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Corésus et Callirhoé : introduction
1. La scène de Fragonard
2. Dispositif de la caverne
3. Dispositif du texte
4. La scène de Diderot
5. Le travail de Fragonard
Annexe 1 : Le texte de Diderot
Annexe 2 : Le texte de Pausanias
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Stéphane Lojkine
Il ne s’agit pas ici simplement de la genèse d’une œuvre, mais de ce que Diderot était
susceptible de percevoir, ne serait-ce qu’intuitivement, de cette genèse.
Quelques inexactitudes de Diderot
La comparaison entre le tableau de Fragonard et la description qu’en donne Diderot fait apparaître quelques
différences : nous avons signalé l’effet de hauteur, pour un tableau qui est en fait plus large que haut et un temple
dont on ne voit que les bases des colonnes. Mais nous avons tenté de montrer que ce changement de cadrage avait sa logique dans le
récit diderotien, où l’ouverture de la scène vers l’extérieur et la nécessité de
faire sentir dans toute sa longueur le flux iconique motivaient la verticalité de la description.
On comprend moins bien en revanche pourquoi les trois acolytes peints par Fragonard deviennent quatre chez Diderot. Diderot
décrit d’abord avec une assez grande exactitude les deux jeunes gens qui à droite encadrent Corésus : le
premier « alla s’accroupir au pied du candélabre et s’appuyer les bras sur la saillie de la base de la colonne
intérieure » ; le second, que Diderot imagine d’abord arrêté derrière Corésus,
« tenait un peu relevé » le corps évanoui de Callirhoé. Vient ensuite le
troisième :
« Tandis que la malheureuse destinée des hommes et la cruauté des dieux ou de leurs ministres, car les dieux ne sont rien, m’occupaient et que j’essuyais quelques larmes qui s’étaient échappées de mes yeux il était entré un troisième acolyte, vêtu de blanc comme les autres et le front couronné de roses. Que ce jeune acolyte était beau ! Je ne sais si c’était sa modestie, sa jeunesse, sa douceur, sa noblesse qui m’intéressaient, mais il me parut l’emporter sur le grand-prêtre même. Il s’était accroupi à quelque distance de la victime évanouie et ses yeux attendris étaient attachés sur elle. Un quatrième acolyte, en habit blanc aussi, vint se ranger près de celui qui soutenait la victime, il mit un genou en terre, et il posa sur son autre genou un grand bassin, qu’il prit par les bords comme pour le présenter au sang qui allait couler. Ce bassin, la place de cet acolyte et son action ne désignaient que trop la fonction cruelle. »
Le troisième acolyte pourrait être le jeune homme accroupi à gauche qui effectivement chez Fragonard attache ses regards sur Callirhoé. Mais il est comme Corésus couronné de lierre, l’attribut de Dionysos, et non de roses comme Callirhoé. Quant au quatrième, il ne correspond à rien dans le tableau de 1765, mais trouve un équivalent dans la première version peinte un ou deux ans plus tôt par Fragonard et actuellement conservée à Angers : Fragonard avait prévu initialement, quoique dans une disposition différente, quatre acolytes pour le prêtre et peint, au premier plan à droite, un jeune homme un genou en terre. Quant aux couronnes, qui distinguent les acolytes des simples spectateurs, celles d’Angers comportent un peu de rose. Le bassin pour recueillir le sang du sacrifice est en revanche, dans les deux versions, tenu par l’acolyte agenouillé à gauche.
Scènes vues par Diderot
Ici se pose la question de ce que Diderot a réellement vu. Il a vu le tableau du Louvre bien-sûr, et il l’a vu, malgré ses dénégations, au Salon, accroché à gauche, selon l’esquisse de Saint-Aubin, sous le Guillaume le conquérant de Lépicié. Grimm le certifie en tout cas aux lecteurs de la Correspondance littéraire, en feignant de s’adresser à Diderot, comme en réponse à son article FRAGONARD :
« car enfin, tout ce beau rêve que vous venez de me conter, vous l’avez fait au Salon, en contemplant le tableau de Fragonard, et la plupart du temps, si je m’en souviens, j’avais le plaisir d’être à côté de vous et de vous entendre rêver tout haut. » (CFL VI 200.)
