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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Dans le moment qui précède l’explosion... - Temporalité, représentation et pensée chez Diderot », Zeitlichkeit in Text und Bild, dir. F. Sick, Ch. Schöch, Universitätsverlag Winter, Heidelberg, 2007, pp. 41-57.
« Dans le moment
qui précède l’explosion… » Temporalité, représentation
et pensée chez Diderot
Traditionnellement, la
question de la temporalité ne se pose pas dans les mêmes termes en
littérature et en peinture. Face à l’écoulement du temps, la
peinture classique est confrontée à un obstacle pour ainsi dire
insurmontable. Limitée, sur la surface peinte, à la représentation
d’un seul lieu, censée converger vers une seule action, la toile
ne peut fixer qu’un moment, qu’elle livre à l’œil du
spectateur d’un coup : l’objet de la représentation comme
le temps du spectacle sont sans durée. L’idée d’un déroulement
d’événements, d’une succession d’impressions, l’illusion
d’une épaisseur du temps sont des artifices extrêmement délicats
à produire à partir d’une image fixe qui se montre toute
d’emblée. Cet artifice est pourtant nécessaire : dans
l’attente du spectateur qui pourrait passer, la toile se doit de
préparer de quoi le retenir devant elle, de quoi l’installer dans
l’illusion d’une temporalité commune, sans laquelle il ne peut y
avoir de spectacle pictural, sans laquelle l’idée même de
peinture devient vaine. La temporalité de la peinture est la
condition nécessaire du spectacle pictural, par quoi l’existence
même de l’œuvre peinte se trouve légitimée ; mais cette
temporalité relève de la gageure et suppose, dans la construction
de la représentation picturale, le déploiement des stratégies les
plus déliées.
En littérature, la
situation est exactement renversée : quoi de plus naturel en
effet, en apparence du moins, que le déroulement du temps dans une
création verbale ? Le temps de dire les choses, l’enchaînement
des lignes d’écriture conditionnent l’existence même du texte
littéraire. Il y a donc toujours, à la base d’une œuvre de
paroles, la temporalité d’une énonciation. Mais c’est alors
justement ce flux, cet irrémédiable écoulement qu’il va s’agir
de conjurer : la condition de possibilité d’un spectacle,
dans l’œuvre littéraire, c’est l’illusion d’un effacement
de ce flux, d’une abstraction hors de la mécanique passagère du
langage, d’une entrée dans un espace de représentation. Le but
est bien le même que dans la peinture : il s’agit d’arrêter
le spectateur, de le fixer face à l’œuvre. La toile, pour cela,
crée l’illusion d’une durée ; le texte au contraire
cherche à abolir sa durée constitutive. Mais il ne s’agit pas de
la même durée ; ces deux tendances contradictoires procèdent
en fait d’un même dispositif : le spectateur passe devant
l’œuvre, défile ; celle-ci cherche à l’arrêter. La
temporalité du défilé (ou autrement dit de l’énonciation, voire
de la narration) est alors interrompue, tandis que la temporalité du
spectacle (de la scène, de la fiction) est ouverte.
Durée de la parole, arrêt du spectacle,
temporalité de la fiction : le « bal de têtes »
Cependant, une fois le
spectateur fixé face au texte dont la magie de l’art lui a fait
oublier le flux, l’inéluctable déroulement verbal qui le déporte
vers sa fin, la littérature est à son tour confrontée aux
exigences et aux problèmes de la scène peinte : il faut donner
l’illusion du temps dans un espace arrêté, rétablir une
épaisseur de la temporalité au moment où le déroulement du temps
a été aboli.
C’est le « bal
de têtes » proustien : après un séjour de plusieurs
années dans une maison de santé, le narrateur de retour à Paris
est invité à une matinée chez le Prince de Guermantes, où il
peine à reconnaître, dans les vieillards qu’il rencontre, les
têtes familières qu’il avait jadis fréquentées et fixées dans
sa mémoire. Le passage du temps sur ces têtes lui apparaît comme
un déguisement grotesque et l’espace que Proust arrête alors
devant nous est d’abord l’espace du bal costumé, puis, plus
essentiellement, celui de la scène de théâtre, comparaison qui
revient de façon insistante dans le texte ; mais le narrateur
comprend bientôt que, au moment même où cette scène du bal de
têtes grotesquement théâtrale se fixe et se fige pour lui dans la
caractérisation verbale à quoi il la réduit, l’effort de
déchiffrement auquel il est alors contraint ouvre devant lui une
autre temporalité, déplie un autre dispositif. Il ne s’agit plus
de la délimitation d’une scène et de ses coulisses, mais d’un
feuilletage de plans au travers duquel effectuer un parcours, d’un
système d’écrans visuels, d’une installation où promener son
œil : la temporalité de la littérature ne révèle son
montage, ses artifices, qu’à partir du moment où la littérature
est comprise comme une installation.
Les personnages qui se
présentent au regard du narrateur dans le bal de têtes ne lui
apparaissent donc certes dans un premier temps que comme de ridicules
poupées : les caractères, les figures, et plus généralement
les signes de la littérature sont des signes déceptifs. Ce qui
donne la valeur et fait le spectacle, ce qui crée l’illusion d’une
temporalité dans l’espace arrêté de la littérature, ce ne sont
pas les poupées, mais le déchiffrement auquel le narrateur se livre
en les dévisageant, ou si l’on préfère le dispositif dans lequel
la littérature va intégrer ces poupées,
« …des poupées baignant dans
les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant
le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le
devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en
empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. » (Le Temps
retrouvé, GF, p. 323, Pléiade, p. 503.)
