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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Vérité, poésie, magie de l’art : les Salons de Diderot », cours donné à l'université de Provence, sept.-déc. 2011
Introduction aux
Salons de Diderot
Questions de vocabulaire
Commençons par une
petite remarque pratique. Le mot Salons
prête souvent à malentendu. Il faut être très attentif ici à la
typographie :
Par
« salon », avec un s minuscule, on entend le salon privé
d’une femme de lettres qui reçoit des écrivains et des poètes.
Ce lieu de sociabilité mondaine, où l’on échange des idées, où
on élabore, parfois collectivement, des œuvres littéraires, n’a
rien à voir avec le sujet de ce cours.
Par
« Salon », avec un S majuscule, mais sans italiques, on
désigne le Salon carré du Louvre, la pièce où avaient lieu les
expositions de peinture et de sculpture organisées par l’Académie
royale au XVIIIe siècle. Nous nous rapprochons ici de notre sujet :
c’est de ces expositions que Diderot rédigea les comptes rendus.
Enfin,
par « Salons »,
avec un S majuscule et en italiques, on désigne les comptes rendus
que Diderot fit de ces expositions pour la Correspondance
littéraire de Grimm,
régulièrement tous les deux ans de 1759 jusqu’en 1769, puis plus
irrégulièrement jusqu’en 1781. Ce cours porte sur les Salons
de Diderot.
Mais
pour comprendre de quoi il retourne, il convient de s’arrêter
d’abord un moment sur ces expositions, ces Salons, qui
constituaient au XVIIIe siècle un événement parisien exceptionnel,
au retentissement européen.
I. L’institution des Salons
 Jean-Baptiste Martin, Assemblée ordinaire de l’Académie royale de peinture et de sculpture au Louvre, dans l’actuelle salle de Diane, huile sur toile, vers 1712-1721, 30x42 cm, Paris, Musée du Louvre, RF 1998-36 L’institution d’expositions publiques
organisées par l’Académie royale de peinture remonte en fait au
dix-septième siècle. Unique en Europe, cette institution participe
de ce qu’on appelle aujourd’hui l’exception culturelle
française, une politique ambitieuse et volontaire initiée par Louis
XIV, au départ essentiellement pour contrer l’hégémonie
culturelle de l’Italie. L’institution des Académies royales est
une pièce essentielle de ce système mixte où l’État joue un
rôle majeur, mais auquel le marché économique privé est associé :
même si elles n’ont pas été officiellement prévues pour cette
fonction, les expositions organisées par l’Académie créent une
sorte de marché public de l’art. Certes, les peintres en vogue y
exposent parfois des commandes prépayées ; mais beaucoup
d’œuvres sont à la recherche d’acquéreurs et bénéficient
ainsi d’une publicité exceptionnelle, que relayent et amplifient
les comptes rendus des Salons qui fleurissent, soit dans la presse
naissante, soit sous forme de fascicules ou de libelles plus ou moins
anonymes.
Dans les statuts de l’Académie rédigés en
1663, le Roi ordonnait à chaque Académicien d’exposer un tableau
à l’occasion de l’assemblée générale annuelle de l’Académie
en juillet. La première exposition eut lieu en 1665, mais c’était
une exposition privée, à usage interne de l’Académie. La
première exposition publique ouvre ses portes en 1667. Colbert la
visite et décide qu’elle se tiendra désormais tous les deux ans.
Mais la périodicité des premières expositions, jusqu’au milieu
du dix-huitième siècle, demeure irrégulière.
À partir de 1725, l’exposition qui s’était
tenue d’abord dehors, dans la cour du Palais Royal, puis dans la
galerie d’Apollon, dévolue à l’Académie dans le Louvre,
s’installe au Salon carré du Louvre, plus vaste. Sorte de
vestibule où l’on arrive par le Grand Escalier, et d’où l’on
accède à la Grande Galerie, tout près des locaux de l’Académie,
le Salon carré donne son nom à ce qui était désigné jusque là
comme la « fête de l’Académie ». On parlera désormais
de Salon.
À partir de 1751, le Salon se tient tous les
deux ans, les années impaires. Il commence toujours à la fin de
l’été, à partir du 25 août, jour de la Saint-Louis, et dure
quelques semaines : son ouverture coïncide avec la remise des
prix aux Élèves.
Le livret du Salon
 Tirage et vente des livrets du Salon entre 1759 et 1781. Source : Udolpho van de Sandt, d’après les comptes de l’Académie, Ecole nationale supérieure des beaux-arts, ms 581 à 601 L’exposition est gratuite et attire un public de
plus en plus nombreux, que l’on peut évaluer à partir du chiffre
des ventes du Livret imprimé par l’Académie,
sorte de catalogue sans images qui donne l’« explication des
peintures » : sur les murs où elles sont accrochées, il
n’y a en effet pas d’autre indication qu’un numéro renvoyant
au Livret. Le livret était vendu dix sous, douze à partir de 1771.
Entre 1759 et 1781, l’Académie vend d’abord un peu plus de 7000
et enfin plus de 17000 livrets. De ces chiffres, on peut extrapoler
que dans les années 1770, le nombre de visiteurs était de plus de
20000, ce qui est énorme si l’on considère que Paris ne comptait
alors que 600000 habitants.
La Correspondance
littéraire de Grimm face aux Salons
L’opinion publique ne prend conscience que
progressivement de l’importance européenne et historique de ces
expositions. Les journaux imprimés, comme Le Mercure de France ou
Le Journal des savants,
leur consacrent un compte rendu de plus en plus étoffé : mais
la critique des tableaux reste timide, et soulève les protestations
indignées de l’Académie. Une description qui s’écarterait trop
de l’éloge apparaît comme une inconvenance et un outrage. On voit
alors apparaître divers libelles et opuscules anonymes, vendus sous
le manteau à l’entrée du Salon : l’anonymat est censé
libérer un regard plus critique ; il manifeste surtout la force
sociale de l’interdit qui pèse alors sur la publicité du jugement
de goût.
Or Grimm vient de
fonder un étrange journal qui prétend justement s’émanciper de
tous les carcans auxquels la presse imprimée, largement
conservatrice car soumise à la censure, est assujettie. C’est la
Correspondance littéraire,
un journal manuscrit, dont chaque exemplaire est copié à la main
pour les riches abonnés étrangers qui y ont souscrit. Chaque numéro
de la Correspondance littéraire
prend la forme d’une longue lettre privée et, comme tel, n’est
pas soumis à la censure. Les lecteurs résident très loin de Paris,
en Allemagne, en Suède, en Russie : ils sont curieux de ce qui
s’expose en matière d’art contemporain à Paris, et se moquent
bien de ce que les artistes, l’Académie ou le roi de France
pourraient penser des commentaires qu’ils vont lire. C’est même
tout le contraire !
La Correspondance littéraire rend compte
d’abord brièvement des premiers Salons dont Grimm et ses
collaborateurs sont témoins, au même titre que des spectacles
parisiens auxquels ils assistent, ou des livres qui viennent de
paraître.
