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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, communication au congrès de la Société américaine d’étude du XVIIIe siècle, Albuquerque, 2010
Dispositif du Paradoxe
I. Logique du discours : le paradoxe du Paradoxe
Le cri et la décence (affirmation et dépossession)
« “Mais la décence ! la
décence !” Je n’entends répéter que ce mot. La
maîtresse de Barnevelt entre échevelée dans la prison de son
amant. Les deux amis s’embrassent et tombent à terre.
Philoctete se roulait autrefois à l’entrée de sa caverne. Il y
faisait entendre les cris inarticulés de la douleur.
Ces cris formaient un vers peu nombreux.
Mais les entrailles du spectateur en étaient déchirées. Avons-nous
plus de délicatesse et plus de génie que les Athéniens ?…
Quoi donc, pourrait-il y avoir rien de trop véhément dans l’action
d’une mère, dont on immole la fille ?
Qu’elle courre sur la scène comme une femme furieuse ou troublée.
Qu’elle remplisse de cris son palais » (Le Fils naturel,
Premier entretien,
DPV X 93 ; Vers 1137-1138).
Gestes de désespoir ou
d’effusion, démonstrations de douleur ou d’amitié, cris et,
comble de tout, hystérie d’une mère, voilà ce que le théâtre
doit représenter sur la scène et faire sentir au spectateur. Il ne
s’agit pas de raisonnement, de discours ; il ne s’agit pas
non plus, dans un premier temps du moins, de mœurs et de vertu. Il
s’agit bien d’un mouvement d’entrailles, profond, plus
fondamental que tout exercice de langage, un mouvement qui s’affirme
et se communique, de la scène au parterre. Tel est l’enjeu de la
représentation théâtrale : on y vient pour recevoir cette
affirmation d’une présence, qui n’est exprimée pourtant qu’au
moyen d’une dépossession, de la mise en œuvre, répétée, d’une
technique.
Sensibilité et sens froid (singularité et
répétition)
Le paradoxe du
Paradoxe sur le comédien repose sur cette contradiction entre
affirmation et dépossession : décence d’un côté, et nombre
du vers, dépossèdent le comédien de lui-même, l’inscrivent dans
la machine répétitive, normative de l’écriture théâtrale ;
entrailles déchirées de l’autre, et cris inarticulés, affirment
hors discours, hors logique, une présence du corps et du cri, et
excluent toute forme d’inscription, de normalisation, de
répétition.
Comment la séance
théâtrale peut-elle produire cet effet (cette affirmation, cette
restauration d’une présence singulière), alors que la
normalisation du jeu théâtral, que la répétition des séances
trahissent l’artefact d’une parole absente, mécanisée, en un
mot dépossédée ?
Puisqu’il ne s’agit
pas de raisonnement, de langage, de logique, mais d’entrailles et
d’émotion, de sensibilité en un mot, l’opinion commune veut
que le comédien produise puis communique l’effet théâtral en
utilisant sa propre sensibilité : les émotions de l’acteur
fabriquent les émotions du spectacle, une même sensibilité, de
même nature, se transmet depuis les entrailles du comédien jusqu’à
la scène, depuis la scène jusqu’aux entrailles du spectateur. La
doxa définit donc une
origine et un processus de la représentation.
Contre cette opinion
commune, le premier interlocuteur du dialogue, dit « l’homme
au paradoxe »,
défend la thèse opposée, qui constitue le paradoxe sur le
comédien : c’est en recourant au sens froid
que le comédien produit l’effet théâtral. Cet effet est donc le
résultat non seulement d’une préparation technique de l’acteur
(il s’entraîne, il répète son rôle), mais également d’une
création intellectuelle : il est amené à construire pour son
rôle un « modèle idéal », c’est-à-dire une image
virtuelle du personnage, qu’il conserve en tête, convoque et
perfectionne à volonté. Il copiera ensuite le plus fidèlement
possible ce modèle lors du spectacle. Pour l’homme au paradoxe, le
grand comédien est un intellectuel, est un créateur non pas tant au
moment du spectacle, qu’avant lui, lors de sa préparation. La
performance théâtrale est ensuite essentiellement affaire de
technique et de répétition.
Dialectique du sens (l’origine impossible)
L’articulation entre
les deux thèses qui s’affrontent dans le dialogue, la thèse de la
sensibilité et la thèse du sens froid du comédien, repose
entièrement sur le mot sens. On comprend pourquoi il est
indispensable de restituer ici l’orthographe originale du sens
froid : quoique les deux discours sur le jeu d’acteur
semblent à première vue radicalement opposés, ils s’opposent à
partir d’un même mot et même d’une notion commune. Sentir, dans
la langue classique, c’est d’une part recevoir, du dehors, des
sensations, éprouver de la sensibilité, d’autre part, comme le
latin sentire, c’est penser, exercer son jugement, et, par
là, marquer ses distances par rapport à la sensibilité.
Le paradoxe n’est
donc pas un moyen d’opposer deux théories autonomes et distinctes
sur le jeu d’acteur, comme une interprétation traditionnelle et
simpliste du Paradoxe sur le comédien le suggère.
Les deux thèses aux prises constituent chacune le renversement de
l’autre autour de ce pivot qu’est la notion de sens, avec
toute sa nébuleuse, sens froid, sensibilité, sentir.
