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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le temps comme refus de la refiguration : Diderot post-herméneutique ? », Diderot et le temps, Textuelles, dir. S. Lojkine et A. Paschoud, Presses universitaires de Provence, Aix-en-Provence, 2016, p. 163-176 Le temps comme refus de la refigurationDiderot post-herméneutique ? Stéphane Lojkine La
trilogie Temps et récit de
Paul Ricœur
constitue sans doute l’une des entreprises contemporaines les plus
impressionnantes pour penser philosophiquement le temps en faisant la
somme d’une tradition philosophique qui remonte à Aristote et à
Augustin et du dépassement phénoménologique de cette tradition par
Husserl et par Heidegger.
Pour opérer cette vaste synthèse, Ricœur fait appel à la
littérature et à ce qui, en elle, constitue selon lui le moteur
essentiel de la fabrique de la fiction : le récit. Notre
appréhension du temps serait toujours affaire de récit,
c’est-à-dire d’une configuration narrative de notre expérience
du temps.
Ricœur oppose
d’abord deux modes de configuration, celle qu’opère l’histoire,
sur la base d’une reconstitution de l’intelligibilité des
événements, et celle qu’opère la littérature, à partir de
l’élaboration structurale d’une intrigue. Alors que le récit
historique vise l’établissement d’une compréhension linéaire
du temps, de ce que Ricœur appelle le temps cosmique, l’intrigue
construit un monde fictionnel, c’est-à-dire une reconfiguration
de l’histoire en monde, ou autrement dit une configuration seconde.
Surgit alors une troisième dimension de l’expérience du temps,
qui est la mise à l’épreuve du récit dans la lecture :
l’expérience, la compréhension du récit opère une configuration
tierce du temps. Ces trois niveaux, qui définissent selon Ricœur
les trois niveaux de la mimésis,
lui permettent d’opérer le déplacement fondamental d’une
phénoménologie du temps, jugée aporétique, vers une
herméneutique.
Le concept clef
de l’herméneutique ricœurienne du temps est le concept de
configuration, ou plutôt de refiguration, puisque le matériau qu’il
s’agit de configurer est, dès que l’on passe de l’histoire à
la fabrique de la fiction, et a fortiori
de la poétique à la lecture, déjà une configuration du temps. La
refiguration narrative place la figure au cœur du dispositif
conceptuel qui permet de penser le temps, au moment même où la
narratologie genettienne se déploie autour des trois Figures,
et en mobilisant un corpus littéraire très circonscrit dans le
temps : A la recherche du temps perdu
de Proust (1906-1922), La Montagne magique
de Thomas Mann (1912-1923), Mrs Dalloway
de Virginia Woolf (1925). L’époque
de ce corpus peut être caractérisée comme celle d’une certaine
mise en crise de l’intériorité :
l’effort
en quelque sorte désespéré de
refiguration de soi et du monde à quoi s’occupe
cette littérature
s’avère particulièrement adapté au projet herméneutique
ricœurien. Mais qu’en
est-il de l’expérience littéraire du temps avant Proust et après
Woolf ? D’autre part
les grandes avancées de la physique contemporaine dans la
modélisation du temps, et notamment la postulation par Einstein d’un
espace-temps qui rend obsolète la notion de temps cosmique, ne sont
pas prises en compte par Temps et récit :
or la notion même d’aporie,
qui joue un rôle fondamental dans la démonstration de Ricœur,
repose sur cette linéarité du temps cosmique dont elle éprouve la
limite.
On montrera ici,
à partir de l’œuvre et de la pratique de Diderot, qu’il est
possible, et même nécessaire, de penser le temps en dehors du
paradigme du récit. Chez
Diderot, le concept de figure
est irréductible à l’expérience du temps, qui
est d’abord la mise à l’épreuve d’une vicissitude ;
la
parole, le discours, c’est-à-dire tout ce qui met en œuvre la
configuration d’un récit, reposent
sur une pensée sans durée, de sorte qu’elles ne visent
certainement pas la représentation du temps, mais bien plutôt de
l’idée, ou de la vérité, et que le temps ne s’y manifeste que
de façon seconde et
comme falsification ; enfin,
une appréhension du temps qui ne serait pas enfermée dans
l’expérience par le sujet de sa propre intériorité nécessite de
poser l’extériorité d’un hors-temps : ce qui constitue une
impossibilité logique dans le cadre conceptuel
augustino-aristotélicien devient possible avec l’espace-temps de
la physique contemporaine. Diderot
n’avait certes pas anticipé les découvertes de la relativité et
les possibilités théoriques de la physique quantique. Mais la
pratique de l’expérience de pensée et l’observation de la
catalepsie lui ont permis, selon une méthode que nous
caractériserions peut-être un peu vite aujourd’hui de
pré-scientifique, de
penser la pluralité simultanée des temps et le travail de la
négativité qui sous-tend cette pluralité.
