|
|
Corésus et Callirhoé : introduction
1. La scène de Fragonard
2. Dispositif de la caverne
3. Dispositif du texte
4. La scène de Diderot
5. Le travail de Fragonard
Annexe 1 : Le texte de Diderot
Annexe 2 : Le texte de Pausanias
echo $titrePage ?>
Stéphane Lojkine
« Représente-toi donc des hommes qui vivent dans une sorte de demeure souterraine en forme de caverne, possédant, tout le long de la caverne, une entrée qui s’ouvre largement du côté du jour ; à l’intérieur de cette demeure ils sont, depuis leur enfance, enchaînés par les jambes et par le cou, en sorte qu’ils restent à la même place, ne voient que ce qui est en avant d’eux, incapables d’autre part, en raison de la chaîne qui tient leur tête, de tourner celle-ci circulairement. » (Platon, République, VII, 514a.)

Défaut et supplément
Le moins qu’on puisse dire est que l’entrée en matière de Diderot n’est pas enthousiaste :
« Il m’est impossible, mon ami, de vous entretenir de ce tableau ; vous savez qu’il n’était plus
au Salon, lorsque la sensation générale qu’il fit, m’y appela. C’est votre affaire d’en rendre
compte ; nous en causerons ensemble ; cela sera d’autant mieux que peut-être découvrirons-nous pourquoi après un
premier tribut d’éloges payé à l’artiste, après les premières exclamations le public a
semblé se refroidir. Toute composition dont le succès ne se soutient pas manque d’un vrai mérite. »
Diderot part d’un double défaut : venu au Salon après que le tableau en avait été ôté, il
prétend ne pas l’avoir vu ; d’ailleurs, « après un premier tribut
d’éloges », le tableau ne s’est pas soutenu devant le public. Diderot a fait défaut ; le tableau a fait
défaut.
Ce double défaut ouvre dans le texte un manque à « remplir », introduit donc une
logique du supplément :
« Mais pour remplir cet article Fragonard, je vais vous faire part d’une vision assez étrange dont je fus
tourmenté la nuit qui suivit un jour dont j’avais passé la matinée à voir des tableaux et la
soirée à lire quelques Dialogues de Platon. »
La vision nocturne du philosophe improvisé critique d’art viendra ainsi suppléer l’article Fragonard requis par
l’ami Grimm, directeur de la Correspondance littéraire et commanditaire du Salon. Au défaut dans l’ordre
du discours, l’article manquant, répond un excès dans l’ordre de l’image, le rêve s’ajoutant
à la visite au Salon et à la lecture de Platon pour désigner indirectement les trois usages de l’œil, sensible
(« voir »), intelligible (« lire ») et imaginaire (« vision »).
Le texte pose une demande, « cet article Fragonard », et ne prétend y satisfaire
qu’indirectement, par le détour « d’une vision assez étrange ». Le détour instaure
la tension discursive : un circuit de la parole est lancé, disposé autour d’un centre absent, désigné par le
double défaut liminaire, absence physique et défaillance symbolique du Corésus et Callirhoé de Fragonard.
Il faut être attentif à cette façon que Diderot a de ne pas enchaîner un raisonnement, mais bel
et bien de disposer les choses autour d’une matrice invisible, figurée ici par le tableau lui-même : nul doute
d’emblée que le rêve va amalgamer, synthétiser les activités du matin, « voir des
tableaux » (et en fait, malgré la dénégation, voir le Corésus), et celles du soir,
« lire quelques Dialogues de Platon », et plus précisément lire le mythe de la caverne au
début du livre VII de La République. Mais l’ordre de la phrase n’est ni chronologique, ni logique, nous
faisant remonter de la nuit au matin pour revenir au soir, selon une syntaxe dont le ressac discursif (« dont je fus »
/ « dont j’avais ») épouse la possession du cauchemar.
La Caverne
Le compte rendu du rêve est doté d’un titre, L’Antre de Platon et débute par une longue description
du dispositif platonicien : assis dans « une longue caverne obscure » le narrateur se rêve
enchaîné « parmi une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants » et, « la
tête bien prise entre des éclisses de bois », forcé de regarder en direction « d’une
toile immense » tendue en face de lui. Derrière lui, divers personnages exposent « de petites figures
transparentes et colorées » devant « une grande lampe suspendue », construisant et projetant
ainsi des scènes entières sur la toile, selon le procédé de la lanterne magique. On sait que par ce dispositif
(plus rudimentaire dans La République où les figurines sont en terre cuite, et donc opaques) Platon entendait figurer
l’erreur où nous plonge notre perpception du monde sensible, qui nous fait prendre pour la réalité de simples et
trompeuses projections.
