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Annexe 1 : le texte biblique
Annexe 2 : le commentaire de Diderot
S’agit-il d’une scène ? La Chaste Suzanne
de Vanloo
Stéphane Lojkine
La peinture du
dix-huitième siècle se définit à la fois comme peinture classique
et comme peinture en crise. Déployée dans l’Europe des Lumières
sous l’égide de l’Académie royale de peinture, elle instaure
des normes, des codes de la représentation ; elle ne se
compose, s’exécute, se regarde, se critique que dans l’exercice
d’un rapport à ce canon.
 Suzanne délivrée par Daniel, enluminure de la Bible historiale de Petrus Comestor, 1372, 7,6x6,9 cm, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, La Haye, ms. 10 B 23, fol. 260 v°
C’est toute
l’histoire de la peinture occidentale, depuis la généralisation
de la perspective linéaire inventée en Italie à l’aube de la
Renaissance, qui est convoquée pour fixer, systématiser ce canon
autour d’un modèle, d’un dispositif scénique de
représentation qui devient a posteriori le dispositif classique.
Toute l’ambiguïté
tient à cet effet « après coup » du classicisme :
dans l’Italie d’un Michel-Ange et d’un Raphaël, aucune
institution ne pouvait prétendre jouer le rôle normatif qu’impose,
dans la France du dix-huitième siècle, l’Académie. Venant après
coup, mais constituée par les grands créateurs du moment, la norme
ne saurait être identifiée à un conservatisme. Il s’agit plutôt
d’une rationalisation, de l’intégration d’une pratique en
devenir dans un discours immobile.
Par elle, donc, le
dispositif se fige. Mais la vie de la peinture suit son cours. Au
moment où se formalise la scène, elle s’est déjà défaite :
le modèle théâtral, nécessairement convoqué par la scène
picturale, est en crise et les conventions des genres dramatiques
volent en éclats. A la distinction du discours tragique on préfère
l’émotion douce et les larmes, exprimées dans la langue ordinaire
ou, mieux, par l’éloquence silencieuse de la pantomime. Aux
vestibules des palais royaux, où se creusait l’écart entre le
parterre des gens ordinaires et les retraites inaccessibles du
Pouvoir, on préfère l’intimité bourgeoise du salon, une scène
de plain pied avec le spectateur.
Les barrières
tombent, l’émotion propage du réel à la représentation, puis de
la scène au spectateur, le courant continu des larmes : l’effet
théâtral gagne de proche en proche, par contagion.
Une nouvelle économie
de la représentation se met alors en place, qui n’est plus fondée
sur la différence (entre la nature et la représentation), mais sur
cette émotion créée, ce flux qui va et vient du spectateur à la
scène, qui le noue à elle. La première conséquence picturale de
cette révolution sémiologique est la déconstruction de la notion
même de figure : la différence classique était d’abord,
dans l’économie interne de la représentation, la différence des
figures, la distinction des caractères qui permettait de suppléer
aisément les discours. Dans la fusion sensible et le spasme révolté
que la peinture insuffle désormais dans l’œil du spectateur, le
primat nouveau de la couleur, de la matière des chairs, tendent à
abolir le jeu des figures. Le discours de la scène, l’expression
rhétorique des passions sont emportés dans la nouvelle contagion
commune, colorée et muette.
 Titien, Suzanne et Daniel, vers 1507, huile sur toile, 139x181 cm, Glasgow, Art Gallery and Museum, collection McLellan
La crise de la figure
ne doit cependant pas être perçue comme l’effondrement de
l’édifice classique de la représentation : d’une certaine
manière elle lui assure une seconde existence, la déconstruction de
la figure constituant le fondement de la nouvelle économie de l’œil
révolté. La scène n’est plus donnée d’emblée par la
disposition des lieux et la répartition des rôles entre les
figures. Dans un dispositif effondré, l’émotion, l’entrelacs
sensible où l’œil est précipité, cristallisent dans le moment
ce qui va faire scène : la scène advient ou n’advient pas à
l’issue d’une cristallisation scopique qui se fait ou ne se fait
pas. Le face à face avec la toile devient l’épreuve d’une
rencontre, l’œil prend son élan au risque d’une accroche ou au
contraire d’une retombée. Toujours cette accroche va contre :
résistance du corps ou discours révolté, écart de sens ou de
chair, seule la conscience de ce qui grippe la machinerie classique
des figures permet cette cristallisation.
La scène joue donc de
ces deux économies : advenant par l’œil, par la
cristallisation dans le moment, elle se déploie faute de l’autre,
faute de cette norme utopique, de ce passé irréel de la scène que
le spectateur convoque avec jouissance et nostalgie. Modéliser la
scène, la fixer par un schéma, la réduire à une structure,
c’est répéter le mirage construit par les Lumières. Pour la
comprendre, il conviendra plutôt de la saisir dans ce processus
anamorphique, comme défiguration d’abord, puis comme
cristallisation et révolte, enfin comme nostalgie.
Il faut donc
réapprendre à regarder cette peinture des Lumières, dans ce
mouvement de la scène qui se fait et se défait. Point de plaisir
esthétique sans ce va-et-vient. Pour en approcher au plus près, les
Salons de Diderot sont d’une aide précieuse, car lorsqu’il
est circonstancié le compte rendu y exprime en détail ce qui
demeure généralement dans l’intimité informulée du plaisir
solitaire de voir. Nous proposons donc de suivre pas à pas l’un
des textes les plus exemplaires des Salons à ce titre, le
commentaire de La Chaste Suzanne de Vanloo, au début du Salon
de 1765. Non seulement ce commentaire est un modèle du genre,
mais le sujet choisi offre à la peinture un dispositif scénique
exemplaire.
Rappelons que
l’histoire de Suzanne, un épisode apocryphe du livre de Daniel, se
déroule durant l’époque dite de la Captivité de Babylone.
Suzanne, l’épouse vertueuse du riche Ioakim, est surprise par deux
vieillards de ses voisins alors qu’après avoir congédié ses
servantes elle se baigne seule dans le Bain installé dans son
jardin. Les vieillards la font chanter : si elle ne cède pas à
leurs désirs, ils l’accuseront d’adultère et elle sera lapidée,
conformément à ce que prescrit la loi juive. Suzanne résiste ;
les vieillards l’accusent ; Daniel, encore enfant, intervient
alors et en interrogeant séparément les vieillards, il les
confond ; le châtiment retombe donc sur les calomniateurs, et
les vieillards sont lapidés.
