypale de la terreur,
sinon le face à face imaginaire de l’enfant « transi »
et de sa mère
monstrueusement accouplée, que Freud modélise sous le nom de scène
primitive ?
Comment le serpentem
fuge vient-il s’insérer au sein de l’exemple du Diuturni
silentii dans la Lettre sur les sourds ? N’est-il
pas question en filigrane du Pro Marcello, de l’exil, donc
de la fuite de Marcellus, et du retournement de l’image du tyran
César, l’ennemi fatal de la république, en image du vainqueur
César, clément et magnanime ? César est le serpent que
Marcellus mais aussi Cicéron a fui, de sorte que l’exemple du
serpentem fuge constitue et exprime inconsciemment l’atteinte
intime, la scène secrète, indicible, à laquelle le Diuturni
silentii vient faire écran : serpentem fuge contient
l’image primitive du Pro Marcello et figure le dispositif
énonciatif auquel l’écriture diderotienne demeurera désormais
fondamentalement attachée. La disposition des exemples dans le texte
complète ainsi ce qui demeure à demi implicite dans la
démonstration.
Court-circuit
iconique et pas-de-sens
La comparaison avec le
tableau de Poussin nous révèle que le principe de la double scène
ne conduit pas seulement à opposer la scène du discours à la scène
de l’atteinte à laquelle elle fait écran, mais à distinguer dans
la scène de l’atteinte l’atteinte elle-même et les personnes,
les lieux où celle-ci est susceptible de se répercuter. De même,
Diderot distingue, au commencement du Pro Marcello, l’image
qui habite l’orateur et celle, toute différente, « qui a dû
frapper ses auditeurs » ; c’est le jeu entre les deux
images qui constitue la scène de l’atteinte :
« Je
me figure Cicéron montant à la tribune aux harangues, et je vois
que la première chose qui a dû frapper ses auditeurs, c’est qu’il
a été longtemps sans y monter ; ainsi diuturni silentii,
le long silence qu’il a gardé, est la première idée qu’il doit
leur présenter, quoique l’idée principale pour lui ne soit pas
celle-là, mais hodiernus dies finem attulit ; car ce qui
frappe le plus un orateur qui monte en chaire, c’est qu’il va
parler, et non qu’il a gardé longtemps le silence. Je remarque
encore une autre finesse dans le génitif diuturni silentii :
les auditeurs ne pouvaient penser au long silence de Cicéron, sans
chercher en même temps la cause, et de ce silence, et de ce qui le
déterminait à le rompre. Or le génitif étant un cas suspensif,
leur fait naturellement attendre toutes ces idées que l’orateur ne
pouvait leur présenter à la fois. » (P. 26.)
Le moment de la prise
de parole est la rencontre, le choc de deux images antithétiques,
image du silence d’une part, gardé par Cicéron depuis son retour
de Brindes à Rome, image du discours d’autre part que l’orateur
a en tête et de la signification que revêtira cette prise de parole
inattendue et spectaculaire. L’image du silence est celle que les
auditeurs de Cicéron ont en tête ; l’image du discours est
celle qui habite l’esprit de Cicéron. La phrase établira le lien,
le passage d’une image à l’autre ; la prise de parole doit
amener les auditeurs de leur image mentale à celle de l’orateur.
La théâtralité de la parole naît de ce court-circuit des images
mentales ; l’effet sensationnel est réussi lorsque la phrase
donne l’illusion d’asséner globalement et simultanément toutes
les images mentales que le discours est pourtant de fait obligé de
séparer, d’articuler et donc de faire se succéder.
Cet effet, comme le
remarque Diderot, est produit au commencement du Pro Marcello
par le génitif diuturni silentii : cas suspensif, il
contraint l’auditeur à chercher, à suppléer le substantif auquel
se rapporte ce complément de nom, c’est-à-dire « à
chercher en même temps la cause, et de ce silence, et de ce qui le
déterminait à le rompre ».
Le court-circuit
déclenché par l’effet théâtral du génitif suspendu superpose
les deux images, image du silence et image du discours. Il n’est
plus question dès lors d’un ordre de succession dans la pensée :
diuturni silentii et hodiernus dies finem attulit
seront pensés en même temps, grâce à l’artifice syntaxique, à
l’inversion ou plutôt au suspens grammatical auquel Cicéron
recourt.
Diuturni silentii
commence par ne rien vouloir dire. La phrase débute par être
incompréhensible. Mais de cette incompréhension même naît la
recherche du sens qui va superposer les deux images a priori
inconciliables du silence et de la prise de parole et faire
participer les auditeurs et l’orateur à une même communauté de
pensée qui n’était pas – loin s’en faut – donnée d’avance.
Le phénomène, que nous avons comparé à un court-circuit,
constitue un « pas-de-sens » : des mots qui n’ont
pas de sens forcent les auditeurs à faire un pas vers l’image
encore étrangère que l’orateur a en tête, à établir le lien ,
la superposition de leurs vues avec ses vues. Le pas-de-sens retourne
l’incompréhensible en établissement spectaculaire d’un sens et
ouvre l’espace dialogique, la communauté minimale de pensée à
partir de laquelle une parole peut s’établir.
Le pas-de-sens révèle
l’iconicité fondamentale de la langue car, en lui, le discours est
défait, réduit à l’image qu’ordinairement il recouvre, puis
refait mais de façon non plus à recouvrir une image, mais à en
superposer deux.