Il
ne s’agit pas pour autant d’opposer, par cette étude de cas,
Diderot à Ricœur, ni même de dégager la modernité
d’une pensée : plutôt d’opérer un décentrement. Le
dépaysement radical dans lequel Diderot nous plonge pourrait nous
aider à franchir le pas d’une théorisation post-herméneutique
des sciences humaines.
I. L’expérience du temps
Il faut d’abord repartir d’une phénoménologie
diderotienne du temps : l’expérience de la durée, chez
Diderot, n’est pas celle d’un déroulement des événements, mais
plutôt d’un accident entraînant des vicissitudes. C’est le
modèle matérialiste lucrétien du clinamen.
La catastrophe originaire
Au début des
Essais sur la peinture,
Diderot décrit le travail du temps sur le visage d’une femme qui,
dans sa jeunesse, a perdu les yeux :
« L’accroissement
successif de l’orbe n’a plus distendu ses paupières. Elles sont
rentrées dans la cavité que l’absence de l’organe a creusée ;
elles se sont rapetissées. Celles d’en haut ont entraîné les
sourcils ; celles d’en bas ont fait remonter légèrement les
joues. La lèvre supérieure s’est ressentie de ce mouvement et
s’est relevée. L’altération a affecté toutes les parties du
visage, selon qu’elles étaient plus éloignées ou plus voisines
du lieu principal de l’accident. Mais croyez-vous que la difformité
se soit renfermée dans l’ovale ? » (Ver, IV, 467 ;
DPV, XIV, 343.)
Le temps se marque à
partir d’une absence :
l’œil manque. Depuis ce trou liminaire, des déformations
successives se constatent au bord de l’accident. Le temps se
manifeste comme altération au seuil d’un irreprésentable. Cette
altération est irrépressible, dépassant l’ovale du visage,
contaminant insensiblement la totalité de la figure, les épaules,
la gorge et jusqu’aux pieds pour le second exemple convoqué, celui
du bossu.
Il s’agit de
voir l’œil qui manque, mais de le voir hors de ce manque, loin de
l’orbite creuse : dans le
merveilleux spectacle d’une gorge de femme, dans l’énigme d’un
pied découvert dépassant d’un voile qui couvre la figure, il
faudrait percevoir la lacune originaire, le défaut qui explique
tout, le principe d’altération qui est aussi le principe de
singularité. Le temps a défiguré la figure mais, la défigurant,
l’a rendue absolument singulière, unique du point de vue de la
nature qui, convoquée, ne se trompera pas. Le temps a construit la
figure comme défiguration, mais comme défiguration insensible,
invisible. La notion même de figure, à partir de laquelle Diderot
pourrait bâtir un Traité de peinture,
se dérobe et se défait : il n’y aura pas de traité.
Le temps n’imprime donc pas seulement la contagion d’une
vicissitude :
il est saisi dans l’œuvre, en son cœur, comme refus de la
refiguration ; le dispositif de
l’œuvre empêche de
refigurer ce qui, par le jeu, le concours du temps, se dérobe comme
défiguration, comme catastrophe originaire.
Ruine et vicissitude
Devant trois paysages
de Julliart, au Salon de 1767, Diderot se désespère de voir le
peintre aligner platement arbres, eaux et montagnes. Et de décrire
la poésie d’un beau paysage :
« il
faut savoir […] donner aux montagnes un aspect imposant ; les
entrouvrir, en suspendre la
cime ruineuse au-dessus de ma tête, y creuser des cavernes, les
dépouiller dans cet endroit, dans
cet autre, les revêtir de mousse, hérisser leur sommet d’arbustes,
y pratiquer des inégalités poétiques ; me rappeler par elles
les ravages du temps, l’instabilité des choses, et la vétusté du
monde » (Ver, IV, 644 ;
DPV, XVI, 252).