Mais dans le contexte du Corésus et Callirhoé de Fragonard ce dispositif redouble en quelque sorte le dispositif
même de la peinture : la scène proprement dite, la toile tendue au fond de la caverne, est prise, enchâssée, dans un espace plus vaste depuis lequel elle est non seulement regardée (par les spectateurs enchaînés), mais fabriquée (par les « charlatans »). A l’espace restreint de « la toile tendue au fond de la caverne » s’oppose l’espace vague de la caverne, de la même façon que, dans tout dispositif scénique, et dans le tableau de Fragonard en particulier, à l’estrade encadrée de deux colonnes où se déroule la scène proprement dite du sacrifice-suicide, s’oppose le reste du temple depuis lequel le sacrifice est apprêté (les acolytes, les vieillards en viennent) et donné en spectacle.
La magie du rêve va tendre à fondre, à amalgamer ces deux espaces, espace de la caverne qui conditionne la représentation et espace du temple, qui constitue l’espace de la représentation. Le temple met en abyme la caverne et répète le même jeu de distanciation et d’illusion, du va-et-vient duquel se nourrit le dispositif scénique.
Revisitée par Diderot, la caverne platonicienne est donc la machine à scènes à quoi s’identifie massivement la production picturale classique :
« Par derrière nous, il y avait des rois, des ministres, des prêtres, des docteurs, des apôtres,
des prophètes, des théologiens, des politiques, des fripons, des charlatans, des artisans d’illusions et toute la troupe des marchands d’espérances et de craintes. Chacun d’eux avait une provision de petite figures transparentes et colorées propres à son état, et toutes ces figures étaient si bien faites, si bien peintes, en si grand nombre et si variées, qu’il y en avait de quoi fournir à la représentation de toutes les scènes comiques, tragiques et burlesques de la vie.
Ces charlatans, comme je le vis ensuite, placés entre nous et l’entrée de la caverne, avaient par derrière eux une grande lampe suspendue, à la lumière de laquelle ils exposaient leurs petites figures dont les ombres portées par dessus nos têtes et s’agrandissant en chemin allaient s’arrêter sur la toile tendue au fond de la caverne et y former des scènes, mais des scènes si naturelles, si vraies que nous les prenions pour réelles, et que tantôt nous en riions à gorge déployée, tantôt nous en pleurions à chaudes larmes, ce qui vous paraîtra d’autant moins étrange qu’il y avait derrière la toile d’autres fripons subalternes, aux gages des premiers, qui prêtaient à ces ombres les accents, les discours, les vraies voix de leurs rôles. »
La fabrication des images sur la toile par « la troupe des marchands d’espérances et de craintes » ne
répond en rien à un quelconque souci d’imitation du réel. Clairement, sa visée, qui engage toutes les
institutions sociales, politiques, religieuses, universitaires, est une visée idéologique.
Au service de ce formatage symbolique, il y a là de quoi représenter, ou « former »,
toutes les scènes (le mot est employé trois fois) : Diderot parcourt tout le spectre des genres dramatiques,
« scènes comiques », pour le genre moyen, « tragiques », pour
l’élevé, « burlesques », pour le bas. La typologie des scènes, la hiérarchie des
genres est en même temps une réduction symbolique du monde : stylisation, modélisation formelle et conditionnement,
asservissement des peuples procèdent d’un même mouvement.
La machine à tromper est en même temps une machine à plaisir. Les scènes illusoires fabriquées par des
fripons et des charlatans sont « des scènes, mais des scènes si naturelles, si vraies », que
l’on se prend à aimer la tromperie où l’on a été enfermé. Le dispositif
herméneutique platonicien a éclaté chez Diderot en un dispositif double, idéologique, qui appelle la
distance et la révolte, esthétique qui renonce volontairement à elle pour accéder à la
jouissance.
Comme le tableau de Fragonard, pris entre sacrifice et scène, entre la course à l’abîme de la mort et la théâtralisation distanciée de cette course, tout le texte de Diderot est tendu entre la jouissance du spectacle, de la scène offerte en pâture sur la toile, et la révolte face au « prestige de cet apprêt », qui se manifeste d’abord chez les spectateurs par « quelque effort pour recouvrer la liberté de leurs pieds, de leurs mains et de leur tête », puis par « la meilleure envie de se débarrasser de leurs éclisses et de tourner la tête ».
Cette tension se manifeste par la conscience intermittente, au sein même du spectacle, de l’existence d’un espace vague, ou hors-scène, espace non-focalisé où se joue la représentation.
Le supplément de la scène
La caverne constitue donc l’espace vague de la représentation, tandis que l’écran de projection,
sur le mur du fond, tient lieu de la scène proprement dite. Plus exactement, il est l’espace dévolu au supplément de
ce qui était annoncé, en tête de l’article Fragonard, comme un double défaut, externe (Diderot n’a pas
vu le tableau) et interne (le tableau n’a pas soutenu, après le premier concert d’éloges, l’émergence
des critiques).