Le pas-de-sens enfin
force le sens : chez l’auditeur l’orateur déclenche, répète
de façon atténuée l’atteinte qu’il porte en lui. Cette
blessure d’un long silence qui mortifiait Cicéron devient
brutalement l’image gênante qu’il impose à ses collègues
sénateurs avant de les amener, comme par contrecoup, comme en
réparation de cette brutalité inaugurale, au discours pacifiant
qu’il ouvre par la fin de sa première phrase.
Diderot va plus loin.
L’effet théâtral de suspension du sens puis de superposition des
images que produit le Diuturni silentii est un effet de
discours exceptionnel. Mais il révèle un phénomène beaucoup plus
commun et même universel : c’est l’iconicité fondamentale
de la pensée.
« Mais
allons plus loin : je soutiens que quand une phrase ne renferme
qu’un très petit nombre d’idées, il est fort difficile de
déterminer quel est l’ordre naturel que ces idées doivent avoir
par rapport à celui qui parle. Car si elles ne se présentent pas
toutes à la fois, leur succession est au moins si rapide, qu’il
est souvent impossible de démêler celle qui nous frappe la
première. Qui sait même si l’esprit ne peut pas en avoir un
certain nombre exactement dans le même instant ? Vous allez
peut-être, Monsieur, crier au paradoxe. » (P. 26.)
L’idée est tellement
révolutionnaire que Diderot ne la formule pas d’emblée dans toute
sa radicalité. D’une part le phénomène ne toucherait pas toutes
les phrases, mais seulement les phrases ne renfermant qu’un très
petit nombre d’idées ; d’autre part les idées
ne se présenteraient pas simultanément à l’esprit, mais dans un
ordre de succession si rapide qu’il demeure indécidable. Cette
double précaution, ou limitation, sera vite balayée.
Le désir du fruit
défendu, instant indivisible
Diderot enchaîne avec
l’exemple du fruit, comme si le désir de manger le fruit défendu
découlait de l’évocation précédente du serpent :
« Car
quoique tous ces jugements le beau fruit ! j’ai faim, je
mangerais volontiers icelui, soient rendus chacun par deux ou
trois expressions, ils ne supposent tous qu’une seule vue de
l’âme ; celui du milieu j’ai faim se rend en latin
par le seul mot esurio. Le fruit et la qualité s’aperçoivent
en même temps ; et quand un Latin disait esurio, il
croyait ne rendre qu’une seule idée. Je mangerais volontiers
icelui ne sont que des modes d’une seule sensation. Je
marque la personne qui l’éprouve ; mangerais le
désir et la nature de la sensation éprouvée ; volontiers,
son intensité ou sa force ; icelui, la présence de
l’objet désiré ; mais la sensation n’a point dans l’âme
ce développement successif du discours » (p. 27).
Diderot parle plus loin
des « mouvements simultanés de l’âme », de la
« continuité » des sensations, pour en venir aux
formulations les plus décisives, dans un passage resté célèbre.
Retraçant à grands traits le perfectionnement progressif de la
langue, il conclut :
« L’état
de l’âme dans un instant indivisible fut représenté par une
foule de termes que la précision du langage exigea, et qui
distribuèrent une impression totale en parties : et parce que
ces termes se prononçaient successivement, et ne s’entendaient
qu’à mesure qu’ils se prononçaient, on fut porté à croire que
les affections de l’âme qu’ils représentaient avaient la même
succession ; mais il n’en est rien. Autre chose est l’état
de notre âme, autre chose le compte que nous en rendons soit à
nous-mêmes, soit aux autres ; autre chose la sensation totale
et instantanée de cet état, autre chose l’attention successive et
détaillée que nous sommes forcés d’y donner pour l’analyser,
la manifester et nous faire entendre. Notre âme est un tableau
mouvant d’après lequel nous peignons sans cesse ; nous
employons bien du temps à le rendre avec fidélité ; mais il
existe en entier et tout à la fois : l’esprit ne va pas à
pas comptés comme l’expression. Le pinceau n’exécute qu’à la
longue ce que l’œil du peintre embrasse tout d’un coup. La
formation des langues exigeait la décomposition ; mais voir
un objet, le juger beau, éprouver une sensation
agréable, désirer la possession, c’est l’état de l’âme
dans un même instant. » (Pp. 29-30.)
Par glissements
successifs, Diderot est passé de la conception aristotélicienne de
la pensée comme succession verbale d’idées, conception que
présuppose la question grammaticale des inversions, à une
conception en quelque sorte platonicienne de la pensée comme
contemplation des idées. Pour y parvenir, il a réduit
progressivement la succession des idées pour finir par poser leur
nécessaire simultanéité. Cet « instant indivisible »
de la pensée est constitué par « une impression totale »,
une « sensation totale et instantanée ». Mais ce
concours de tous les sens que Diderot formule sous l’influence des
sensualistes se concentre vite essentiellement sur la vue :
l’âme est un « tableau » et l’activité de la pensée
est comparable à celle d’un peintre qui travaillerait
instantanément. Autrement dit, la pensée est photographique…
IV. Hiéroglyphes
Il y a une illusion de
l’emblème : l’image n’est pas choisie par l’artiste
dans une collection préétablie de figures qu’il combinera pour
construire un sens. Il faut absolument détacher notre approche de
l’image du modèle linguistique qui tend à l’identifier à un
signe, une lettre, un mot. L’image préexiste au sens et maintient
un certain flou, un jeu sémantique. Elle naît d’une rencontre qui
se fait dans l’intimité de l’acte créateur : l’idée,
les idées entrent en résonance avec cette intimité.