Le paysage n’est
pas seulement une disposition
spatiale : il doit « être touché fortement »,
mettre en œuvre « une certaine poésie », produire un
effet sublime que Diderot identifie à celui des « ravages du
temps ». Comment insuffler cette poésie du temps destructeur à
ce qui se présente d’abord comme une simple topographie des
lieux ? Diderot entrouvre les montagnes, menace d’éboulement
leur « cime ruineuse », les perce de trous, les
dépouille : il les défigure, les ruine, les sape. La
poétisation du paysage est une véritable entreprise de destruction,
qui installe la vicissitude au cœur du tableau. La description
dynamite son objet ; elle donne à voir le temps par cette
altération. Ce mouvement est exactement à l’inverse d’une
refiguration : Diderot est au contraire parti d’un paysage
plein, d’une disposition ordonnée des lieux, de la campagne
produite par Julliart. Y faire sentir la profondeur du temps suppose
d’introduire dans cette plénitude de matière naïve du creux, de
l’instable, du ruineux. Julliart nous prépare aux ruines de
Robert :
« L’effet
de ces compositions, bonnes ou mauvaises, c’est de vous laisser
dans une douce mélancolie. Nous attachons nos regards sur les débris
d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un
temple, d’un palais, et nous revenons sur nous-mêmes ; nous
anticipons sur les ravages du temps ; et notre imagination
disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons. A
l’instant la solitude et le silence règnent autour de nous. Nous
restons seuls de toute une nation qui n’est plus. Et voilà la
première ligne de la poétique des ruines. »
(Ver, IV, 699 ; DPV, XVI, 335)
A nouveau,
le temps se fait sentir par ses ravages. Mais là encore il impose
une projection à partir d’un support instable : « nous
attachons nos regards sur les débris » ; il faut
souligner l’antinomie de l’attachement et des débris, de ce que
le regard cherche à fixer et de ce qui, comme ruine, se présente
comme impossible à fixer.
Mais surtout, à
l’image de la ruine, déployée sur la toile dans toute sa
matérialité plastique, vient se superposer une image seconde,
virtuelle, celle des « édifices mêmes que nous habitons »,
que nous ruinons en imagination.
Le tableau devient interface : en sa profondeur — les édifices
dont il présente en surface la ruine ; en sa projection — le
même ravage du temps, mais opéré dans le futur sur nos propres
habitations. Le motif de la vicissitude, le thème du ravage ne doit
pas nous faire illusion : il ne révèle pas une conception
diderotienne du temps, une sorte de pessimisme devant l’altération
inéluctable des choses ; le ravage organise la superposition
imaginative. L’introduction du temps dans la peinture permet cette
superposition : d’un
côté, l’image réelle, la matérialité plastique de l’image,
leurrante, opaque, s’interpose comme écran ; de l’autre,
extrapolée à partir de ce leurre, projetée par l’imagination,
l’image virtuelle d’une impossible défiguration (l’œil de
l’aveugle), la dissémination d’une catastrophe (nos habitations
dispersées), la déstabilisation généralisée d’un paysage. Le
temps se manifeste donc dans le double jeu du plastique et du
virtuel, de ce qui a consistance d’écran et de ce qui a
l’inconsistance
de la ruine.
II.
Temps
de la parole, temps de la
pensée
Le jeu est le
même dans le langage. Avec
le langage, nous devrions
glisser
d’une phénoménologie à une herméneutique du temps : on
pourrait penser qu’une des fonctions de la parole est de formuler
l’expérience du temps, et par là de la configurer, de
l’interpréter. Chez Diderot pourtant, la dépression originaire
qui se manifeste chaque fois qu’il est confronté à l’expérience
du temps interdit cette configuration.
Négation et projection
C’est, dans la
Lettre sur les sourds,
l’exemple de Cicéron au début du Pro Marcello :
« Quand
Cicéron commence l’Oraison pour Marcellus par Diuturni
silentii, Patres Conscripti, quo eram his temporibus usus,
etc. l’on voit qu’il
avait eu dans l’esprit antérieurement à son long silence une idée
qui devait suivre, qui commandait la terminaison de son long silence
[…]. Qu’est-ce qui déterminait Cicéron à écrire Diuturni
silentii au génitif, quo
à l’ablatif, eram à
l’imparfait, et ainsi du reste, qu’un ordre d’idées
préexistant dans son esprit, tout contraire à celui des
expressions, ordre auquel il se conformait sans s’en apercevoir,
subjugué par la longue habitude de transposer ? » (Ver,
IV,
25 ; DPV,
IV, 154-155.)
Comme la Ruine
de Robert, la phrase de Cicéron fonctionne comme interface entre une
antériorité qui la programme syntaxiquement et une idée qui doit
suivre, dont la phrase exprime le suspens. La
phrase s’inscrit dans une temporalité parce qu’elle superpose
une analepse et une prolepse, un silence et une syntaxe qui la
précèdent, une prise de position et une stratégie politique qui
vont suivre. Le long silence de Cicéron, républicain battu dans un
Sénat désormais contrôlé par les partisans de César, installe,
avant la phrase, et la démarrant, la catastrophe politique
liminaire, le néant verbal, l’abîme d’une parole qui paraît
désormais impossible.