Mais Diderot n’aurait-il pas vu également le tableau d’Angers, d’où il semble extrapoler les roses sur les couronnes et le quatrième acolyte ? Dans le Salon de 1767, juste après avoir comparé, non sans mépris, les maigres productions exposées par Fragonard à celles de Taraval, Diderot confie en effet :
« Il y a quelque temps que j’entrai par curiosité dans les ateliers de nos élèves ; je vous jure qu’il y a des peintres à l’Académie à qui ces enfants-là ne céderaient pas la médaille. Il faut voir ce qu’ils deviendront. » (DPV XVI 426 ; VERS IV 759.)
Curieux de tout, Diderot furète et s’insinue partout. N’aurait-il pas visité l’atelier de Fragonard avant de rédiger le Salon de 1765 ?
Or la version d’Angers traite tout à fait différemment la conversion de la narration en scène : figurant Bacchus au fond dans un nuage de fumée, de façon que la statue du dieu émerge à la manière d’une apparition et suggère l’intervention divine à laquelle le sacrifice vient répondre, Fragonard superposait alors très explicitement la profondeur temporelle de la narration à la profondeur spatiale de sa scène. Il perpétuait ainsi une tradition héritée de la Renaissance.
Mais de quelles peintures antérieures à Fragonard les versions d’Angers puis du Louvre s’inspirent-elles ? Comment Fragonard a-t-il travaillé ? Le rapprochement avec le dessin de Natoire est peu concluant, même si Natoire était le maître de Fragonard et a pu lui suggérer le choix du sujet. Pierre Rosenberg en suggère d’autres : la Mort de Virginie par Doyen, qui avait fait sensation au Salon de 1759, et surtout Le Sacrifice d’Iphigénie de Carle Vanloo, dont une esquisse se trouve au Metropolitan Museum à New-York, et la toile achevée, qui date de 1757, appartient au Nouveau Palais de Potsdam.
L’examen attentif de la composition de Vanloo révèle une surprise : Vanloo s’est
inspiré de très près d’un dessin de Luca Giordano, justement un Corésus et Callirhoé, qui
pourrait avoir été exécuté en 1704, à l’occasion des représentations de la tragédie
d’Antoine de La Fosse. Vanloo a nécessairement eu le dessin entre les mains, tant la ressemblance est saisissante ; on peut
raisonnablement penser que Fragonard en a eu également connaissance par lui. Diderot quant à lui, s’il n’a pas vu le
dessin de Giordano, a eu l’occasion de méditer face à l’Iphigénie de Vanloo au Salon de 1757.
Le Corésus et Callirhoé de Luca Giordano
Le dessin de Giordano permet de comprendre comment Fragonard a travaillé. Ce dessin est très certainement une
des sources principales d’inspiration de Fragonard, car il a de très forts points communs à la fois avec la version
préparatoire d’Angers et avec la version définitive du Louvre, pourtant fort dissemblables entre elles.
Giordano adopte déjà une composition décentrée vers la droite. Mais le point focal de la
représentation est chez lui la statue de Bacchus, une statue de pierre sans ambiguïté, que Fragonard, dans la version
d’Angers, relègue en arrière-plan et dilue dans une nuée lumineuse avant de la faire disparaître dans la
version du Louvre. Cette évolution est très importante : Fragonard fait disparaître la figure du dieu, qui donnait la
signification et la justification symbolique à la scène ; il lui substitue le génie du Désespoir, qui
allégorise un effondrement symbolique. C’est dans ce contexte que Diderot va promouvoir à gauche la figure du vieillard,
véritable supplément symbolique du père déchu.
Le groupe de femmes au premier plan à gauche est composé chez Giordano d’une mère
indifférente au sacrifice qu’elles ne voit pas et d’une jeune fille qui se retourne et voit : on est dans la logique de
gradation expérimentée dans le célèbre tableau de Poussin, Les Effets de la terreur. La version d’Angers
conserve cette opposition des deux femmes, mais en les retournant, de façon à ramener le regard vers le centre, à
éviter un effet centrifuge.