Le fait de confier à Diderot la rédaction des comptes-rendus pour
la revue, et de l’annoncer solennellement, donne à partir de 1759
un statut d’exception à ces textes, qui paraissent en tête de
numéro et prennent le nom de Salons. La livraison du 1er
octobre 1763 prend la mesure à la fois de l’importance, désormais,
de ce rendez-vous artistique et du rôle stratégique que Grimm
compte donner, dans sa revue, au rendez-vous littéraire qu’il
instaure avec ses lecteurs avec la livraison régulière des Salons
de Diderot. Grimm fait en effet précéder le Salon de 1763
d’un historique détaillé des manifestations organisées par
l’Académie royale de peinture depuis sa fondation, avant de
prononcer l’éloge de son ami philosophe. Il établit ainsi une
filiation des institutions du Grand Siècle à ce qu’il institue
avec Diderot.
Généalogie des Salons : le récit de Grimm
(1763)
 Auguste Hadamart, Le Salon de 1699. Gravure du XIXe siècle. On distingue au fond le siège royal surmonté d’un portrait ovale de Louis XIV À quelques inexactitudes historiques près, le
récit de Grimm décrit parfaitement la généalogie symbolique des
Salons, qui se sont développés en détournant progressivement le
dessein royal de fondation. Il s’agissait d’abord clairement de
rivaliser avec l’hégémonie culturelle italienne. Ce n’est pas
un hasard si Grimm ouvre son historique des Salons par l’évocation
du modèle italien ; les manuscrits de Diderot et de la
Correspondance littéraire écrivent systématiquement Sallon
avec deux l, le faisant dériver à la française de salle, contre
l’étymologie réelle, de salone, qui est… italienne.
L’usage d’exposer les tableaux et les
ouvrages de l’Académie royale de peinture et de sculpture tire son
origine d’Italie où ces sortes d’expositions sont fréquentes.
Dans le temps que cette Académie tenait ses séances au Palais
Royal, elle y fit quelques expositions. On a une liste imprimée des
tableaux et des sculptures qui, en 1673, furent exposés dans la cour
du Palais Royal.
La cour du Palais Royal, juste à côté des
Jardins où Diderot aura ses rendez-vous avec les sœurs Volland et
rêvera au Neveu sur le banc d’Argenson, n’était pas un
lieu très bien fréquenté. Il est douteux que les Académiciens
aient apprécié une telle compromission avec la rue. Ont-ils
réellement sollicité le renouvellement de l’expérience, comme
l’affirme Grimm ? Il se fera en tous cas désormais à
couvert, dans la grande galerie du Louvre :
Dans la suite, Mansart étant
surintendant des bâtiments et protecteur de l’Académie, les
peintres et les sculpteurs s’adressèrent à lui pour obtenir du
roi la permission de renouveler cet usage. Louis XIV non-seulement
approuva ce dessein, mais, pour l’exécuter, il fit donner à
l’Académie la grande galerie du Louvre, et il ordonna qu’on
fournît du garde-meuble de la couronne les tapisseries et les
meubles dont on pourroit avoir besoin pour la décoration de ce vaste
emplacement. L’Académie n’occupa avec ses ouvrages que cent
quinze toises. Le portrait du roi se trouvait placé à l’une des
extrémités, sous un dais de velours vert, enrichi de galons et de
crépines d’or, et sur une estrade couverte par un grand et
magnifique tapis. À chaque trumeau étaient rangés symétriquement
les tableaux, les sculptures et les estampes des académiciens. Cette
exposition, dont il existe une description imprimée, se fit en
1699.
Elle fut renouvelée en 1704, dans le même lieu, et avec tout autant
d’appareil. La naissance du duc de Bretagne paraît avoir donné
occasion à cette exposition, dont la description fut aussi
imprimée.
Il y a pour ces premières expositions tout un
apparat royal : le portrait du roi préside aux tableaux
accrochés, qui figurent l’Académie assemblée sous son égide.
L’exposition donne à voir l’Académie, qui elle-même figure
dans sa magnificence la puissance royale.
C’est dans un tout autre esprit que les
expositions reprennent à partir de 1725, et surtout de 1727, année
où le Directeur général, surintendant des Bâtiments du roi,
instaure un prix pour encourager la production de peinture
d’histoire. Il ne s’agit plus de magnificence et de
représentation, mais d’émulation et de concours :
Après cette époque, on ne trouve plus
de vestige de Salon jusqu’en 1727, où M. le duc d’Antin,
pour lors surintendant des bâtiments, imagina de proposer un prix
aux principaux artistes.
Les Mémoires disent que, dans ce concours, il fit couronner les
talents de Le Moyne, son protégé. La galerie d’Apollon, dans
laquelle on rangea les tableaux des concurrents sur des chevalets, ne
se trouva pas assez grande pour la foule des spectateurs. Les
artistes prétendent qu’une pareille exposition renouvelée eût
plutôt servi à les décourager qu’à les animer. Elle eût,
disent-ils, immanquablement fait naître une jalousie qu’on n’avait
point éprouvée dans les expositions de 1699 et de 1704. Quoi qu’il
en soit, M. Orry, devenu, après la mort du duc d’Antin, en
1736, directeur général des bâtiments et vice-protecteur
de l’Académie, crut devoir ordonner une exposition générale pour
l’encouragement de tous les membres de l’Académie, sans
distinction. Cette exposition se fit en 1737,
dans le salon du Louvre, qui précède d’un côté la grande
galerie, et de l’autre celle d’Apollon. C’est là l’époque
de la fondation du salon. Ces expositions se sont succédé sans
interruption jusqu’en 1744. Je ne sais si la maladie du roi
empêcha qu’il n’y en eût cette année, mais elles furent
reprises l’année suivante, et continuées jusqu’en 1751, sans
interruption. Après le salon de 1751, l’Académie, considérant
que les ouvrages faits dans le cours d’une seule année ne
suffisaient point pour garnir convenablement un espace aussi vaste
que celui du salon, prit la résolution de laisser l’intervalle
d’une année entre chaque exposition, et ce règlement a été
observé depuis 1753. (Correspondance littéraire, éd.
Tourneux, 1878, V 394.)
Le récit laisse imperceptiblement deviner la
différence des points de vue entre le Ministère, qui ordonne les
Salons pour traduire sa dépense financière dans un apparat public
utile à la Couronne, et l’Académie, qui subit ces Salons plus
qu’elle ne les désire, comme un mal nécessaire et de fondation.
Les Procès-verbaux de l’Académie confirment cette différence de
position : alors que les prix des élèves sont organisés,
ordonnés par l’Académie elle-même, c’est à chaque fois une
lettre du « vice-protecteur », le directeur général et
surintendant des bâtiments du roi, qui annonce à l’Académie que
le roi ordonne l’exposition.