Ici encore, le nœud originaire à partir duquel se noue l’expression
du temps, est une lacune, un effondrement : diuturni
silentii, du long silence auquel
moi, le plus grand de tous les orateurs, j’ai été réduit.
Il
y a un ordre syntaxique du déroulement, une structure de la phrase,
charpentée par le jeu des cas. Par rapport à cette structure,
l’ordre sera naturel ou inversé. Mais, dans l’ordre de la
pensée, cette succession du déroulement est sans importance :
la pensée fonctionne par
scène, globale et simultanée.
« Je
me figure Cicéron montant à la tribune aux harangues, et je vois
que la première chose qui a dû frapper ses auditeurs, c’est qu’il
a été longtemps sans y monter ; ainsi diuturni
silentii, le long silence qu’il
a gardé, est la première idée qu’il doit leur présenter,
quoique l’idée principale pour lui ne soit pas celle-là, mais
hodiernus dies finem attulit ;
car ce qui frappe le plus un orateur qui monte en chaire, c’est
qu’il va parler, et non qu’il a gardé le silence. » (Ver,
IV, 26 ; DPV,
IV, 156.)
Cette
fois ce n’est plus la phrase, mais la figure qui dans la scène
fait interface entre deux points de vue, celui du spectateur sur le
silence passé et celui de l’orateur sur la parole à venir. Le
glissement des temporalités en points de vue prépare l’abolition
de la temporalité : prise dans le chiasme d’un double regard,
la scène s’arrête, fait tableau dans le suspens du génitif. Le
temps s’abolit alors même qu’il n’est question que du temps,
diuturni. Ce temps est
identifié à la figure de l’orateur prise entre le silence et la
parole : « Je me figure
Cicéron… » Mais cette refiguration d’une scène suppléant
à la phrase dont elle est extrapolée s’avère vite impossible :
les points de vue de l’orateur et des spectateurs sont
irrémédiablement inconciliables, relèvent de deux temporalités
disjointes. La figure superpose cette disjonction : un temps du
silence sous-tend le temps de la parole, une négation originaire
(« il a été longtemps sans y monter »), précédant
l’ouverture de la parole (« ce qui frappe le plus un orateur,
c’est qu’il va parler »). La parole de Cicéron ne va pas
refigurer le silence, mais au contraire le placer dans le suspens du
génitif, diuturni silentii,
dans l’instabilité projective de ce suspens, en l’identifiant à
l’interface figurale du dispositif scénique : une parole fait
écran à un silence, Cicéron parlant défigure Cicéron qui se
tait.
Il n’y a donc
pas simplement dans ce choc
dynamique des temporalités deux images hétérogènes affrontées,
mais les trois termes d’un dispositif :
entre la négation originaire du diuturni silentii
et la projection représentative du finem attulit
s’interpose la figure, l’interface de Cicéron montant à la
tribune. Le jeu des hétérogènes constitutif de la temporalité
diderotienne est un jeu à trois termes : négation, projection
et figure. Ce jeu donne la forme du refus de la refiguration.
Le faisceau de la pensée
Diderot en
propose une formulation plus abstraite et
plus générale dans les Éléments de physiologie,
au chapitre II de la troisième partie, « Phénomènes du
cerveau », « Entendement » :
« Les
objets agissent sur les sens ; la sensation dans l’organe a de
la durée ; les sens agissent sur le cerveau, cette action a de
la durée : aucune sensation n’est simple ni momentanée, car
s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, c’est un faisceau. De
là naît la pensée, le jugement. » (Ver, I, 1284 ; DPV,
XVII, 462.)
La
formulation est abrupte ; il
s’agit de penser la pensée. Pour le faire, Diderot commence par
poser une double durée, ou, si l’on préfère, une double
temporalité :
il y a d’abord le temps de « la sensation dans l’organe »,
de l’empreinte qui se fait des objets sur les sens. Il y a ensuite
la traduction de cette empreinte dans le cerveau, la transposition de
la sensation dans l’intellection : un temps pour sentir, un
temps pour comprendre. Mais Diderot ne se représente pas ces deux
durées, ces deux temporalités, comme successives et
s’enchaînant. Pour lui,
elles forment un faisceau :
l’ensemble qui
constitue la sensation, dans
l’organe et dans le cerveau, est
fait de traits réactifs, de flux nerveux qui, persistant légèrement
après leur émission, entrent en interaction les uns avec les
autres, non seulement comme
compréhensions multiples déteignant
l’une sur l’autre, mais
comme mélange hétérogène de réception brute et de message
élaboré. Ce
faisceau de traits
concurrents, de perceptions
et d’intellections mêlées,
constitue le dispositif de
la pensée : la
conjonction dont il résulte est aussi une conjonction de
temporalités.