Il y a un vertige du supplément, un irrépressible entraînement à la surabondance : le
supplément rétablit dans l’imaginaire ce qui, dans le réel, a fait défaut ; il répond donc à
côté de la demande, sans satisfaction possible ; et parce qu’il répond à moindres frais, dans la
gratuité du rêve, dans la dilapidation du fantasme, il répond sans fin. Diderot ne décrit donc pas un tableau ; il
produit un flux, non seulement un flux d’images fondues l’une dans l’autre, mais des images qui se manifestent comme flux, qui
thématisent le flux.
« Aujourd’hui qu’il s’agit de tableaux, j’aime mieux vous en décrire quelques-uns de ceux que je vis sur la grande toile ; je vous jure qu’ils valaient bien les meilleurs du Salon. Sur cette toile tout paraissait d’abord décousu ; on pleurait, on riait, on jouait, on buvait, on chantait, on se mordait les poings, on s’arrachait les cheveux, on se caressait, on se fouettait ; au moment où l’un se noyait, un autre était pendu, un troisième élevé sur un piédestal ; mais à la longue tout se liait, s’éclaircissait et s’entendait. Voici ce que je vis s’y passer à différents intervalles que je rapprocherai pour abréger. »
On voit comment se met en marche la logique du supplément : « aujourd’hui qu’il s’agit de
tableaux » fait référence à la commande de Grimm à Diderot pour la Correspondance
littéraire. Telle est la demande : Grimm exige un discours sur les tableaux du Salon, et plus précisément ici sur le
tableau de Fragonard. Faute de donner cette description, Diderot se propose de « vous en décrire quelques-uns de ceux que je vis
sur la grande toile ». Pourtant, même cette description substitutive ne viendra pas, car « sur cette toile tout
paraissait d’abord décousu » : ce qui se manifeste à Diderot dans son cauchemar platonicien, c’est
l’étoffe sakespearienne des songes, such stuffed as dreams are made on, du décousu sur de la toile. Entre le support,
la toile, et la caractérisation du contenu, décousu, une affinité de texture s’établit, un réseau
connotatif par quoi s’établit le court-circuit de l’image. Après le fil du discours défait, décousu,
s’impose la surface de la toile, à partir de laquelle une nouvelle continuité s’impose : « tout se liait, s’éclaircissait et s’entendait ». Ce nouveau lien, qui se substitue au fil décousu du langage, est le lien du flux iconique.
Bacchanale
Soyons attentifs à cette première caractérisation du contenu des images : « on pleurait,
on riait, on jouait, on buvait, on chantait » ressemble étrangement à la description des prisonniers
enchaînés dans la caverne, « la plupart buvaient, riaient, chantaient » : ici aussi une
différenciation tombe et un court-circuit sémiotique s’établit. De part et d’autre de l’écran
de la représentation, chez les spectateurs comme sur la scène, parmi les regardants comme parmi les regardés, la même
bacchanale est à l’œuvre, bacchanale qui prélude certes à l’histoire de Corésus, prêtre
de Bacchus, mais plus généralement et profondément dit la confusion des rôles et des positions, la
déconstruction des systèmes différentiels constitutifs de la représentation scénique, classique.
L’évocation de la Bacchanale est l’évocation contagieuse d’une contagion : elle conjoint ainsi
l’évocation fantasmatique d’une perversion sexuelle généralisée (« on se caressait, on
se fouettait » esquissant un rituel sado-masochiste), et l’ancienne allégorie des aléas de Fortune (le pendu et
le noyé d’une part, l’homme élevé sur un piédestal d’autre part, renvoyant à
l’adage latin qui rappelle que la roche tarpéeienne, d’où l’on précipitait les condamnés
à mort, est toute proche du Capitole, où l’on couronnait les vainqueurs).
Cette première présentation des images de la toile ne saurait en aucun cas être identifiée,
réduite à un prologue à l’histoire de Corésus et de Callithoé. Ce qui se manifeste n’est pas
d’ordre narratif. Diderot donne à ressentir un brouillage généralisé, brouillage géométral
marqué par la confusion des espaces, brouillage imaginaire, fantasmé comme scénario sado-masochiste, brouillage symbolique
enfin, qu’allégorisent les chutes et les élévations de Fortune. Le point de départ du flux d’images,
la condition de possibilité de ce flux est une déconstruction radicale et méthodique du dispositif d’effraction
scénique, envisagé à ses trois niveaux constitutifs. Diderot ne recourt pas à une narration ; il déploie
une dispositif.
|
|