 Vue du Salon du Louvre en l’année 1753, eau-forte de Gabriel de Saint-Aubin représentant l’escalier du Louvre et le vestibule de l’Exposition L’Académie ne pouvait pas s’opposer
formellement à l’organisation d’une manifestation qui justifiait
publiquement son existence ; il semble bien quand même d’après
Grimm que ce soit elle qui ait imposé un sursis d’un an sur
d’eux ;
individuellement, les résistances seront plus fortes : Boucher,
au fait de sa gloire, écrasé de commandes, se passe du Salon en
1767 ; après le coup d’éclat de son morceau d’agrément en
1765, le Corésus et Callirhoé qui trône encore aujourd’hui
dans la Grande Galerie du Louvre, Fragonard n’expose que des œuvres
mineures en 1767, et plus rien en 1769 ; Greuze, qui n’a pas
exposé en 1767, ulcéré par sa réception comme peintre de genre et
non d’histoire en 1769,
n’exposera plus ensuite que dans son atelier, qui fait ouvertement
concurrence au Salon.
II. Sélection, accrochage, jugement des œuvres :
la naissance d’un espace public
Contre ces résistances, Diderot au contraire
s’engage avec enthousiasme pour la défense et l’illustration
d’une manisfestation qui instaure de facto
un espace public permettant l’émulation entre les artistes sous
les auspices d’un jugement populaire. Par les Salons, non seulement
l’art se démocratise, mais, au delà même de l’enjeu
esthétique, on assiste plus généralement à cette émancipation
d’une raison critique que les Lumières appellent de leurs vœux.
Aussi, lorsqu’il constate le retrait égoïste
de telle ou telle star de la peinture, Diderot, dans le Salon de
1767, tire-t-il la sonnette d’alarme :
Une autre raison de la pauvreté de ce
Salon-ci, c’est que plusieurs artistes de réputation ne
sont plus, et que d’autres dont les bonnes et les mauvaises
qualités m’auraient fourni une récolte abondante d’observations
ne s’y sont pas montrés cette année. Il n’y avait rien ni de
Pierre, ni de Boucher, ni de La Tour, ni de Bachelier ni de Greuze.
Ils ont dit pour leurs raisons qu’ils étaient las de s’exposer
aux bêtes et d’être déchirés. Quoi, Mr
Boucher, vous à qui les progrès et la durée de l’art devraient
être spécialement à cœur, en qualité de premier peintre du roi,
c’est au moment où vous obtenez ce titre que vous donnez la
première atteinte à une des plus utiles institutions, et cela par
la crainte d’entendre une vérité dure ? vous n’avez pas
conçu quelle pouvait être la suite de votre exemple ! Si les
grands maîtres se retirent, les subalternes se retireront, ne fût-ce
que pour se donner un air de grands maîtres ; bientôt les murs
du Louvre seront tout nus, ou ne seront couverts que du barbouillage
de polissons qui ne s’exposeront que parce qu’ils n’ont rien à
perdre à se laisser voir ; et cette lutte annuelle et publique
des artistes venant à cesser, l’art s’acheminera rapidement à
sa décadence. (p. 518 ; DPV XVI 57-8.)
![L' Académie des Maîtres Peintres détruite par l' Académie Royale. Les étudiants s’enfuient par la porte de gauche, certains tentent d’escalader la fenêtre, tandis que l’Académie apparaît sur un nuage, brandissant de la main droite un bâton, de la gauche une palette de couleurs et, probablement, l’ordonnance royale la fondant. En haut des chérubins fgurant les Vents soufent la lumière suspendue au-dessus du modèle, tandis qu’à droite des chauve-souris volettent. A droite, on distingue dans une autre pièce des ânes en train de se désaltérer. Au-dessus de la porte de droite, une afche est placardée, « ORDON[N]A[N]CE » et datée en bas « 1664 »](../Images/A/4/A4716.jpg) L'Académie des Maîtres Peintres détruite par l'Académie Royale. Les étudiants s’enfuient par la porte de gauche, certains tentent d’escalader la fenêtre, tandis que l’Académie apparaît sur un nuage, brandissant de la main droite un bâton, de la gauche une palette de couleurs et, probablement, l’ordonnance royale la fondant. En haut des chérubins figurant les Vents soufflent la lumière suspendue au-dessus du modèle, tandis qu’à droite des chauve-souris volettent. A droite, on distingue dans une autre pièce des ânes en train de se désaltérer. Au-dessus de la porte de droite, une affiche est placardée, « ORDON[N]A[N]CE » et datée en bas « 1664 » Entre le modèle suranné de la magnificence
royale et l’intérêt privé des peintres, on voit apparaître,
sous la plume de Diderot qui d’ailleurs en cela ne fait que suivre
le discours du Ministère, l’idée du concours public, ferment d’un
nouvel espace de représentation dont le modèle, grec, est
démocratique, et préfigure celui, imaginé à la Révolution et
sous l’Empire, de nos grandes écoles. Le concours, voulu par le
duc d’Antin dès 1727, la sélection qu’il impose et le jugement
critique qu’il sollicite, heurtent frontalement les intérêts du
corps académique, dont l’autonomie et les prérogatives se
trouvent menacées : mais l’Académie n’est pas une
confrérie, et c’est contre le fonctionnement médiéval autarcique
de l’ancienne académie de Saint-Luc qu’elle a été instituée.
La sélection des œuvres
Exposition ou concours ? Le Salon est un
compromis entre ces deux modèles comme en témoigne la question, en
apparence purement pratique, de l’accrochage des tableaux. On sait
peu de choses sur les premiers Salons, qui n’étaient pas réguliers
et pour lesquels le délai entre la décision d’organiser
l’exposition et l’exposition elle-même fut extrêmement court.
On peut penser que les Académiciens firent avec ce qu’ils avaient,
et que le choix des tableaux à accrocher fut quelque peu improvisé.
De 1737 à 1744, les procès-verbaux de
l’Académie ne mentionnent que l’ordonnance royale annuelle
fixant les dates, toujours les mêmes, du Salon.
En 1745, l’Académie décide qu’à partir de l’année suivante
un jury opèrera une sélection, « pour suprimer tout ce qui ne
seroit pas digne de paroitre au Salon ».
Le principe de cette sélection est confirmé par une lettre de M. de
Tournehem du 6 mai 1748
et justifié par la nécessité de soustraire l’Académie aux
critiques du public :
Ceux à qui ce règlement paroîtroit
sévère n’entendroient pas leurs propres intérêts. Ce qui peut
arriver de plus cruel à un artiste, c’est de recevoir
l’improbation générale. […] il leur sera moins rude d’ess[u]yer
l’examen de leurs confrères, que de voir, par mon ordre, déplacer
leurs ouvrages, et c’est ce que je ne pourrois me dispenser de
faire sans manquer aux devoirs que m’impose ma Place, si
malheureusement je voyois des choses capables de dégrader une
Académie que je cheris et qui est honorée de la Protection de Sa
Majesté. (VI 109.)