L’origine sensible
de l’effet théâtral n’est qu’un leurre, selon le premier
interlocuteur, car, de part et d’autre du quatrième mur de
l’espace scénique, s’opposent le sens-froid du comédien et la
sensibilité du spectateur. Mais si l’effet sensible de la
performance théâtrale est un artefact du sens-froid du comédien,
cet effet, le comédien l’a produit en copiant dans la nature, dans
la société, les expressions de la sensibilité : ces copies,
ce modèle idéal ont donc pour origine l’expression naturelle de
la sensibilité. Autrement dit, la sensibilité du spectateur supplée
le sens-froid du comédien ; mais le sens-froid du comédien supplée
la sensibilité de nature. On touche ici à la contradiction de
l’origine mise en évidence par Derrida sous le nom de différance,
contradiction qui déconstruit le jeu différentiel de la sensibilité
et du sens-froid, de ce qui est de l’ordre des entrailles, du cri,
de la présence d’une part, de la raison, de la distance, de la
construction et de l’artefact d’autre part.
Cette contradiction
masque elle-même un jeu dialectique, que Diderot (comme Derrida)
nourrit explicitement du modèle platonicien : le modèle idéal
est à la fois une origine et un accomplissement, la négation de la
sensibilité et son expression paroxystique. C’est dire que la
sensibilité doit se nier pour s’accomplir : le sens-froid,
dans la dialectique du sens,
désigne ce nécessaire travail de la négativité.
Sous le paradoxe, la scène (dialectique et
dispositif)
Le débat sur le jeu
du comédien se déploie donc, discursivement, comme dialectique du
sens. Mais ce serait une
erreur que de réduire le dialogue diderotien
à un pur exercice de la pensée, si subtile soit-elle. Le paradoxe
sur le comédien, et la dialectique qu’il met en œuvre, ne
constituent en quelque sorte que la superstructure du Paradoxe,
dont l’aporie logique
ne peut se déployer qu’à partir d’une « clôture de la
représentation »
: cette clôture n’est pas seulement la clôture logique de
l’aporie ; elle est aussi l’enceinte matérielle de
la « scène », de ce « théâtre » qui est
pensé comme un espace spécial, extraordinaire, où les choses ne se
passent pas comme dans l’espace « réel », la
« société ». Entre théâtre et société se joue
l’infrastructure de la différence qui fonde la représentation,
différence dont l’horizon d’abolition est la « nature »
et sa simplicité.
Scène sociale et scène théâtrale
Il y a donc une
infrastructure du paradoxe, une différence géométrale qui fonde la
différence logique : c’est l’opposition entre théâtre et
société, que Diderot avait longuement développée dans les
Entretiens sur le Fils naturel :
« vous faites un récit en
société ; vos entrailles s’émeuvent, votre voix
s’entrecoupe, vous pleurez. Vous avez, dites-vous, senti et très
vivement senti. J’en conviens. Mais vous y êtes-vous préparé ?
Non. Parliez-vous en vers ? Non. Cependant vous entraîniez,
vous étonniez, vous touchiez, vous produisiez un grand effet ;
il est vrai. Mais portez au théâtre votre ton familier, votre
expression simple, votre maintien domestique,
votre geste naturel, et vous verrez combien vous serez pauvre et
faible. Vous aurez beau verser des pleurs, vous serez ridicule, on
rira. Ce ne sera pas une tragédie, ce sera une parade
tragique que vous jouerez. Croyez-vous que les scènes de Corneille,
de Racine, de Voltaire, même de Shakespeare, puissent se débiter
avec votre voix de conversation et le ton du coin de votre âtre ?
Pas plus que l’histoire du coin de votre âtre avec l’emphase et
l’ouverture de bouche du théâtre. » (DPV XX 58 ;
Vers 1385.)
Non seulement la même
histoire, mais le même jeu, la même énonciation ne produisent pas
le même effet chez soi devant des amis et sur une scène de
théâtre.
La scène impose une exagération, un agrandissement, c’est-à-dire
toute une série d’artifices de représentation. Ici se mesure
l’écart entre le réel et la représentation, qui explique l’échec
des transpositions d’un espace dans un autre :
« Les comédies de verve et même
de caractère sont exagérées. La plaisanterie de société est une
mousse légère qui s’évapore sur la scène ; la plaisanterie
de théâtre est une arme tranchante qui blesserait dans la société.
On n’a pas pour des êtres imaginaires le ménagement qu’on doit
à des êtres réels. » (DPV XX 84 ; Vers 1399.)
À la « mousse
légère » de l’esprit, qui caractérise l’énonciation
privée, intime, entre les amis, les convives, les hôtes d’un même
salon, s’oppose l’« arme tranchante » du trait, qui
s’exerce avec toute la puissance de l’échange théâtral, et
tout le retentissement d’une parole publique, adressée au-delà de
son destinataire immédiat au public des spectateurs et, de là,
symboliquement, à l’ensemble de la collectivité.
Cette puissance, ce
retentissement inhérents à la parole théâtrale, même dans la
comédie, même dans les inflexions légères destinées à
déclencher le rire, posent le problème de l’emphase théâtrale :
« Lorsque par une longue habitude
du théâtre, on garde dans la société l’emphase théâtrale et
qu’on y promène Brutus, Cinna, Mithridate, Cornélie, Mérope,
Pompée, savez-vous ce qu’on fait ? On accouple à une âme
petite ou grande, de la mesure précise que nature l’a donnée, les
signes extérieurs d’une âme exagérée et gigantesque qu’on n’a
pas ; et de là naît le ridicule. » (DPV XX 105 ;
Vers 1412.)
De même que l’effet
du mot d’esprit privé, jailli spontanément à la faveur d’une
conversation de salon, serait nul et tomberait à plat sur la scène,
de même l’emphase théâtrale, très efficace sur scène face à
des spectateurs, devient ridicule en société. Diderot associe
systématiquement le régime de parole à l’espace dans lequel la
parole est prononcée, un espace à la fois matériel (le salon /
le théâtre) et symbolique (le réel / la représentation).