La poupée, le
caractère des personnages, les figures du roman, les signes du
texte, tout cela en soi, tout ce qui est rhétoriquement fixé, n’est
rien. La poupée n’est pas plus, précise Proust, que la poignée
de porte sur laquelle le narrateur enfant voyait se projeter l’image
de Golo depuis la lanterne magique. Le spectacle littéraire est
spectacle de lanterne magique, tenant tout entier au dispositif de
projection, au trajet qu’accomplit la lumière de l’intellection
avant de se fixer sur le support précaire et dérisoire des têtes
rencontrées lors de la matinée chez le prince de Guermantes.
« Une vue optique des années »
Ce trajet du faisceau
lumineux n’est pas seulement trajet d’intellection, de
déchiffrement de la part du spectateur ; il est en même temps,
et indissolublement, le trajet même du Temps qui décompose et
recompose toutes les figures, et avec elles, tous les signes :
« Par tous ces côtés une matinée
comme celle où je me trouvais était quelque chose de beaucoup plus
précieux qu’une image du passé, mais m’offrait comme toutes les
images successives, et que je n’avais jamais vues, qui séparaient
le passé du présent, mieux encore, le rapport qu’il y avait entre
le présent et le passé ; elle était comme ce qu’on appelait
autrefois une vue optique, mais une vue optique des années, la vue
non d’un moment, mais d’une personne située dans la perspective
déformante du Temps. » (GF, p. 325 ; Pléiade,
p. 504.)
Une optique est une
boîte avec un miroir incliné, qui permet de regarder à travers une
grosse lentille de petites estampes enluminées. La vue optique
suppose donc une première concentration, ou miniaturisation :
c’est la fixation du spectacle sur la gravure. Puis la gravure est
redéployée par le dispositif de la boîte et la lentille
grossissante lui restitue alors l’illusion d’une profondeur. On
retrouve ainsi les trois moments de la temporalité littéraire :
d’abord la réduction du réel à « une image du passé »,
à « un moment », qui fixe le spectacle et détache le
spectateur de la durée de la parole ; puis l’installation des
« images successives », le défilé des années dans la
boîte optique, qui ordonne un espace théâtral de la
représentation ; enfin, l’effet visuel déformant qu’instaure
le trajet de l’œil, la transformation d’une succession
discontinue d’images en « vue » continue, qui constitue
l’artefact proprement dit de la temporalité.
On le voit, le rapport
de la littérature à la temporalité ne peut pas être saisi d’un
seul mouvement : ce que Proust nous enseigne, c’est qu’il
faut d’abord prendre conscience de la façon dont la littérature
se dessaisit, se détache du temps, convertissant les données du
réel en système de signes, pour ensuite réintroduire non plus le
temps, mais une temporalité de la littérature, qui ne sera plus
considérée comme un système de signes, mais comme une lanterne
magique, comme une vue optique, comme une installation d’objets
hétérogènes, non pas des signes linguistiques mais des objets du
réel, qu’unifie et sémantise un parcours de l’œil. On n’accède
pas directement à cette temporalité : du texte, on doit passer
à la scène (ou au spectacle), de la scène à l’installation.
De Proust à Diderot : la Lettre
sur les sourds
Diderot, dans son
langage des Lumières, ne dit rien d’autre. Je suis parti de Proust
pour introduire à la réflexion diderotienne sur les rapports entre
temporalité, représentation et pensée parce que la formulation
proustienne, plus exclusivement esthétique, paraît moins
scandaleuse, qu’elle est plus familière aussi. Tout, chez Diderot,
commence avec la Lettre sur les sourds.
I. La durée de la langue
La question à
laquelle s’affronte la Lettre sur les sourds est à la base
de grammaire et de syntaxe. Quel est l’ordre naturel des mots dans
la phrase ? Et quelle langue s’approche au plus près de cet
ordre ?
Diderot, qui sort de
prison et a juré, après Les Bijoux indiscrets et la Lettre
sur les aveugles, de ne plus rien publier de subversif, emprunte
donc en apparence une voie tout à fait convenue pour réintégrer
sagement la république des lettres la plus académique.
Pourtant, par une
série de glissements subreptices, le sujet annoncé va se modifier.
Il ne s’agira bientôt plus de l’ordre des mots ou des idées,
mais de la question même de la succession. L’idée d’un ordre
naturel de la langue suppose de penser la pensée comme une
succession d’idées, puis de comparer cette succession, supposée
universelle, avec la succession des mots dans telle ou telle langue.
Or Diderot en vient pour ainsi dire à postuler l’atemporalité de
la pensée : la langue traduit dans une durée, une succession,
ce qui a été pensé simultanément :
« Qui sait même si l’esprit ne
peut pas avoir un certain nombre [d’idées] dans le même instant ?
Vous allez peut-être, Monsieur, crier au paradoxe. » (Vers
26 ; DPV IV 157.) Cette première
formulation est encore prudente. Les suivantes vont se faire de plus
en plus incisives : « Car quoique tous ces jugements […]
soient rendus chacun par deux ou trois expressions, ils ne supposent
tous qu’une seule vue de l’âme » (Vers 27 ;
DPV IV 158) ; puis « Le fruit et la qualité
s’aperçoivent en même temps » ; et enfin « la
sensation n’a point dans l’âme ce développement successif du
discours ».