La pensée, le
jugement, sont l’interface du faisceau de la sensation, le
troisième terme entre la perception dans l’organe et
l’intellection dans le cerveau, entre la catastrophe ou la négation
perceptive (l’expérience sensible comme négation de soi, la
sensation qui submerge et anéantit) et la virtualisation, la
projection imaginative (le ressaisissement par la construction d’un
sens, la conceptualisation de la sensation). Diderot ne parle pas
d’interface, mais de coexistence :
« Par
la raison qu’elles sont durables, il y a coexistence de sensations.
L’animal sent cette coexistence. Or
sentir deux êtres coexistants, c’est juger. Voilà le jugement
formé » (Ibid.,
Ver, I, 1284 ;
DPV, XVII, 462).
On
touche ici à un paradoxe essentiel : Diderot
a commencé par poser une double durée de la sensation. Cette double
durée lui permet de penser la pensée comme coexistence des
sensations. La durée conditionne, produit la coexistence : or
cette coexistence, dont Diderot forme l’hypothèse dès la Lettre
sur les sourds, lui permet
précisément d’abolir la durée dans la représentation de la
pensée. Ce que nous énonçons successivement, nous l’avons pensé
simultanément. Mieux : la simultanéité, c’est-à-dire la
coexistence des sensations constitutives de la pensée, définit la
nature hors-temps, non successive, non durable de la pensée. C’est
un faisceau, c’est-à-dire un dispositif : une conjonction
instantanée.
Ici se dessine
plus nettement ce que nous voyions à l’œuvre de façon plus
intuitive dans les Salons :
l’expérience du temps revient toujours, chez Diderot, à une durée
ou à un système de durées, articulées à une négation de la
durée, ou un vide, une absence, une catastrophe : d’un côté,
les altérations, les vicissitudes, les ravages du temps, le
rapetissement des chairs sur le visage de la femme aveugle, la
ruine d’une montagne que le temps creuse de trous, la dispersion
des édifices que nous habitons, toutes expériences qui dilatent le
temps ; de l’autre côté, l’œil manquant, la vétusté du
monde, la solitude et le silence autour de nous : une expérience
du dénuement, une réduction au un et au nu qui est
une abolition de la durée, la boucle d’un retour sur soi dans
l’abîme.
III.
Paradoxes
du hors-temps
Pour
saisir la vicissitude du temps, Diderot pose l’extériorité d’un
hors-temps de la pensée. Ce n’est pas seulement la simultanéité
du hiéroglyphe de la Lettre sur les sourds,
ni de l’accord des cordes du clavecin-philosophe dans Le
Rêve de D’Alembert ;
c’est le hors-temps de l’expérience de pensée qui va permettre
de suppléer l’expérimentation physique que la science des
Lumières ne peut pas pratiquement mettre en œuvre. Le hors-temps
permet le basculement décisif d’une problématique de la figure
(refiguration / défiguration) vers une logique du dispositif :
le hors-temps est le hors-scène du dispositif, par quoi nous sortons
du cadre épistémologique de l’herméneutique. Depuis le
hors-temps, il n’y a ni je,
ni relation. Et c’est pourtant lui qui permet de penser le temps
comme relation, comme liaison.
Le latus
des temporalités
En
effet,
entre la
dilatation du temps en vicissitude et la
réduction du temps en abîme,
il faut poser une liaison, un latus.
Ainsi, dans Le Rêve de D’Alembert,
quand Diderot réduit en poudre le groupe de Falconet :
« Lorsque
le bloc de marbre est réduit en poudre impalpable, je mêle cette
poudre à de l’humus ou terre végétale ; je les pétris bien
ensemble ; j’arrose le mélange, je le laisse putréfier un
an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien. » (Ver, I,
613 ; DPV, XVII, 94.)