Significativement est exprimé ici le conflit
entre le principe des premières expositions, par lesquelles le roi
représentait à son peuple sa magnificence, et l’émergence d’une
opinion publique autonome, exerçant son propre jugement et ses
critiques. « L’improbation générale », « des
choses capables de dégrader » sont autant de façons de ne pas
nommer le public et les libelles clandestins que vise Lenormant de
Tournehem, qui répond directement au discours de Coypel, l’année
précédente, « sur la prochaine Exposition de Tableaux »
où il se plaignait du « mauvais effet des critiques injustes
et hasardées ».
En 1773, Marigny demande un renforcement de cette
sélection :
Il observe que, lors de la dernière
Exposition, le public auroit désiré plus de sévérité
relativement à la décence
des morceaux exposés à sa vue, et il charge M. Pierre
de prévenir les membres de l’Académie, qui composent le Comité,
d’être, cette année, un peu plus rigides à cet égard. M. le
Directeur général
ajoute qu’il compte d’ailleurs que les Officiers, qui ne sont pas
sujets à la révision du Comité,
feront dans leurs ouvrages un choix tel que les plaintes occasionnées
par le Salon dernier ne se renouvellent point. (Lettre du 19 et
séance du 26 juin 1773, VIII 135.)
Le mot est enfin lâché, et le ministère compte
maintenant avec « le public », qui exerce désormais une
censure reconnue.
L’accrochage : Chardin tapissier du Salon
Malgré cette sélection, le nombre des œuvres
exposées est de plus en plus important et l’accrochage des
tableaux devient toute une affaire. Il faut recruter des ouvriers et
les payer.
En 1761 Chardin est nommé pour ordonner la décoration du Salon :
succédant à Stiémard, puis à Portail,
il est le premier artiste de renom à remplir une telle charge, qu’il
conservera jusqu’en 1773. La fonction de Chardin ne s’est pas
limitée à l’accrochage des tableaux : il semble avoir exercé
un rôle dirigeant dans les décisions du Comité de sélection,
comme en témoigne cette plainte d’Oudry en 1761, et la réaction
sévère de l’Académie :
Lecture d’une lettre de M. Oudry à
M. Chardin. Arrêté à ce sujet. — Le Secrétaire a fait
lecture d’une lettre adressée par M. Oudry, Académicien, à
M. Chardin, Conseiller, chargé par le Roy de l’arrangement
des tableaux au Salon, dans laquelle le Sieur Oudry se plaint
du jugement des Commissaires de l’Académie en termes insultans et
pour Elle et pour M. Chardin. Cette lecture ouïe, l’Académie
a ordonnée à son Secrétaire d’écrire de sa part au Sr
Oudry, pour lui déclarer qu’Elle lui interdit l’entrée
de ses assemblées, jusqu’à ce que, par de justes réparations, il
ait satisfait tant à l’Académie qu’à M. Chardin ;
préalablement, Elle a ordonné que les deux tableaux de lui qui sont
au Salon en seront ôtés. (Séance du 5 septembre 1761, VII 176.)
 Gabriel de Saint-Aubin, Le Salon de 1765, Plume, encre et lavis d’aquarelle, 25x46,5 cm, Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques Oudry présente ses excuses et est réintégré à
la séance suivante, le 26 septembre, c’est-à-dire après le
Salon. Vien succèdera à Chardin, et Lagrenée à Vien, lors du
départ de celui-ci comme Directeur de l’Académie de France à
Rome :
ce sont désormais les peintres d’histoire, la catégorie la plus
prestigieuse dans l’Académie, qui briguent une charge qui était
au départ une corvée sans gloire.
Car il ne s’agit pas seulement d’être
sélectionné : encore faut-il occuper une place avantageuse sur
les murs du Salon carré. Diderot y insiste à plusieurs reprises,
comme à propos de deux pendants médiocres de Hallé au Salon de
1765, L’Éducation des riches et L’Éducation des
pauvres :
Chardin qui a été cette année ce
qu’ils appellent le tapissier, à côté de ces deux misérables
esquisses, en a placé une de Greuze, qui en fait cruellement la
satire. C’est bien là le cas du malo vicino.
(P. 320 ; DPV XIV 74.)
Même remarque sur le voisinage de Leprince et de
Vernet, toujours dans le Salon de 1765. Face aux Deux vues des
environs de Nogent sur Seine de Vernet, Diderot s’exclame :
Excellente leçon pour le Prince dont on
a entremêlé les compositions avec celles de Vernet, il ne perdra
pas ce qu’il a, et il connaîtra ce qui lui manque : beaucoup
d’esprit, de légèreté et de naturel dans les figures de le
Prince, mais de la faiblesse, de la sécheresse, peu d’effet.
L’autre peint dans la pâte, est toujours ferme, d’accord, et
étouffe son voisin. Les lointains de Vernet sont vaporeux, ses ciels
légers ; on n’en saurait dire autant de le Prince. Celui-ci
n’est pourtant pas sans mérite, en s’éloignant de Vernet il se
fortifie et s’embellit, l’autre s’efface et s’éteint. Ce
cruel voisinage est encore une des malices du tapissier Chardin.
(p. 357 ; DPV XIV 136.)
Ailleurs au contraire, Chardin éloigne deux
concurrents potentiels, comme Vernet, désormais au faîte de sa
gloire, et le jeune et ambitieux Loutherbourg, tous deux peintres de
paysages :
Le jeune Loutherbourg a aussi exposé une
scène de nuit que vous eussiez pu comparer avec celle de Vernet, si
le tapissier l’eût voulu ; mais il a placé l’une de ces
compositions à un des bouts du Salon et l’autre à l’autre
bout : il a craint que ces deux morceaux ne se tuassent.
(p. 358 ; DPV XIV 139.)
Mais si, au Salon de 1769, il s’agit de tuer
Greuze, dont ses collègues détestaient la vanité, Chardin perd
toute mansuétude :
Ce tapissier Chardin est un espiègle de
la première force, il est enchanté quand il a fait quelques bonnes
malices ; il est vrai qu’elles tournent toutes au profit des
artistes et du public : du public qu’il met à portée de
s’éclairer par des comparaisons rapprochées ; des artistes
entre lesquels il établit une lutte tout à fait périlleuse. Il a
joué cette année un tour pendable à Greuze. En plaçant le
Jeune Enfant qui joue et qui caresse le chien noir entre la
Jeune Fille qui fait la prière à l’Amour et celle qui
envoie un baiser, avec un tableau de l’artiste il a trouvé le
moyen d’en tuer deux autres. C’est une bonne leçon, mais elle
est cruelle. En nous montrant deux Loutherbourg au-dessous de deux
Casanove, il n’a sûrement pas insulté le premier ; en
opposant face à face les pastels de La Tour à ceux de Perronneau,
il a interdit à celui-ci l’entrée du Salon. (p. 869 ;
DPV XVI 650.)