Le clavecin oculaire, ou le langage comme
dispositif optique
Il n’y a donc pas
d’ordre naturel du discours, puisque le seul ordre qui pourrait
être naturel serait l’ordre de la pensée, et que la pensée se
développe comme « une seule vue de l’âme » et
« s’aperçoit » mentalement d’un coup. Tributaire de
Locke et des sensualistes, Diderot emploie ce terme général de
« sensation ». Mais toutes les métaphores nous ramènent
à la seule vue et constituent la pensée en dispositif optique,
comme chez Proust, même si l’image technique est différente :
le clavecin oculaire, les rubans et les éventails du père Castel
(Vers 28 ; DPV IV 158), jouent le même rôle de
modélisation technique que la vue optique, avec ses gravures et sa
lentille, chez Proust. Il s’agit de sortir de la conception
aristotélicienne, syllogistique, de la pensée comme succession
verbale, de penser la pensée comme un dispositif optique dont les
éléments sont posés ensemble.
La pensée et l’expression
Diderot nous a
avertis : il développe ici un paradoxe.
Il faut bien comprendre ce que cela implique comme démarche
intellectuelle : non pas opposer une thèse à une autre,
l’atemporalité iconique de la pensée contre sa succession
syllogistique, mais superposer deux thèses, montrer, par l’exemple
et dans la pratique, comment cette durée de l’énonciation se
manifeste et s’abolit, comment le temps advient dans le langage et
comment le langage cherche toujours à revenir à la simultanéité
hors-temps de la pensée qui l’a produit. Tout ici est affaire
d’expression :
« Il faut distinguer dans tout
discours en général la pensée et l’expression ; si la
pensée est rendue avec clarté, pureté et précision, c’en est
assez pour la conversation familière ; joignez à ces qualités
le choix des termes, avec le nombre et l’harmonie de la période,
et vous aurez le style qui convient à la chaire ; mais vous
serez encore loin de la poésie, surtout de la poésie que l’ode et
le poème épique déploient dans leurs descriptions. » (Vers
34 ; DPV IV 169.)
De l’usage ordinaire,
familier, de la parole au ressort poétique du discours, Diderot
établit toute une gradation dont on va comprendre progressivement
qu’elle repose entièrement sur la transformation du rapport de la
parole au temps.
On a d’abord
l’impression qu’on passe d’une parole simple à une parole
élaborée, d’une sorte de degré zéro de l’expression (une
clarté sans style) à un effet artistique recherché (le déploiement
de la poésie). Dans la conversation familière, c’est-à-dire
entre amis, « la pensée est rendue avec clarté, pureté et
précision » : l’enchaînement logique des termes et des
propositions est la préoccupation essentielle. En chaire,
c’est-à-dire dans le sermon prononcé à l’église, l’attention
à la façon dont la pensée sera exprimée se déplace de cette
précision logique de l’enchaînement vers « le nombre et
l’harmonie de la période », c’est-à-dire vers le rythme,
la cadence (numerus) et la musique de ce qui n’est plus une
phrase du langage courant, mais la grosse structure emphatique de la
période. De la logique à la musique, on quitte le détail du
contenu de la pensée, l’attention au sens même, pour aller vers
une appréhension globale et beaucoup plus intuitive. Mais c’est en
poésie que cette intuition globale trouve son expression la plus
achevée : les descriptions dont parle Diderot, qu’on peut
lire dans les odes de Pindare ou dans les épopées d’Homère et de
Virgile, n’ont rien à voir avec ce que nous entendons aujourd’hui
par description, comme le prouvent les exemples qui suivront dans la
Lettre sur les sourds. Il s’agit en fait de ce qu’on
appelle aujourd’hui la comparaison épique, c’est-à-dire de ces
brefs tableaux qui, dans le style poétique le plus noble, le plus
élevé, viennent comme en redondance de l’action, pour la
caractériser métaphoriquement : par exemple, le corps
d’Euryale blessé à mort et s’effondrant sur le champ de
bataille est semblable à un coquelicot fauché dans un champ, puis à
tout un champ de pavots courbés par la pluie (Énéide, IX,
433-437). Ou encore, sans que comparant et comparé appartiennent à
deux mondes dissociés, Zeus acquiesce à la demande de Thétis et
l’Olympe tout entier s’ébranle au froncement approbateur de son
sourcil (Iliade, I, 528-530). Ici l’expression arrête la
pensée, elle se « déploie ». De la blessure au champ de
pavots, du sourcil froncé à l’Olympe ébranlé, elle élargit la
parole à la vision de tout un monde : le temps de la succession
des pensées s’arrête, un espace se déploie, un autre régime de
compréhension s’enclenche.
« Il passe alors dans le discours
du poète un esprit qui en meut et vivifie toutes les syllabes.
Qu’est-ce que cet esprit ? j’en ai quelquefois senti la
présence ; mais tout ce que j’en sais, c’est que c’est
lui qui fait que les choses sont dites et représentées tout à la
fois ; que dans le même temps que l’entendement les saisit,
l’âme en est émue, l’imagination les voit, et l’oreille les
entend ; et que le discours n’est plus seulement un
enchaînement de termes énergiques qui exposent la pensée avec
force et noblesse, mais que c’est encore un tissu d’hiéroglyphes
entassés les uns sur les autres qui la peignent. Je pourrais dire en
ce sens que toute poésie est emblématique. » (Suite du
précédent.)
La parole poétique
abolit la durée. De l’expression familière des pensées,
on est passé au style de la chaire, qui les mettait en
musique ; et voici que du style, nous en venons à l’esprit
de la poésie, qui représente les choses en plus de les dire (« les
choses sont dites et représentées tout à la fois »), qui les
donne à voir (« l’imagination les voit »), qui les
peint (« un tissu d’hiéroglyphes… qui peignent [la
pensée] »).