La version du Louvre conserve cette disposition, mais c’est cette fois la mère qui voit le spectacle, et sa compagne qui, de
derrière la colonne ne le voit plus : le groupe de personnages est désormais totalement intégré à la
scène, tout en conservant le jeu différentiel imaginé par Giordano. Ici encore se dessine un processus de recomposition
symbolique très important : la mère détournée chez Giordano matérialisait très techniquement
au premier plan l’écran de la représentation, cet obstacle invisible que l’œil du spectateur doit franchir pour
pénétrer dans la scène ; chez Fragonard elle est désormais associée à la figure paternelle
qui la surplombe et participe à la contagion horrifiante du spectacle. Au couple horrifiant des enfants dans l’espace restreint,
Fragonard oppose le couple horrifié des parents dans l’espace vague. Le vieillard de gauche n’est donc pas un spectateur parmi
d’autres, mais la figure décisive qui permet cette recomposition.
D’où cette figure vient-elle ? Dans la version d’Angers, le prêtre que Giordano avait placé à gauche au-dessus de la mère se change sous le piceau de Fragonard en un jeune acolyte, mais il est toujours à la fois séparé spatialement et relié symboliquement, par sa fonction signifiée par son vêtement. Dans la version du Louvre, Fragonard le laïcise et le vieillit à nouveau, revenant ainsi en quelque sorte au modèle initial de Giordano, qui nous semble toujours servir de modèle de référence.
Corésus chez Giordano tombe entre deux prêtres. Fragonard fait passer Corésus de l’autre côté, mais maintient à gauche deux acolytes : celui de droite est affecté au soutien de Callirhoé, mais celui de gauche est quelque peu désœuvré, tandis que Corésus tombe dans le vide. Ces gaucheries soulignent l’emprunt.
A droite, Giordano imagine un jeune homme se précipitant, trop tard, au secours de Corésus. Il contourne Callirhoé et, déséquilibré par elle, il fait un étrange geste de la main droite pour rétablir son équilibre et ne pas tomber de la marche. Ce personnage, qui se justifie peu, disparaît d’abord dans la version d’Angers : Fragonard lui substitue deux spectateurs, plus à l’écart. Mais dans un second temps, Fragonard réemploie ce geste, cette posture pleine de vivacité : en l’inversant, il en fait la posture même de Corésus, dont le bras gauche levé et le coude droit tendu en avant répondent symétriquement au bras gauche baissé et au coude ramené en arrière chez Giordano. Si l’on se reporte maintenant au Corésus d’Angers, on s’aperçoit qu’il avait déjà pris cette posture, malheureusement brouillée par un drapé inversé. Le drapé du Corésus du Louvre rétablit le mouvement tournant de la droite vers la gauche, vers le centre donc de la composition : même si ce mouvement est illogique, il assure la cohésion centripète de la composition.
Enfin, le jeune homme qui disposait des offrandes au premier plan subsiste dans la version d’Angers, même s’il vient cette fois non de la gauche, mais de la droite. Or chez Giordano, il jouait un rôle essentiel de triangulation, entre Corésus et Callirhoé, assurant l’équilibre du cœur de scène, appuyant la limite entre espace vague et espace restreint. Cette fonction n’a plus lieu d’être chez Fragonard, qui a décidé de fondre l’un dans l’autre Corésus et Callirhoé. Fragonard en tiendra compte dans la version du Louvre, où ce personnage disparaît, remplacé plus haut, contre la colonne de droite, par l’acolyte craintivement agenouillé au pied du candélabre : c’est la même position, mais déplacée et retournée. À l’emplacement du personnage disparu subsiste cependant la nature morte du premier plan à droite. Le bassin sacrificiel devient purement décoratif : c’est un plat plus modeste que tient désormais sur ses genoux l’acolyte de gauche.

Le dessin de Luca Giordano permet de comprendre comment Fragonard a procédé, et pourquoi la version d’Angers est si maladroite : les modifications introduites par le jeune peintre français ont déséquilibré la composition du dessin italien. À bien des égards, le travail pour la version du Louvre est un travail de rééquilibrage, en partant toujours du même modèle. Quant à l’Iphigénie de Vanloo, elle semble bien constituer une adaptation du Corésus de Giordano au même titre que le premier tableau de Fragonard. Mais plusieurs rapprochements (le coude avancé de Corésus, le bassin sacrificiel sur les genoux de l’acolyte de gauche, l’acolyte du centre soutenant Callirhoé) montrent que Fragonard s’est inspiré directement de Giordano, sans passer par Vanloo.
Iphigénie, quand même
Pourtant Iphigénie a quand même influencé Fragonard. D’où viennent en effet les deux lourdes colonnes de la version du Louvre, alors que la scène de Vanloo, en plein air, ne comporte aucune fabrique d’architecture, et que le temple de Giordano, avec sa grande et élégante façade d’arrière-plan, déploie une bonne douzaine de colonnes fines ?
