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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le technique contre l’idéal : la crise de l’ut pictura poesis dans les Salons de Diderot », in Aux limites de l’imitation. L’ut pictura poesis à l’épreuve de la matière (XVIIe et XVIIIe siècles), dir. R. Dekoninck, A. Guiderdoni-Bruslé et N. Kremer, Rodopi, « Faux-titre », 2009, p. 121-140, pl. coul. 16-30.
Le technique contre l’idéal : la crise de l’ut
pictura poesis dans les Salons de
Diderot
I. L’émergence du technique (1761-1763)
Coussins
 François Boucher, Angélique et Médor, 1763, Salon de 1765 On peut lire, dans le
Salon de 1761, ce commentaire
acerbe d’une Adoration des rois
peu réussie :
Il y a dans l’Adoration de
Parocel un coussin qui me choque étrangement. Dites-moi, s’il vous
plaît, comment un coussin de couleur a pu se trouver dans une
étable, où la misère nous réfugie, et où l’haleine de deux
animaux réchauffe un nouveau-né contre la rigueur de la saison ?
Apparemment qu’un des rois avait envoyé un coussin d’avance par son écuyer pour pouvoir se prosterner avec plus de commodité.
Les artistes sont tellement attentifs aux beautés techniques, qu’ils
négligent toutes ces impertinences-là dans le jugement qu’ils
portent d’une production. Faudra-t-il que nous les imitions ?
et pourvu que les ombres et les lumières soient bien entendues, que
le dessin soit pur, que la couleur soit vraie, que les caractères
soient beaux, serons-nous satisfaits ? (DPV XIII 258, Ver
226.)
Ce « coussin de
couleur », malgré son ridicule achevé dans l’étable de
Bethléem, fera des émules. Dans le Salon de 1765, face à l’Angélique et Médor de Boucher, Diderot réitère la même remarque
assassine :
Au-dessous d’Angélique imaginez de la
draperie, un coussin, un coussin, mon ami ! qui va là comme le
tapis du Nicaise de La Fontaine.
(DPV XIV 59, ver 311.)
Boucher dispose, sous
une ample draperie de satin vieux rose, un boudin cossu de velours
vert, assez incompatible avec la rusticité du lieu de la rencontre,
le dénuement de Médor laissé pour mort sur le champ de bataille,
le simple appareil d’Angélique en fuite, amourachée par hasard ou
par caprice entre trois ou quatre poursuivants de par le monde.
Diderot le suggère
d’ailleurs d’emblée à l’occasion de Parrocel, ces coussins ne
relèvent pas de l’intelligence du sujet ; ils échappent à
la convenance de la scène ; ils réclament un sauf-conduit dans
le système d’exclusion des invraisemblances qui régit, en toute
rigueur, la composition d’un tableau. Ces coussins ne sont pas
poétiques ; leur « impertinence » est concertée :
ce sont des « beautés techniques »,
relevant de la pure peinture et constituant une sorte de supplément
gratuit à l’histoire, offrant à l’œil la couleur, le toucher
de leur forme, pour un plaisir immédiat et volontairement
insignifiant, un plaisir qui ferait l’économie de la médiation
des signes, un plaisir pour l’œil et sans paroles, le plaisir d’un
coussin de couleur métaleptique, ramenant la toile peinte à sa
nature, à sa texture, à son mutisme décoratif et incongru.
Si la révolte de
Diderot est aussi brutale contre ces innocents coussins qui meublent
si gentiment les scènes improbables de ces histoires usées, c’est
que l’enjeu n’est pas simplement, circonstanciellement,
stylistique : au-delà de la réprobation contre le style rococo
se manifeste ici l’émergence d’un nouveau rapport à la
peinture, qui ferait l’économie de l’ut pictura
poesis. L’attitude de Diderot face à cette émergence
est ambivalente : il la combat d’abord parce que c’est le
parallélisme des arts qui légitime sa posture de salonnier, qui
n’est jamais celle d’un critique d’art (le terme lui est
étranger), mais bien plutôt d’un poète-peintre parmi des
peintres-poètes ; Diderot cependant dans le même temps
reconnaît cette irréductibilité visuelle de la peinture, et est
amené progressivement à prendre en compte la matière de la
couleur, dont est faite, en dehors de toute textualité poétique,
cette visibilité.
 Carle Vanloo, Les Grâces, Salon de 1765 Si incongrus qu’ils
fussent, les coussins de Parrocel et de Boucher étaient encore des
objets, assignables à un discours, à une histoire, même sotte :
« Apparemment qu’un des rois avait envoyé un coussin
d’avance par son écuyer pour pouvoir se prosterner avec plus de
commodité » ; ou encore Médor est un autre Nicaise, non
plus le soldat fougueux dont les ébats firent perdre la raison au
grand Roland, mais cet apprenti drapier qui, voulant rendre
confortable son rendez-vous galant dans la forêt, fit perdre
patience à la dame et manqua la rencontre.
La couleur
Face aux Grâces
de Vanloo, cependant, dans le Salon de 1763,
même parodique et triviale, l’histoire tombe. Seule subsiste la
matière de la couleur, ce vert insupportable qui révolte l’œil
diderotien :
Que vous dirai-je de la couleur générale
de ce morceau ? On l’a voulue forte, sans doute, et on l’a
faite insupportable. Le ciel est dur. Les terrasses sont d’un vert
comme il n’y en a que là. L’artiste peut se vanter de posséder
le secret de faire d’une couleur qui est d’elle-même si douce
que la nature qui a réservé le bleu pour les cieux, en a tissu le
manteau de la terre au printemps, d’en faire, dis-je, une couleur à
aveugler si elle était dans nos campagnes aussi forte que dans son
tableau. Vous savez que je n’exagère point, et je défie la
meilleure vue de soutenir ce coloris un demi-quart d’heure. Je vous
dirai des Grâces de Vanloo ce que je vous disais, il y a deux
ans
de sa Médée : c’est un chef-d’œuvre de teinture, et je ne
pense pas que l’éloge d’un bon teinturier serait celui d’un
bon coloriste. Avec tous ces défauts, je ne serais
point étonné qu’un peintre me dît : Le bel éloge que je
ferais de toutes les beautés qui sont dans ce tableau et que vous
n’y voyez pas ! C’est qu’il y a tant de choses qui
tiennent au technique, et dont il est impossible de juger, sans avoir
eu quelque temps le pouce passé dans la palette. (DPV XIII 343,
Ver 239.)