Cette rencontre intime,
dans l’invisible et l’impartageable, comment en rendre compte ?
On verra qu’elle se ramène toujours aux répercussions d’une
atteinte au plus profond, d’une blessure indicible. L’expérience
instantanée de la pensée qui conjoint vision des idées et désir
de l’objet constitue la répétition atténuée de cette rencontre,
cette atteinte, cette blessure originaires, où il faut rechercher le
ressort caché de la parole. Si le discours se contente de réduire
cette expérience à l’expression d’une signification, la
transposition de la pensée dans la succession du langage traduit
efficacement cette signification, et Diderot fait l’éloge au
passage de la langue française pour « la netteté, la clarté,
la précision, qualités essentielles au discours » (p. 31).
Mais si c’est
l’expérience même de la pensée qu’il s’agit de communiquer,
le discours devra trouver le moyen d’annuler cette succession, de
restituer, de communiquer l’image première, de recréer
l’illusion, l’impression, l’effet d’instantanéité. C’est
ici qu’apparaissent les fameux « hiéroglyphes » qui
ont tant fasciné la critique diderotienne. L’hiéroglyphe est ce
qui dans le discours restitue l’expérience originelle et
instantanée de la pensée par l’image.
Il serait très
réducteur de cantonner les hiéroglyphes à la poésie, quoique le
propos de Diderot et le choix de ses exemples nous y invitent. Le
hiéroglyphe n’est pas une simple notion d’esthétique, il engage
une philosophie du langage, une épistémologie, une métaphysique.
Au moment où Diderot écrit la Lettre sur les sourds, il ne
lui voit encore d’application que poétique et, éventuellement,
musicale. Mais c’est en fait le rapport de toute forme de pensée à
l’écriture qui est en jeu : l’écriture des Salons,
centrée sur la notion de « moment », puis celle des
dialogues philosophiques, avec leurs rêveries, leurs pantomimes, la
pratique et la théorie du théâtre, identifiant la scène à un
tableau, seront marquées de façon décisive par cette invention de
l’hiéroglyphe diderotien.
Il serait fastidieux de
passer en revue tous les exemples poétiques, français, grecs et
latins, que Diderot cite et analyse. Nous voudrions dégager plutôt
ce qui relie entre eux les hiéroglyphes, montrer qu’il existe,
dans ces commentaires souvent jugés par la critique avec sévérité
ou, au mieux, avec une indulgente désinvolture, des mécanismes
récurrents tendant à constituer pour ainsi dire inconsciemment un
modèle sémiologique commun.
Les cadavres de la
Saint-Barthélémy
Les deux vers de La
Henriade qui ouvrent la série décrivent les cadavres de la
Saint-Barthélémy :
« Et
des fleuves français les eaux ensanglantées Ne portaient
que des morts aux mers épouvantées. Mais qui
est-ce qui voit dans la première syllabe de portaient, les
eaux gonflées de cadavres, et le cours des fleuves comme suspendu
par cette digue ? Qui est-ce qui voit la masse des eaux et des
cadavres s’affaisser et descendre vers les mers à la seconde
syllabe du même mot ? L’effroi des mers est montré à tout
lecteur dans épouvantées ; mais la prononciation
emphatique de sa troisième syllabe me découvre encore leur vaste
étendue. » (P. 35.)
L’analyse de Diderot
se déroule en trois temps, marqués par la répétition de « Qui
est-ce qui voit », puis par la variation « L’effroi des
mers est montré ». Diderot distingue donc trois images
dans le seul second vers : l’amoncellement des cadavres, puis
leur descente, enfin l’étendue de la mer. L’image est en quelque
sorte chargée, mise en suspens (« le cours… comme
suspendu »), puis déclenchée, mise en mouvement
(« s’affaisser et descendre »), enfin retournée, la
mer ouvrant en face de notre regard un autre regard horrifié. Ce
retournement, très sensible dans le vers de Voltaire, est redoublé
dans le commentaire de Diderot par le passage de l’actif (« Qui
est-ce qui voit… ») au passif (« est montré »).
L’acquiescement de
Zeus
Si l’on passe
maintenant au troisième exemple, aux trois vers de l’Iliade
où Homère décrit comment Zeus accède à la prière de vengeance
de Thétis pour son fils Achille, qu’Agamemnon a humilié en lui
prenant sa captive Briséis, on remarque à nouveau que Diderot
décompose son exemple en trois images, délimitées par les
points-virgules :
« ἧ, καὶ κυανέησιν ἔπ᾽ὀφρύσι νεῦσε Κρονίων·
ἀμϐρόσιαι δ᾽ἄρα χαῖται ἐπερρώσανντο ἄνακτος
κρατὸς ἀπ᾽ἀθανάτοιο, μέγαν δ᾽ἐλέλιξεν Ὄλυμπον froncement des
sourcils de Jupiter dans ἔπ᾽ὀφρύσι,
dans νεῦσε Κρονίων, et surtout
dans le redoublement heureux des K, d’ἧ καὶ κυανέησιν ; la descente et les ondes de ses cheveux
dans ἐπερρώσανντο ἄνακτος, la
tête immortelle du dieu majestueusement relevée par l’élision
d’ἀπό dans κρατὸς ἀπ᾽ἀθανάτοιο ; l’ébranlement de l’Olympe dans
les deux premières syllabes d’ἐλέλιξεν,
et dans le dernier mot entier où l’Olympe ébranlé retombe
avec le vers, Ὄλυμπον. »
(P. 37.)