Il s’agit
d’articuler deux hétérogènes, la matière inerte, le bloc de
marbre, et la matière pensante, moi, celui qui arrose, le
philosophe. Ces deux substances renvoient elles-mêmes à deux
temporalités que pointe de façon humoristique la formule « le
temps ne me fait rien » : car si a priori
le temps ne fait rien au bloc de marbre, qui est supposé éternel,
il n’est pas indifférent
au philosophe qui arrose et ne peut s’offrir le luxe d’arroser
éternellement…
Il y a donc, entre les deux matières à conjoindre, l’inerte et la
pensante, la différence d’un temps de la vie et d’un hors-temps
de la pierre, différence que Diderot se plaît malignement à
intervertir : en effet, par l’expérience virtuelle qu’il
imagine, le marbre pulvérisé entre en vicissitude, s’altère,
produit de l’humus, sur lequel on sème des pois, des fèves, des
choux, qu’on mange.
« Vrai
ou faux, j’aime ce passage du marbre à l’humus, de l’humus au
règne végétal, et du règne végétal au règne animal, à la
chair. » (Ver, I, 613 ; DPV, XVII, 95.)
C’est le marbre
qui passe l’épreuve du temps, se transforme dans le temps. Pour
Diderot,
le philosophe qui arrose, au contraire, « le temps ne me fait
rien », je suis
dans le hors temps de l’expérimentateur, dans l’extériorité
sans durée du dispositif d’observation.
À partir de
cette interversion de la durée vivante et du hors-temps de la
skepsis, de ce chiasme
de la vicissitude et de la sensibilité, il s’agit d’introduire
le troisième terme, le latus
qui fera le lien « entre l’humus et moi » :
« rendre le marbre comestible », « je fais donc de
la chair ou de l’âme, comme dit ma fille, une matière activement
sensible […] car vous m’avouerez qu’il y a bien plus loin d’un
morceau de marbre à un être qui sent, que d’un être qui sent à
un être qui pense » (ibid.).
Il faut apprécier
ici la jubilation transgressive d’un Diderot très fier de son
raisonnement délirant. Mais, et c’est tout le jeu et l’équilibre
du Rêve de D’Alembert,
le délire du raisonnement jette les fondements sérieux, les formes
de la machine à penser matérialiste. « Il y a bien plus loin
de… à…, que de… à… » : ce
sont bien là deux durées, deux vicissitudes qui sont posées,
comme, dans les Éléments de physiologie,
celles des deux sensations à partir desquelles penser la pensée.
Entre les deux, le latus,
la liaison est l’interface qui ordonne le temps comme exclusion du
temps : à moi, le philosophe, le jardinier, l’expérimentateur,
« le temps ne me fait rien ».
Et Diderot reviendra
sur cette négation quelques pages plus loin :
« Diderot. Me
permettriez-vous d’anticiper de quelques milliers d’années sur
les temps ?
D’Alembert.
Pourquoi non ? Le temps n’est rien pour la nature. »
(Ver, I, 615 ; DPV, XVII, 98.)
Cette négation
constitutive ne peut plus ici, comme dans l’exemple du Diuturni
silentii, être simplement
pensée comme coexistence, simultanéité d’un dispositif temporel
qui se substituerait au modèle discursif du temps successif, continu
et enchaîné. Elle ouvre une disproportion et implique un
absentement, la position d’extériorité de l’opérateur de
pensée : la nature, comme le philosophe qui arrose, est en
effet l’instance qui pense la vicissitude, et ne peut la penser
qu’en s’en excluant. Le hors-temps de la pensée du temps est une
négation mais aussi une totalisation.
Le temps n’est rien pour la nature, le temps ne me fait rien parce
que l’opérateur de pensée n’y est pas immergé mais le
totalise. Or cette totalisation implique une immersion : la
nature n’est pas hors de la nature pour observer sa vicissitude
comme je ne suis pas hors du temps pour arroser mon bloc de marbre.
La position hors-temps, constitutive du dispositif de temporalité,
abolit, inclut par totalisation le hors-temps, et défait ce qu’elle
a institué.
Catalepsies : le temps insensible
Ce cercle logique, dont
le chiasme est une première approche figurale, donne la forme
paradoxale de la discontinuité essentielle du temps diderotien, et
pose le principe du refus de la refiguration. La position de la
refiguration est la position hors-temps, à quoi le temps ne fait
rien, pour quoi le temps n’est rien. Or cette position fait tomber
le hors-temps dans le temps par totalisation du processus qu’elle
permet d’observer.