Cette couleur verte,
véritable exploit de teinturier, ne caractérise pas à proprement
parler le faire de Vanloo, puisqu’elle appartient au contraire à
« tous ces défauts » auxquels un spectateur qui serait
peintre opposerait « tant de choses qui tiennent au
technique », et qu’il jugerait réussies dans ces Grâces.
Pourtant ce vert qui écœure l’œil prépare, dans son indécision
même, le vague des « choses qui tiennent au technique »
et qui, dans leur technicité même, ne relèvent d’aucun discours,
se dissolvent dans l’ellipse d’une phrase inachevée, sont
renvoyées à cette compétence du « pouce passé dans la
palette », non la main créatrice au pinceau qui peint, mais la
main serve enfilée, engluée dans la matière picturale. Le
technique, c’est le reste anti-poétique de la peinture, c’est
l’innommable, la matière même du visible, qu’aucun discours,
qu’aucune poétique ne circonscrit.
Au tissu vert naturel
que tisse le printemps, Diderot oppose le vert aveuglant de Vanloo,
« une couleur à aveugler », et fait émerger la
matérialité de l’artifice pictural, à rebours de l’illusion
référentielle, de la fiction de l’œuvre (« C’est ainsi
que le bon Homere les imagina, et que la tradition poétique nous les
a transmises », DPV XIII 342, Ver 238). La dureté du
bleu et du vert, l’énormité grossière, insupportable des
couleurs, se manifestent comme émergence négative du technique,
émergence révoltante mais décisive. Le ciel dur et le vert
aveuglant de Vanloo sont la matière même de l’art, sur laquelle
peuvent, dialogiquement, se détacher ses beautés techniques.
Harmonie
 Jean Baptiste Deshays, La Chasteté de Joseph, esquisse préparatoire, 1762 C’est dans cette
perspective que, face à La Chasteté de
Joseph de Deshays, dont les alliances de couleur ne lui
paraissent pas très heureuses
Diderot se lance dans une digression sur la couleur :
Assemblez confusément des objets de
toute espèce et de toutes couleurs, du linge, des fruits, des
liqueurs, du papier, des livres, des étoffes et des animaux, et vous
verrez que l’air et la lumière, ces deux harmoniques universels,
les accorderont tous, je ne sais comment, par des reflets
imperceptibles. Tout se liera, les disparates s’affaibliront et
votre œil ne reprochera rien à l’ensemble. L’art du musicien
qui, en touchant sur l’orgue l’accord parfait d’ut, porte à
votre oreille les dissonants ut, mi, sol, ut, sol#, si, ré, ut, en
est venu là ; celui du peintre n’y viendra jamais. C’est
que le musicien vous envoie les sons mêmes et que ce que le peintre
broie sur sa palette, ce n’est pas de la chair, du sang, de la
laine, la lumière du soleil, l’air de l’atmosphère, mais des
terres, des sucs de plantes, des os calcinés, des pierres broyées,
des chaux métalliques. De là l’impossibilité de rendre les
reflets imperceptibles des objets les uns sur les autres ; il y
a pour lui des couleurs ennemies qui ne se réconcilieront jamais. De
là la palette particulière, un faire, un technique propre à chaque
peintre. (DPV XIII 372 ; Ver 259.)
Le technique est le
supplément de l’harmonie naturelle.
Il ne constitue le style du peintre que par défaut, parce qu’il
est sommé de surmonter les impossibilités consubstantielles de la
matière picturale : les peintres sont obligés d’avoir du
style, une « palette particulière » parce que la couleur
n’est pas donnée d’emblée, mais produite, et produite pour
ainsi dire aléatoirement, par tâtonnement, à la merci d’une
transformation difficile, impossible à maîtriser totalement, des
matières premières. Contrairement à la musique, qui produit
directement les harmonies sonores, l’harmonie picturale est
métaphorique : elle transpose en effet visuel une longue et
incertaine chimie des matériaux. La couleur émerge de la matière,
elle est une qualité que produit la rencontre, l’action et la
réaction des produits broyés et mélangés, elle surgit comme
supplément des affinités chimiques.
Technique et ordonnance
Des matières broyées
sur la palette pour qu’y émergent les couleurs aux reflets
imperceptibles des objets les uns sur les autres, dont le technique
du peintre cherche à restituer artificiellement l’effet de
liaison, d’enchaînement, le propos glisse d’un savoir-faire à
une intelligence de la peinture, d’un problème de recettes à un
problème d’ordonnance. Le technique s’intellectualise :
Qu’est-ce que ce technique ? L’art
de sauver un certain nombre de dissonances, d’esquiver les
difficultés supérieures à l’art. […] Il y a des objets qui
gagnent, d’autres qui perdent, et la grande magie consiste à
approcher tout près de nature, et à faire que tout perde ou gagne
proportionnellement. Mais alors ce n’est plus la scène réelle et
vraie qu’on voit ; ce n’en est pour ainsi dire que la
traduction. De là cent à parier contre un qu’un tableau dont on
prescrira rigoureusement l’ordonnance à l’artiste, sera mauvais,
parce que c’est lui demander tacitement de se former tout à coup
une palette nouvelle. Il en est en ce point de la peinture comme de
l’art dramatique. Le poète dispose son sujet relativement aux
scènes dont il se sent le talent, dont il croit tirer avec
avantage.
Jamais Racine n’eût bien rempli le canevas des Horaces ;
jamais Corneille n’eût bien rempli le canevas de Phedre.
(Suite du précédent.)
Il y a un paradoxe du
technique : plus il supplée ces « reflets
imperceptibles » que la nature introduit entre les objets, plus
il fabrique de l’harmonie en altérant les couleurs pour lier les
objets les uns aux autres, plus le tableau s’éloigne de la réalité
des choses, substituant à « la scène réelle et vraie qu’on
voit » une « traduction », qui est une coloration
stylistique du réel, une signature d’artiste. La perfection
technique exige un fondamental irréalisme de la peinture.