II. La double scène
Passer de la société à la scène
Mais de même qu’il
n’y a pas un discours linéaire du paradoxe, qui réfuterait une
thèse de la sensibilité au moyen de la thèse opposée du
sens-foid, de même en fait les deux espaces ne sont pas
irréductiblement l’un à l’autre extérieurs et opposés. Tout
le jeu consiste à passer de l’un à l’autre, et mieux même, à
les superposer. La superposition est une dialectisation de
l’opposition géométrale, comme l’aporie dialectise l’opposition
discursive.
Il y a d’abord cette
gymnastique à laquelle le dialogue nous astreint, ce tourniquet qui
nous fait passer d’une parole et d’un espace à l’autre :
« Encore une fois, que ce soit un
bien ou un mal, le comédien ne dit rien, ne fait rien dans la
société précisément comme sur la scène ; c’est un autre
monde. » (DPV XX 111 ; Vers 1415.)
Le comédien vit donc
dans deux mondes et passe sans cesse de l’un à l’autre. Son
passage de l’espace privé à l’espace public, du réel à la
représentation, constitue le substrat du passage d’un sens
à un autre, du sens de l’être sensible au sens de
l’être qui sent :
« C’est qu’être sensible est
une chose, et sentir est une autre. L’une est une affaire d’âme,
l’autre une affaire de jugement. C’est qu’on sent avec force et
qu’on ne saurait rendre ; c’est qu’on rend, seul, en
société, au coin d’un foyer, en lisant, en jouant, pour quelques
auditeurs, et qu’on ne rend rien qui vaille au théâtre ;
c’est qu’au théâtre avec ce qu’on appelle de la sensibilité,
de l’âme, des entrailles, on rend bien une ou deux tirades et
qu’on manque le reste ; c’est qu’embrasser toute l’étendue
d’un grand rôle, y ménager les clairs et les obscurs, les doux et
les faibles, se montrer égal dans les endroits agités, être varié
dans les détails, harmonieux et un dans l’ensemble, et se former
un système soutenu de déclamation qui aille jusqu’à sauver les
boutades du poète, c’est l’ouvrage d’une tête froide, d’un
profond jugement, d’un goût exquis, d’une étude pénible, d’une
longue expérience et d’une ténacité de mémoire peu commune »
(DPV XX 120 ; Vers 1420-1421).
« Être
sensible » et « sentir » ; « on sent »
et « on rend » : les
oppositions logiques s’appuient sur des filiations étymologiques
ou des consonances, les contraires recouvrent des similitudes. Mais
surtout l’infrastructure spatiale intègre les oppositions qui,
logiquement, paraissaient irréductibles. Promené de la lecture et
de la méditation solitaire au salon, à la société où il se donne
en spectacle, puis de la société au théâtre où il débite sa
tirade, c’est maintenant un même « on » qui ordonne le
renversement du sentir, depuis l’effet foudroyant de la sensibilité
solitaire jusqu’à la maîtrise théâtrale du sens-froid, en
passant par toutes les expériences sociales de l’expression
sensible.
Ce qui compte, c’est
ce retournement en doigt de gant de la sensibilité par
l’expérience, un retournement qu’appuie, que matérialise le
passage d’un espace à l’autre. Entre la société et le théâtre,
entre le parterre et la scène, le rideau, la rampe, le quatrième
mur matérialisent la fonction d’interface du sens dans le
processus de la représentation.
Le sens
fonctionne comme une barrière-pivot, un écran entre la sensibilité
privée et le rendu public de la représentation. Le sens est
d’abord la sensibilité, et comme tel il empêche dans un premier
temps l’homme sensible prisonnier de ses entrailles de rendre ce
qu’il ressent, c’est-à-dire de le jouer froidement,
techniquement, efficacement. Mais, dans un second temps, le sens
se manifeste au comédien comme le sens froid sur lequel s’appuie
tout son métier d’acteur ; il est alors le sens qui
lui permet de rendre intellectuellement et techniquement ce qu’il a
ressenti intuitivement et sensiblement. Le sens froid procède
du renversement, du réinvestissement intellectualisé de la
sensibilité. Il ne s’oppose pas à la sensibilité, il la
retourne, la rétrojecte. En témoigne la métaphore de la glace :
« Il ne sera pas journalier :
c’est une glace toujours disposée à montrer les objets et à les
montrer avec la même précision, la même force et la même
vérité. » (DPV XX 49-50 ; Vers 1381.) « Les gestes de son désespoir
sont de mémoire et ont été préparés devant une glace. »
(DPV XX 55 ; Vers 1384.)
La glace figure le
renversement constitutif du sens. De son éclat immédiat, à
la manière d’un influx nerveux, elle répercute aussitôt le réel,
elle en propage les effets avec l’énergie de la sensibilité.
Mais la glace est froide, impersonnelle : interface neutre, elle
s’interpose entre l’objet à montrer et le sujet, l’acteur qui
montre. La glace objective la représentation, qui devient production
distanciée du sens froid de l’acteur.
La métaphore de la
glace met en évidence un véritable écran du sens, qui d’un côté
intercepte, filtre, objective les objets avant de les montrer, mais
qui d’un autre côté permet ce rendu immédiat, sensible, plein de
force et de vérité.
Scène haute et scène basse (Le
Dépit amoureux)
Le jeu simultané de
la sensibilité et du sens froid est alors décliné dans une série
d’anecdotes, comme cette scène de ménage entre deux comédiens
qui jouent en même temps une scène du Dépit amoureux de
Molière :
« Le comédien Éraste, amant de Lucile.
Lucile, maîtresse d’Eraste et femme du comédien.
Le comédien. Non, non, ne croyez pas, Madame,
Que je revienne encor vous parler de ma flamme…
La comédienne. Je vous le conseille.