Au moyen âge et au
début de la Renaissance, on représente souvent le procès et
l’intervention de Daniel, c’est-à-dire le triomphe de la justice
et la performance du prophète. Mais lorsque le dispositif scénique
se généralise, le moment du chantage des vieillards, l’intimité
surprise de Suzanne s’impose et connaît une vogue extraordinaire
dans la peinture religieuse, presque disproportionnée si l’on
considère que cet épisode apocryphe n’est que très
discutablement rattaché au canon des textes constituant la Bible
autorisée. Nul doute que la motivation des artistes n’est pas
exclusivement religieuse : la scène de Suzanne constitue en
quelque sorte un prototype sémiologique et permet l’exploitation
optimale des ressources du dispositif scénique classique.
I. Des figures dans un lieu
Le corps de Suzanne
Ce qui définit
d’abord une scène peinte, c’est que quelque chose, en elle, est
arrêté. La scène arrête une narration : ce faisant, elle
renvoie le spectateur à cet enchaînement qu’elle ne peut
produire ; mais elle lui indique également qu’il s’agira
d’autre chose que de ce qui, par cet arrêt, vient d’être
éconduit.
« On voit au centre de la toile la
Suzanne assise ; elle vient de sortir du bain. »
Le bain précède la
pause. De même, pour l’œil, l’eau du bassin, à la lisière
inférieure de la toile, précède la remontée vers les chairs, la
tête, la pression des vieillards.
« Placée entre les deux
vieillards, elle est penchée vers celui qui est à gauche, et
abandonne aux regards de celui qui est à droite son beau bras, ses
belles épaules, ses reins, une de ses cuisses, toute sa tête, les
trois quarts de ses charmes. »
Placée, penchée,
abandonnant… Diderot décrit une disposition, une organisation
géométrale : soit, dans un espace donné, celui du bain, trois
figures. Il s’agit de les placer, de leur assigner abscisses et
ordonnées, de les faire tenir les unes par rapport aux autres. Rien
de visuel a priori dans cette ordonnance : la géométrie
manipule logiquement des objets, elle abstrait, elle intellectualise
l’espace dont elle rend compte ; elle l’aveugle.
Mais la description
dérape : « placée entre les deux vieillards »,
Suzanne est encore à l’équilibre au début de la phrase ;
« penchée vers », elle trahit la perturbation d’un
clinamen. Enfin, elle « abandonne aux regards »,
elle défait l’agencement géométral et précipite l’œil vers
la cristallisation scopique.
La Chaste Suzanne, gravure de Skorodumov d’après Carle Vanloo. La peinture exposée au Salon de 1765 se trouve à l’Ermitage. Elle a été enroulée en 1922 et ne peut plus être photographiée. Il s’agit ici de la gravure en contrepartie d’après le dessin de V.-M. Picot, éditée en 1776. Vienne, Albertina
Déséquilibrée, la
figure se défait. Suzanne se déploie dans la juxtaposition
paradigmatique de ses membres comme un corps désarticulé. Elle
n’est plus la chaste Suzanne, figure une placée dans un
espace qui lui donne sens, qui fournit en écrin de quoi la décoder ;
elle est « son beau bras », non, pas même, mais au haut
de ce bras, « ses belles épaules », et l’œil glisse
inexorablement vers la visée du désir, le long du corps vers « ses
reins », puis tournant toujours plus près de sa cible, vers
« une de ses cuisses »… Le désir s’affole, le regard
se désoriente, lutte entre l’attrait et l’interdit, le geste qui
porte atteinte et l’envie réprimée. La phrase mime ce débat,
reprenant du champ après l’effleurement de la cuisse, se
ressaisissant avec « toute sa tête », mais pour aussitôt
déclarer forfait, aboutir dans un dernier souffle à l’aveu :
« les trois quarts de ses charmes ».
L’aveu ressaisit la
figure, restitue au corps son intégralité, même barrée par la
coupure sémiotique : trois quarts et un quart, Suzanne se
partage entre ce qui en elle est abandonné et ce qui résiste. Par
cette coupure elle devient objet de langage :
« Sa tête est renversée ;
ses yeux tournés vers le ciel en appellent du secours ; son
bras gauche retient les linges qui couvrent le haut de ses cuisses ;
sa main droite écarte, repousse le bras gauche du vieillard qui est
de ce côté. »
A toute figure
correspond un discours, par lequel la dimension visuelle de la chose
est à nouveau occultée. Suzanne n’est plus un corps, mais une
voix qui appelle le Ciel à son secours. La tête renversée est une
tête éloquente, un signe oratoire. Les bras et les mains ne sont
plus ces lignes de chair où se précipite et s’électrise l’œil
désirant, mais les ponctuations différenciées, balancées, d’un
discours muet, mimé : bras gauche et main droite s’opposent ;
l’une retient vers la droite, l’autre repousse vers la gauche ;
l’une ramène vers l’objet du désir qu’elle barre, l’autre
éloigne de l’objet qu’elle nie. L’articulation discursive tue
le désir.
L’éloge comme piège pour l’œil
Diderot aura donc
rendu compte du corps de Suzanne sous trois formes : forme
géométrale, aveugle, du corps disposé ; forme scopique,
défigurante, du corps désirable ; forme symbolique, ou
figurale, du corps éloquent. La stylisation rhétorique du corps
ramène le compte rendu à son modèle originaire, le modèle de
l’ekphrasis : décrire, c’est louer.
« La belle figure ! La
position en est grande ; son trouble, sa douleur sont fortement
exprimés ; elle est dessinée de grand goût ; ce sont des
chairs vraies, la plus belle couleur, et tout plein de vérités de
nature répandues sur le cou, sur la gorge, aux genoux ; ses
jambes, ses cuisses, tous ses membres ondoyants sont on ne saurait
mieux placés ; il y a de la grâce sans nuire à la noblesse,
de la variété sans aucune affectation de contraste. La partie de la
figure qui est dans la demi-teinte est du plus beau faire. Ce linge
blanc qui est étendu sur les cuisses reflète admirablement sur les
chairs, c’est une masse de clair qui n’en détruit point
l’effet : magie difficile qui montre et l’habileté du
maître et la vigueur de son coloris. »
L’éloge est d’abord
technique, éloge de la composition et du dessin, puis du rendu des
chairs et de la couleur. Diderot distribue le compliment entre les
deux grandes catégories techniques, qui correspondent aux deux
écoles qui se sont affrontées à l’Académie, partisans du
dessin, ou poussinistes, et partisans de la couleur, ou rubénistes.