Il ne s’agit plus
dès lors d’un simple problème de métier, de savoir-faire, de
réalisation pratique d’un projet intellectuellement préformaté :
le technique, la palette du peintre, décident de l’ordonnance, et
l’ordonnance, c’est-à-dire la disposition même des figures dans
l’espace du tableau, qui équivaut au canevas de la pièce de
théâtre, relève de ce projet. Le technique conditionne donc l’idée
du tableau, son dess(e)in, son canevas, son ordonnance : ce
conditionnement constitue certes un renversement des valeurs posées
par l’ut pictura poesis,
puisqu’il fait accéder la matière et la couleur à une dignité
intellectuelle et oblige à penser visuellement la peinture ;
mais dans le même temps, cette dignité nouvellement acquise de la
magie visuelle implique un rattrapage poétique du technique :
le peintre broie les couleurs comme Racine et Corneille remplissent
le canevas de leur pièce ; l’harmonie visuelle de la toile
traduit la scène réelle comme le style du poète traduit la chose
simultanément vue et globalement ressentie. Le technique devient
ainsi affaire de style, d’harmonie, de convenance ; d’écriture
donc…
II. Le technique et l’idéal :
construction d’un couple herméneutique (1765)
Le Salon de
1765 consacre massivement cette intégration en
systématisant l’opposition du technique et de l’idéal, qui
devient l’opposition de base pour penser et pour évaluer le
processus de la création artistique. À l’article « Sculpture »,
en fin de Salon donc, Diderot écrit :
La peinture se divise en technique et
idéale, et l’une et l’autre se sous-divise en peinture en
portrait, peinture de genre et peinture historique. La sculpture
comporte à peu près les mêmes divisions (DPV XIV 286,
Ver 444.)
Non seulement cette
pensée par divisions est caractéristique de la méthode d’analyse
instituée par Aristote dans la Poétique,
mais en articulant l’opposition du technique et de l’idéal à la
hiérarchie des genres (portrait, genre, histoire), Diderot fait
indiscutablement du couple technique-idéal le concept opératoire
fondamental pour penser une poétique de la peinture. Le technique et
l’idéal deviennent les deux critères exclusifs du jugement de
l’œuvre :
Un élève qui mettrait au prix un
pareil barbouillage n’irait ni à la pension, ni à Rome.
Il faut abandonner ces sujets-là à celui qui sait les faire valoir
par le technique et par l’idéal. (DPV XIV 74, Ver 320.)
Le technique, parent pauvre
Généralement, Diderot
déplore le manque d’idéal, que compensent les qualités
techniques. Ainsi de Carle Vanloo, de Chardin, de Vien :
Carle dessinait facilement, rapidement
et grandement. Il a peint large ; son coloris est vigoureux et
sage ; beaucoup de technique, peu d’idéal. (Salon
de 1765, éloge de Carle Vanloo, DPV XIV 52,
Ver 307.)
Point de milieu : ou des idées
intéressantes, un sujet original, ou un faire étonnant. Le mieux
serait de réunir les deux, et la pensée piquante et l’exécution
heureuse. Si le sublime du technique n’y était pas, l’idéal de
Chardin serait misérable. (Salon de 1765,
article Bachelier, DPV XIV 111, Ver 342.)
Tableau sans autre mérite que le
technique… “Mais n’est-il pas harmonieux et d’un pinceau
spirituel ?” […] Voilà les propos des artistes.
Intarissables sur le technique qu’on trouve partout ; muets
sur l’idéal qu’on ne trouve nulle part. » (Salon
de 1767, article Vien, DPV XVI 114,
Ver 550.)
Mais c’est aussi
parfois le contraire, comme pour Deshays, ou pour Fragonard :
On avait conçu de Deshays les plus
grandes espérances et il a été regretté. Vanloo avait plus de
technique, mais il n’était pas à comparer à Deshays pour la
partie idéale et de génie. (Salon de 1765,
article Deshays, DPV XIV 104, Ver 337.)
La partie idéale est sublime dans cet
artiste à qui il ne manque qu’une couleur plus vraie et une
perfection technique, que le temps et l’expérience peuvent lui
donner. (Salon de 1765, Fragonard,
Corésus et Callirhoé,
DPV XIV 264, Ver 431.)
Certes, la prise en
compte du technique à parité avec l’idéal pour évaluer la
peinture n’empêche pas la persistance d’une appréhension
négative. La qualité, « le sublime du technique »,
peinent à compenser le défaut rédhibitoire d’idéal, tandis que
les imperfections techniques sont pointées avec indulgence lorsque
« la partie idéale et de génie » est au rendez-vous. Le
technique demeure le parent pauvre du couple.
Il n’en demeure pas
moins que le couple technique-idéal s’impose comme polarité
structurante majeure pour penser poétiquement la peinture,
c’est-à-dire non seulement pour l’évaluer, mais pour comprendre
le processus de sa création. Dès lors que ce couple est posé, une
subtile dialectique peut se mettre en œuvre, visant le renversement
des hiérarchies traditionnelles qui attribuaient tout le prestige à
l’activité littéraire de composition du sujet, et déprimaient
systématiquement d’une part le travail de la matière pour
produire les effets visuels, d’autre part l’ordonnance des
figures en fonction de ces mêmes effets, pour l’œil donc plutôt
que pour l’histoire.
Révision dans la division des genres
La polarisation du
discours critique autour du technique et de l’idéal et, par
l’établissement de cette polarité herméneutique, la
dialectisation du technique et le renversement de l’idéal
constituent la problématique théorique centrale du Salon
de 1765. Le processus se manifeste par
exemple dans ce passage de l’article Chardin qui semble d’abord
corroborer la hiérarchie académique des genres et conforter la
supériorité culturelle de la peinture d’histoire :
Il faut, mon ami, que je vous communique
une idée qui me vient et qui peut-être ne me reviendrait pas dans
un autre moment, c’est que cette peinture, qu’on appelle de genre
devrait être celle des vieillards ou de ceux qui sont nés vieux ;
elle ne demande que de l’étude et de la patience, nulle verve, peu
de génie, guère de poésie, beaucoup de technique et de vérité,
et puis c’est tout. (DPV XIV 118, Ver 346.)