Émotion et musique
étaient déjà au rendez-vous de l’éloquence en chaire. C’est
donc bien par la vision que l’effet synesthésique de la pensée
culmine dans l’expression poétique. Diderot décrit une
superposition, qui est d’abord une superposition dans la
sollicitation des sens, mais devient ensuite une superposition
sémiotique, un mode d’expression simultanée et superposée de la
pensée. On est passé d’une logique discursive d’enchaînement
(« un enchaînement de termes énergiques ») à une
logique iconique de déploiement (« un tissu d’hiéroglyphes
entassés les uns sur les autres ») : « toute poésie
est emblématique », c’est-à-dire que l’emblème, dont
l’image redouble le poème qu’il surplombe, et en même temps en
accomplit synthétiquement le sens, est le modèle le plus achevé de
l’expression.
II. Temporalité de l’hiéroglyphe
La description épique
est ici comprise comme l’image de l’emblème. Elle instaure une
pause dans le récit et fait retour sur la narration, qu’elle
redouble à un niveau supérieur d’expression. La durée de la
narration, fondée sur la succession et l’enchaînement, se
transmue en temporalité des hiéroglyphes, qui se déploient comme
un « tissu », un entassement pour l’œil, en un mot, un
dispositif textuel. Sur le plan de l’expression, nous sommes ici au
comble de l’élaboration, au sommet de l’artifice, lorsque la
durée de la parole donne l’illusion d’un arrêt du temps, que la
réduction de la métaphore ouvre la virtualité d’un monde.
Pourtant ce comble fait retour vers l’origine, vers le
fonctionnement primordial de la pensée :
« Mais l’intelligence de
l’emblème poétique n’est pas donnée à tout le monde ; il
faut être presque en état de le créer pour le sentir fortement. Le
poète dit : Et des fleuves français les eaux
ensanglantées Ne portaient que des morts
aux mers épouvantées. Mais qui est-ce qui voit dans la première
syllabe de portaient, les eaux gonflées de cadavres, et le
cours des fleuves comme suspendu par cette digue ? Qui est-ce
qui voit la masse des eaux et des cadavres s’affaisser et descendre
vers les mers à la seconde syllabe du même mot ? L’effroi
des mers est montré à tout lecteur dans épouvantées ;
mais la prononciation emphatique de sa troisième syllabe me découvre
encore leur vaste étendue. » (Suite du précédent.) Pour comprendre
l’emblème poétique, « pour le sentir
fortement », c’est-à-dire dans toute sa force épique , il
faut être poète soi-même. Ce niveau supérieur de l’expression
que la poésie met en œuvre en fonctionnant comme superposition
d’images, comme dispositif hiéroglyphique, suppose de la part du
lecteur une tout autre posture que celle du consommateur passif d’un
produit fini ; l’expérience poétique annule la différence
du créateur et du lecteur ; elle place le lecteur à l’origine
créatrice de l’idée, elle lui fait refaire le trajet qui va de la
pensée à l’expression, elle le ramène à ce moment
indifférencié, sans durée, d’avant l’expression, lorsque la
pensée surgit tout entière, mais n’a pas encore été décomposée
dans la succession du langage. Produire, puis consommer l’emblème
poétique, c’est revenir à cette origine d’avant le langage, de
sorte que l’expression la plus élaborée ramène la parole en
amont d’elle-même, en deçà de toute expression.
L’emblème poétique
fait retour, il pointe vers une origine, et c’est par et dans cette
boucle qu’il annule la durée mécanique de la parole et instaure
la temporalité de la représentation.
Un exemple voltairien : les cadavres de la
Saint-Barthélémy
Ce retour se manifeste
dans le premier exemple donné par Diderot par l’horrification qui
saisit le paysage tout entier face au spectacle des cadavres de la
Saint-Barthélémy. Diderot cite les deux derniers vers du chant II
de la Henriade. Dans ce chant, Voltaire imagine, sur le modèle
virgilien du récit d’Énée à Didon, que Henri IV raconte à la
reine Élisabeth d’Angleterre l’histoire des malheurs de la
France en remontant à leur origine, les massacres de la
Saint-Barthélémy qui déclenchèrent la guerre civile. Portée à
son comble, l’horreur du récit suspend la narration et prépare le
déploiement final du jeu hiéroglyphique :
« Vous frémissez, madame, à cet
affreux récit : Tant d’horreur vous surprend ;
mais de leur barbarie Je ne vous ai conté que la moindre
partie. » (vv. 347-349.) La litote dans l’ordre
du discours, le silence face à l’horreur, commandent l’ouverture
d’un espace imaginaire, d’une scène muette où déployer la
représentation visuelle de l’événement. Dans cet élargissement,
le point de vue se retourne. La narration suivait les péripéties
depuis le Louvre, depuis l’instigatrice du massacre, Catherine de
Médicis :
« On eût dit que, du haut du
Louvre fatal, Médicis à la France eût donné le
signal ; » (vv. 350-351). Déjà, la métaphore
est optique : un signal déploie sa lumière sur la carte de
France. Cependant, alors que la barbarie se répand et se généralise,
l’événement échappe à son instigatrice et l’horreur aveugle
la France entière :
« Tout imita Paris : la mort,
sans résistance, Couvrit en un moment la face de la
France ; » (vv. 352-353). Au seuil du tableau
final, Voltaire installe un aveuglement, le temps d’arrêt de la
néantisation, mais aussi de la cristallisation scopiques : la
face de la France est couverte, la lumière s’éteint à tous
points de vue. Voltaire commente, et dans son commentaire fait surgir
l’image finale :
« Quand un roi veut le crime, il
est trop obéi : Par cent mille assassins son courroux
fut servi ; Et des fleuves français les eaux
ensanglantées Ne portaient que des morts aux mers
épouvantées. » (vv. 354-357.)