C’est d’abord « le
froncement des sourcils », puis « la descente et les
ondes de ses cheveux », enfin « l’ébranlement de
l’Olympe ». Nous retrouvons le temps du suspens dans la
première image, la mise en mouvement du tableau dans la seconde avec
le verbe ἐπερρώσανντο, et
l’élargissement du paysage avec l’ébranlement de l’Olympe
dans la troisième. L’Olympe subit le contrecoup de l’acquiescement
jupitérien, comme la mer, dans les vers de La Henriade,
recevait par contrecoup les cadavres charriés par les fleuves.
La mort d’Euryale
Dans l’exemple
apparemment plus complexe de la mort d’Euryale, que Virgile raconte
au chant IX de l’Énéide,
on retrouve la même répartition en trois images : c’est
d’abord le trait, qui arrête l’image et constitue le cadre du
tableau, it cruor, « l’image d’un jet de sang »,
suspendant Euryale entre la vie et la mort. Puis vient la lente
retombée, l’affaissement du héros comparé à un coquelicot
fauché : l’image se met alors en mouvement, un mouvement qui
est toujours celui du glissement vers la catastrophe. Enfin la
troisième image est suggérée par « gravantur qui
finit le tableau » (p. 36) : ce n’est plus un héros
qui meurt, une fleur qui est coupée, c’est tout un champ que la
pluie couche et accable de son poids.
L’analyse des vers de
Virgile décrivant la mort d’Euryale s’inscrit dans un
développement sur les difficultés de la traduction poétique.
Diderot évoquera plus loin les difficultés de Virgile à traduire
Homère et sans doute faut-il déjà lire la mort d’Euryale sinon
comme une traduction d’un passage précis de l’Iliade,
du moins comme la traduction latine d’une pratique grecque,
homérique, de la comparaison épique. Aborder l’emblème poétique,
le hiéroglyphe, sous l’angle de la traduction, c’est
déconstruire d’emblée la possibilité d’une analyse
rhétorique.Il ne s’agira pas d’analyser après coup les effets
poétiques, les embellissements stylistiques d’un texte déjà là,
donné à consommer, à goûter, mais bel et bien de retrouver le
mouvement créateur qui de l’idée poétique, de l’image
informulée, conduit à sa traduction verbale, à sa mise en forme
discursive. Diderot nous avait prévenus : « l’intelligence
de l’emblème poétique n’est pas donnée à tout le monde ;
il faut être presque en état de le créer pour le sentir
fortement » (p. 34). Or l’acte créateur est un acte de
traduction : traduction originelle de l’image en langage, ou,
à défaut, traduction seconde, derrière la langue étrangère, de
l’image retrouvée, qu’il s’agit d’acclimater à la nouvelle
langue.
Il est presque
impossible de traduire : « L’emblème délié,
l’hiéroglyphe subtil […] disparaît nécessairement dans la
meilleure traduction » (p. 36). Tout l’effort du texte
de Diderot ira pourtant dans le sens de cette traduction, qu’il
commence par ne pas fournir, dont il dit l’impossibilité, avant
d’en produire en quelque sorte le supplément, c’est-à-dire la
déconstruction.
Après la citation des
vers latins, on attend en effet de Diderot qu’il les traduise :
c’est la pratique courante au dix-huitième siècle, où le recours
au latin brut cesse d’être la norme ; dans l’Encyclopédie
par exemple le latin est systématiquement traduit. La traduction
d’une citation latine, au dix-huitième siècle, n’est
généralement pas marquée typographiquement : il n’y a ni
note, ni retrait, ni changement de casse, ni guillemets. Le français
suit, parfois précède le latin comme en écho, ou en fondu
enchaîné, soutenant discrètement l’effort de traduction du
lecteur. Le latin doit se réverbérer, se réfracter dans le
français pour ainsi dire insensiblement.
Or cette réfraction a
bien lieu ici dans ce qui vient suppléer à l’absence de
traduction. Diderot compare l’impossible équivalent français des
vers de Virgile à « quelque jet fortuit de caractères »,
comme si de désespoir le traducteur jouait aux dés avec les
caractères d’imprimerie, dans l’attente improbable que le hasard
lui fournisse ce que son impuissance créatrice échoue à formuler.
Or cette scène en creux, pour ainsi dire borgésienne, va informer
et réordonner souterrainement l’ensemble du passage. D’une part
l’image du jet traduit en fait l’image virgilienne, l’it
cruor, « l’image d’un jet de sang ». D’autre
part, associée à l’impuissance du traducteur qu’elle figure,
elle motive l’évocation de la parodie de Pétrone, chez qui la
sublime lassitude des coquelicots couchés par la pluie devient image
blasphématoire de l’impuissance d’Encolpe.
À la grande mort épique de l’it cruor correspond la petite
mort de la jouissance ; à la mort accomplie d’Euryale
s’oppose la jouissance inaccomplie d’Encolpe ; au jet de
sang impossible à traduire de Virgile répond en creux le jet de
sperme simplement impossible pour le vieux débauché du Satiricon.