Puis il revient aux parties du corps, selon le même procédé
d’énumération qui sinue le long des formes féminines, gorge,
genoux, linge sur les cuisses, au plus près du sexe, la visée
ultime. L’œil se fixe finalement sur l’éclat aveuglant du
linge, écran au sexe en jeu et en même temps fondu en lui puisque,
« reflétant admirablement sur les chairs », il installe
un continuum de blancheur du vêtement à la chair, de la nudité
interdite à la toile qui la recouvre.
L’éloge n’est
donc pas une pure redondance du grand, du beau et du bien. Il opère
un déplacement, des catégories d’évaluation technique, le dessin
et la couleur, vers le piège à désir pour l’œil que constitue
l’écran sensible du linge posé sur les cuisses de Suzanne,
occultant son sexe et le désignant, se fondant en lui. L’éloge
sanctifie la descente de l’œil, installe l’œil dans le bas du
corps de Suzanne. Le discours général et abstrait sur l’excellence
de l’œuvre, l’exaltation rhétorique, est convertie en
cristallisation scopique, qui se fait sur la tache de blanc, tache et
enveloppe, écran : l’écran pourtant n’est pas ici cette
claustra de bois ou balustrade de pierre qui sépare
traditionnellement Suzanne des vieillards ; l’écran n’est
pas une frontière entre deux territoires. Le blanc abolit les
contours : du dessin à la couleur, de la couleur à la magie du
blanc, tout l’édifice de la figuration classique se défait, et
l’écran devient l’instrument de cette défection, sorte de paroi
trou désignant l’espace d’invisibilité où tend le désir.
Diderot accomplit donc
la performance de l’éloge, réitère la pose oratoire millénaire
de l’ekphrasis ; mais en même temps, il en dit la
limite et la fin, le basculement d’une économie de la parole dans
une économie du désir.
La critique comme défiguration
Jusqu’ici, le
commentaire s’est focalisé sur Suzanne, le personnage central de
la composition ; Diderot s’intéresse maintenant aux deux
vieillards : l’éloge de la figure bascule alors en critique
et en défiguration.
« Le
vieillard qui est à gauche est vu de profil. Il a la jambe gauche
fléchie, et de son genou droit il semble presser le dessous de la
cuisse de Suzanne. Sa main gauche tire le linge qui couvre les
cuisses, et sa main droite invite Suzanne à céder. Ce vieillard a
un faux air de Henri IV. Ce caractère de tête est bien choisi, mais
il fallait y joindre plus de mouvement, plus d’action, plus de
désir, plus d’expression. C’est une figure froide, lourde, et
n’offrant qu’un grand vêtement raide, uniforme, sans pli, sous
lequel rien ne se dessine : c’est un sac d’où sortent une
tête et deux bras. Il faut draper large, sans doute, mais ce n’est
pas ainsi.
 Henri IV et Catherine de Médicis accompagnés par Hymen, détail du tableau de Rubens, L’Entrée à Lyon, 1621-1625, huile sur toile, 394x295 cm, Cycle de la vie de Marie de Médicis, Paris, Musée du Louvre
La caractérisation du
vieillard dérape d’emblée : Vanloo n’a pas peint un juge
juif corrompu de la Babylone biblique, mais « un faux air de
Henri IV » : le Cycle de la Vie de Marie de Médicis peint
par Rubens pour le Palais du Luxembourg identifie désormais à Henri
IV le profil de l’homme mûr au nez bourbonien, à l’œil
pétillant et à la barbe pointue. L’identification est d’autant
plus irrépressible que Henri IV, surnommé le vert galant,
était connu pour sa passion des femmes jusque dans un âge avancé.
Voltaire se fait l’écho dans l’Essai sur les mœurs de la
réputation abominable que Bayle, dans le Dictionnaire historique
et critique avait donnée de lui.
Pour cette raison,
Diderot concède, non sans malice, que, paradoxalement, « ce
caractère de tête est bien choisi ». Mais la figure se défait
aussitôt. Nous assistons ici à l’avortement de la cristallisation
scopique. Diderot avait mis en branle le jeu géométral de la
figure, la gestuelle de l’action (« jambe gauche fléchie »,
« genou droit [qui] semble presser le dessous de la cuisse de
Suzanne »), le progrès du désir par la « main gauche »,
puis son expression verbale par la « main droite »
accompagnant le discours du chantage.
Mais « il
fallait y joindre plus de mouvement, plus d’action, plus de désir,
plus d’expression » : les substantifs abstraits
reprennent dans le même ordre et caractérisent sur le plan
rhétorique ce que les parties du corps avaient indiqué
géométralement. Des jambes à la main gauche, on passe du mouvement
à l’action et au désir ; de la main gauche à la main
droite, du désir à l’expression. L’œil refait donc le même
trajet du bas vers le haut, de la gauche vers la droite, du honteux
vers l’exhibé, mais sans se fixer, sans rencontrer l’accroche
par quoi l’ensemble fera sens et tableau.
Vient le troisième
trajet de l’œil, toujours selon le même chemin, mais s’attachant
cette fois au vêtement, c’est-à-dire, au plus près de la
texture, à ce qui est susceptible d’établir l’accroche, de
nouer l’entrelacs du regard. C’est alors que la figure se défait
complètement, bascule dans l’informe, l’abjection grossière,
monstrueuse, du sac.
Le sac est lié à l’imaginaire de l’impuissance : « rien
ne se dessine » se comprend en effet comme dissolution des
traits, mais aussi comme absence des marques de l’excitation
masculine :
l’échec de la cristallisation scopique, la défection des figures
équivalent à une érection manquée.
L’écriture, la
performance oratoire de l’ekphrasis, suppléent alors à ce
qui pour l’œil a été manqué. Puisque les gestes des vieillards
libidineux se figent et avortent, le geste du spectateur s’y
substitue et réenclenche la mécanique du désir :
« L’autre
vieillard est debout et vu presque de face. Il a écarté avec sa
main gauche tous les voiles qui lui dérobaient la Suzanne de son
côté ; il tient encore ces voiles écartés. Sa droite et son
bras étendu devant la femme ont le geste menaçant ; c’est
aussi l’expression de sa tête. Celui-ci est encore plus froid que
l’autre : couvrez le reste de la toile, et cette figure ne
vous montrera plus qu’un pharisien qui propose quelque difficulté
à Jésus-Christ. »
Il y a dans cette
critique du vieillard de gauche un double mouvement : mouvement
du vieillard qui dévoile Suzanne, la livre en pâture pour l’œil ;
mouvement du spectateur qui couvre la toile, voile Suzanne et,
marquant ainsi un temps d’arrêt, réintroduit artificiellement la
coupure d’un écran. Voiler, dévoiler : la performance
oratoire rétablit pour l’œil la pulsation de ce qui s’exhibe et
se soustrait, de ce qui ne se donne à voir que barré, et se donne à
voir précisément dans l’essence fondamentale de ce signifié
barré qu’est la femme offerte et refusée à la jouissance,
livrée, mais « pas toute ». Le spectateur voile
virtuellement la toile, au moment où Suzanne est dévoilée et après
que le premier vieillard s’est dissous en un sac de toile :
tissu sur tissu, l’œil touche et froisse du linge, amalgame
matière picturale et peau, chair et figure.