 Jean-Baptiste Siméon Chardin, Corbeille de raisins, 1764, Salon de 1765 Rappelons que Diderot
ne distingue que trois genres de peinture, l’histoire, le genre et
le portrait, de sorte que les natures mortes de Chardin se trouvent
rangées dans la catégorie de la peinture de genre, au même titre
que Greuze. Diderot remarquera lui-même, dans les Essais
sur la peinture, que cette
catégorisation est absurde : « il fallait appeler
peintres de genre les imitateurs de la nature brute et morte ;
peintres d’histoire, les imitateurs de la nature sensible et
vivante » (DPV XIV 399, Ver 506). Si Greuze se
trouve ainsi promu peintre d’histoire, Chardin devient le modèle
central de la peinture de genre.
Idéal et technique ; histoire et genre ;
poésie et philosophie
La peinture de genre
est la peinture où se déploie le plus exclusivement le talent
technique du peintre :
« elle ne demande que de l’étude
et de la patience, nulle verve, peu de génie, guère de poésie,
beaucoup de technique et de vérité, et puis, c’est tout »
(Salon de 1765, article Chardin,
DPV XIV 118, Ver 346).
En revanche la peinture
d’histoire, qui est aussi la peinture de la vie et du mouvement,
demande verve, génie, poésie, toutes les qualités qui contribuent
à la partie idéale de la peinture, à l’imagination du sujet et à
l’invention dans sa composition, c’est-à-dire dans l’adaptation
du sujet poétique au support pictural. Exceller dans le technique,
c’est être né vieux ; le génie, l’enthousiasme créateur
se portent tout entiers du côté de l’idéal.
Vient alors le
renversement :
Or vous savez que le temps où nous nous
mettons à ce qu’on appelle d’après l’usage la recherche de la
vérité, la philosophie, est précisément celui où nos tempes
grisonnent et où nous aurions mauvaise grâce à écrire une lettre
galante. A propos, mon ami, de ces cheveux gris, j’en ai vu ce
matin ma tête tout argentée, et je me suis écrié comme Sophocle
lorsque Socrate lui demandait comment allaient les amours : A
domino agresti et furioso
profugi ;
j’échappe au maître sauvage et furieux. » (Suite du
précédent.)
La vieillesse devient
sagesse, l’expérience besogneuse des années se change en pratique
philosophique, la pratique même de Diderot ressuscitant Sophocle
devant son miroir : Chardin, Diderot, Sophocle ne se contentent
pas de pratiquer leur art ; ils en réfléchissent la pratique.
L’impuissance malheureuse de la vieillesse est repensée comme
impuissance congénitale de la philosophie, cette sublime stérilité
accoucheuse de Socrate qui se place délibérément en dehors, au
dessus du circuit désirant : le technique de l’art, sa partie
morte, impuissante, inanimée, se révèle alors l’idéal de son
idéal, le moyen d’un retour ou d’un surplomb auto-réflexifs.
Le technique comme disposition
À première vue
pourtant, cette révélation philosophique face aux natures mortes de
Chardin semble se réduire à bien peu de choses :
« Je m’amuse ici à causer avec
vous d’autant plus volontiers que je ne vous dirai de Chardin qu’un
seul mot, et le voici : Choisissez son site, disposez sur ce
site les objets comme je vous les indique, et soyez sûr que vous
aurez vu ses tableaux. » (Suite du précédent.)
Point de couleur ici,
point de matière, mais une simple disposition des objets. L’harmonie
de la composition est pour ainsi dire supposée, et devient du coup
transparente : la matérialité des moyens techniques se
dissout, s’abolit dans la magie de l’art, et ne subsiste que le
geste souverain qui préside à l’ordonnance, ce geste par lequel
les objets se trouvent « posés sur une espèce de
balustrade »,
« répandu[s] sur une table couverte d’un tapis
rougeâtre »,
« une foule d’objets divers distribués de la manière
la plus naturelle et la plus pittoresque »,
c’est-à-dire contradictoirement la plus conforme à la nature et à
la peinture.
La disposition devient
l’invention suprême : Imaginer, c’est jeter
une guirlande et placer un verre de vin.
Les objets triomphent au détriment du sujet : l’entassement
est la nouvelle logique de la peinture, l’étalage détrône le
discours ; l’effet de montre tient lieu d’histoire.
Le nouveau règne des
objets déconstruit la composition de la toile au profit de
l’ordonnance. La composition était le moyen d’expression de
l’idéal : chargée de mettre en œuvre la règle théâtrale
des trois unités, la composition constituait la pièce maîtresse de
l’ut pictura poesis.
Mais la promotion des objets dissémine la scène picturale et
fragmente l’espace de la représentation.
Le défaut technique : dissémination et
matérialisation
 Francesco-Giuseppe Casanove, Bataille Cette dissémination,
qui bouleverse radicalement l’économie de la peinture classique,
se manifeste d’abord négativement. A propos d’Une
marche d’armée de
Casanove, Diderot écrit :
Ah ! si la partie technique de cette
composition répondait à la partie idéale ! Si Vernet avait
peint le ciel et les eaux, Loutherbourg le château et les roches, et
quelque autre grand maître les figures ! si tous ces objets
placés sur des plans distincts avaient été éclairés et coloriés
selon la distance de ces plans ! il faudrait avoir vu une fois
en sa vie ce tableau ; mais malheureusement il manque de toute
la perfection qu’il aurait reçue de ces différentes mains. C’est
un beau poème, bien conçu, bien conduit, et mal écrit. Ce tableau est sombre, il est terne, il
est sourd. Toute la toile ne vous offre que les divers accidents
d’une grande croûte de pain brûlé, et voilà l’effet de ces
grandes roches, de cette grande masse de pierre élevée au centre de
la toile, de ce merveilleux pont de bois, et de cette précieuse
voûte de pierre détruit et perdu. Il n’y a point d’intelligence
dans les tons de la couleur, point de dégradation perspective ;
point d’air entre les objets, l’œil est arrêté et ne saurait
se promener. Les objets de devant n’ont rien de la vigueur exigée
par leurs sites. (DPV XIV 159,Ver 368-369.)