Le traducteur, celui
qui ressent l’hiéroglyphe au plus près du processus créateur, se
situe exactement à l’interface des deux jets, dans le mouvement du
retournement de sa plénitude iconique (l’image sublime de Virgile)
en son éclatement verbal, sa dissémination discursive, sa défection
dans et par le langage. Ce suspens entre les deux logiques
productives de sens, cette ambivalence de l’éclat (éclat et
éclatement, plénitude de l’image et déconstruction de la
syntaxe), Diderot les manifeste par la longue énumération des
images contenues dans le vers, typique d’un style paratactique dont
Georges Daniel a montré la permanence dans son œuvre.
L’énumération est
une amplification : elle exalte la puissance de l’emblème et
pour ainsi dire en mime l’ampleur. Mais dans le même temps
l’énumération est une déconstruction : elle brise toute
syntaxe, brouille le sens, annule la différence du comparant et du
comparé, émiette les effets.
Pourtant les syntagmes
latins ne sont pas disposés au hasard. Diderot omet d’abord le
premier hémistiche cité, pulchrosque per artus, ainsi que sa
reprise au vers suivant, inque humeros, la belle image du
jeune homme étendu, que Virgile raye, ou tache ensuite d’un jet de
sang. Artus, humeros, les membres, sont refoulés au
moment où entre en travail l’image du jet, jet de sang, jet de
caractères à la manière de dès, jet de sperme. Si artus,
ou humeri, sont des mots anodins en latin, membre en français
joue à plein dans le sens du renversement parodique de Virgile par
Pétrone. Tandis que Diderot fournit les éléments visibles de ce
qu’il nomme explicitement « le tableau », tableau hyper
théâtral de la mort d’Euryale, la dimension sexuelle de ce
tableau, ce qui en lui motive et déclenche perversement la
jouissance du lecteur spectateur, est provisoirement éludé, et ne
sera fourni qu’ensuite, allusivement et de façon dissociée.
Il est impossible de
traduire Virgile car le français précipite l’emblème poétique
vers son envers obscène : le membre et le jet amènent
irrépressiblement Diderot vers un faux-sens on ne peut plus juste,
faux sens délibéré, dont il s’explique : Virgile comparait
le beau corps d’Euryale affaissé dans un jet de sang à une fleur
de coquelicot succisus aratro, coupée, tranchée, broyée par
la charrue. Diderot, qui rappelons-le ne traduit pas mais tente de
restituer coup pour coup l’éclat asyntaxique des images
superposées, évoque « le bruit d’une faux qui scie ».
Faux et non charrue. En note, notre philosophe précise qu’« Aratrum
ne signifie point une faux ; mais on verra plus bas pourquoi je
le traduis ainsi ». Il invoquera à la fin de son commentaire
l’effet sonore, qui justifie une correction de Virgile même au
plus près de l’idée homérique : « l’aratro
qui suit le succisus ne me paraît pas en achever la peinture
hiéroglyphique. Je suis presque sûr qu’Homère eût placé à la
fin de son vers un mot qui eût continué à mon oreille le bruit
d’un instrument qui scie. » Le bruit de la faux qui scie,
l’enchaînement des monosyllabes, font voir « la chute molle
du sommet d’une fleur » : la faux n’est pas seulement
un mot ; c’est le son même du cou coupé.
L’hiéroglyphe
articule ces deux scènes comme l’exprime à sa manière Diderot,
qui parle de « hiéroglyphe double ». Il y a le « jet
de sang », puis « la tête d’un moribond qui
retombe sur son épaule » ; il y a « le bruit d’une
faux qui scie », puis « la défaillance », « la
mollesse », « le demisere » et « le
gravantur ». Les images ne s’accumulent pas n’importe
comment ; elles se disposent selon la dichotomie « effort
et chute », que Diderot reformule encore ainsi, lorsqu’il
traduit l’effet phonique de pă/pāvĕră : « les
deux premières syllabes tiennent la tête du pavot droite, et les
deux dernières l’inclinent ». L’analyse de Diderot est ici
motivée par la prosodie de l’hexamètre dactylique. Papavera,
qui vient à l’avant-dernier pied de l’hexamètre, lequel est
toujours un dactyle, se trouve coupé de fait par l’accent sur le
second a. Jusqu’à cet accent, le vers suit son cours, avec
les surprises de l’alternance entre dactyles et spondées ;
après lui, le vers retrouve son rythme obligé, uniforme d’un vers
à l’autre, et marquant par là, rythmiquement, nécessairement une
chute. Ici, l’alternance spondée/dactyle est parfaite jusqu’au
début de papavera, ce qui peut donner l’impression d’un
suspens, de l’effort d’un combat coup contre coup. Avec lās/sōvĕ
pă/pāvĕră, deux dactyles s’enchaînent :
contrairement aux deux syllabes longues du spondée, les trois
syllabes du dactyle (une longue suivie de deux brèves) précipitent
nécessairement le rythme et, à cette place du vers, elles
précipitent bien une chute.
L’hiéroglyphe
conjugue donc effort et chute. Or l’effort n’est-il pas l’effort
de la bataille, la scène visible du héros au champ d’honneur,
tandis que la chute n’est pas seulement chute d’Euryale dans la
mort, mais chute du coquelicot et, de là, panne sexuelle et angoisse
de castration ? Diderot le suggère ainsi : « Vous
n’auriez pas été si agréablement affecté de cette application,
si vous n’eussiez reconnu dans le lasso papavera collo une
peinture fidèle du désastre d’Ascylte. »
L’image du coquelicot
fauché appliquée à la mort d’Euryale ne fait plaisir, selon
Diderot, qu’à cause de son envers, la parodie imaginée par
Pétrone. « La faiblesse d’Ascylte », le « désastre
d’Ascylte » renvoient à la mise en défaut du membre, dont
l’image a été occultée lors de l’énumération des images
constitutives du tableau. Il y a donc bien un endroit et un envers de
l’hiéroglyphe, une scène visible et un espace d’invisibilité
où se joue quelque chose d’intime, de défectif et d’horrible,
même si certes le texte traite ici cette atteinte intime avec la
plus ironique distance et la plus désinvolte légèreté.