Une fois encore, dans
ce glissement, la figure dérape, le vieillard est caractérisé de
façon décalée : le « pharisien qui propose quelque
difficulté à Jésus-Christ » évoqué par Diderot renvoie
immanquablement à la scène évangélique de la femme adultère,
véritable actualisation anagogique de la Suzanne du livre de Daniel.
« Or les scribes et les Pharisiens
amènent une femme surprise en adultère et, la plaçant au milieu,
ils disent à Jésus : “Maître, cette femme a été surprise
en flagrant délit d’adultère. Or, dans la Loi, Moïse nous a
prescrit de lapider ces femmes-là. Toi donc, que dis-tu ?”
Ils disaient cela pour le mettre à l’épreuve, afin d’avoir
matière à l’accuser. » (Jean, VIII, 4-6.)
Les vieillards
amèneront Suzanne devant Ioakim son mari porteurs de la même
accusation et avec le même résultat, de sorte que la parabole des
Évangiles apparaît comme sinon la réédition, plutôt la
surenchère de l’histoire de Suzanne : Daniel blanchit une
Suzanne innocente et injustement accusée ; le Christ pardonne
contre la Loi à une femme coupable. Les pharisiens des Évangiles
cherchent à mettre le Christ en défaut ; par la femme adultère
qu’ils livrent à son jugement, ils comptent mettre en
contradiction la Loi et son enseignement. Ils le mettent à
l’épreuve, ils lui « proposent une difficulté » :
l’expression de Diderot s’adapte parfaitement à ce contexte.
Le vieillard de Vanloo
a le bras droit « étendu » vers le centre et l’arrière
du tableau. Diderot n’explique pas ce geste qui, comme celui de son
acolyte, porte le discours de la figure : désignant l’espace
vague, le dehors depuis lequel à tout moment quelqu’un peut surgir
et surprendre la jeune femme dans cette posture équivoque, le bras
indique à qui sera destinée la calomnie, à l’époux aujourd’hui
absent, à la communauté qui s’assemblera pour juger la jeune
femme. Mais sorti de son contexte, et projeté dans la scène des
Évangiles, ce bras peut tout aussi bien interpeller le Christ occupé
à écrire sur le sol, comme on peut le voir, nettement, à gauche
dans la composition de Tiepolo sur ce sujet,
ou, de façon moins caractérisée, dans celle du Poussin.
Comme la référence à
Henri IV, l’identification du vieillard à un Pharisien de la
parabole de la femme adultère détourne du sujet, mais en même
temps y ramène et cette fois dans la plus pure tradition de la
lecture chrétienne des images : la méditation chrétienne
rapporte les histoires de l’Ancien aux paraboles du Nouveau
Testament, la pluralité des figures au mystère unique de la foi.
II. La terreur et la norme : économie de la
révolte
Reconstruction imaginaire
Après cette
cristallisation scopique par procuration, le texte achève son œuvre
de reconstruction.
« Plus de chaleur, plus de
violence, plus d’emportement dans les vieillards, auraient donné
un intérêt prodigieux à cette femme innocente et belle, livrée à
la merci de deux vieux scélérats ; elle-même en aurait plus
de terreur et d’expression, car tout s’entraîne. Les passions
sur la toile s’accordent et se désaccordent comme les couleurs. Il
y a dans l’ensemble une harmonie de sentiment comme de tons. Les
vieillards plus pressants, le peintre eût senti que la femme devait
être plus effrayée, et bientôt ses regards auraient fait au ciel
une toute autre instance. »
 Les mains du vieillard de gauche, détail de la gravure de Skorodumov
Sous couvert de prendre
du champ, de répéter autrement la scène, Diderot en fait poursuit.
Chaleur, violence, emportement : nous ne sommes plus, comme au
début du compte rendu, au sortir du bain, dans l’instant de la
surprise, mais au cœur du viol, dans l’excitation convulsive des
corps pressés. Ce n’est plus une disposition des corps donnée à
voir, c’est une pression (« les vieillards plus pressants »),
un entraînement (« tout s’entraîne ») :
accord, désaccord, harmonie sont convoqués sous prétexte de
couleur ; mais Diderot impose dans le même temps la cadence de
l’air d’opéra, superposant désordre absolu du désir et
ordonnancement musical de la terreur. L’espace devient purement
sensible (« le peintre eût senti… »), sans
géométralité ni théâtralisation d’un regard. De cette
convulsion cadencée, l’issue est un regard, non le regard que nous
posons sur l’objet de la scène, mais le regard que la convulsion
produit, ce renversement de l’atteinte subie en regard jeté, cette
révolte du corps de Suzanne qui, pressée de toutes parts, atteste
le ciel, se tourne vers lui.
On touche ici à cette
économie fondamentalement nouvelle qui se met en place sous l’œil
et la plume de Diderot, cette économie de l’œil révolté, qui
retourne le « on voit » géométral en un « ça
regarde » sensible, qui annule la coupure posée par la scène
au profit d’une continuité du toucher, de l’émotion, de la
révolte. « Couvrez le reste de la toile » :
l’économie de la scène posait et abolissait la séparation entre
le spectateur et la composition peinte, donnait à voir et ôtait de
la vue. L’écran, avec les répartitions géométrales qu’il
institue dans l’espace, se répercutait dans l’écriture du
compte rendu : éloge et déception, prestiges de la merveille
et effondrement de l’illusion, transposent textuellement cette même
oscillation, pulsation du désir phallique.
La voici pourtant
remplacée par une autre économie. Tout se joue désormais entre la
pression et la résistance des chairs, entre l’entraînement vers
le viol et la révolte du corps, le spasme, l’« instance ».
L’œil tisse des continuités et porte ce mouvement en avant, cette
précipitation destinée à se retourner, à se révolter, œil peau
hors discours du corps féminin qui n’est plus l’objet du viol de
deux vieux scélérats, mais le prolongement tactile de ce que « le
peintre eût senti ».