L’évaluation
technique de la composition conduit Diderot à diviser l’espace du
tableau en parties, ciel et eaux, château et roches, figures, qu’il
ramène, à chaque fois, au spécialiste en la matière, Vernet,
Loutherbourg, quelque autre grand maître. La critique produit ainsi
une sorte de tableau virtuel parfait, mais chimérique, hétérogène,
depuis lequel évaluer tout ce qui manque au tableau réel.
Le critère technique
décompose la toile, déconstruit le sujet, et lui substitue une
ordonnance des objets (« tous ces objets », « point
d’air entre les objets », « les objets de devant »)
distribués selon des plans (« placés sur des plans
distincts », « selon la distance de ces plans »).
Le site remplace alors la scène, comme les objets remplacent les
figures. Le site et les objets caractérisent le réel et non la
représentation. C’est dans le réel que les objets sont placés
et c’est la nature, non le théâtre, qui fournit leur site.
L’ordonnance
commande l’altération des objets en fonction de leur position dans
le site : c’est elle qui les éclaire et les colore selon la
distance des plans, qui détermine l’« intelligence dans les
tons de la couleur », qui échelonne la « dégradation
perspective ». L’ordonnance est ce qui produit du sens dans
la peinture à partir du technique : non le sens d’une
histoire, mais une intelligence de la profondeur, un ordre des plans,
une organisation de l’espace.
Or le tableau de
Casanove, qui promet tant dans la partie idéale, s’avère
techniquement défectueux. Diderot traduit aussitôt en termes
littéraires : « C’est un beau poème, bien conçu, bien
conduit, et mal écrit. » Le technique, on l’a vu, est le
style de la peinture, comme l’idéal est au tableau ce que le
canevas est à une pièce de théâtre. Le défaut technique se
traduit par un défaut de couleur, un défaut de lumière : « Ce
tableau est sombre, il est terne, il est sourd ». Le propos est
bien stylistique, cohérent avec l’ancienne articulation du
technique et de l’idéal.
Mais aussitôt
rappelée, cette articulation est renversée. « Toute la toile
ne vous offre que les divers accidents d’une grande croûte de pain
brûlé » : paradoxalement, le défaut technique rend la
technique visible, abolit la transparence du réel au représenté,
et rappelle l’œil du spectateur à la matérialité de la
peinture. La croûte de pain brûlé caractérise très
matériellement la boursoufflure de la pâte colorée sur la toile,
son irrégularité grumeleuse, qui devient sensible lorsque
l’illusion référentielle tombe et que la scène se défait. De la
couleur et la lumière, on passe alors à la critique de
l’ordonnance : le défaut technique affecte l’unité
scénique de la peinture ; il décompose un « poème »
qui ne saurait, du coup, avoir été correctement « conçu ».
L’idéal visionnaire du technique
« Ces grandes
roches », « cette grande masse de pierre élevée au
centre de la toile », « ce merveilleux pont de bois »,
« cette précieuse voûte de pierre » cessent de produire
leur effet scénique, de fournir à la scène « cette variété
infinie d’actions ». Plus d’action, plus d’effet :
seule subsiste une collection d’objets mal disposés, mal
dégradés :
La proximité de l’œil sépare les
objets, sa distance les presse et les confond. Voilà l’A, B, C,
que Casanove paraît avoir oublié. Mais comment, me direz-vous,
a-t-il oublié ici ce dont il se souvient si bien ailleurs ?
Vous répondrai-je comme je sens ? C’est qu’ailleurs son
ordonnance est à lui ; il est inventeur ; ici, je le
soupçonne de n’être que compilateur ; il aura ouvert ses
portefeuilles d’estampes, il aura habilement fondu trois ou quatre
morceaux de paysagistes ensemble, il en aura fait un croquis
admirable ; mais lorsqu’il aura été question de peindre ce
croquis, le faire, le métier, le talent, le technique l’aura
abandonné. S’il avait vu la scène dans la nature ou dans sa tête,
il l’aurait vue avec ses plans, son ciel, ses eaux, ses lumières,
les vraies couleurs, et il l’aurait exécutée. (DPV XIV 160,
Ver 369.)
Le défaut technique
n’était donc qu’un symptôme, une conséquence du plagiat,
c’est-à-dire du défaut d’invention. La conception tâcherone
d’une technicité qui compile, emprunte à des modèles divers
(précisément comme Diderot l’avait fait en rapportant telle
partie du tableau à Vernet, telle autre à Loutherbourg), est
désormais révoquée. Seule la vision idéale de la scène peut
conférer au tableau son harmonie, c’est-à-dire son unité
technique. La vision et l’exécution procèdent d’un même
mouvement créateur, qui télescope la tête du peintre et la nature,
le modèle idéal et le site réel. Le technique s’abolit dans
cette pure disposition où la matière de la peinture devient
transparente, devient la lumière et la couleur même du réel :
mais cette abolition est une sublimation ; elle intellectualise
le technique, identifié désormais à l’installation des objets
dans la nature, à la circonscription virtuelle d’une ordonnance
dans le réel. L’idéal ne se manifeste plus alors que
secondairement, comme vision de ce que la nature exécute dans la
fiction que la toile n’est que cette exécution naturelle :
l’idéal devient la dématérialisation ultime du technique.
III. La révolution poétique du visible (1767)
Le Salon de
1765 a consacré la fonction herméneutique décisive du
couple technique-idéal. Ce couple se manifeste d’abord comme un
couple inégal, où le technique est ravalé aux ficelles du métier
de peintre, tandis que l’idéal constitue la partie poétique
noble, commune au peintre et au poète, et valorisée précisément
parce qu’elle légitime l’ut pictura
poesis. Nous avons vu cependant comment la promotion de ce
couple, même inégal, préparait la réévaluation du technique et
le renversement de ses rapports avec l’idéal. Cette réévaluation
passe par la dématérialisation du technique, qui n’exécute plus
une composition figurale, mais dispose virtuellement, accommode à la
lumière, une ordonnance d’objets. Le technique, c’est la
dégradation naturelle des objets, au contact les uns des autres,
dans la lumière que leur donne naturellement le site d’où ils
sont pris.