C’en est fait ; … Je l’espère.
Je me veux guérir, et connais bien
Ce que de votre cœur a possédé le mien…
Plus que vous n’en méritiez.
Un courroux si constant pour l’ombre d’une offense…
Vous, m’offenser ! Je ne vous fais pas cet honneur. » (DPV XX 69 ;
Vers 1391.)
Au dépit amoureux joué
dans le style noble et à voix haute s’oppose le ressentiment réel
et intime, noté en italique et persiflé à voix basse. La scène
est donc une « double scène, l’une d’amants et l’autre
d’époux » ; il y a « deux scènes simultanées »,
une « scène haute » qui simule la plus extrême
sensibilité et une « scène basse » qui prouve qu’il
ne s’agit là que d’artifice.
Pourtant, à y
regarder de près, l’opposition entre les deux scènes, haute et
basse, entre les deux espaces, public et intime, n’est pas si
nette : dans les deux cas, le dépit est le même vis-à-vis
d’Éraste et du mari. La scène basse concorde avec la scène
haute, acquiesce à elle. Elle la commente et la renforce, tandis que
celle-ci encadre théâtralement le dissentiment intime et se nourrit
de lui. La scène basse n’est pas une scène autonome : les
premières répliques en italiques constituent une surenchère intime
des vers théâtralement déclamés, avant que la progession de la
fureur ne retourne le texte contre lui-même, dans une révolte qui
le dialogise au mépris de la séparation initiale des espaces et des
énonciations : « Vous, m’offenser ! Je ne vous
fais pas cet honneur » contredit à la lettre dans la scène
basse ce qui est dit dans la scène haute, mais globalement, pour le
sens, continue de renforcer le propos du Dépit amoureux.
Scène touchante et regard médusant (Le
Préjugé à la mode)
Une seconde anecdote
raconte une représentation du Préjugé à la mode de Nivelle
de la Chaussée, avec la même actrice, dont nous pouvons supposer
par recoupements qu’il s’agit de la Gaussin : c’est elle
en effet qui joua en 1735 le rôle de Constance, épouse vertueuse
indignement trompée.
« Cependant cette actrice trompe
son mari avec un autre acteur, cet acteur avec le Chevalier, et le
Chevalier avec un troisième que le Chevalier surprend entre ses
bras.
Celui-ci a médité une grande vengeance. Il se placera aux balcons,
sur les gradins les plus bas. (Alors le comte de Lauraguais n’en
avait pas encore débarrassé notre scène.) Là, il s’est promis
de déconcerter l’infidèle par sa présence et par ses regards
méprisants, de la troubler et de l’exposer aux huées du parterre.
La pièce commence ; sa traîtresse paraît ; elle aperçoit
le Chevalier, et sans s’ébranler dans son jeu, elle lui dit en
souriant : Fi ! le vilain boudeur qui se fâche pour
rien. Le Chevalier sourit à son tour. Elle continue : Vous
venez ce soir ?… Il se tait. Elle ajoute : Finissons
cette plate querelle, et faites avancer votre carrosse… Et
savez-vous dans quelle scène on intercalait celle-ci ? Dans une
des plus touchantes de La Chaussée, où cette comédienne sanglotait
et nous faisait pleurer à chaudes larmes. » (DPV XX 72-73 ;
Vers 1393-4.)
Les paroles en
italiques sont prononcées à mi-voix par l’actrice à l’intention
de son amant jaloux qui ne joue pas mais s’est placé à l’extrême
limite entre l’espace des spectateurs et l’espace du spectacle.
L’effronterie éhontée de ces propos contraste violemment avec la
sensiblerie exacerbée de la scène destinée au public. Le Chevalier
a misé sur ce contraste pour démonter la Gaussin : son
irruption muette au dernier banc du balcon le plus avancé, autant
dire sur la scène même, son seul regard chargé de mépris, doit
déconcerter la double infidèle et l’« ébranler dans son
jeu ». La scène basse est convoquée pour détruire la scène
haute.
C’est le contraire
qui se produit. Le regard médusant de l’amant indigné, invisible
pour la salle, ne peut ridiculiser la Gaussin. Le Chevalier fait
tableau pour elle, mais pour elle seule, et ce d’autant plus que
l’intrigue du Préjugé à la mode place la sublime
Constance dans une situation en exact miroir de celle que lui impose
silencieusement le Chevalier. L’histoire est en effet celle d’une
épouse aimante et fidèle dont le mari volage, d’Urval, retombe
amoureux : le couple se retrouve, à la fin de la pièce, plus
uni que jamais. La première réplique de la Gaussin, Fi ! le
vilain boudeur qui se fâche pour rien, est prononcée lorsque
« la pièce commence », c’est-à-dire alors que
Constance persuade Damon d’épouser Sophie sans tenir compte des
désordres de son propre ménage. On soupçonne d’emblée, entre
Constance et Damon, l’ami du mari, un tendre intérêt qui
matérialise sur la scène théâtrale ce que le Chevalier a surpris
réellement dans l’alcôve de la Gaussin. Dans cette première
scène, Damon se détourne un moment pour plaindre, à part,
Constance :
« Damon.
Madame, pardonnez…
à part.
Epouse vertueuse autant qu’infortunée !
Constance.
Si je fais quelques vœux, c’est pour votre hymenée. » (I, 1.)
L’adresse de la
Gaussin au Chevalier se glisse nécessairement pendant l’aparté
de Damon, qui lui laisse un moment de liberté. Elle en prend tout
son sel, et se trouve en quelque sorte commenter ironiquement les
tergiversations de Damon.