Dans cette nouvelle
économie de l’œil révolté, Diderot reprend au commencement,
comme une anodine répétition, la description géométrale de la
scène :
« On voit à droite une fabrique
en pierre grisâtre ; c’est apparemment un réservoir, un
appartement de bain ; sur le devant un canal d’où jaillit
vers la droite un petit jet d’eau mesquin, de mauvais goût et qui
rompt le silence. Si les vieillards avaient eu tout l’emportement
imaginable et la Suzanne toute la terreur analogue, je ne sais si le
sifflement, le bruit d’une masse d’eau s’élançant avec force
n’aurait pas été un accessoire très vrai. »
 Jean-François de Troy, Suzanne et les vieillards, 1721, huile sur toile, 235x178 cm, Saint-Petersbourg, Ermitage
« On voit à
droite » fait écho à « On voit au centre », par
quoi s’ouvrait le compte rendu. Mais il ne s’agit plus de
disposer des figures dans un espace réglé par la perspective.
« Fabrique » est un mot de peintre, qui désigne toute
construction destinée à structurer l’espace de la représentation.
La fabrique ici oppresse, écrase les personnages. Diderot y
distingue un petit jet d’eau, absent de la gravure, soit négligence
du graveur, soit plutôt confusion du philosophe avec l’une des
Suzanne qu’il évoquera plus loin par comparaison. Il s’agit
de rétablir la majesté du jet : Diderot fait virtuellement
coïncider l’emportement des vieillards avec la « masse d’eau
s’élançant avec force », de la même façon que dans le
réel l’avortement du viol coïncide avec la mesquinerie du petit
jet. La métaphore obscène est patente ; elle dit combien le
rapport des figures à l’espace a changé : le système
différentiel qui opposait le vague d’un espace extra scénique,
occupé du réel, à la symbolicité circonscrite de la scène
proprement dite est remplacé par un système de contagion, de
continuité sensible, où la fabrique rejoue, accompagne, amplifie ce
qui, au cœur de l’espace de la représentation, est entré en
résonance, a lancé l’influx. Nous avions remarqué, par le biais
de la couleur, l’entrée en jeu d’un vocabulaire musical, où
l’« accord », l’« harmonie » étaient les
vecteurs du sens. Le « sifflement, le bruit d’une masse
d’eau », et non par exemple son scintillement, ses
éclaboussures, marquent que le modèle implicite est ici encore
acoustique.
Vanloo et de Troy
Des résonances
internes, on passe alors aux résonances externes, et l’œuvre de
Vanloo vient prendre place, par le jugement public, dans une galerie
virtuelle aux côtés des Suzanne célèbres :
« Avec ces défauts, cette
composition de Vanloo est encore une belle chose. De Troye a peint le
même sujet. Il n’y a presque aucun peintre ancien dont il n’ait
frappé l’imagination et occupé le pinceau, et je gage que le
tableau de Vanloo se soutient au milieu de tout ce qu’on a fait. »
Déjà mort au moment
où Diderot écrit, Jean-François de Troy (1679-1752) appartient à
la génération qui a précédé celle de Carle Vanloo (1705-1765).
Il a peint Suzanne et les vieillards à plusieurs reprises.
La version de 1721
passe en vente à Paris le 10 décembre 1764. Elle entrera dans les
collections de Catherine II entre 1766 et 1768 et se trouve encore
actuellement dans les collections de l’Ermitage. Ces éléments
permettent de penser que le tableau de 1721 était connu de Diderot.
Comme celle de Vanloo, la composition de J. F. de Troy est en hauteur
(235x178 cm). On y trouve déjà la bordure de pierre du bassin d’eau
en bas, les vieillards de part et d’autre de Suzanne, l’un, à
gauche, debout et tenant à Suzanne un discours, l’autre, à
droite, assis, tâtant sa cuisse et son bras. La position même de
Suzanne, dont les genoux sont tournés d’un côté, vers le bain
dont elle vient de sortir, tandis que la tête est retournée de
l’autre, vers le vieillard qui l’agresse, semble avoir été
empruntée à de Troy par
Vanloo. L’interversion de la droite et de la gauche suggère même
que Vanloo a travaillé à partir d’une gravure inversée de la
Suzanne de J. F. de Troy.
 Jean-François de Troy, Suzanne et les vieillards, 1748, huile sur toile, 95,6x126 cm, Porto Rico, Museo de Arte de Ponce, The Luis A. Ferré Foundation
La Suzanne de
1748, peinte à Rome pour le cardinal de La Rochefoucault en
remplacement d’une Fuite de Loth jugée trop licencieuse,
avait été exposée au Salon de 1750 ; elle est actuellement
conservée au Museo de Arte de Ponce. Quoique le format soit
différent (95,6x126), plusieurs analogies avec la composition de
Vanloo sont également frappantes : jambe droite de Suzanne
passée par dessus la gauche, sa main repoussant un vieillard, le
bras gauche de l’autre étendu et pointant du doigt le fond de la
scène. Ce bras tendu surtout trahit l’emprunt : alors que
chez de Troy il indique sans ambiguïté la porte du jardin de
laquelle un témoin gênant pour Suzanne peut surgir à n’importe
quel moment, chez Vanloo qui n’a peint ni jardin ni barrière à
l’arrière-plan le sens du geste se perd. De Troy fait fonctionner
magistralement le dispositif scénique, avec le jeu différentiel
entre l’espace restreint de la scène au premier plan, délimité
par la fabrique, et l’espace vague du jardin au fond, où le petit
portail entre les montants duquel se dresse un arbre désigne la
virtualité de l’irruption d’un regard, la possibilité à tout
moment de rompre l’intimité du viol, de faire éclater
théâtralement et de réduire ainsi le scandale de la brutalité. Il
n’est qu’à comparer avec Le Rendez-vous à la fontaine
(1723, Londres, Victoria and Albert Museum), où le dispositif de
Suzanne est employé dans un contexte profane et même licencieux :
au couple en conversation intime près de la fontaine s’oppose,
derrière la balustrade et depuis le jardin la servante qui vient
interrompre le badinage et annoncer probablement la venue du mari.
Chez Vanloo, ce jeu différentiel disparaît : on a vu comment
Diderot tirait parti de cet effondrement pour mettre en évidence la
nouvelle économie de la révolte.