Dès lors le technique
devient vision, discursivement incommunicable : l’ordonnance,
par quoi ce technique nouveau se manifeste essentiellement, établit
un régime de visibilité sans paroles, sans rapport avec les moyens,
les effets de la poésie. Le Salon de 1767
va prendre la mesure de cet affranchissement de la peinture.
Leprince illustrateur de Saint-Lambert :
impossibilités techniques de la peinture
Tout commence par une
anecdote : Jean François de Saint-Lambert, l’amant de Mme du
Châtelet et de Mme d’Houdetot, avait demandé à Jean Baptiste
Leprince d’orner son poème des Saisons de gravures ;
Leprince se plaignait à qui voulait l’entendre des exigences
irréalisables de son commanditaire poète :
Il y a peu d’hommes, même parmi les
gens de lettres, qui sachent ordonner un tableau. Demandez à Le
Prince, chargé par Mr de St Lambert, homme
d’esprit, certes s’il en fut, de la composition des figures qui
doivent décorer son poème des Saisons. C’est une foule d’idées
fines qui ne peuvent se rendre, ou qui rendues seraient sans effet.
Ce sont des demandes ou folles ou ridicules, ou incompatibles avec la
beauté du technique. Cela serait passable, écrit ; détestable,
peint ; et c’est ce que mes confrères ne sentent pas. Ils ont
dans la tête, Ut pictura poesis erit ; et ils ne se doutent pas
qu’il est encore plus vrai qu’ut poesis, pictura non erit. Ce qui
fait bien en peinture, fait toujours bien en poésie, mais cela n’est
pas réciproque. (DPV XVI 150, Ver 573.)
Ut poesis
pictura non erit : le
détournement de la formule porte une double révolution. D’une
part, la peinture détrône la poésie en devenant le sujet de la
comparaison ; d’autre part elle s’autonomise comme art non
discursif par la négation du non erit. Certes,
cette révolution est constatée d’abord négativement : « Ce
qui fait bien en peinture, fait toujours bien en poésie ; mais
cela n’est pas réciproque. » La peinture peut moins que la
poésie ; c’est son inaptitude qui consacre sa spécificité.
Pourtant, nous savons
par ailleurs que Diderot n’avait guère apprécié les Saisons
de Saint-Lambert, malgré l’amitié qui le liait à l’auteur.
Dans la Correspondance littéraire du 15 avril
1767, il écrit en effet :
Mais le pis, le vice originel,
irrémédiable, c’est le manque de verve et d’invention. Il y a
sans doute du nombre, de l’harmonie, du sentiment et des vers doux
qu’on retient ; mais c’est partout la même touche, le même
nombre, une monotonie qui vous berce, un froid qui vous gagne, une
obscurité qui vous dépite, des tournures prosaïques et de temps en
temps des fins de descriptions plates et maussades. (DPV XVIII 25.)
 Pierre Paul Rubens, La Colère de Neptune, Anvers, Musée royal des beaux-arts La « verve »
et l’« invention » qui manquent à Saint-Lambert
trahissent le défaut d’un idéal réduit à des « idées
fines », tandis que le « nombre » (le rythme) et
« l’harmonie » constituent des qualités techniques.
Ces idées fines sont « incompatibles avec la beauté du
technique » : au fond, Leprince ne peut s’accorder avec
Saint Lambert parce que tous deux campent sur des conceptions
techniques de leur art, par là nécessairement inconciliables, car
seul l’idéal permet la circulation entre le texte et l’image,
qu’il conditionne et surplombe.
Le Neptune de Virgile : idéal visionnaire
et circulation intermédiale
Pour Diderot, l’idéal
demeure le ressort majeur de la création artistique, conçue comme
une création intellectuelle, virtuelle donc d’abord et avant tout.
Pourtant, en mettant en avant les régimes de visibilité de l’œuvre
d’art, le technique déplace l’idéal de l’histoire vers la
vision, de la conception du sujet vers l’imagination du dispositif.
La promotion du technique infléchit donc le fonctionnement même de
l’idéal
J’en reviens toujours au Neptune de
Virgile, summa placidum caput extulit unda.
Que le plus habile artiste, s’arrêtant strictement à l’image du
poète, nous montre cette tête si belle, si noble, si sublime dans
l’Éneide, et vous verrez son effet sur la toile. Il n’y a sur le
papier ni unité de temps, ni unité de lieu, ni unité d’action.
Il n’y a ni groupes déterminés, ni repos marqués, ni
clair-obscur, ni magie de lumière, ni intelligence d’ombres, ni
teintes, ni demi-teintes, ni perspective, ni plans. L’imagination
passe rapidement d’image en image ; son œil embrasse tout à
la fois. Si elle discerne des plans, elle ne les gradue ni ne les
établit. Elle s’enfoncera tout à coup à des distances immenses.
Tout à coup elle reviendra sur elle-même avec la même rapidité,
et pressera sur vous les objets. Elle ne sait ce que c’est
harmonie, cadence, balance ; elle entasse, elle confond, elle
meut, elle approche, elle éloigne, elle mêle, elle colore comme il
lui plaît. (DPV XVI 150-151, Ver 573-574.)
Diderot avait déjà
évoqué la tête de Neptune émergeant des flots à la fin de la
tempête inaugurale de l’Enéide dans la Lettre
sur les sourds, puis dans les
Essais sur la peinture
et Le pour et le
contre.
Ce hiéroglyphe virgilien, cette « peinture admirable dans un
poème » est selon Diderot intraduisible sur la toile, malgré
l’exemple de Rubens. Mais il ne s’agit pas d’opposer une
logique textuelle, une poéticité verbale du passage virgilien, aux
moyens visuels de la peinture ; l’opposition s’organise tout
entière à l’intérieur du visible, et oppose en fait deux régimes
de visibilité, une visibilité virtuelle du texte, gouvernée par
l’œil de l’imagination, et une visibilité matérielle de la
peinture, commandée par le regard du spectateur sur la toile. Au
contact de la technicité de la peinture, ce n’est pas l’idéal
qui renonce, mais une poétique des régimes de visibilité qui
s’affirme, opposant visibilité sur le papier noirci d’écriture
et visibilité sur la toile colorée et empâtée de peinture. Si le
papier est plus puissant que la toile, c’est que, contrairement aux
prescriptions d’Aristote et de ses émules, « il n’y a sur
le papier ni unité de temps, ni unité de lieu, ni unité
d’action ». Le socle de l’ut pictura
poesis vole en éclats, ou plus exactement ne subsiste
paradoxalement que sur le territoire colonisé de la peinture, dont
les contraintes techniques naturalisent les prescriptions poétiques
aristotéliciennes.