Les deux premiers vers
sont dans l’ordre du discours : la maxime, le motto du
vers 354, est suivie de l’énoncé abstrait des faits, dans le
style élevé et périphrastique de la langue noble. Dans ce
registre, le réel, la réalité du crime, les victimes des
assassins, sont évacués. Ils font retour dans les deux derniers
vers, mais avec un glissement : du récit historique, on est
passé au paysage, et c’est du point de vue des « mers
épouvantées » que les cadavres sont donnés à voir. À
l’horreur d’Élisabeth entendant le récit de Henri (« Vous
frémissez madame… », v. 347) se superpose l’horreur
des mers accueillant les cadavres charriés par les fleuves :
l’image de l’emblème fait retour sur l’effet déjà énoncé
de la narration, et en même temps elle renverse cet effet, car le
point de vue n’est plus celui de la barbarie produite, mais de la
barbarie subie, et l’enjeu n’est plus symbolique (la politique du
roi), mais réel (le paysage de France).
L’œil révolté
Le paysage se révolte.
En lui et pour lui, les morts font tableau. Après la néantisation
scopique (la face, le visage de la France recouverts par la mort),
l’œil déclenche dans le tableau un retournement : c’est
désormais essentiellement la mer qui regarde.
Le lecteur s’identifie à la reine destinatrice du récit, qui
elle-même, saisie par l’horreur du massacre, s’est identifiée
aux cadavres. Par la magie de l’hiéroglyphe, les mers épouvantées
me regardent, moi lecteur, me pétrifient dans mon identification aux
morts charriés par les eaux.
Évidemment le
commentaire de Diderot semble beaucoup plus allusif, et surtout il se
situe, en apparence du moins, à un autre niveau, qui n’est pas
celui du dispositif par lequel on passe, chez Voltaire, de la
narration à l’effet scopique et au tableau. L’analyse par
Diderot des sonorités du vers voltairien est une analyse de la
langue et de son bruissement. Pourtant ce bruissement est bel et bien
donné à voir : « Mais qui est-ce qui voit […] ?
Qui est-ce qui voit la masse des eaux… ? » Cette
vision que le lecteur est sommé d’adopter est un vision sans
distance, puissante par l’indistinction de la masse des eaux à
laquelle il se trouve en quelque sorte aggloméré. « L’effroi
des mers est montré à tout lecteur » : Face à la mer,
Diderot dispose le lecteur ; mais ce qui est en face de la mer,
ce sont les cadavres ; implicitement, le lecteur est bien à
leur place.
Enfin , le jeu des
sonorités permet de dire l’instauration de l’écran, autre
manière de rendre compte de la néantisation-cristallisation
scopique : Alors que la phrase du vers semble se dérouler sans
heurt, Diderot perçoit dans l’or de portaient « le
cours des fleuves comme suspendu », c’est-à-dire l’arrêt,
le barrage des cadavres interrompant momentanément le flux tant de
l’eau que de la parole. Puis le taient de « portaient »
marque la dissolution de cette digue, la reprise du cours de l’eau,
l’écoulement des cadavres. Enfin l’adjectif « épouvantées »
tout à la fois élargit la perspective et la retourne : ce
n’est plus exactement l’œil du lecteur descendant les fleuves
avec les morts ; c’est depuis le large que la mer épouvantée
le voit arriver avec les cadavres.
Les trois temps de la représentation
Suspension, trajet,
renversement : ce sont les trois temps que l’on retrouve dans
chacune des analyses de hiéroglyphes données en exemple par
Diderot, qui va jusqu’à modifier les traductions d’Homère pour
les faire cadrer avec ce modèle. Ces trois temps ne sont pas sans
rappeler la structure saussurienne du signe : l’arrêt de la
durée, l’écran inaugural, marque le passage du réel à la
représentation, du référent au signe. Le temps, le coup d’arrêt
introduit l’hétérogénéité de quelque chose là qui vient faire
tableau, d’une coalescence qui ne passe pas : c’est
l’irruption du signifiant. Puis le trajet, la ligne du flux
(particulièrement nette dans l’it cruor de la mort
d’Euryale chez Virgile, Vers 36 ; DPV IV 171) trace la
découpe, indique le trait à la manière de la coupure sémiotique.
Enfin la rétrospection, le renversement globalisant (saisissant
quand Diderot évoque l’ἐλέλιξεν
homérique, l’ébranlement de l’Olympe alors que
Zeus accède à la prière de Thétis ; Vers 37 ;
DPV IV 173), superpose à la première image précaire la
totalité ordonnée d’un spectacle, à la manière d’un signifié.
L’hiéroglyphe
abolit donc la durée du réel, le déroulement homogène, linéaire
de l’énonciation : ou tout du moins il donne l’illusion de
suspendre cette durée et, par là, ramène le lecteur-spectateur de
la mécanique du langage au dispositif originel de la pensée. En
contrepartie de cette abolition, de ce temps d’arrêt,
l’hiéroglyphe instaure le trait, le trajet artificiel,
spectaculaire, le « pas-de-sens »
de la représentation. Alors s’ouvre rétrospectivement,
c’est-à-dire par une réversion du regard, l’épaisseur d’une
temporalité qui supplée la durée perdue. Encore une fois, cette
temporalité du hiéroglyphe n’est pas le déroulement homogène
d’une durée, mais l’épaisseur hétérogène d’un agencement
d’éléments appartenant à des temps différents. Si l’on
reprend l’analyse que Diderot fait des vers de Voltaire, on
constate qu’il oppose la restriction, la digue, par quoi s’ouvre
le hiéroglyphe (c’est l’étranglement de « portaient »)
à l’ouverture de la mer (le an d’« épouvantées »)
par quoi il se clôt : « la prononciation emphatique de sa
troisième syllabe me découvre encore leur vaste étendue ».