 Jean-François de Troy, Suzanne et les vieillards, 1727, huile sur toile, 81,5x65 cm, Rouen, musée des Beaux-Arts
Signalons enfin la
Suzanne de 1727, actuellement conservée au musée des
beaux-arts de Rouen. Elle fut gravée en sens inverse par Laurent
Cars, probablement dès 1731, ce qui lui assura une certaine
diffusion auprès des artistes et des amateurs. Mis à part la figure
de Suzanne, extrêmement proche de celle de Vanloo, la disposition de
la scène est assez différente, plus conforme au canon classique que
Diderot rappellera plus loin : les deux vieillards sont placés
d’un même côté, de sorte que la balustrade pour l’un, le bras
de Suzanne pour l’autre établissent dans l’espace scénique la
séparation, l’écran fondamental. Les vieillards inquisiteurs,
séparés de Suzanne livrée en pâture à leurs yeux, métaphorisent
alors l’œil du spectateur et tiennent lieu d’embrayeurs visuels
pour la scène. Une telle construction tombe dans la composition de
Vanloo, et en général dès lors que les vieillards sont disposés
de part et d’autre de la jeune femme.
Une Suzanne académisée
Ce n’est en tout cas
pas sans raison que Diderot mentionne d’abord de Troy quand il
s’agit d’évoquer d’autres peintres ayant peint le même sujet.
La mention très neutre, pour ainsi dire incidente, recouvre
quasiment un plagiat, comme si Vanloo avait cherché à faire la
synthèse des Suzanne de J. F. de Troy. Diderot ne
prend pourtant pas la responsabilité d’une accusation ; il
donne plutôt les éléments du soupçon. Après la mention du
peintre, toujours sous le faux air de l’éloge, l’attaque vise la
posture de Suzanne, c’est-à-dire l’emprunt le plus flagrant à
de Troy :
« On prétend que la Suzanne est
académisée ; serait-ce qu’en effet son action aurait quelque
apprêt, que les mouvements en seraient un peu trop cadencés pour
une situation violente ? ou serait-ce plutôt qu’il arrive quelque
fois de poser si bien le modèle, que cette position d’étude peut
être transportée sur la toile avec succès, quoiqu’on la
reconnaisse ? S’il y a une action plus violente de la part des
vieillards, il peut y avoir aussi une action plus naturelle et plus
vraie de la Suzanne. Mais telle qu’elle est j’en suis content, et
si j’avais le malheur d’habiter un palais, ce morceau pourrait
bien passer de l’atelier de l’artiste dans ma galerie. »
Ce terme
d’« académisée », qui ne figure dans aucun
dictionnaire ancien, est en fait un néologisme de Diderot. Littré
cite un passage du Paradoxe sur le comédien, sur lequel nous
reviendrons ; le Trésor de la langue française y
ajoute… le commentaire de la Suzanne de Vanloo. Quant aux
passages des Goncourt, ils sont probablement eux-mêmes influencés
par la lecture de Diderot.
Pourtant Diderot ne
parle pas à son propre compte. Il rapporte ce qui se dit dans le
public du Salon : « On prétend que la Suzanne est
académisée ». Forger ainsi un verbe mi-savant, mi-ridicule
relève de l’invention populaire, ou tout du moins se présente à
la manière d’une déformation, d’un recyclage populaire du grand
style. « Serait-ce qu’en effet… ? » :
Diderot essaye de comprendre ce mot entendu dans la foule et ce
faisant pose le problème de la rencontre entre le réel et le modèle
idéal.
Le texte a donc
renversé le point de vue : alors qu’il s’agissait jusque là
de critiquer la froideur de la composition de Vanloo, dès lors que
cette froideur est identifiée à un académisme du peintre, Diderot
en prend la défense, et revendique la simplicité naturelle d’une
pose qui rejoint par hasard l’exercice d’école, aux antipodes de
l’action violente et de sa théâtralité.
La rencontre de la
nature et du code plaît. Ce plaisir de la mesure, de l’artifice
retrouvés au cœur même de la démesure théâtrale de la scène
prépare les grandes thèse du Paradoxe sur le comédien :
« Mais quoi ? dira-t-on, ces
accents si plaintifs, si douloureux, que cette mère arrache du fond
de ses entrailles, et dont les miennes sont si violemment secouées,
ce n’est pas le sentiment actuel qui les produit, ce n’est pas le
désespoir qui les inspire ? Nullement ; et la preuve,
c’est qu’ils sont mesurés ; qu’ils font partie d’un
système de déclamation ; que plus bas ou plus aigus de la
vingtième partie d’un quart de ton, ils sont faux ; qu’ils
sont soumis à une loi d’unité ; qu’ils sont , comme dans
l’harmonie, préparés et sauvés ; qu’ils ne satisfont à
toutes les conditions requises que par une longue étude ;
qu’ils concourent à la solution d’un problème proposé ;
que pour être poussés juste, ils ont été répétés cent fois, et
que malgré ces fréquentes répétitions, on les manque encore »
(Colin 95 ; Vers 1383 ; DPV XX 55).
Dans ces lignes écrites
en 1769, Diderot reprend les termes que nous avons relevés à propos
de La Chaste Suzanne : l’accord, l’harmonie qui
garantissent la consistance homogène, l’efficacité du spectacle,
relèvent de l’artifice, comme est artificielle la pose académique
de Suzanne. Le modèle sous-jacent premier de l’artifice, ce n’est
donc pas une disposition dans l’espace, mais une certaine
régulation du chant, une musicalisation du cri, de l’accent :
le hurlement de la mère à la mort de son enfant, de la femme qu’on
viole dans la solitude d’un jardin doivent pour produire leur
effet, c’est-à-dire pour se communiquer d’entrailles à
entrailles, être cadencés, poétisés, et donc académisés.
Quelques pages plus loin, le mot revient sous la plume de Diderot
écrivant le Paradoxe, suffisamment rare pour constituer une
citation, une référence pour soi, implicite, à la Suzanne :
« Nous voulons qu’au plus fort
des tourments l’homme garde le caractère d’homme, la dignité de
son espèce. Quel est l’effet de cet effort héroïque ? De
distraire de la douleur et de la tempérer. […] Qui est-ce qui
remplira notre attente ? Sera-ce l’athlète que la douleur
subjugue et que la sensibilité décompose ? Ou l’athlète
académisé qui se possède et pratique les leçons de la gymnastique
en rendant le dernier soupir ? » (Colin 104 ; Vers
1387 ; DPV XX 62.)
L’artifice, la
soumission du geste et de la voix à des normes, des modèles, n’est
pas seulement commandée par une exigence esthétique. Il en va de la
dignité de l’homme : le problème n’est plus de l’imitation
technique de la nature, ni même de l’effet immédiat pour l’œil,
mais du fondement symbolique, idéologique de la représentation.
 Pierre Julien, Gladiateur mourant, 1779, Marbre, 60x48x42 cm, Paris, musée du Louvre, d’après la statue antique du musée du Capitole à Rome
La représentation
humaniste ne peut accepter une esthétique de la défiguration, alors
même, nous l’avons vu, que la nouvelle économie de l’œil
révolté s’affirme fondamentalement par et dans la déconstruction
de la figure.