On pourrait plaider pour l’invention pure, ou l’emprunt vague à un mode de cadrage stéréotypé, si ne s’imposait la comparaison avec Le Sacrifice d’Iphigénie peint par Tiepolo pour la villa Valmarana, à Vicence. Tiepolo achève la réalisation du programme iconographique de la villa en 1757. Du 23 juin au 3 juillet 1761, Fragonard et Saint-Non visitent Padoue et Vicence.
La fresque du Sacrifice d’Iphigénie se trouve dans le vestibule d’entrée de la villa, sur
le mur de droite. Le vestibule étant assez étroit, Tiepolo imagine une série de colonades en trompe-l’œil. Le
sacrifice est campé entre deux couples de colonnes, séparant de la scène, à gauche, l’arrivée sur un
nuage de la biche de substitution, à droite, Agamemnon voilé dans son manteau, c’est-à-dire dans la posture
imaginée par Timante.
De la même façon chez Fragonard, la mère, à gauche, sous le vieillard qui tient lieu
d’Agamemnon, se recule et masque son visage de ses mains. La scène centrale de Tiepolo n’a rien à voir avec celle de
Fragonard ; mais le dispositif, ces colonnes massives qui prennent en charge l’articulation entre espace vague et espace restreint et
isolent sur un côté le regard barré du père, est exactement le dispositif qu’exploite Fragonard dans la
version du Louvre.
Savoirs de l’horreur : la révolte de Diderot
Dans quelle mesure ces nouveaux éléments éclairent-ils le sens personnel par quoi ce tableau résonne si puissamment pour Diderot ? On sait quelle fortune aura Iphigénie dans la réflexion théâtrale ultérieure de Diderot. Il y a peu de chance que ce dernier ait eu accès au dessin de Giordano, ni entendu parler de la villa Valmarana, mais le rapprochement avec l’Iphigénie de Vanloo ne pouvait pas ne pas sauter aux yeux. Or curieusement Diderot n’y fait pas la moindre allusion : c’est que le sacrifice d’Iphigénie met explicitement en scène un père face au sacrifice de son enfant, et que c’est cette scène précisément qui trouve une répercussion personnelle chez Diderot meurtri par un deuil du père impossible. Diderot conjure sa défaite œdipienne par l’inversion d’une scène primitive : ce faisant, il rétablit un processus de connaissance, qu’il désigne comme platonicien et identifie à la jouissance esthétique. Ce n’est donc pas la bonne, ou la seule connaissance, comme le récit des tableaux n’est pas de la bonne narration, comme la scène du sacrifice n’est pas un bon sacrifice. C’est peut-être là le supplément ultime d’un texte qui les multiplie : le plaisir de l’œil face à la toile supplée le défaut de jouissance dont Corésus et Callirhoé jouent la tragédie.
La nature de ce plaisir, nous l’avons dit, est ambivalente : le jeu de fascination et de répulsion qu’induit la pulsion scopique suppose un double mouvement, un va-et-vient, une plongée et une fuite. Par la bouche de Grimm, Diderot caractérise ainsi ce que, face à la scène, il nomme « intérêt » :
« Et puis un intérêt unique. De quelque côté qu’on portât les yeux, on rencontrait l’effroi : il s’élançait du grand prêtre, il se répandait, il s’accroissait par les deux génies, par la vapeur obscure qui les accompagnait, par la sombre lueur des brasiers. Il était impossible de refuser son âme à une impression si répétée. C’était comme dans les émeutes populaires où la passion du grand nombre nous saisit avant même que le motif en soit connu. »
Le flux iconique qui précipite l’œil du bas vers le haut, de la lumière vers les ténèbres, la mort et la néantisation scopique, est en même temps l’onde sensible de la révolte. Regarder la toile, c’est participer au grand frisson de l’émeute. Si la scène primitive produit la vision d’une défection radicale de soi, la honte et la mort aux yeux du père, elle constitue en même temps, « avant même que le motif en soit connu », le ressort puissant d’une révolte contre la loi du père. L’atteinte intime qui envahit le spectateur prépare le retournement et la distanciation scéniques, c’est-à-dire non seulement l’acte fondateur de toute représentation, mais la révolte constitutive de toute pensée.
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