La durée se
représente donc linéairement, tandis que la temporalité s’agence
comme système d’espaces. Précisons même : elle s’articule
autour de deux espaces, l’espace restreint qui ouvre l’hiéroglyphe,
barré par l’écran de la représentation, et l’espace vague qui
le referme, en se libérant de cet écran : la temporalité
n’est pas la succession des cadavres jetés au fleuve, constituant
un temps une digue, puis se déversant dans la mer ; elle est le
tableau de ces éléments là, juxtaposés, constituant un agencement
global.
Considérée dans son
rapport au temps, la représentation est donc l’articulation d’une
durée arrêtée et d’une temporalité qui vient suppléer cette
durée. Sur la ligne du texte s’installe alors l’espace de la
représentation, un espace nécessairement hétérogène car c’est
de cette hétérogénéité qu’il tire l’illusion d’une
épaisseur temporelle.
III. Le moment de la scène
C’est de
l’hiéroglyphe de la Lettre sur les sourds bien plus que de
Shaftesbury que Diderot tirera sa théorie du « moment »
dans les Salons. Si nous nous appuyons toujours sur notre
distinction entre durée et temporalité, il est clair que le moment
de la représentation ne vient pas conférer à la peinture une durée
(c’est l’arrêt, l’exclusion théâtrale de la durée, qui au
contraire fonde la représentation picturale), mais une temporalité.
Le moment de la toile, c’est l’idée qui lui est sous-jacente,
c’est-à-dire un moment de la vie atemporelle de l’esprit du
peintre. Le moment, chez Diderot, est moment de la pensée, antérieur
à la représentation. Analyser une peinture, en rechercher le
moment, c’est remonter de l’actualisation matérielle que Diderot
pouvait avoir eue sous les yeux à l’activité créatrice dont la
peinture n’est qu’une mise en œuvre possible. Paradoxalement
donc pour Diderot le moment est atemporel car intellectuel. Le moment
se constitue d’abord d’un arrêt dans la durée, d’une césure
dans le temps, puis du supplément de temporalité que confère
l’agencement d’espaces hétérogènes : même dans la
peinture classique il y a plusieurs temps dans l’espace du tableau.
La toile peinte est un hiéroglyphe dès lors qu’elle n’est
jamais conçue comme un objet muséographique, matériel, positif,
mais comme essentiellement un arrangement virtuel, qui peut toujours
être modifié. Diderot s’est ainsi rendu célèbre par ses
réfections de toiles, par lesquelles se trouve annulée l’opposition
entre littérature et peinture sur laquelle j’ai ouvert mon exposé.
L’article Lépicié du Salon
de 1765
 Lépicié, La Descente de Guillaume le Conquérant en Angleterre, 1764, huile sur toile, 400x845 cm, Caen, Abbaye-aux-hommes (hôtel de ville)
Prenons pour exemple
La Descente de Guillaume le Conquérant en Angleterre, un
tableau de Michel Nicolas-Bernard Lépicié exposé au Salon de 1765.
Il s’agit du morceau d’agrément du peintre, c’est-à-dire du
tableau par lequel il avait été agréé comme académicien en
1764.
Il fut acheté par les Bénédictins de Saint-Maur, férus
d’histoire, pour l’Abbaye-aux-hommes de Caen, fondée par
Guillaume le Conquérant, et où il est enterré. Rectangulaire à
l’origine, le tableau a été cintré et se voit encore à son
emplacement du dix-huitième siècle, le réfectoire de l’abbaye,
dans les bâtiments de laquelle, depuis 1961, s’est installé
l’hôtel de ville.
Diderot ne commence
pas d’emblée par décrire le tableau. Il faut poser la durée du
récit pour pouvoir l’interrompre ; il faut entrer dans la
linéarité de la parole pour préparer le temps d’arrêt, la
césure constitutive du moment. Lépicié n’a pas la faveur de
notre critique : « Un conte, mon ami, et un propos
plaisant valent mieux que cent mauvais tableaux et que tout le mal
qu’on en pourrait dire. » (Vers 416 ; DPV XIV 240.)
Face au spectacle de la peinture, Diderot pose comme équivalent le
conte, c’est-à-dire la parole vaine (qu’on pense à l’expression
ne pas s’en laisser conter), le pur flux verbal. Il y a bien
dans la balance, d’un côté la durée du conte, l’énonciation
pure qui se dévide, de l’autre le temps d’arrêt du tableau, qui
va ou ne va pas suppléer cette durée perdue. On ne se hasarde pas
comme cela à ce temps d’arrêt, qui comporte un risque de ratage à
la hauteur de la jouissance escomptée. D’où l’entrée en
matière peu engageante de l’article consacré à Lépicié, dans
le Salon de 1765 :
« Mon ami, si nous continuions à
faire des contes ?… »
Que s’agit-il ici de
représenter ?
« Un général ne pouvait guère
faire mieux entendre à ses soldats qu’il fallait vaincre ou
mourir, qu’en brûlant les vaisseaux qui les avaient apportés.
C’est ce que fit Guillaume. Le beau trait pour l’historien !
Le beau modèle pour le Conquérant ! Le beau sujet pour le
peintre, pourvu que ce peintre ne soit pas Lépicié ! »
(Vers 416 ; DPV XIV 240.)
Diderot n’oublie pas
que le genre de l’ἔκφρασις,
dont ses Salons sont tributaires, est un genre épidictique.
Il débute donc par un éloge, même si cet éloge vise non le
tableau lui-même, mais le matériau textuel qu’il s’est tant
bien que mal efforcé d’illustrer. Ce matériau, il le définit
comme « trait » : ce n’est donc pas exactement une
durée ; le trait barre la durée, fait basculer le temps de
l’histoire dans l’espace du geste théâtral. Ce basculement est
mimé par la parataxe des trois exclamations, qui du trait textuel au
modèle théâtral, du modèle théâtral au sujet pictural,
établissent le pont de l’ut pictura poesis, l’équivalence
classique des media.