Le commentaire de
Diderot est pris dans cette contradiction : l’exigence de la
contagion sensible, la nouvelle appréhension, pour ainsi dire
tactile, de la chose picturale comme chose brute du désir que l’œil
vient nouer, sans distance, à la propre économie libidinale du
spectateur, tendent à la défiguration des personnages, à la
décomposition des scènes, soit dans l’exaltation d’un moment
sublime, soit dans la dépréciation féroce d’un moment manqué.
Mais le pas n’est jamais définitivement franchi : l’ancienne
économie de la scène, avec ses figures, ses dispositions, avec la
distance et la révérence qu’elle institue du sujet regardant à
l’objet regardé, reste le modèle de référence. Suzanne
académisée est une Suzanne humanisée, digne d’être regardée.
Moins que d’une
contradiction, c’est plutôt d’un va-et-vient qu’il s’agit.
La superposition de la terreur et de la norme, de l’action violente
et du mouvement cadencé, offre ce plaisir pour l’œil d’une
figure qui se défait en chose, et d’une chose qui se recompose en
figure. L’apprêt devient naturel, la posture vraie rencontre le
modèle de l’Académie.
III. Dispositif de la scène
L’effraction scénique
D’ailleurs, aux deux
extrémités de la représentation, défiguré comme académisé, le
personnage met en danger la scène :
« Si vous perdez le sentiment de
la différence de l’homme qui se présente en compagnie et de
l’homme intéressé qui agit, de l’homme qui est seul, et de
l’homme qu’on regarde, jetez vos pinceaux dans le feu. Vous
académiserez, vous redresserez, vous guinderez vos figures. »
(Essais sur la peinture, IV, Vers 490 ; DPV XIV 377.)
C’est ici la
troisième et dernière occurrence de cet étrange verbe académiser.
La figure académisée sort du dispositif ; c’est une figure
en soi, qui ne répercute pas les déformations nécessairement
engendrées par une situation, une action donnée : l’homme en
compagnie, l’homme qu’on regarde n’est pas lui-même, il se
conforme à son environnement social, sauf si, intéressé, absorbé
par sa seule action, il oublie ceux qui l’entourent et se comporte
comme l’homme qui est seul. La figure académisée nie
l’interaction et, par là risque la froideur ; elle défait la
scène mais sauve la figure.
On comprend maintenant
que tout le commentaire de la Suzanne de Vanloo a tourné
autour de ce problème de l’interaction, non seulement entre les
personnages, mais de la scène avec le spectateur. Il y a une
autonomie de la figure, qui suppose entre elle et le spectateur un
obstacle infranchissable ; mais il y a dans le même temps un
effet dramatique de la figure, qui commande de franchir et même
d’abolir cet obstacle. Or la tradition iconographique des Suzanne
fournit en quelque sorte l’épure de ce dispositif, qui, à peu de
variations près, constitue le dispositif de base pour toutes les
scènes, picturales, théâtrales, romanesques, de la culture
classique. Pour en expliquer le ressort, Diderot recourt à deux
exemples :
« Un peintre italien a composé
très ingénieusement ce sujet. Il a placé les deux vieillards du
même côté. La Suzanne porte toute sa draperie de ce côté, et
pour se dérober aux regards des vieillards, elle se livre
entièrement aux yeux du spectateur. Cette composition est très
libre, et personne n’en est blessé ; c’est que l’intention
évidente sauve tout, et que le spectateur n’est jamais du sujet. »
 Suzanne au bain, gravure de Jacques Bouillard sur un dessin d’Antoine Borel, 1786, d’après le tableau de Giuseppe Cesari alors conservé à la Galerie du Palais Royal, dans la collection du duc d’Orléans
Le peintre italien dont
Diderot ne donne pas le nom serait, selon une hypothèse proposée
par Else-Marie Bukdahl, Giuseppe Cesari, dit aussi le Chevalier
d’Arpin (1560 ou 1568-1640), célèbre par ailleurs comme l’auteur
des dessins dont sont tirées les gravures de l’Iconologie
de Cesare Ripa. Cesari avait peint une Suzanne au bain qui se
trouvait, au moment où Diderot écrit, dans la galerie du duc
d’Orléans, au Palais Royal. La toile a disparu depuis, mais elle
est connue par le recueil de gravures qui constitue le catalogue de
cette galerie, recueil établi à partir de 1786 par Louis Abel de
Bonafous, abbé de Fontenay.
La gravure, exécutée
par Jacques Bouillard d’après le dessin d’Antoine Borel,
correspond à la description sommaire de Diderot, à ceci près que
ce n’est pas sa draperie, mais sa chevelure que Suzanne interpose
entre elle et les deux vieillards, placés « du même côté »,
derrière le parapet du bain. Cette chevelure cependant est si dense
que Diderot a pu la confondre avec une draperie.
La Suzanne de
Cesari est un modèle de composition classique. Comme dans presque
toutes les scènes de Suzanne antérieures au dix-huitième
siècle,
une séparation nette oppose dans l’espace d’un côté les deux
vieillards regardant Suzanne, de l’autre, dans un espace différent
de celui où ils se trouvent, Suzanne regardée par eux. Suzanne
dissimule sa nudité aux yeux inquisiteurs des vieillards pervers par
l’interposition d’une abondante chevelure, qui la caractérise
comme une Madeleine, voire comme Marie l’Égyptienne.
Par l’entrelacs de
ses bras et de ses cheveux, Suzanne se dérobe aux regards des
vieillards, mais se livre à ceux des spectateurs de la toile,
accomplissant à la perfection la contradiction fondatrice du
dispositif scénique : le spectateur regarde ce qu’il ne devrait
pas voir, Suzanne lui est livrée au moment où elle se soustrait
vertueusement à l’œil des vieillards, qui métaphorisent pourtant
le spectateur sur la toile.
L’espace du bain,
délimité, circonscrit par la fabrique d’architecture à laquelle
Suzanne est adossée, constitue l’espace de la scène proprement
dite, ou espace restreint : les bas de colonnes auxquels Suzanne
s’adosse chez Cesari, et jusqu’à la végétation qui envahit la
pierre, font penser aux bas de colonnes de Vanloo. Le jet d’eau qui
manque sur la toile de 1765 fait face à la Suzanne de Cesari.
L’architecture seule
circonscrit la figure de la jeune femme : l’espace intime du
Bain est délimité au fond par un parapet orné d’un bas-relief,
devant par le rebord sous lequel l’eau coule. Cet espace est
l’espace de la scène proprement dite, espace restreint vers lequel
convergent les regards, regard pervers des vieillards et regard
supposément vertueux du spectateur.