La prière d’Ajax
La prière homérique
d’Ajax combattant autour du corps de Patrocle fauché par Hector
est choisie et découpée de façon à retrouver le même processus
de mise en images. Diderot combat alors farouchement (et à juste
titre d’ailleurs) les traductions de Boileau et de La Motte pour
rétablir en français le développement en trois temps, matérialisés
par les trois vers qu’il propose et les trois images qui composent
à chaque fois le tableau :
«
Faudra-t-il sans combats terminer sa carrière ? Grand Dieu,
chassez la nuit qui nous couvre les yeux, Et que nous
périssions à la clarté des cieux. » (P. 39.)
L’interrogation
liminaire, qui n’est pas dans Homère, rétablit le suspens de la
première image, suggérant d’abord Ajax arrêté, empêché dans
son combat ; « on n’y voit qu’un héros prêt à
mourir ». Le deuxième vers, où Diderot suit Boileau,
transforme l’appel à la lumière
en mouvement de la nuit chassée comme on tire un rideau, comme on
lève un écran. Le troisième vers élargit le champ visuel à
l’ensemble du champ de bataille, virtuellement illuminé ejn
de ; favei, à la clarté des cieux, tandis que
l’opposition de la première personne (« que nous
périssions », une création de Diderot) à la seconde au
deuxième vers (« chassez ») établit un face à face
entre les deux images, une ouverture dialogique.
Neptune sortant des
flots
 Rubens, Neptune déchaînant la tempête sur la flotte d’Énée, 1634 De même, la fin de la
tempête au premier livre de l’Énéide évoque la sortie de
Neptune hors des flots en trois temps, trois images similaires si
l’on suit le découpage diderotien.
Interea
magno misceri murmure pontum Emissamque
hiemem sensit Neptunus, et imis Stagna
refusa vadis ; graviter commotus, et alto Prospiciens
summa placidum caput extulit unda.
(Enéide I 124-127 ; Vers. IV 44)
Quoique Diderot fasse
ici l’économie du commentaire, on retrouve ici la première image,
qui évoque les sens en éveil de Neptune, sensit Neptunus :
suspendu à l’écoute de la tempête, Neptune demeure immobile. La
seconde image accompagne la sortie de la tête hors des flots, caput
extulit. La troisième ouvre le regard à l’étendue du
spectacle, alto prospiciens. On peut noter d’ailleurs la
belle inversion virgilienne, qui évoque d’abord le regard de
Neptune au-dessus des flots, alto prospiciens, qui peut ne
venir pourtant qu’après la remontée de sa tête depuis les
profondeurs marines, caput extulit unda.
Les trois temps de
l’hiéroglyphe
La récurrence dans
cette série d’exemples d’un même type d’enchaînement et de
disposition des images permet de dégager une sorte de modèle
structural de l’hiéroglyphe diderotien. Le premier temps, la
première image est celle d’un suspens, d’un coup d’arrêt :
ce sont les cadavres retenus par les fleuves avant leur déferlement
dans la mer ; l’acquiescement des sourcils de Cronos avant
qu’il ne se répercute dans le flot de ses cheveux ; le jet de
sang jaillissant d’Euryale blessé, l’immobilisant dans sa course
avant qu’il ne s’affaisse sur le sol ; l’interrogation à
Zeus d’Ajax empêché de combattre par l’obscurité, avant qu’il
n’évoque la lumière et la mort dans l’honneur ; c’est
enfin Neptune à l’écoute au fond des mers tandis que la tempête
se déchaîne, et avant qu’il ne soulève sa tête hors des flots.
Cet arrêt marqué déclenche le « pas-de-sens », le
court-circuit dans le discours par lequel tout à coup celui-ci n’est
plus reçu comme du texte porteur de sens, mais ressaisi dans la
dimension primitive de l’image qui l’a conçu. Autrement dit, la
première image « fait tableau », c’est-à-dire qu’elle
ouvre dans le discours la dimension incompréhensible de l’image et
restitue, ou transpose l’impact de l’atteinte originelle à
partir de laquelle s’est constituée la pensée. C’est de cette
atteinte qu’elle mobilise que la première image tire sa puissance
d’impact, de trait, d’arrêt : les fleuves reçoivent les
cadavres, Zeus reçoit la prière de Thétis, Euryale reçoit le coup
mortel, Ajax est arrêté dans son combat par la nuit, Neptune
ressent la tempête.
Le deuxième temps de
l’hiéroglyphe organise un trajet, un mouvement. Il accomplit le
pas du « pas-de-sens », il effectue un passage similaire
à celui qui conduit les auditeurs du pro Marcello de l’image
du silence à l’image de la prise de parole. Le silence, ou au
contraire le trait, le suspens interloqué se répercute dans un
paysage, une étendue. La vue initiale, intime, singulière,
incommunicable et incompréhensible, se renverse en une vue globale,
universelle, communicable, à partir de laquelle un discours est à
nouveau possible. Le pas du « pas-de-sens », c’est la
descente des cadavres vers la mer, la descente de l’onde des
cheveux que Zeus secoue, l’affaissement d’Euryale à terre, le
rideau tiré de l’obscurité vers la lumière qu’Ajax réclame,
la remontée de la tête de Neptune du fond de la mer jusqu’à la
surface des eaux.