Le choix du moment
Or justement il ne
saurait y avoir de parfaite équivalence, de superposition exacte des
moyens. Lépicié a commis une double erreur : d’abord il a
choisi de représenter littéralement le trait, de figurer un temps
fort par un temps fort ; ensuite, il n’a pas mis en œuvre la
machinerie théâtrale qu’impliquait son choix.
« Quel instant croyez-vous que
celui-ci ait choisi ? Celui où la flamme consume les vaisseaux,
et où le général annonce à son armée l’alternative terrible.
Vous croyez qu’on voit sur la toile les vaisseaux en flamme ;
Guillaume sur son cheval parlant à ses troupes, et sur cette
multitude innombrable de visages toute la variété des impressions
de l’inquiétude, de la surprise, de l’admiration, de la terreur,
de l’abattement et de la joie ; votre tête se remplit de
groupes, vous y cherchez l’action véritable de Guillaume, les
caractères de ses principaux officiers, le silence ou le murmure, le
repos ou le mouvement de son armée. Tranquillisez-vous et ne vous
donnez pas une peine dont l’artiste s’est dispensé. Quand on a
du génie il n’y a pas d’instants ingrats ; le génie
féconde tout. » (DPV XIV 241.)
Le premier tableau que
Diderot propose est, face au sujet que s’est donné Lépicié, la
solution la plus facile, une solution oratoire à grands effets.
Qu’on songe ici aux trois niveaux de l’expression auxquels
Diderot faisait allusion dans la Lettre sur les sourds,
familière, éloquente et poétique : nous sommes ici au second
niveau, qui exploite au maximum les possibilités du discours. D’une
main, Guillaume devrait montrer à ses soldats Normands leur flotte à
laquelle il vient de mettre le feu pour leur interdire la fuite :
ils sont désormais acculés à vaincre ou à mourir, comme l’indique
l’inscription de l’étendard sur la droite, « VINCERE AUT
MORI ». (Ce sera la célèbre victoire de Hastings, qui donna
le trône d’Angleterre à Guillaume.) Son autre main devrait
soutenir sa parole et conduire le regard du spectateur vers
l’auditoire, qui décline toute cette gamme des passions de l’âme,
dont la peinture et la morale classiques ont mis tout leur effort à
classer les expressions, à constituer la taxinomie. C’est dans cet
esprit que, plus loin, Diderot demande : « montrez-moi sur
les visages les passions avec leur expression accrue par la lueur
rougeâtre de la flamme des vaisseaux ». Dans ce premier
tableau, la parole éloquente de Guillaume est l’articulation
centrale et majeure du dispositif ; elle s’établit comme
médiatrice entre le réel, les vaisseaux en feu, et la
représentation, l’effet produit sur les officiers et l’armée
des Normands. Le moment choisi est alors le moment de crise, où
l’événement peut basculer vers la victoire comme vers la
déroute : la représentation abolit la durée, arrête le
déroulement du temps, pour déployer la panoplie taxinomique, les
groupes, les caractères de ce que l’on serait tenté de définir
comme un « bal de têtes » normand. L’espace
imaginaire, l’espace des figures de ceux qui assistent au discours
de Guillaume, se substitue à la durée, au déroulement de
l’Histoire, suspendu le temps de la représentation.
Mais Lépicié n’a
pas choisi cette solution. Sur la toile on ne voit qu’« une
faible lueur, de la fumée qui indique que l’incendie est tombé ».
Le moment choisi n’est pas celui de la crise et de la plus haute
tension dramatique, mais le moment suivant, lorsque les vaisseaux
étant à peu près réduits en cendre (et donc probablement le
discours de Guillaume achevé) un morne abattement se répand dans
l’armée.
Le choix de Lépicié est plus difficile, mais n’est pas
impossible : « il n’y a pas d’instants ingrats ».
Il rejoint la chute du chant II de La Henriade analysée par
Diderot dans la Lettre sur les sourds : là aussi
l’hiéroglyphe surgit après le temps fort du massacre, dans
l’abattement universel qui le suit. Le ressort de la représentation
n’est plus alors le discours de Guillaume, qui relève de
l’éloquence de la chaire, mais l’effet visuel du silence et de
l’abattement, c’est-à-dire non seulement la mise en défaut de
la parole, mais une véritable dépression dans l’image :
« Je conçois seulement qu’il
faut remplacer l’intérêt du moment qu’on néglige, par je ne
sais quoi de sublime qui s’accorde très bien avec la tranquillité
apparente ou réelle et qui est infiniment au-dessus du mouvement ;
témoin ce Déluge universel du Poussin, où il n’y a
que trois ou quatre figures. » (Vers 417 ; DPV XIV
243.)
Les figures des
Normands abattus deviennent le centre et le ressort d’une
représentation que n’articule plus aucun discours. Dans le premier
tableau virtuel échafaudé par Diderot selon les règles de la
représentation classique, les soldats étaient, via le discours de
leur général, les spectateurs de l’incendie, et donc, pour nous
spectateurs de la toile, des embrayeurs visuels, des sujets regardant
vers l’objet focal de la représentation, conduisant notre regard
jusqu’à l’espace restreint de l’ignition scénique. Désormais,
les soldats sont l’objet central de la représentation. Diderot
l’avait commandé : « faites faire volte-face »
(Vers 417 ; DPV XIV 242). Il s’agissait alors de représenter
le reflux des soldats, courant d’abord vers les bateaux pour fuir,
puis faisant volte-face devant le jaillissement des flammes de
l’incendie. C’est finalement un autre volte-face qui est
réalisé : au lieu que les soldats regardent l’incendie, ce
sont leurs adversaires anglais, en bas à gauche qui assistent au
spectacle qu’ils forment au centre de la toile, comme les mers
épouvantées, chez Voltaire, assistaient au flot des cadavres.