De la malice, on glisse vite au règlement de
comptes, par quoi les officiers de l’Académie entendent préserver
leurs privilèges contre la génération montante. C’est
manifestement le cas lorsqu’il s’agit d’éliminer Jean-Baptiste
Perronneau, peintre de pastels concurrent du célèbre Maurice
Quentin de La Tour, et déjà sa victime au Salon précédent.
Agrément et réception des nouveaux académiciens
Car la fonction sélective des Salons concerne
d’abord les artistes nouvellement agréés, puis reçus. C’est
par l’agrément et la réception sur concours que l’Académie
exerce ses prérogatives les plus importantes : elle ne
distribue pas seulement ainsi des honneurs et des titres ; elle
assure la subsistance matérielle des peintres, graveurs et
sculpteurs qu’elle distingue.
En quoi ce concours consiste-t-il ? En
principe il se déroule en deux temps.
L’artiste présente d’abord un morceau d’agrément qui, s’il
est accepté par l’Académie, fait de lui un académicien, mais une
sorte de membre extérieur, qui n’a pas le droit de prendre part
aux votes et décisions. Deux ans plus tard, il est censé présenter
un second tableau, dit de réception, par lequel il devient
académicien à part entière.
Ces tableaux sont exposés deux fois, d’abord en privé dans les
locaux de l’Académie, puis au public dans le Salon qui suit,
c’est-à-dire parfois un ou deux ans après l’agrément ou la
réception du peintre. Le Salon se trouve de la sorte jouer un rôle
fondamental dans la politique artistique de l’Académie et, de là,
dans les orientations esthétiques que prend l’école française de
peinture : même s’il ne le fait qu’après coup, et sans
incidence directe sur ses choix, le public commente les décisions de
l’Académie et exerce en quelque sorte un contrôle de qualité.
L’institution connaît cependant une première
crise au milieu des années 1770, les artistes accusant de tyrannie
le jury qui accepte ou refuse les tableaux,
tandis que les Académiciens se plaignent du « relâchement »
et du « peu de respect de la jeunesse actuelle envers les
Professeurs », d’une « jeunesse déjà trop confiante
en ses lumières » qui semble prétendre « pouvoir se
passer des secours de l’Académie ».
L’un des objets du conflit est la hiérarchie des genres, qui régit
non seulement la production, mais la distinction des œuvres.
La crise de la hiérarchie des genres
 Nombre et répartition générique des tableaux exposés aux Salons entre 1759 et 1781. D’après Udolpho van de Sandt et A. D. Smith
La hiérarchie officielle des genres instituée
par l’Académie depuis la fin du dix-septième siècle place au
sommet la peinture d’histoire, aristocratique et religieuse,
n’accorde au mieux que le second rang à la peinture de genre,
bourgeoise, et place tout en bas de l’échelle la peinture
décorative (paysages, natures mortes) et les portraits. Or la
réalité économique du marché de l’art est tout autre :
alors que les commandes princières se font rares, que l’Église
même ralentit ses programmes, la demande des bourgeois enrichis
explose, pour décorer des espaces privés, intimes, sans ostentation
ni apparat. Pastorales légères, peintures de genre, paysages et
portraits occupent bientôt l’essentiel du marché. Le glissement
de l’apparat à la décoration est général, quel que soit
d’ailleurs le statut social du commanditaire. Le divorce est donc
croissant entre les exigences esthétiques de l’Académie et tant
la production réelle des peintres, que le goût et la consommation
des commanditaires et des amateurs d’art. Diderot, dans cette
révolution esthétique, adopte une position moyenne, non sans
ambiguïtés :
Il me semble que la division de la
peinture en peinture de genre et peinture d’histoire est sensée,
mais je voudrais qu’on eût un peu plus consulté la nature des
choses dans cette division. On appelle du nom de peintres de genre
indistinctement et ceux qui ne s’occupent que des fleurs, des
fruits, des animaux, des bois, des forêts, des montagnes, et ceux
qui empruntent leurs scènes de la vie commune et domestique ;
Tesniere, Wowermans, Greuze, Chardin, Loutherbourg, Vernet même sont
des peintres de genre. Cependant je proteste que Le Père qui fait la
lecture à sa famille, Le Fils ingrat et Les Fiançailles de Greuze,
que les Marines de Vernet qui m’offrent toutes sortes scènes de la
vie commune et domestique , sont autant pour moi des tableaux
d’histoire que Les Sept Sacrements de Poussin, La Famille de Darius
de Le Brun, ou la Susanne de Vanloo. (Essais sur la peinture,
« Paragraphe sur la composition » ; p. 506 ;
DPV XIV 398-399.)
Diderot ne remet pas fondamentalement en question
la hiérarchie des genres et fustigera les peintres qui font
commerce, fort lucrativement à vrai dire, d’une peinture
décorative et légère très éloignée des exigences classiques de
grandeur et de sublime. Le philosophe plaide plutôt pour un
aménagement de cette hiérarchie, pour l’élargissement de la
peinture d’histoire aux scènes paysannes d’un Greuze, aux bords
de mer grouillants de vie d’un Vernet. Le critère discriminant
pour parler de peinture d’histoire devient pour Diderot non la
référence externe de la peinture à un texte, à une « histoire »
consacrée, mais la composition interne de la peinture comme
« scène » : « scènes de la vie commune et
domestique », « incidents et scènes » d’un
paysage constituent des peintures d’histoire parce qu’ils sont
constitués comme scènes et théâtralement modélisés.
Mais déjà l’heure n’est plus aux
aménagements et aux compromis : une première révolte des
peintres se traduit par la présentation d’un mémoire au
secrétaire de l’Académie en 1771 ; en 1775, Restout revient
à la charge ; en 1789, la contestation reprend ; en 1793,
l’Académie est supprimée.
III. La visite au Salon
 Pietro Antonio Martini, Exposition au Salon du Louvre en 1787, Paris, Bnf Estampes Comment un Salon se visite-t-il ? Dans le
Salon carré du Louvre, qui est exigu pour abriter toute une
exposition et contenir autant de visiteurs, les tableaux sont
accrochés du sol au plafond. Les gravures sont placées aux
embrasures des fenêtres. Les sculptures sont posées au centre de la
pièce, sur des tables. L’accrochage des tableaux peut susciter des
incidents diplomatiques, chaque peintre souhaitant la meilleure place
pour ses œuvres : nous avons mentionné, en 1761, le conflit
d’Oudry avec Chardin. Diderot revient à plusieurs reprises sur le
sens que Chardin donne aux peintures en choisissant une disposition
sur le mur plutôt qu’une autre. Cette disposition, qui n’est ni
chronologique, ni logique, ni hiérarchique, constitue la base
réelle, historique, du dispositif des Salons.
On est très loin de la muséographie
contemporaine. Il ne s’agit pas d’isoler une œuvre sur un grand
mur blanc savamment éclairé, de concentrer le regard et l’attention
des spectateurs sur un objet, et dans cet objet sur un point unique
vers lequel pointerait éventuellement l’écrin d’un commentaire.