La révolution poétique : Mars et Vénus
 Joseph Marie Vien, Mars et Vénus, 1768 La révolution
poétique qui se dessine ici s’appuie sur une nouvelle visibilité
imaginative du texte, désormais mobile, rapide, brusque et libre :
dans le parallèle des arts, cette visibilité seule peut continuer à
garantir la supériorité du poète sur le peintre, le meilleur
rendement du texte par rapport à la scène peinte ou sculptée. Il
appartient désormais au poète d’intégrer à l’avance les
moyens de la peinture, de penser visuellement sa création
artistique, de créer directement des images, d’ordonner en un mot,
au lieu de composer. Aux difficultés de Leprince à satisfaire les
exigences de Saint-Lambert, s’oppose ainsi la facilité qu’ont
les peintres à exécuter ce que Diderot imagine. :
Chardin, La Grenée, Greuze et d’autres
m’ont assuré, et les artistes ne flattent point les littérateurs,
que j’étais presque le seul d’entre ceux-ci dont les images
pouvaient passer sur la toile, presque comme elles étaient ordonnées
dans ma tête. Lagrenée me dit, donnez-moi un sujet
pour la Paix, et je lui réponds ; montrez-moi Mars couvert de
sa cuirasse, les reins ceints de son épée, sa tête belle, noble,
fière, échevelée. Placez debout à son côté Venus, mais Venus
nue, grande, divine, voluptueuse ; jetez mollement un de ses
bras autour des épaules de son amant, et qu’en lui souriant d’un
souris enchanteur elle lui montre, la seule pièce de son armure qui
lui manque, son casque dans lequel ses pigeons ont fait leur nid.
J’entends, dit le peintre ; on verra quelques brins de paille
sortir de dessous la femelle ; le mâle posé sur la visière
fera sentinelle ; et mon tableau sera fait. (DPV XVI 152,
Ver 574.)
Subrepticement, Diderot
s’est substitué à Saint-Lambert, non pour asservir les peintres à
son technique, mais pour suppléer le défaut général d’idéal,
pour en devenir le pourvoyeur universel, pour relancer l’économie
en crise de l’ut pictura poesis.
Lagrenée lui demande
une allégorie, le genre le plus textuel qui soit dans la peinture,
asservi à une syntaxe pluriséculaire qui réduit l’image à un
système de signes pour ainsi dire verbaux. Dans le genre de
Lagrenée, Diderot propose un Mars et Vénus,
mais en renversant le dispositif usuel : au Mars alangui,
efféminé par les rets du désir que lui inspire la déesse, il
oppose un Diomède furieux ; à la Vénus allongée ou assise,
invitant son amant à la consommation amoureuse plutôt qu’à
l’entreprise guerrière, et nourrissant la métaphore guerrière de
l’amour par son geste d’invite, Diderot préfère une femme
debout et dialoguant, une interlocutrice ironique, une volupté qui
philosophe.
Des signes allégoriques au conflit scénique
L’image ne fait plus
signe : le casque avec son nid ne désigne ni la guerre, ni la
paix, mais le conflit des intérêts, ou même plutôt le conflit des
désirs, désir de gloire militaire et désir d’amour voluptueux.
Le casque ne fait pas signe, mais scène : campé à sa lisière,
le pigeon mâle en sentinelle en circonscrit les limites que
voudraient déborder « quelques brins de paille »,
renversant ainsi la scène des dieux, dans laquelle le départ de
Mars échevelé est circonvenu, circonscrit par le bras de la déesse
jeté mollement autour des épaules de son amant.
L’ordonnance
diderotienne ne compose pas l’allégorie, dont elle détruit au
contraire les signes traditionnels : le nid amoureux des amants,
lit voluptueux dans un palais divin ou couche improvisée dans une
Arcadie heureuse, est projeté dans l’insignifiance risible d’un
couple de pigeons, tandis que le casque disparaît sous la
nidification. Le geste de Vénus conduit l’œil du spectateur vers
ce signe défait où s’ordonne le chiasme des visibilités :
Vénus quittée montre la pigeonne que garde son pigeon, tandis que
le casque assigné à un nouvel usage fait retour vers son Mars
échevelé. De même, le spectateur attiré par Mars et
Vénus est déporté vers la scène du casque et du nid,
ce casque-nid dont le cercle fait œil, dont l’ocelle nous regarde
narquoisement.
Le projet de Diderot a
été réalisé, non par Lagrenée, mais par Vien, dans une peinture
commandée en 1768 par le prince Galitsyne, achetée en 1769 par
Catherine II, et conservée depuis à l’Ermitage. Lagrenée quant à
lui a essayé de travailler l’idée des pigeons nichant dans le
casque de Mars, mais dans une composition plus traditionnelle
où la couche de Vénus demeure la scène centrale, classique, de la
composition, avec son rideau vert de théâtre entrouvert pour
l’effraction du spectateur, comme si Vulcain devait survenir et
prendre le couple adultère au filet. Ce qui est révolutionnaire
dans l’ordonnance de Diderot exécutée (plus ou moins adroitement)
par Vien, c’est la promenade des amants, l’entretien qu’implique
cette promenade, et l’identification du va-et-vient dialogique au
va-et-vient du regard entre les dieux et les pigeons. Vénus « lui
montre la seule pièce de son armure qui lui manque » :
elle apporte le supplément d’un geste pour désigner le défaut
d’un objet manquant, superposant ainsi les deux régimes de
visibilité, l’idéale, déployée par l’imagination mais
manquant dans le réel, et la technique, présente dans la peinture,
mais renvoyant à la défaillance des signes.