La dernière parole
que l’actrice chuchote à son amant importun, « Finissons
cette plate querelle, et faites avancer votre carrosse »,
se place quant à elle « dans une des plus touchantes »
scènes de la pièce : on peut penser qu’il s’agit, à
l’acte V, de la confrontation entre Constance et un « homme
déguisé », qu’elle prend d’abord pour Damon, mais qui se
révèlera être son mari :
Constance congedie Florine. Vous voici… reprenons le fil de ce
discours, Dont on nous empêchoit de poursuivre le
cours. Damon, permettez-moi de répandre des
larmes Dans le sein d’un ami sensible à mes
allarmes ; Aux yeux de tout le monde elles
m’alloient trahir : C’est encore un motif qui m’a
contrainte à fuir. Elle essuie ses yeux. (V,5, p. 114.)
Certes, Constance verse
des larmes pour le public tandis qu’elle persifle le Chevalier.
Mais le trouble qu’elle joue théâtralement ne se superpose-t-il
pas au trouble que produit l’irruption, face à elle, du pétrifiant
Chevalier ? La Gaussin nourrit le trouble joué sur scène du
trouble rencontré, conjoncturellement, dans le réel. Il y a même
plus : dans cette scène décisive, l’interlocuteur de
Constance s’avère ne pas être celui qu’elle croyait. L’intrigue
imaginée par Nivelle de la Chaussée implique un double destinataire
aux paroles de Constance, puisque d’Urval est en fait présent
devant Constance, mais masqué de façon qu’elle croie s’adresser
à Damon. La présence du Chevalier ne fait donc que redoubler les
données de la fiction, puisque la Gaussin ne s’adresse à lui qu’à
travers les paroles qu’elle dit au « Masque », ou en
marge d’elles. Elle a donc doublement deux interlocuteurs,
réellement et dans l’ordre de la fiction.
À la fin de la scène,
le faux Damon se démasque et d’Urval se jette pathétiquement aux
genoux de son épouse pour lui demander pardon de ses infidélités
passées :
« Constance. Ah ! pourquoi n’ai-je pas prévenu
mon époux ? Conduisez-moi, courons… D’Urval, démasqué, à ses pieds. il est à vos genoux… C’est où je dois mourir… Laissez-moi
dans les larmes Expier mes excès, et venger tous vos
charmes. »
N’est-il pas
particulièrement cocasse d’entendre simultanément Constance
demander à Damon-D’Urval de la conduire hors de la scène
(« Conduisez-moi, courons… ») et la Gaussin suggérer
au Chevalier de l’emmener dîner en ville (« faites
avancer votre carrosse ») ? Ici encore, scène haute
et scène basse, loin de s’opposer, se confortent réciproquement,
l’intensité dramatique résultant de cette circulation de l’intime
et du public, de la sensibilité et du sens froid.
La pendeloque de Sémiramis
Une troisième
anecdote met en scène Lekain, le célèbre tragédien qui s’illustra
si souvent en compagnie de Mlle Clairon, notamment dans les tragédies
de Voltaire :
« Le Kain Ninias descend dans le
tombeau de son père, il y égorge sa mère ; il en sort les
mains sanglantes. Il est rempli d’horreur, ses membres
tressaillent, ses yeux sont égarés, ses cheveux semblent se
hérisser sur sa tête. Vous sentez frissonner les vôtres, ma
terreur vous saisit, vous êtes aussi éperdu que lui. Cependant Le
Kain Ninias pousse du pied vers la coulisse une pendeloque de
diamants qui s’était détachée de l’oreille d’une actrice. Et
cet acteur sent ? Cela ne se peut. Direz-vous qu’il est
mauvais acteur ? Je n’en crois rien. Qu’est-ce donc que le
Kain Ninias ? C’est un homme froid qui ne sent
rien, mais qui figure supérieurement la sensibilité. Il a beau
s’écrier : Où suis-je ? je lui réponds :
Où tu es ? Tu le sais bien ; tu es sur des planches, et tu
pousses du pied une pendeloque vers la coulisse. » (DPV XX 82 ;
Vers 1398-9.)
Point de messe basse
ici ; point d’autre scène. Pourtant, une nouvelle fois malgré
tout, deux espaces antinomiques se superposent : l’espace réel
est encombré par la trivialité des objets, par cette boucle
d’oreille qui pourrait accrocher le regard, détacher le spectateur
de la vision tragique et le ramener à la matérialité visible du
lieu. A la scène, à la coulisse, et de l’une à l’autre au
trajet de la pendeloque poussée du pied par Lekain s’oppose
l’espace idéal, irréel de la représentation, espace sans objets,
frappé d’horreur, d’aveuglement et d’invisibilité : Où
suis-je ?, s’exclame Ninias, extatique, signifiant par
cette interrogation l’effet fondamental de déréalisation par quoi
se constitue l’espace sublime tragique.
Certes, l’anecdote
de la pendeloque vient démontrer que Lekain n’est pas si horrifié
que cela, puisque son esprit est occupé à un détail aussi trivial
que celui de cette boucle tombée par mégarde. Lekain agit en
professionnel, il résout un problème technique. Mais l’anecdote
suggère un autre ressort de l’effet théâtral. Lekain se révèle
sublime non dans le mouvement de ses yeux exorbités par la fiction
du crime commis, mais dans ce geste trivial du pied poussant les
boucles vers les coulisses. Diderot voit Lekain pousser la boucle et
jouit de ce moment d’horreur tragique précisément parce que dans
le même temps l’objet, le détail nient la réalité de cette
horreur et dénoncent l’artifice du jeu.
L’effet théâtral
est donc fondamentalement un effet de superposition entre un espace
de réalité et un espace de vérité. La scène de Sémiramis
est particulièrement bien venue puisque Ninias s’exclamant « Où
suis-je ? » marque le vacillement du statut de
l’espace : Lekain-Ninias est-il sur les planches à pousser la
pendeloque ou sort-il du tombeau de son père, les mains sanglantes
de sa mère qu’il vient d’assassiner ?