Le mur du Salon carré est un espace multiple duquel il revient au
public d’extraire ce qui va faire sensation et retenir l’attention
générale. Accrochés à la dernière minute, les tableaux ne sont
d’ailleurs étiquetés que très sommairement : un simple
numéro, sans titre ni nom d’artiste, renvoie au Livret imprimé
que vendait l’Académie. Encore ce numéro n’est-il pas toujours
présent, comme en témoigne cette remarque du Salon de 1763 à
propos de la Résurrection de Deshays :
Mais il est temps de revenir à Deshays.
Il y a une résurrection du Lazare, sans numéro et sans nom
d’artiste, qu’on lui attribue, et qui est certainement de lui.
(p. 260 ; DPV XIII 374.)
De même, dans le Salon de 1767 :
Voici quelques tableaux qui ont été
exposés sans numéro pendant le cours du Salon. (P. 785.)
Le Livret est donc l’instrument de référence
pour visiter le Salon, comme l’indique cette remarque sarcastique
de Diderot à propos de l’Andromaque éplorée devant Ulysse
de Doyen :
Mais, Monsieur Doyen, vous avez abandonné
votre première manière de colorier. Jamais sans le livret je ne
vous aurais reconnu dans ce tableau. (p. 284 ;
DPV XIII 406.)
Mais, imprimé avant le début de l’exposition,
il ne prend pas en compte les toiles arrivées sur le tard,
comme en 1765 Le Baptême russe de Leprince, qui vient
juste de valoir à son auteur d’être reçu académicien :
Comme ce tableau n’est
pas marqué dans le livret, on n’en peut indiquer au juste les
dimensions. Il peut bien avoir deux pieds six pouces de haut sur
quatre ou cinq pieds de large. (CFL VI 175-6.)
Ce tableau n’est pas dans le livret ;
il n’a été exposé au Salon que tard. Il est à peu près de la
grandeur du Baptême russe, et les figures en sont de petite
nature. (CFL VI 201.)
À rebours, le livret mentionne des œuvres
promises qui finalement n’ont pas été exposées. Ainsi, à
l’issue de l’article Greuze du Salon de 1763, Grimm
ajoute :
Le petit livret du Salon nous promettait
encore quelques autres morceaux de ce maître, comme Une petite
fille lisant la Croix de Jésus ; Une jeune fille qui a cassé
son miroir ; le petit tableau qu’il appelle le Tendre
ressouvenir ; mais ces tableaux n’ont pas été exposés, parce que
ceux à qui ils appartiennent n’ont pas jugé à propos d’y
consentir. (CFL V 452-3.)
Et Diderot, à la fin de l’article Vien du Salon
de 1767, constate :
Le livret annonce d’autres tableaux du
même artiste, sous le même n° 18. Cependant il n’y en a
point. Par hasard, compterait-on parmi les ouvrages du mari, ceux de
sa femme.
Même carence pour les Greuze du Salon de 1769 :
Le livret annonce la Mère bien-aimée
caressée par ses enfants, mais ce morceau dont j’ai entendu
dire monts et merveilles n’a point été exposé. (P. 868 ;
DPV XVI 647.)
De toutes façons, il est bien difficile de s’y
retrouver avec de simple numéros dispersés à toutes les hauteurs
d’un mur saturé de toiles. Parfois, Diderot s’y perd et se
lasse, comme à propos des Bouchers du Salon de 1765 :
Le livret parle encore d’un Paysage
où l’on voit un moulin à l’eau.
Je l’ai cherché sans avoir pu le découvrir (p. 315 ;
DPV XV 66).
Il faut donc imaginer Diderot arpentant le Salon
carré, cherchant aux murs et sur les tables les numéros des œuvres
et se reportant sur les explications du livret qu’il tient à la
main et annote. C’est ainsi qu’il écrit à Sophie, en septembre
1767 : « Toute ma journée du jeudi fut employée à ma
négociation de Sainte-Périne, qui est moins avancée que jamais ;
et la nuit du jeudi au vendredi, à mettre à l’encre, chez moi,
les observations que j’avois faites au crayon au Sallon. »
Parfois, Diderot s’embrouille dans ses griffonnages, comme le
prouve cette confession du Salon de 1769 :
Il faut être vrai, mon ami, et vous
donner en même temps un excellent exemple de la manière dont on est
diversement affecté d’un même morceau, en différents instants.
Relisez les lignes qui précèdent sur la Naissance de Vénus
de Briard, j’en dis le diable ; c’est le jugement d’un de
mes livrets ; et voici le jugement d’un autre de mes livrets :
“Assez agréable, quoique la composition en soit arrangée ; la
Vénus d’un dessin assez fin...” D’un dessin assez fin !
voilà ce qui me confond, car il est écrit ainsi, et je ne me trompe
pas. Il y a ensuite : “Mais d’une attitude académique et
recherchée...” Et puis ayez quelque confiance dans mes
connaissances dans l’art, et prêchez-moi, si vous l’osez, de
publier mes réflexions. (P. 863 ; DPV XVI 637.)
Diderot avait d’abord tempêté contre le ventre
et la hanche de cette ignoble Vénus, puis sur « l’énorme
ventre et les cuisses exostosées »
d’une autre monstrueuse figure féminine « posée sur des
nuages qui avaient la complaisance de la porter »… Nous
comprenons que cette tempête venait non d’un souvenir spontané,
mais de la relecture de l’un des livrets achetés et annotés
pendant la visite. Autre visite, autre livret acheté et à nouveau
annoté, parfois contradictoirement avec le premier.
Diderot n’était pas le seul à se promener le
crayon à la main. Si nous n’avons pas conservé ses livrets, nous
sont parvenus ceux d’un célèbre dessinateur et aquarelliste du
temps, Gabriel Jacques de Saint-Aubin :
en face des indications du livret (le titre et les dimensions de
l’œuvre, le cas échéant le nom de son acquéreur), il a croqué
l’esquisse des tableaux et des sculptures. Pour certaines d’entre
elles, son croquis est la seule trace visuelle qui nous soit parvenue
de l’œuvre.
Mais surtout la visite du Salon n’est pas une
affaire solitaire : on se rassemble devant les toiles dont la
rumeur publique, précédée et secondée parfois par les effets
d’accrochage du tapissier, a décidé qu’elles constitueraient le
clou du Salon, une destination à ne pas manquer. Pour le Corésus
et Callirhoé de Fragonard, Diderot évoque en 1765 « la
sensation générale qu’il fit » (p. 423). L’arrivée
en retard d’un morceau attendu, comme L’Accordée de village
en 1761, crée l’événement : « Enfin, je l’ai vu, ce
tableau de notre ami Greuze ; mais ce n’a pas été sans
peine ; il continue d’attirer la foule. »
(P. 233 ; DPV XIII 266.)