Diderot en donne
un exemple saisissant dans le
Voyage de Hollande :
« Un
ministre de La Haye monte en chaire, prêche, s’arrête au milieu
de son sermon, se croit dans sa stalle, entonne un psaume, le peuple
lui répond ; le psaume fini, il reprend son discours
précisément où il s’était interrompu, le continue et l’achève ;
et quand il est descendu de chaire, il n’a pas la moindre
conscience de ce qui s’est passé. » (DPV, XXIV, 161-162)
Le prêtre
mystique saute de son prêche
au chant du psaume, puis saute à nouveau du psaume au prêche.
Depuis le prêche,
il n’a pas conscience de l’écart du psaume, dont la durée a
pour lui été nulle. Il fait donc l’expérience d’une
coexistence en lui de deux temporalités exclusives l’une de
l’autre, niant chacune l’autre. Il faut introduire
l’observation d’un tiers pour constater, penser, formuler cette
double temporalité du prêche et du psaume, de la parole publique,
singulière, et du chant communautaire depuis sa stalle. Mais ce
tiers est-il possible ? Le peuple entraîné par l’élan
mystique du prêtre répond à l’appel du psaume. Le saut d’une
temporalité à l’autre déclenche une contagion, une totalisation,
qui exclut de facto
l’extériorité observatrice d’un témoin.
Diderot revient
sur cette anecdote du Voyage de Hollande
dans les Éléments de physiologie :
« Point
de penseurs profonds, point d’imaginations ardentes qui ne soient
sujets à des catalepsies momentanées. Une idée singulière se
présente, un rapport bizarre distrait, et voilà la tête perdue, on
revient de là comme d’un rêve : on demande à ses auditeurs,
où en étais-je ? Que disais-je ? Quelquefois on suit son
propos, comme s’il n’avait point été interrompu. Témoin le
prédicateur hollandais. » (I, 3, « Homme » ;
Ver, I, 1279 ; DPV, XVII, 328-329.)
La catalepsie est
la dépression temporelle, la manifestation d’une défection,
l’ouverture d’un laps par laquelle, à la bordure de l’abîme,
se révèle le dispositif du temps. Diderot n’identifie plus cette
catalepsie à la pathologie douteuse d’un prédicateur mystique, il
en fait le symptôme du génie : c’est
la marque du penseur profond, de l’imagination ardente. C’est
donc la forme exacerbée de la pensée en général.
Le saut d’une temporalité à l’autre n’est plus décrit comme
une simple rupture entre deux hétérogènes, mais comme
l’établissement d’« un rapport bizarre » : la
disjonction est une liaison, le décrochage est un rapport.
Cette liaison, ce rapport manifestent l’émergence de la pensée,
mais la manifestent comme négation originaire, comme égarement dans
l’abîme : « et voilà la tête perdue, on revient de là
comme d’un rêve ».
Diderot
donne un autre exemple au chapitre 2 de la IIIe partie :
« Actions
intellectuelles interrompues et reprises après un long intervalle ;
phénomène à expliquer. Je ne sais si j’ai fait mention de cet
homme, qui reçoit dans la tempe le coup du bras du levier d’un
pressoir ; il reste six semaines sans connaissance, au bout de
ce temps il revient de son état comme du sommeil ; il se
retrouve au moment de l’accident, et continue à donner des ordres
pour son vin. On sait l’histoire de cette femme qui continue son
discours interrompu par une attaque de catalepsie. »
(III, 2 ; Ver, I, 1286 ; DPV, XVII, 465-466)
Diderot insiste
sur la continuité réelle de chaque expérience de temporalité, que
le coma, l’accident cataleptique, le saut vers une autre
temporalité semblent briser. Il n’y a pas de rupture du temps,
mais des superpositions
de durée que révèlent les manifestations d’absentement de
soi-même.
« Un
ouvrier, dont le spectacle faisait tout l’amusement de ses jours de
repos, est attaqué d’une fièvre chaude occasionnée par le suc
d’une plante venimeuse qu’on lui avait imprudemment administré.
Alors cet homme se met à réciter des scènes entières de pièces,
dont il n’avait pas le moindre souvenir dans l’état de santé.
Il y a plus. C’est qu’il lui est resté une malheureuse
disposition à versifier. Il ne sait pas le premier des vers qu’il
débitait dans sa fièvre, mais il a la rage d’en faire. »
(III, 3 ; Ver,
I, 1289 ; DPV,
XVII, 469-470.)
Dans cet exemple,
le temps de la vie est superposé au temps du théâtre, dont
l’ouvrier est particulièrement friand. Mais Diderot prend la peine
de décrire les causes de l’attaque : « le suc d’une
plante venimeuse » fait le lien entre les deux temporalités ;
il instille la fièvre qui réveille la mémoire enfouie des vers
entendus au théâtre. Nous n’oublions rien : c’est son
humilité sociale qui persuadait l’ouvrier de sa méconnaissance,
qui jetait pour lui l’écran de l’oubli entre le temps du théâtre
et le temps de la vie, écran dont la fièvre lève l’inhibition.