On ne peut donc pas
simplement séparer, opposer un espace de la société et un espace
du théâtre régis par des règles différentes : le principe
du théâtre, c’est la superposition de ces deux espaces, qui fait
que nous savons pertinemment que la représentation est une fiction
et que pourtant nous entrons dans l’illusion théâtrale.
La chaise du Déserteur
Diderot multiplie les
anecdotes allant dans le même sens. Ainsi l’acteur Caillot arrange
la chaise où il lui faudra déposer Louise évanouie, dans Le
Déserteur de Sedaine :
« [La princesse de Gallitzin]
avait observé que ce grand imitateur de la nature, au moment de son
agonie, lorsqu’on allait l’entraîner au supplice, s’apercevant
que la chaise où il aurait à déposer Louise évanouie, était mal
placée, la rarrangeait en chantant d’une voix moribonde :
Mais Louise ne vient point, et mon heure approche… »
(DPV XX 116 ; Vers 1418.)
La question technique,
triviale, de la disposition de la chaise dans l’espace réel de la
scène peut sembler discordante dans ce moment sublime d’égarement
tragique. En fait, l’installation de la chaise dans le champ de la
représentation indique la visée symbolique de la scène, la chute
vers quoi elle tend : le rattrapage à la volée d’une bévue
scénographique devient alors une géniale mise en scène, où
l’attente qu’ouvre l’alexandrin
prononcé « d’une voix moribonde » est portée,
soulignée par la chaise, qui la donne à voir matériellement, par
son évidence visible et la vacance qu’elle indique.
La jarretière de Baron
Même trait de génie
de la part de Baron interprétant Le Comte d’Essex, une
tragédie de Thomas Corneille. Baron perd sa jarretière au cours
d’une scène dramatique et son bas menace de tomber. Tout autre que
ce comédien chevronné se serait couvert de ridicule.
« Lui, que fait-il ? Il pose
son pied sur la balustrade, rattache sa jarretière, et répond au
courtisan qu’il méprise, la tête tournée sur une de ses
épaules ; et c’est ainsi qu’un incident qui aurait
déconcerté tout autre que ce froid et sublime comédien, subitement
adapté à la circonstance, devient un trait de génie. »
(Vers 1421-2 ; DPV XX 121.)
Ici encore, l’incident
censé perturber la scène en renforce en fait l’efficacité
dramatique, en soulignant le mépris cinglant du noble comte, qui
court à la mort, envers un courtisan servile qui feint perfidement
une amitié de façade. Véritable nique obscène, le geste avec la
jarretière vient, du réel, s’intégrer comme trait de génie dans
le jeu symbolique de la représentation : les deux espaces
superposés du réel et de la représentation fusionnent alors. Le
trait est ce qui fait le lien entre les deux espaces et opère le
retournement du défaut ridicule dans le réel en excès sublime dans
la représentation.
Dans l’anecdote de
la jarretière, il est explicite que tout le monde a vu Baron
rattacher sa jarretière alors que dans l’anecdote de la pendeloque
seul Diderot a surpris Lekain poussant la pendeloque, c’est-à-dire
l’expulsant de l’espace de la représentation. D’un passage à
l’autre, la pensée diderotienne a donc opéré un déplacement. Il
ne s’agit plus de représenter la superposition de deux espaces (la
société/le théâtre ; le réel/la représentation ; la
nature/la scène) pour mettre en évidence l’agrandissement et, de
là, l’artifice théâtral, mais au contraire de déconstruire cet
artifice, d’en penser la fin historique et le dépassement.
III. Déthéâtraliser le théâtre
Simplicité de la scène (l’abolition de la
différence)
En effet, la
succession des anecdotes visant à imager concrètement le jeu entre
les deux espaces s’accompagne en sourdine d’une critique de ce
jeu. Le dispositif classique de la représentation théâtrale, et
notamment de la représentation tragique, est fondé sur l’écart
entre l’espace social, familier, et l’espace théâtral, espace
où non seulement les personnages, les gestes, les discours sont
agrandis, exagérés, mais où la parole est soumise à toute une
série de contraintes rhétoriques, allant de la forme (la
versification, la rime) au fond (le respect des bienséances).
Ces contraintes font partie des instruments techniques qui permettent
l’exagération théâtrale, même si ce n’est pas sur ces
contraintes là que le premier interlocuteur met l’accent,
préférant insister sur le travail d’imagination de l’acteur,
qui construit le modèle idéal de son personnage.
L’éloge de la
simplicité au théâtre
constitue donc en quelque sorte un paradoxe dans le paradoxe :
la simplicité tend à réduire l’écart entre les deux espaces, à
les fusionner en un espace de « nature » qui exporte sur
la scène les valeurs bourgeoises du salon. Or la thèse du sens
froid du comédien repose sur une conception classique,
aristocratique, de la représentation théâtrale, en contradiction
avec les innovations du drame bourgeois que Diderot a promues par
ailleurs : cette contradiction apparente recoupe celle,
soulignée depuis longtemps, entre les Entretiens sur le Fils
naturel et le Paradoxe sur le comédien.