 Gabriel de Saint-Aubin, Vue du Salon de 1767, Plume et encre noire, lavis d'aquarelle et rehauts de gouache, 24,9x46,9 cm, Paris, collection particulière En 1767, Chardin expose sur le mur par où arrive
l’escalier, comme en pendant, le Saint Denis de Vien et Le
Miracle des Ardents de Doyen : « Le public a été
partagé entre ce tableau de Vien, et celui de Doyen sur l’épidémie
des Ardents, et il est certain que ce sont deux beaux tableaux ; deux
grandes machines. Je vais décrire le premier. On trouvera la
description de l’autre à son rang. » (P. 538 ;
DPV XVI 93.) Arrivé au bout de l’exposition, le public
se retournait et se trouvait face aux deux gigantesques toiles
commandées pour l’église Saint-Roch : le face à face de
deux écoles esthétiques antagonistes convoquées pour la décoration
d’un même lieu préparait le partage de l’opinion, les
discussions animées entre les tenants du néo-classicisme épuré de
Vien, et les partisans du tumulte coloré, néo-baroque, de Doyen.
Il ne s’agit pas seulement pour chacun de dire
son mot. Écouter ce qui se dit, rapporter les mots des autres, fait
partie du plaisir de la visite. Ainsi, devant les Vernet du Salon de
1763 : « Je ne regarde pas toujours ; j’écoute
quelquefois. J’entendis un spectateur d’un de ces tableaux qui
disait à son voisin : Le Claude Lorrain me semble encore
plus piquant ; et celui-ci qui lui répondit :
D’accord, mais il est moins vrai » (p. 271 ;
DPV XIII 389). Le spectacle est autant dans la salle que
sur les murs. L’espace du Salon se dissémine en points de
cristallisation : ici on commente, là on s’exclame, ailleurs
on s’émeut, un peu partout on s’attroupe. Dans le même Salon,
face à La Marchande d’amours de Vien, Diderot crie son
admiration : « Ô le joli morceau ! »,
immédiatement repris par un voisin moins convaincu : « On
prétend que la femme assise a l’oreille un peu haute ». Le
débat s’engage : « Je m’en rapporte aux maîtres »
(p. 252 ; DPV XIII 363). Plus loin, face à La
Bergère des Alpes de Vernet, nouvelle discussion. Diderot, qui
n’aime pas Marmontel dont ce tableau illustre un conte, n’est pas
convaincu : « Les deux figures du peintre n’arrêtent ni
n’intéressent. » Les admirateurs de Vernet lui opposent le
sublime du paysage, où Vernet excelle : « On se récrie
beaucoup sur le paysage ; on prétend qu’il a toute l’horreur
des Alpes vues de loin. » Diderot concède, mais
contre-attaque : « Cela se peut, mais c’est une
absurdité » (p. 272 ; DPV XIII 389-390).
Au Salon de 1765, Diderot hue les tableaux de
fleurs et de fruits de Bellengé, comme on ferait au théâtre :
« Au pont Notre-Dame. Chez Tremblin,
sans rémission. » Offusqués, ses voisins lui rétorquent :
« Le Tableau de fleurs est pourtant son morceau de
réception. » Mais que lui fait le jugement de l’Académie ?
Sur quoi s’est-elle fondée ? « On prétend qu’il y a
quelque chose ». Quelque chose ?, mais quoi ? « mais
la couleur en est-elle fraîche, séduisante ? Non. Le velouté
des fleurs y est-il ? Non. Qu’est-ce qu’il y a donc ? »
(P. 379 ; DPV XIV 176.)
La Salon est un lieu de sociabilité. Diderot y
retourne trois ou quatre fois et y passe du temps, plus de sept
heures d’affilée en septembre 1767 : « Mardi, depuis
sept heures et demie jusqu’à deux ou trois heures, au Sallon ;
ensuite dîner chez la belle restauratrice de la rue des Poulies.
On touche ici à ce qui fait la saveur et le prix
des Salons : Diderot y saisit l’esprit, l’atmosphère
de la visite, et, de Salon en Salon, la constitution d’une culture
publique, qui se développe dans l’échange dialogique : sans
doute le philosophe lit-il beaucoup et ne cite-t-il pas toujours tout
ce qu’il lit ; mais on doit se défier ici de la critique
traditionnelle des sources, qui écrase l’expérience vivante de
cet échange face à la peinture sous le poids de références
érudites souvent inconsistantes : qu’est-ce que Félibien, Du
Bos, La Font de Saint-Yenne, dont le nom n’apparaît jamais dans
les Salons, face à la remarque d’« une femme de
beaucoup d’esprit » plantée devant L’Accordée de
village en 1761 (p. 235), ou au petit manège des jeunes
filles de 1765 qui, « après avoir promené leurs regards
distraits sur quelques tableaux, finissaient leurs tournées à
l’endroit où l’on voyait » les « petites infamies de
Baudouin » (p. 371-2 ; DPV XIV 164) ?
Pour entrer dans les Salons, il faut
d’abord s’imprégner du lieu et de ses bruits, qui ont fasciné
Diderot et où quelque chose de très important s’est joué, la
formation même de ce que J. Habermas appelle le nouvel espace
public. Il faut également se demander pourquoi et comment Diderot
écrit ces textes à perte, destinés à n’être jamais publiés,
très loin donc de la posture à la fois magistrale et détachée de
l’Académicien prononçant sa conférence, du savant faisant
imprimer son traité.
Le rôle de Grimm
 Grimm et Diderot, gravure de Frédéric Régamey (1877) d’après Carmontelle (1761). Frontispice de l’édition Tourneux de la Correspondance littéraire Comment Diderot en est-il venu à écrire les
Salons ? Reprenons le fil des événements : durant
l’hiver 1748-1749, un inconnu arrive à Paris. Il est allemand, se
nomme Frédéric-Melchior Grimm et trouve à s’employer chez le
prince héritier de Saxe-Gotha, comme lecteur. L’été suivant,
Rousseau, qui travaille également pour le prince, l’y rencontre ;
en novembre 1749, il lui fait connaître Diderot :
Je les liai ; ils se convinrent, et
s’unirent encore plus étroitement entre eux qu’avec moi. Diderot
avoit des connoissances sans nombre, mais Grimm étranger et nouveau
venu avoit besoin d’en faire. Je ne demandois pas mieux que de lui
en procurer. Je lui avois donné Diderot ; je lui donnai
Gauffecourt. Je le menai chez Made de Chenonceaux, chez
Made d’Épinay, chez le Baron d’Holback, avec lequel
je me trouvois lié presque malgré moi. (Confessions, livre
VIII, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Pléiade, p. 369.)
Dans ses mémoires, Mme d’Épinay décrit ainsi
sa première rencontre en 1752 avec celui qui allait devenir son
amant, lors d’une soirée chez la marquise de P***, peut-être Mme
de la Popelinière :
Nous étions peu de monde : Formeuse
et René ; un étranger ami de René, nommé Volx,
dont je lui avais souvent ouï parler ; un jeune homme de
lettres nommé Barsin, auteur d’une petite comédie qui a eu le
plus grand succès. […] La conversation n’a pas été très vive.