Le suc venimeux est le troisième terme, le révélateur du
dispositif temporel : il active l’interface sociale entre la
vie de l’ouvrier et la
culture du théâtre, entre ces deux temporalités qui s’ignorent.
Le poison est l’agent extérieur, la position hors-temps qui
établit le rapport des temps. Mais cette extériorité est mortelle,
ou en tous cas menace de mort l’ouvrier, ne peut se résoudre que
par la mort ou l’assimilation (la totalisation de ce qui est
observé). Le résultat de l’assimilation est la fusion des
temporalités. L’ouvrier oublie à nouveau les vers entendus au
théâtre mais « il a la rage d’en faire ».
Formellement, cette rage constitue, sur un nouveau plan, une
rémanence de la fièvre dont il est sorti ; sur le fond, la
rage de faire des vers transpose le désir poétique originel et
cherche à frayer un latus
entre l’autre monde de la temporalité théâtrale et le monde
pratique de l’ouvrier, sa temporalité active, le faire
qui la caractérise. L’ouvrier poète devient une figure
oxymorique, la figure interface d’une scène permanente qui, sous
une forme excentrique, cocasse, représente la scène universelle de
la temporalité de la pensée : théâtralisant l’écran
social de son inhibition, l’ouvrier poète conjoint les hétérogènes
de sa condition et de son désir dans une propension à figurer qui
défigure, une rage de faire des vers qui supplée
la remémoration inhibée des vers entendus au théâtre.
L’énergumène
est l’image du créateur en général et porte en lui la chimie de
toute émergence de pensée. Cette
émergence introduit la
dissonance d’un rapport impossible des temps disjoints, elle
jaillit comme révolte contre un ordre social, comme levée d’une
inhibition, comme ouverture d’une mémoire et d’une temporalité
que pourtant elle vide, comme refus de la refiguration.
Qu’est ce que
cette post-herméneutique du temps à quoi nous invite Diderot, dans
un contexte culturel et épistémologique où ni la littérature, ni
la fiction n’ont encore conquis une autonomie qui leur permettrait
de produire des concepts opératoires séparés comme ceux de récit
ou de configuration narrative ? Le
chapitre des Éléments de physiologie
consacré à la mémoire apporte, à la suite de l’anecdote de
l’ouvrier poète, un début de réponse :
« Pour
expliquer le mécanisme de la mémoire il faut regarder la substance
molle du cerveau comme une masse d’une cire sensible et vivante,
mais susceptible de toutes sortes de formes, n’en perdant aucune de
celles qu’elle a reçues, et en recevant sans cesse de nouvelles
qu’elle garde. Voilà le livre. Mais où est le lecteur ? Le
lecteur c’est le livre même. Car ce livre est sentant, vivant,
parlant ou communiquant par des sons, par des traits l’ordre de ses
sensations, et comment se lit-il lui-même ? en
sentant ce qu’il est, et en
le manifestant par des sons. » (Ver, I, 1289 ; DPV,
XVII, 470.)
La
métaphore du livre désigne la base herméneutique de la
compréhension du temps qui est dépassée ici : le livre de la
mémoire, par quoi se fait l’expérience du temps, est son propre
lecteur ; c’est-à-dire que la configuration tierce du temps
(par le lecteur) s’effondre dans la configuration seconde (par la
mémoire faite livre), elle-même indifférenciée de la
configuration première (de la mémoire brute, dénotative,
identifiée à « une masse d’une cire sensible et vivante »).
Diderot suggère,
dans la tradition d’Aristote et d’Augustin, les trois niveaux de
la mimésis (la cire /
le livre / le lecteur), mais pour leur substituer aussitôt le livre
vivant, qui prend valeur non de figures où il se fixerait, mais de
la mutabilité des figures
dont il est susceptible, par
quoi il échappe toujours à la configuration. Le livre vivant est
placé sous le regard hors-temps de l’observateur supposé par le
dispositif de pensée : « Pour
expliquer… il faut regarder… »
« Communiquant
par des sons », « manifestant [sa présence] par des
sons », ce livre n’existe que dans l’interaction qu’il
établit, par laquelle il entre en vicissitude et s’abolit comme
livre : le refus de la refiguration pourrait constituer la
promesse et la positivité d’une ère bien comprise de la
communication affranchie de l’aliénation des figures.
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