« je suis enchanté d’entendre
Philoctete dire si simplement et si fortement à
Néoptolème… » (DPV XX 106 ; Vers 1412) « Plus les actions sont fortes
et les propos simples, plus j’admire » (DPV XX 107 ;
Vers 1413). « Combien je trouve nos auteurs
dramatiques ampoulés ! Combien leurs déclamations me sont
dégoûtantes, lorsque je me rappelle la simplicité et le
nerf du discours de Regulus (ibid.) »
La simplicité est
toujours couplée avec son antonyme apparent, la force, le nerf, en
un mot cette grandeur héroïque que l’on attribuerait a priori
plutôt aux déclamations ampoulées. C’est que cette simplicité
renvoie en fait au monde réel, comme l’indique ce commentaire du
discours de Philoctète à Néoptolème :
« Y a-t-il dans ce discours autre
chose que ce que vous adresseriez à mon fils, que ce que je dirais
au vôtre ? Le second. Non. Le premier. Cependant cela est beau. Le second. Assurément. Le premier. Et le ton de ce discours
prononcé sur la scène diffèrerait-il du ton dont on le
prononcerait dans la société ? Le second. Je ne le crois pas. Le premier. Et ce ton dans la société,
y serait-il ridicule ? Le second. Nullement. »
(DPV XX 106 ; Vers 1413.)
La contradiction
majeure qu’implique cet éloge de la simplicité au théâtre se
rencontrait déjà dans les Entretiens et dans le Discours
sur la poésie dramatique.
On la retrouve également dans les Salons,
à propos du choix de l’instant à peindre dans la peinture
d’histoire. Il n’y a là aucune inadvertance logique, mais
bien un jeu dialectique : le Paradoxe nous fait prendre
conscience de l’écart entre la société et la scène pour ensuite
réduire cet écart. Il faut rendre visible cet écart pour
comprendre l’enjeu théorique qui a toujours été le même pour
Diderot : déconstruire, défaire sur la scène ce qui constitue
celle-ci comme un espace autre, étranger, associal, irréel.
Déthéâtraliser le théâtre.
Du privé à l’intime : une nouvelle
effraction scénique
Tout a commencé avec
l’entreprise du Fils naturel. Alors que le Paradoxe
repose sur l’opposition entre théâtre et société, Le Fils
naturel et les Entretiens voulaient croire dans la
réduction, puis la disparition de cette opposition, en fusionnant
l’espace de la scène théâtrale et le salon de Dorval, en faisant
coïncider le jeu, la représentation d’un poème dramatique et la
fête commémorative, la répétition sur les lieux même des
événements, de l’histoire familiale réelle par ses réels
protagonistes. Les Entretiens mettent en scène la résistance
de Moi à cette fusion des deux espaces, et la tentative de Dorval
pour vaincre cette résistance.
Pour opérer la fusion
du salon et de la scène, Diderot a imaginé que Dorval ferait
assister Moi en cachette à la représentation familiale du Fils
naturel, dans son salon :
« J’entrai dans le salon par la
fenêtre ; et Dorval qui avait écarté tout le monde me plaça
dans un coin, d’où, sans être vu, je vis et j’entendis ce qu’on
va lire » (DPV X 17 ; Vers 1083).
Moi ne fait ici que
réaliser de façon spectaculaire et romanesque le dispositif
classique de la représentation théâtrale, fondé sur l’écran et
l’effraction. Toujours, le spectateur voit ce qu’il ne devrait
pas voir et les acteurs jouent dans la fiction qu’aucun spectateur
ne les regarde, qu’un quatrième mur clôt la scène,
l’antichambre, le salon où se déroule la pièce.
Ce quatrième mur constitue l’écran de la représentation, le
rideau que nous soulevons pour regarder, en voyeurs, ce qui se trame
derrière.
Le Paradoxe ne
met pas en œuvre de façon aussi spectaculaire le dispositif
d’écran, mais la série des anecdotes qui tendent à révéler le
dédoublement de l’espace scénique (scène haute, publique, et
scène basse, intime) procède bien du même mécanisme : la
conversation à voix basse, ou entre les dents, tenue par la Gaussin,
le geste pratique de Lekain, de Caillot ou de Baron pour redisposer
ou pour évacuer les objets sont surpris par Diderot par effraction.
La puissance, la magie de l’illusion théâtrale auraient dû les
maintenir dans l’invisibilité : c’est bien depuis un
premier espace, celui de la scène haute, que transgressant un écran
virtuel, franchissant du regard une frontière symbolique, Diderot
donne à voir un second espace, celui de la scène basse.
Pourtant cette
effraction que met en œuvre le Paradoxe est, à y bien
réfléchir, d’une tout autre nature. C’est à la scène haute
qu’accède Moi grâce au rideau derrière lequel Dorval l’a placé
dans Le Fils naturel. C’est à la scène basse que, grâce
au trait des anecdotes du Paradoxe, le premier interlocuteur
nous conduit. Il a fallu pour cela franchir non un, mais deux
écrans : du parterre à la scène, de la scène à l’espace
intime du comédien. Le jeu ne se fait plus de l’espace privé où
est cantonné le spectateur (le salon, la société) à l’espace
public de représentation que constitue la scène,
mais de l’espace public à l’espace intime où se règlent les
affaires conjugales des comédiens, où s’arrangent les parures
(comme la pendeloque de diamants), où se fixent les vêtements (par
la jarretière).
Donc, si le Fils
naturel met en œuvre la transfusion de l’espace privé dans
l’espace public, le Paradoxe, lui, opère la transfusion de
l’espace public vers l’espace intime, qui devient, dans les
années 1770, le nouveau paradigme. Espace privé et espace intime
n’ont rien à voir malgré les apparences : l’espace privé
est un espace de sociabilité et d’échange par le langage ;
l’espace intime est un espace de solitude et de pensée. Les
anecdotes n’en rendent visible que la caricature. L’enjeu
fondamental de l’espace intime, c’est l’élaboration du modèle
idéal.