Le troisième temps de
l’hiéroglyphe amène une image qui retourne et globalise le point
de vue : les cadavres de la Saint-Barthélémy sont vus depuis
le dehors de la France, depuis les mers où les fleuves se
déversent ; la prière de Thétis à Zeus est vue depuis
l’Olympe tout entier qu’ébranle l’acquiescement du roi des
dieux ; la mort d’Euryale n’est plus ressentie de
l’intérieur comme jet de sang (it cruor), mais vue
globalement et en quelque sorte du point de vue extérieur de la
nature, puisque l’étendue du champ de bataille est comparée à un
champ dont les taches de sang devenues coquelicots sont couchées par
la pluie ; le tourbillon de la tempête où Énée frôle la
mort (magno misceri murmuro) est vu de loin par l’œil
placide (placidum caput) de Neptune.
À chaque fois donc la
troisième image élargit le champ et extériorise le point de vue.
Cette réversion permet la superposition avec la première image,
dont la traduction discursive la plus exacte est la métaphore
épique, à laquelle Virgile recourt pour la mort d’Euryale :
« Purpureus veluti cum flos », comme lorsque la
fleur rouge…
C’est cette réversion
et cette superposition produites dans le troisième temps qui
constituent à proprement parler le hiéroglyphe. On voit alors les
cadavres depuis Paris et depuis la mer, Zeus avec les yeux de Thétis
et depuis le flanc de la montagne des dieux, Ajax combattant dans le
noir et terrassé dans la lumière, Euryale en sang et les
coquelicots couchés par la pluie, la tempête depuis le naufrage
d’Énée et depuis le regard olympien de Neptune. La simultanéité
des images est reconstituée dans l’esprit de l’auditeur qui se
trouve ainsi transporté à l’origine de la pensée, en amont même
de la parole dans laquelle elle a été transposée. La puissance de
l’hiéroglyphe est celle de l’effacement du langage et de la
restitution d’un état iconique originaire où les idées sont
présentes simultanément.
La gravure dans la
Lettre : implications
fantasmatiques
Cette restitution
dénude une atteinte et, par là même, expose quelque chose du moi.
Diderot reconnaît à plusieurs reprises, nous l’avons vu, une
certaine inconscience de l’artiste. La transposition de l’état
iconique de la pensée en un discours articulé est une transposition
inconsciente. La création dans le discours d’hiéroglyphes
susceptibles de restituer pour le destinataire, en plus du message
obvie, du contenu rationnel de la pensée, l’image, les images
originaires que ce discours transpose, relève elle aussi, pour une
large part, de mécanismes inconscients.
On est donc en droit de
s’interroger sur la signification fantasmatique pour Diderot du
dernier hiéroglyphe qu’il convoque et que, contrairement aux
autres, en quelque sorte il crée. Cet hiéroglyphe est composé d’un
savant collage : Diderot juxtapose les vers de Virgile décrivant
la mort de Didon et ceux de Lucrèce au livre I du De natura
rerum. Ces vers sont illustrés par une gravure illustrant non le
livre I, mais le livre V du De natura rerum et représentant
la peste d’Athènes. L’image, conformément à ce que Diderot
avait demandé à son libraire, a été transformée :
« Vous
trouverez dans la planche du dernier livre de Lucrèce, de la belle
édition d’Havercamp, la figure qui me convient ; il faut
seulement en écarter un enfant qui la cache à moitié, lui supposer
une blessure au-dessous du sein, et en faire prendre le trait. »
(Vers. IV 12.)
Enfin, Diderot imagine
pour ce dernier « exemple » un air d’opéra dont il
compose la musique, découpée en trois phrases qui correspondent aux
trois temps de l’hiéroglyphe.
Le but semble être de
superposer l’image singulière du suicide de Didon et l’image
globale de la mort des pestiférés, dont la femme allongée avec son
enfant imaginée par F. Van Mieris semble constituer pour Diderot la
figure emblématique. Diderot déforme la mère mourante de la
gravure pour qu’elle puisse également figurer Didon.
 Pousin, Paysage avec un homme tué par un serpent, 1648
L’évocation de la
peste d’Athènes permettait à Lucrèce de décrire les effets de
la terreur, et notamment la naissance de tous les phénomènes de
superstition. Le choix de cet épisode par Diderot établit une
filiation avec l’exemple du serpentem fuge, dont nous avons
montré les liens avec Les Effets de la peur de Poussin.
L’exemple constitue ainsi une discrète allusion aux convictions
matérialistes de Diderot, lecteur et admirateur du matérialiste
Lucrèce, dans une Lettre qui, explicitement, n’aborde que
d’anodins sujets de grammaire et d’esthétique. C’est dire que
cet hiéroglyphe constitue une signature et engage personnellement
Diderot.
De la gravure de van
Mieris, donc, il s’agit d’ôter le fils à la mère pertiférée
et de remplacer ce fils par la blessure de Didon. La mère pestiférée
est par ailleurs indirectement mise en relation avec le Paysage
avec l’homme au serpent de Poussin, où Diderot croit voir une
femme mourante emportée par l’énorme serpent du premier plan.