 Poussin, L’Hiver, dit aussi Le Déluge, 1660-1664, huile sur toile, 118x160 cm, Paris, Musée du Louvre, inv. 7306 Il n’y a pas là une
simple substitution d’objets : de l’objet, on est passé à
la chose, « je ne sais quoi de sublime ». Tout autour, ça
regarde, et au centre, les figures font tableau.
À ce volte-face du
regard correspond un renversement du sens : par la comparaison
avec le tableau de Poussin, ce tableau de la bataille de Hastings,
dont les résonances patriotiques sont évidentes vingt ans après la
victoire de Fontenoy,
est désormais interprété comme un Déluge, le fiasco
technique du peintre se superposant à ce qui devient la déroute
d’une armée pourtant historiquement victorieuse.
Le tableau de Lépicié
n’ayant pas réussi la cristallisation scopique nécessaire à la
constitution de la scène visuelle, c’est en fait le texte de
Diderot qui en fournit le supplément, par le biais d’une véritable
installation virtuelle, où se trouvent superposés le Guillaume
éteint de Lépicié, le Guillaume flamboyant tel que l’aurait
peint Le Brun, et le Déluge sublimement éteint de Poussin.
Le texte bricole une temporalité de la scène à partir de cette
superposition de représentations hétérogènes.
C’est à partir de
ce bricolage que surgit la première formulation théorique par
Diderot de l’instant prégnant :
« Mais qui est-ce qui trouve de ces
choses-là ? et quand l’artiste les a trouvées, qui est-ce
qui les sent ? Au théâtre, ce n’est pas dans les scènes
violentes, où la multitude s’extasie, que le grand acteur me
montre son talent ; rien n’est si facile que de se livrer à
la fureur, aux injures, à l’emportement. C’est, prends un
siège, Cinna ; et non pas
Un fils tout dégouttant du meurtre
de son père, Et sa tête à la main, demandant
son salaire,
qu’il est difficile de bien dire.
L’auteur qui fait ici le rôle de l’instant dans la peinture, est
pour la moitié de l’effet de la déclamation. C’est lorsque la
passion retenue, couverte, dissimulée, bouillonne secrètement au
fond du cœur, comme le feu dans la chaudière souterraine des
volcans, c’est dans le moment qui précède l’explosion, c’est
quelquefois dans le moment qui la suit, que je vois ce qu’un homme
sait faire ; et ce qui me rendrait un peu vain, ce serait de valoir
quelque chose quand les tableaux ne valent rien. C’est dans la
scène tranquille que l’acteur me montre son intelligence, son
jugement. C’est lorsque le peintre a laissé de côté tout
l’avantage qu’il pouvait tirer d’un moment chaud, que j’attends
de lui de grands caractères, du repos, du silence, et tout le
merveilleux d’un idéal rare et d’un technique presque aussi
rare. Vous trouverez cent peintres qui se tireront d’une bataille
engagée, vous n’en trouverez pas un qui se tire d’une bataille
gagnée ou perdue. » (Suite du précédent.)
L’instant prégnant
n’est pas comme on le croit souvent le moment culminant du suspens
dramatique, l’acmé de la narration, mais au contraire un temps
faible par quoi le spectateur puisse restituer le trajet jusqu’au
temps fort, c’est-à-dire non pas une, mais deux scènes
hétérogènes, dont la composition picturale donnera l’illusion
contradictoire de la simultanéité et de l’hétérogénéité,
d’un même temps et de deux espaces. Le moment pictural, qui est
aussi le moment de la pensée, sera donc de façon privilégiée « le
moment qui précède l’explosion », une expression dont on
peut apprécier les résonances érotiques et qui dit assez ce que la
pensée doit à la jouissance. Il y a temporalité lorsque ce temps
faible de la représentation est mis en avant, de la même manière
que Proust suggérait d’identifier toujours le passage du temps à
une perte de sens : c’est le temps faible du bal de têtes,
avec ses figures dérisoires (ici le moment qui suit l’explosion de
la Guerre), qui seul permet au narrateur de restituer la temporalité
des figures que la Recherche avait fixées.
La double scène
Ici, Diderot met
aussitôt en abyme son modèle théorique : point d’explosion
chez Lépicié, où bouillonne secrètement, mais à son insu, un
sujet sublime. Le commentaire de Diderot met en évidence la
potentialité explosive du sujet en partant de la scène faible de
Lépicié : Diderot ne vaut ainsi quelque chose que quand les
tableaux ne valent rien.
Enfin cette pratique
de la double scène aura ses répercussions dans la théorisation
théâtrale de Diderot. C’est par le jeu entre le salon et la
scène, deux espaces hétérogènes qu’il fusionne dans la fiction
qui encadre Le Fils naturel, que Diderot théorise le
dispositif de l’effraction scénique. C’est ensuite le jeu entre
« scène haute » et « scène basse », dans le
Paradoxe sur le comédien, qui lui permet de dépasser
l’opposition entre sensibilité et sang froid par la théorie du
modèle idéal. Le fonctionnement même de la pensée diderotienne
procède de cette double scène et du trajet qu’elle institue,
c’est-à-dire d’une représentation conçue, au-delà même des
dispositifs qu’elle articule, comme installation. C’est ce
fonctionnement qui introduit la temporalité dans la représentation,
là où la spatialité pure du dispositif ne faisait qu’abolir la
durée.
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