Le modèle idéal est le nouvel écran de la
scène
Dès le début du
dialogue, le premier interlocuteur oppose les « acteurs qui
jouent d’âme », c’est-à-dire en recourant à leur seule
et propre sensibilité, et « le comédien qui jouera de
réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante
d’après quelque modèle idéal » (DPV XX 49 ;
Vers 1380).
Mlle Clairon en est un bon exemple, qui « s’est fait un
modèle auquel elle a d’abord cherché à se conformer ;
sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus
grand » (DPV XX 50 ; Vers 1381). La
véritable création est là, dans la construction de ce modèle, par
laquelle le comédien prolonge, continue le travail créateur du
dramaturge : « Qu’est-ce donc que le vrai de la scène ?
C’est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la
voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé
par le poète, et souvent exagéré par le comédien »
(DPV XX 61 ; Vers 1387). Impossible de bien
travailler, dans ces conditions, quand le grand acteur est confronté
à un partenaire médiocre : « il sera forcé de renoncer
à son modèle idéal pour se mettre au niveau du pauvre
diable avec qui il est en scène. » (DPV XX 64 ;
Vers 1389.) L’élaboration du modèle idéal exige du comédien
qu’il soit, bien plus qu’un simple histrion, un véritable
intellectuel : « Le grand comédien observe les
phénomènes ; l’homme sensible lui sert de modèle, il
le médite » (DPV XX 81 ;Vers 1398). Cette
dimension créatrice abstraite, pensée, du travail de l’acteur,
implique pour le poète une véritable dépossession du texte.
Voltaire entendant la Clairon jouer l’une de ses pièces se serait
exclamé : « Est-ce bien moi qui ai fait cela ? »
(DPV XX 89 ; Vers 1402). La Clairon a recréé,
remodélisé la fiction voltairienne : « Dans ce moment du
moins son modèle idéal, en déclamant, était bien au-delà
du modèle idéal que le poète s’était fait en écrivant, mais ce
modèle idéal n’était pas elle » (ibid.). Il faudra
donc distinguer « les symptômes extérieurs de l’âme
d’emprunt », l’aspect visible du jeu d’acteur, tout ce
qui extérieurement mime le personnage, de cette âme même, qu’il
s’agit de reconstituer de l’intérieur : « Celui donc
qui connaît le mieux et qui rend le plus parfaitement ces signes
extérieurs d’après le modèle idéal le mieux conçu est
le plus grand comédien » (DPV XX 104 ;
Vers 1412). A ce jeu, le comédien qui contrefait la sensibilité
aura plus de facilité que celui qui l’éprouve réellement. Il
« n’aura pas à se séparer de lui-même, il se portera tout
à coup et de plein saut à la hauteur du modèle idéal. »
(DPV XX 122 ; Vers 1422.)
Le modèle idéal est
la notion clef du Paradoxe sur le comédien. La révélation
de l’existence d’un espace intime sous-jacent à l’espace
public de la représentation implique la mise en œuvre du modèle
idéal pour articuler ces deux espaces : c’est en faisant
abstraction de soi, en allant jusqu’à « se séparer de
lui-même », que l’acteur produit le modèle idéal dont
ensuite, sur scène, il s’enveloppe : Mlle Clairon « est
l’âme d’un grand mannequin qui l’enveloppe »
(DPV XX 51 ; Vers 1381) ; le comédien « se
renferme dans un grand mannequin d’osier dont il est l’âme »
(DPV XX 123 ; Vers 1423). Les anecdotes percent
donc ici un écran d’une autre nature : il ne s’agit plus du
quatrième mur, de cet écran qui coupe, qui partage l’espace en
deux, la scène d’un côté, le parterre de l’autre et, de là,
symboliquement, le théâtre d’un côté, le salon ou la société
de l’autre. Cette fois, l’écran, c’est le modèle idéal
lui-même, enveloppe d’osier autour du moi intime du comédien,
écorce intime, drap du spectre, du fantôme qu’agite le comédien
autour de lui.
Tout au long du
Paradoxe est filée l’image du fantôme, Diderot jouant sur
le double sens classique du mot, qui permet de désigner soit un
spectre, soit l’équivalent du grec phantasma dont il est
issu. Phantasma, c’est une représentation, un modèle
idéal. Ce qui est fondamental, c’est que du coup l’effraction
change de nature : d’une sémiologie du mur, on passe à une
sémiologie de l’enveloppe. Ce qui était donné à voir derrière
le mur se transmue en donné à toucher derrière le vêtement :
symptomatiquement, la première référence théâtrale du Paradoxe
est une réplique de Tartuffe, « Je tâte votre habit,
l’étoffe en est moelleuse ».
Il s’agit, dans
l’effraction intime, de franchir l’enveloppe iconique du modèle
idéal pour atteindre le repli intime du moi. Cette atteinte intime
déclenche la jouissance du spectateur. Quant au comédien, son jeu
consiste à établir, depuis ce repli intime, une liaison, un trait
avec l’enveloppe, le mannequin, le fantôme, le modèle idéal. La
liaison, le trait de génie, consistent à incorporer le dedans
dans le dehors, à s’aliéner consciemment, volontairement, et
de façon maîtrisée, dans le personnage qu’on joue : alors
la jarretière dénouée de Baron devient geste sublime, pantomime du
comte d’Essex.
Incorporer le dedans
dans le dehors : le mouvement est paradoxal ; c’est même
le mouvement même du paradoxe, qui commence par nier le « moi »,
pour s’affirmer ensuite dans le retournement de la pensée des
autres. Il ne s’agit plus là simplement de décrire le jeu de
l’acteur : c’est l’exercice même de la pensée
diderotienne qui est en jeu. L’élaboration du modèle idéal et
l’entrelacement de soi avec l’idée constituent non seulement
l’activité créatrice du comédien, mais l’activité
intellectuelle en général.
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