Derrière la fabrique,
sur la droite, le tableau offre pour l’œil l’ouverture d’un
ciel et le vague d’un jardin. C’est là que se trouvent les
vieillards, dans cet espace de la promenade et de l’indétermination,
espace vague, depuis lequel l’objet focal de la représentation, la
scène proprement dite est regardée.
Le parapet : un écran qui partage l’espace
de la représentation
Entre ces deux
espaces, espace vague où se trouvent les vieillards et espace
restreint où se trouve Suzanne, un parapet sculpté d’un
bas-relief redouble dans la pierre l’écran de chevelure interposé
par Suzanne. Juste au-dessus du mollet de Suzanne, on distingue sur
le bas-relief une femme agenouillée aux pieds d’un jeune homme
(glabre) qui s’avance, les bras étendus vers un groupe d’hommes
barbus en grande discussion : l’un d’eux lève le bras pour
attester le Ciel. Il n’est pas impossible que le bas-relief
représente le jugement de Suzanne et l’intervention du jeune
Daniel, c’est-à-dire la suite narrative de la scène.
Ce qui est sûr en
tous cas, c’est que ce muret qui matérialise spatialement
l’interdit du regard (les vieillards sont derrière le muret parce
qu’ils n’ont pas le droit de regarder Suzanne nue) est lui-même
l’objet et le support d’une représentation, au mépris de toute
vraisemblance. Presque toutes les Suzanne classiques
comportent, à défaut de ce genre de bas-relief, une statue, un vase
ou une vasque sculptée, peu compatibles avec le judaïsme rigoureux
de Suzanne. Dans cette scène qui dit qu’on ne doit pas la
regarder, la peinture se met en abyme comme art. L’écran de la
représentation fait advenir l’image quand même, c’est-à-dire
qu’il pose un interdit puis le contourne.
Le quart de tour de Suzanne
Ce contournement est
chez Cesari très matériellement sensible. Suzanne se tourne, elle
opère sur elle-même le quart de tour qui la dérobe aux vieillards
pour la livrer au spectateur du tableau. C’est donc fortuitement
qu’elle rencontre, au passage, notre regard. L’œil doit saisir
le dispositif dans ce pivotement qui le moralise : les
vieillards pouvaient voir mais ne voient plus cette nudité ;
nous la voyons mais ne devions pas la voir. L’effraction n’est
donc pas seulement la pénétration par l’œil dans l’espace
interdit, restreint, de la scène ; elle s’appuie sur une
temporalité de la peinture : nous y entrons et nous en
sortons ; nous y sommes et nous n’en avons jamais été.
Par cette temporalité,
la peinture se constitue comme discours : Cesari nous peint le
discours des vieillards : curieusement, ils ne regardent pas
Suzanne ; ils ont cessé de la regarder ; celui de devant
s’est retourné vers celui de derrière, il montre encore la jeune
femme du doigt, mais les yeux dans les yeux ils sont l’un et
l’autre tout à leur commentaire. Le tableau tout entier représente
le détail des beautés de Suzanne par les vieillards, leur éloge,
leur ekphrasis. Le tableau se constitue comme signe, selon la
structure classique modélisée par Saussure : en haut, le
signifiant, la parole des vieillards ; puis la coupure
sémiotique, le parapet, l’écran ; en bas, le corps détourné
de Suzanne, le signifié du discours qui s’énonce en haut. A quel
référent ce signe renvoie-t-il ? Face à Suzanne, l’eau
jaillit de la fontaine, d’une bouche monstrueuse et comme
défigurée : le réel du désir, c’est le jet.
La scène comme déconstruction de la narration
La seconde toile
évoquée, celle de Sébastien Bourdon qui se trouvait chez le baron
d’Holbach, n’a pas la même faveur de Diderot :
« Depuis que j’ai vu cette
Suzanne de Vanloo, je ne saurais plus regarder celle de notre ami le
baron d’Holbach. Elle est pourtant du Bourdon. »
 Sébastien Bourdon, Suzanne et les vieillards, huile sur toile, 132x130 cm, localisation actuelle inconnue Une Suzanne du
Bourdon est effectivement mentionnée au n° 23 du Catalogue
de tableaux des trois écoles formant le cabinet de M. le baron
d’Holbach établi à l’occasion de la vente du 16 mars 1789.
C’est probablement le même tableau qui réapparaît à la vente
Solirène de Paris, 11-13 mars 1812, n°6. Présenté à l’exposition
des Trésors d’art de la Provence, Marseille, 1861, il est
alors la propriété de la baronne Du Laurent. Le 7 novembre 1916 il
est vendu à Marseille. Il réapparaît à la galerie Heim-Gairac de
Paris, puis on perd sa trace, peut-être dans une collection privée
américaine.
Autant qu’on en peut
juger par le cliché dont nous disposons, il s’agit d’un très
beau tableau. Si Diderot le rejette, ce n’est pas pour ses qualités
artistiques intrinsèques, mais parce qu’il ne correspond plus aux
canons du dispositif scénique dont il a établi les marges de
manœuvre, de Cesari à Vanloo, de la coupure et la distance d’une
scène signe à la pression, à la continuité sensible d’une scène
convulsion.
On retrouve certes
dans la Suzanne de Sébastien Bourdon le mouvement contrarié
de la jeune femme, tournée en avant pour sortir du Bain, puis
retournée en arrière pour échapper à l’emprise des vieillards
qui portent la main sur sa nudité. Les vieillards sont placés tous
les deux du même côté, penchés en avant vers l’objet de leur
désir, mais aucun parapet ne les sépare de la jeune femme. Derrière
eux, nouée sur une haute statue d’homme, une grande draperie est
tendue, censée abriter Suzanne nue des regards indiscrets qui
viendraient du jardin. Elle délimite l’espace restreint de la
scène, au-delà duquel, sur la gauche on distingue des frondaisons,
une porte monumentale et deux femmes retournées, sans doute les deux
servantes que Suzanne a envoyées chercher de l‘huile à la ville.
Sébastien Bourdon a condensé l’histoire, mais en a maintenu les
éléments. Le jardin devrait être désert au moment où les
vieillards s’approchent de Suzanne. Les deux femmes jouent le rôle
d’embrayeurs visuels depuis l’espace vague vers l’espace
restreint, mais constituent en même temps un reliquat de l’ancienne
organisation narrative, pré-scénique de la représentation, où la
succession des épisodes était matérialisée par la juxtaposition
des espaces.
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