 Van Mieris, Les Effets de la peste, 1725. Gravure pour le livre V du De rerum natura
Serpentem fuge :
il faut fuir la mère qui se meurt du désamour du fils. La mère tue
le fils qui la tue. Diderot perdit sa mère jeune, dans des
circonstances qui ne nous sont pas connues. Ce qui est sûr c’est
que la figure maternelle hante son imaginaire bien plus que celle du
père : évoquons simplement l’héroïne de La Religieuse,
dont la mère est bien celle qui est coupable d’avoir cueilli le
fruit défendu (on songe à l’exemple traité dans la Lettre sur
les sourds, « Le beau fruit ! j’ai faim, je
mangerais volontiers icelui »).
La mère tue sa fille en la contraignant à expier sa naissance
illégitime par une vocation religieuse que Suzanne n’a pas ;
et la fille tue sa mère par ce défaut de vocation. Dans Jacques
le Fataliste, madame de la Pommeraye porte le fruit défendu et
la blessure qu’il suscite dans son nom même (pomme et
raye) ; elle cherche à atteindre par sa vengeance le
cœur du marquis des Arcis qui la blesse deux fois, par son
inconstance d’abord, puis par sa constance auprès de la d’Aisnon
devenue son épouse. Entre La Religieuse et Jacques le
Fataliste, « l’Antre de Platon », dans le Salon
de 1765, met en scène le même type de couple : Callirhoé
mise à mort par un effet de la vengeance de Corésus provoque le
suicide de ce dernier. Ce couple, superposé à celui formé par
Suzanne et par sa mère et celui que constituent le juvénile marquis
des Arcis et la duchesse-veuve de la Pommeraye recouvre en fait, sur
le plan imaginaire, un couple mère/fils. On voit ici se dessiner une
scène originaire fondamentale dans l’imaginaire de Diderot :
il ne s’agit ni d’un Œdipe, ni d’une quelconque de ses
variantes, mais d’un rapport beaucoup plus archaïque à la mère
et à la mort.
On sait quel parti la
psychanalyse a tiré du complexe d’Œdipe pour rendre compte de
l’avènement au langage chez l’enfant et plus généralement de
l’articulation entre l’inconscient et la parole chez l’analysé.
Or la Lettre sur les sourds traite à sa manière de
l’avènement au langage, dont le hiéroglyphe restitue en quelque
sorte à l’envers le processus. La structure tripartite du
hiéroglyphe – suspens, liaison, globalisation – n’est pas sans
rapport avec la structure saussurienne du signe – signifiant,
coupure sémiotique, signifié – qu’elle renverse en quelque
sorte : la première image de l’hiéroglyphe marque un temps
d’arrêt dans le discours, une mise en défaut du signifiant ;
la seconde déroule un mouvement, établit un continuum, une
liaison (Diderot affectionnait ce mot), c’est-à-dire le contraire
même de la coupure sémiotique ; la troisième opère une
superposition et parachève le pas-de-sens, qui est proprement
l’envers du signifié. Le hiéroglyphe apparaît ainsi en quelque
sorte comme un anti-signe. Quoiqu’il soit une œuvre de langage,
que des signes le constituent, il fait oublier sa forme linguistique
et tend à restituer une autre constitution signifiante, antérieure
au langage dans le mouvement de la pensée. S’il existe une
relation entre la castration symbolique et la coupure sémiotique qui
ordonne le signe saussurien, on peut penser qu’il existe également
une relation entre cette image de la mère meurtrière et meurtrie et
le pas-de-sens qui ordonne l’hiéroglyphe. La pensée par l’image,
en s’appuyant sur l’hiéroglyphe comme structure signifiante
concurrente du discours, recourt certes aux signes, mais en
exploitant ce qui subsiste en eux de non fonctionnel, d’impur,
d’archaïque. La pensée par l’image ressuscite et fait
travailler l’épaisseur iconique des signes ; elle restitue ce
qui en eux résiste à un usage transparent, ce qui déborde leur
statut d’outils fonctionnels du discours.
Il y a donc une forme
de la pensée par l’image, à laquelle Diderot donne le nom
d’hiéroglyphe. Mais cette forme est immédiatement associée à un
contenu qu’emblématise l’illustration choisie par Diderot pour
la Lettre sur les sourds, cette Vénus mère de tous les héros
qu’invoque Lucrèce et qui est ici retournée en mère meurtrière
et meurtrie. La pensée par l’image constitue le fondement
matérialiste de la pensée, tendu entre l’image horrifiante de la
mère pestiférée et son revers sublime, l’Æneadum genetrix
qui ouvre le De rerum natura et que Diderot invoquera à
plusieurs reprises dans les Salons. On peut certes éclairer
cette image double à la lumière d’un mythe personnel diderotien ;
mais la Vénus de Lucrèce, au delà des seuls enjeux d’une
configuration intime de l’imaginaire, propose surtout pour la
raison un modèle universel de pensée, tandis que l’hiéroglyphe,
au delà de la prouesse poétique ponctuelle d’un Homère ou d’un
Virgile, révèle le fondement iconique universel de toute pensée :
si l’hiéroglyphe poétique se manifeste toujours comme une
exception miraculeuse dans le langage, il n’en révèle pas moins
un ressort permanent de la pensée, généralement masqué par son
expression discursive convenue.
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