Quelques discussions sur la musique française ou italienne ont été
le sujet le plus intéressant. J’ai pourtant écouté avec plaisir
ce M. Volx. René et Formeuse me l’ont présenté comme un homme
qui désirait me connaître. Il n’a pas l’élocution facile ;
malgré cela, sa manière de dire ne manque ni d’agrément, ni
d’intérêt. René m’en avait parlé avec un enthousiasme qui me
l’a fait examiner avec une curiosité que je n’apporte guère
ordinairement dans la société. Je l’ai engagé à venir voir René
et Formeuse, lorsqu’ils seront à Montbrillant. Il m’a répondu
honnêtement, mais je doute qu’il profite de mon invitation, car on
dit qu’il n’aime pas la campagne. (Histoire de Mme de
Montbrillant, Mercure de France, 1989, p. 861.)
Grimm fait pourtant le voyage au château de la
Chevrette à Épinay, s’y installe et, assez vite, en exclut
Rousseau.
Mais la carrière de Grimm, qu’il voulait
politique, ne démarre qu’avec l’entreprise de la Correspondance
littéraire, sorte de journal manuscrit des événements
culturels, et essentiellement des événements parisiens, qui se
présentait comme les feuilles volantes d’une correspondance
familière, couvertes d’une écriture serrée, sans marges.
N’étant pas imprimée, La Correspondance littéraire
échappe à la censure et ose ainsi adopter un ton, un style et des
idées extrêmement libres. Grimm faisait copier ces feuilles pour
quelques abonnés fortunés des cours princières d’Europe. La
Correspondance littéraire, qui démarre en 1753, fait suite à
un autre journal manuscrit, Les Nouvelles littéraires, que
l’abbé Raynal avait fini par céder à Grimm. Les princes de
Prusse, la princesse de Nassau-Sarrebruck, la duchesse de Saxe-Gotha
sont les premiers abonnés. Dès 1754, la Correspondance est
également expédiée à Darmstadt. En 1759, elle compte une
quinzaine d’abonnés. À Berlin, Frédéric II la reçoit de mai
1763 jusqu’à l’été 1766, sans l’avoir demandée (ni
appréciée d’ailleurs). Catherine II s’abonne en 1764. En 1765,
la landgrave Caroline et le prince George de Hesse-Darmstadt
reçoivent également chacun une copie.
À la fin de l’été 1759, lorsque Grimm
charge pour la première fois Diderot de rendre compte pour la
Correspondance littéraire du Salon qui est en train de
s’achever, son journal en est donc à ses débuts. Diderot y fait
allusion dans une lettre à son ami du 2 septembre :
Avant que de sortir de la ville, j’irai
voir le Salon ; s’il m’inspire quelque chose qui puisse vous
servir, vous l’aurez ; Cela n’entre-t-il pas dans le plan de
vos feuilles ? Commandez ; je vous obéis assez mal,
mais il ne m’en coûte rien. (Lettre à Grimm, 2 septembre 1759 ;
Roth II 241.)
L’idée vient-elle de Diderot, dont ce serait
ici la première proposition, ou bien de Grimm, qui aurait programmé
Diderot critique d’art « dans le plan » de ses
« feuilles » ?
Depuis 1753, c’était Grimm qui se chargeait de
la critique d’art pour la revue. En 1757, il consacre au Sacrifice
d’Iphigénie de Carle Vanloo un article à la fin duquel il met
brièvement en scène une discussion avec Diderot devant la toile :
est-ce lui qui a entraîné pour la première fois notre philosophe
au Salon ? Avait-il déjà en tête cette future
collaboration ?
Car c’est bien d’une collaboration qu’il s’agit, et Diderot
l’entendra ainsi au moins jusqu’en 1769 : les Salons
de Diderot prennent à chaque fois la forme d’une lettre adressée
à Grimm, et Grimm y insère pour ses lecteurs ses propres
commentaires.
Ce que l’on imprime aujourd’hui sous le titre
de Salon de 1759 est en fait une partie d’une lettre à
Grimm dont nous avons conservé l’autographe :
Diderot écrit entre le Grandval, chez le baron d’Holbach, et
Paris, d’abord pour raconter à Grimm le voyage qu’il a fait avec
Sophie et avec sa mère jusque dans leur maison d’Isle, puis à
Châlons. Il raconte ensuite leur retour à Paris et la mélancolie
de Sophie, entourée, chaperonnée par sa mère et ses deux sœurs.
C’est pour ainsi dire en famille qu’ils sont allés visiter le
Salon : « Nous allâmes, sa mère, Mme Le Gendre, Mlle
Boileau, elle et moi, aux tableaux. Elle ne put y tenir. Mlle Boileau
lui donna le bras, et elles s’en retournèrent à la maison. »
De l’indisposition de Sophie, Diderot passe à ses projets de
voyage : accompagner Sophie une huitaine à Châlons, puis
revenir à Paris attendre le retour de Grimm de Genève. Commence
alors le texte que Grimm a extrait de la lettre pour en faire le
Salon de 1759. Mais la lettre, qui semblait terminée,
redémarre avec les potins parisiens : sublime voix de Mlle Fel
au concert spirituel, déjeuner et lecture par Marmontel de sa
Bergère des Alpes, mort de Milot, bibliothécaire du Roi, et
de Boulanger, un collaborateur de l’Encyclopédie. Et puis
c’est une lettre de Sophie, que Diderot résume, quand tout à coup
il se rend compte qu’il a confondu, dans son Salon,
l’Annonciation de Restout et l’Assomption de
Lagrenée. Cette rectification, qui clôt la lettre à Grimm, a été
ajoutée par lui à la fin du Salon de 1759.
Questions sur le cours
Expliquez concrètement ce qu’est un
Salon, un Salon, un salon.
Qu’est-ce
que le surintendant des Bâtiments ? Qui occupe cette fonction
pendant les années où Diderot rédige les Salons ?
Qu’est-ce
que la Correspondance littéraire ?
Qui la dirige ? Pourquoi est-elle manuscrite ?
Qui est le
tapissier du Salon ? Quel est son travail ?
Comment
devient-on académicien ?
Qu’est-ce que
la hiérarchie des genres ? Pourquoi entre-t-elle en crise au
XVIIIe siècle ?
Qu’est-ce que
le livret du Salon ? Comment se présente-t-il ? A quoi
sert-il ? Combien s’en vend-il à chaque exposition ?
Comment
Diderot en est-il venu à rédiger les Salons ?
Quels sont les deux Salons
les plus importants ?
Comment
Diderot utilise-t-il les livrets pour rédiger les Salons ?
Sous quelle
forme matérielle les Salons
se présentent-ils ? A qui sont-ils adressés ? A qui ne
sont-ils surtout pas adressés ?
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