Visibilité technique et visibilité idéale :
le modèle honnête
 Pierre-Antoine Baudouin, Le Modèle honnête, Salon de 1769 Le tableau imaginé
pour Greuze réalise cette même articulation des visibilités :
Greuze me dit, je voudrais bien peindre
une femme toute nue, sans blesser la pudeur ; et je lui réponds,
faites le modèle honnête. Asseyez devant vous une jeune fille toute
nue ; que sa pauvre dépouille soit à terre à côté d’elle
et indique sa misère ; qu’elle ait la tête appuyée sur une
de ses mains ; que de ses yeux baissés deux larmes coulent le
long de ses belles joues ; que son expression soit celle de
l’innocence, de la pudeur et de la modestie ; que sa mère
soit à côté d’elle ; que de ses mains et d’une des mains
de sa fille, elle se couvre le visage ; ou qu’elle se cache le
visage de ses mains, et que celle de sa fille soit posée sur son
épaule ; que le vêtement de cette mère annonce aussi
l’extrême indigence ; et que l’artiste témoin de cette
scène, attendri, touché, laisse tomber sa palette ou son crayon. Et
Greuze dit, je vois mon tableau. (Suite du précédent.)
Greuze n’a jamais
réalisé ce tableau, mais Baudouin l’a exécuté à la gouache
pour le Salon de 1769. Diderot y a d’ailleurs reconnu son projet,
puisque, s’adressant au jeune peintre libertin qui a peint ce
Modèle honnête, il lui conseille :
« Croyez-moi, abandonnez ces sortes de sujets à Greuze. »
(DPV XVI 623, Ver 855-856.)
Le Modèle
honnête détourne et vulgarise Apelle peignant Campaspe,
la maîtresse d’Alexandre, et tombant amoureux d’elle, une scène
d’histoire classique évoquée par Pline et souvent représentée
depuis le 17e siècle (Winghe, Trevisani, Restout,
Tiepolo, Gandolfi…). La scène classique représente la naissance
du désir chez le peintre, dans le geste même qui crée le portrait.
Pour Apelle, voir, peindre et désirer Campaspe procèdent d’un
même mouvement, de sorte que la scène dit le ressort pulsionnel,
scopique, de la création, mais aussi plus généralement de la
consommation artistique.
Comme Vénus montrait
le casque qui manque, le modèle honnête de Diderot « indique
sa misère », désigne, par « sa pauvre dépouille »
déposée « à terre à côté d’elle », l’objet
manquant du désir. La femme nue est barrée par ce manque, la mère
(chez Baudouin la fille) se couvrant le visage à la manière de
l’Agamemnon du Sacrifice d’Iphigénie arrête l’action du
peintre, défait le désir, renverse l’attrait du sexe en
attendrissement. Au centre du tableau, la palette abaissée est
l’ocelle interposée, où convergent les regards, et depuis
laquelle la peinture fait retour comme déception du désir et, dans
cette déception, comme accomplissement révolté : l’œil du
spectateur épouse la révolte du peintre attendri contre
l’institution sociale qui précipite la jeune fille dans la
débauche. Le peintre « laisse tomber sa palette », mais
le pouce passé dans la palette dessine l’érection du désir au
moment où les armes sont baissées. Le dispositif superpose une
visibilité idéale, saturée de sensibilité attendrie, et le manque
révolté d’une visibilité technique, ce corps barré de la nudité
indigente, cette femme sans vêtements, sans regard, sans possibilité
d’un désir.
La nouvelle ut
pictura
poesis : une
poétique de l’image
Pourquoi Diderot
réussit-il verbalement ces images à peindre ? Quel est le tour
de force par lequel il ranime une ut pictura
poesis chancelante, menacée par la revendication
technique des arts et par l’effacement des médiations poétiques
de la représentation, l’unité compositionnelle de la scène,
l’arrangement syntaxique des figures, la convergence des effets
vers l’accomplissement de l’histoire ?
Cela vient apparemment de ce que mon
imagination s’est assujettie de longue main aux véritables règles
de l’art, à force d’en regarder les productions ; que j’ai
pris l’habitude d’arranger mes figures dans ma tête, comme si
elles étaient sur la toile ; que peut-être je les y
transporte, et que c’est sur un grand mur que je regarde, quand
j’écris ; qu’il y a longtemps que, pour juger si une femme
qui passe est bien ou mal ajustée, je l’imagine peinte, et que peu
à peu j’ai vu des attitudes, des groupes, des passions, des
expressions, du mouvement, de la profondeur, de la perspective, des
plans dont l’art peut s’accommoder ; en un mot que la
définition d’une imagination réglée devrait se tirer de la
facilité dont le peintre peut faire un beau tableau de la chose que
le littérateur a conçue. (DPV XVI 153, Ver 575.)
Diderot réussit où
Saint-Lambert a échoué parce qu’il a renversé la donne de l’ut
pictura poesis : c’est désormais
l’image, avec ses régimes de visibilité, et non plus l’histoire,
avec les normes de sa théâtralisation, qui constitue le socle
commun à partir duquel s’échangent les arts. Le mur de projection
visuelle sur lequel Diderot regarde était préparé par l’allégorie
de la caverne platonicienne dans le Salon de
1765 : ce mur défait la scène, avec tout ce qu’elle
supposait de discours, même mis en échec, et d’histoire, même
concentrée, arrêtée ; le mur instaure la visibilité
virtuelle de l’image fantôme, du manque fait image, comme matrice
poétique à partir de laquelle déployer les artifices matériels,
techniques, de l’ordonnance.
Le peintre devient
alors magicien, rivalisant avec le Créateur pour ordonner la
matière : il conçoit intellectuellement son image qui se
réalise parfaitement, dans l’illusion d’une interface technique
parfaite et transparente. La matière est l’idée, l’idée est
dans la matière. Mais paradoxalement, au moment de triompher, la
matière disparaît : le monde virtuel de l’artiste rivalise
avec le monde réel, entend se substituer à lui. Idéalisation du
technique et virtualisation de la matière sont les deux faces du
nouveau dispositif de la représentation.
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