|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d’initiation à la french theory, université d'Aix-Marseille, janvier 2012
Attentat et exécution de Damiens dans les Mémoires de Casanova
Casanova s’évade de la Prison des Plombs à Venise, se rend à Munich, et de là à Paris, où il arrive le jour de l’attentat de Damiens.
 Attentat de Damiens contre Louis XV le 5 janvier 1757 à 5h45 du soir. « Monstre que la Rage fit naître, | Le poignard qui sert tes fureurs | En perçant notre auguste Maître, | Cache sa pointe dans nos Cœurs ! » Après avoir loué une chambre dans la même rue,
je suis allé l’Hôtel de Bourbon pour me présenter à M. l’abbé
de Bernis,
qui était chef du Département des Affaires étrangères, et j’avais
des bonnes raisons pour espérer de lui ma fortune. J’y vais, on me
dit qu’il était à Versailles ; impatient de le voir je vais au
pont Royal, je prends une voiture qu’on appelle pot de chambre, et
j’y arrive à six heures et demie. Ayant su qu’il était retourné
à Paris avec le comte de Cantillana, ambassadeur de Naples, je n’ai
eu autre parti à prendre que celui de faire la même chose. Je
retourne donc dans ma même voiture ; mais à peine anivé à la
grille je vois une grande quantité de monde courir de tous côtés
dans la plus grande confusion, et j’entends crier à droite et à
gauche :
— Le Roi est assassiné, on vient de tuer Sa
Majesté.
Mon cocher effrayé ne pense qu’à suivre son
chemin ; mais on arrête ma voiture, on me fait descendre, et on
me met dans le corps de garde, où je vois en trois ou quatre minutes
plus de vingt personnes arrêtées tout étonnées, et aussi
coupables que moi. Je ne savais que penser, et ne croyant pas aux
enchantements, je croyais de rêver. Nous étions là, et nous nous
regardions sans oser nous parler ; la surprise nous tenait tous
accablés, chacun, quoique innocent, avait peur.
Mais quatre ou cinq minutes après un officier
entra, et après nous avoir demandé fort poliment excuse, il nous
dit que nous pouvions nous en aller.
— Le Roi, dit-il, est blessé, et on l’a porté
dans son appartement. L’assassin, que personne ne connaît, est
arrêté. On cherche partout M. de la Martinière.
 « L’horrible attentat de Damiens du 5 janvier 1757 » Remonté dans ma voiture, et me trouvant fort
heureux de m’y voir, un jeune homme très bien mis, et d’une
figure faite pour persuader me prie de le prendre avec moi moyennant
qu’il payerait la moitié ; mais malgré les lois de la
politesse je lui refuse ce plaisir. Il y a des moments où il ne faut
pas être poli.
Dans les trois heures que j’ai employées pour
retourner à Paris, car les pots de chambre vont très lentement,
deux cents courriers pour le moins, qui allaient ventre à terre, me
devancèrent. A chaque minute j’en voyais un nouveau, et chaque
courrier criait et publiait à l’air la nouvelle qu’il portait.
Les premiers dirent ce que je savais ; un quart d’heure après
j’ai su qu’on avait saigné le Roi, j’ai su après que la
blessure n’était pas mortelle, et une heure après, que la
blessure était si légère que Sa Majesté pourrait même aller à
Trianon si elle voulait.
Avec cette intéressante nouvelle je suis allé
chez Silvia
et j’ai trouvé toute la famille à table, car il n’était pas
encore onze heures. J’entre, et je vois tout le monde consterné.
— J ’arrive, leur dis-je, de Versailles.
— Le Roi est assassiné.
— Point du tout, il pourrait aller à Trianon
s’il en avait envie. M. de la Martinière l’a saigné, l’assassin
est arrêté, et il sera brûlé après qu’on l’aura tenaillé et
écartelé vif.
 Jean-Marc Nattier, Zannetta Balletti, surnommée Mademoiselle Silvia, 1750-1758, huile sur toile, 48x42,5 cm, New York, collection particulière A cette nouvelle que les domestiques de Silvia
publièrent d’abord, tous les voisins vinrent pour m’entendre, et
ce fut à moi que tout le quartier eut l’obligation d’avoir bien
dormi cette nuit-là. Dans ce temps-là les Français s’imaginaient
d’aimer leur Roi, et ils en faisaient toutes les grimaces ;
aujourd’hui on est parvenu à les connaître un peu mieux. Mais
dans le fond les Français sont toujours les mêmes. Cette nation est
faite pour être toujours dans un état de violence ; rien n’est
vrai chez elle, tout n’est qu’apparent. C’est un vaisseau qui
ne demande que d’aller, et qui veut du vent, et le vent qui souffle
est toujours bon.
Aussi un navire est-il les armes de Paris. »
(V, 2 ; II, 13-15)
Casanova
gagne de l’argent en montant une loterie. Un jeune homme se
présente à lui, comme le comte Tireta de Trévise. Casanova
s’emploie à lui trouver un emploi de gigolo chez la Lambertini,
qui se fait passer pour la nièce du pape et tient une maison de jeu.
Elle présente à toute sa petite société Tiretta comme son cousin
et le fait appeler M. de Six coups… Casanova fait chez elle la
connaissance d’« une grosse femme plus que sur son retour »
et de sa « nièce jolie à croquer » (p. 36), qui
vient de sortir du couvent et que sa tante entend marier à « un
négociant fort à son aise » :
 Exécution de Damiens en place de Grève le 28 mars 1757 « Ce
discours ne pouvant que faire de la peine à la charmante qui
écoutait sans rien dire, j’ai détourné le propos sur la grande
quantité de monde qu’il y aurait à la Grève pour voir exécuter
Damiens, et les voyant toutes curieuses de l’horrible spectacle, je
leur ai offert une ample fenêtre d’où nous pourrions le voir tous
les cinq. Elles acceptèrent sonica.
Je leur ai donné parole d’aller les prendre ; mais comme je
n’avais pas de fenêtre, j’ai fait semblant en nous levant de
table d’avoir une affaire pressante, et j’ai couru dans un fiacre
à la Grève, où dans un quart d’heure j’ai loué pour trois
louis une bonne fenêtre à l’entresol entre deux escaliers. J’ai
payé et tiré quittance avec un débit de six cents francs. La
fenêtre était vis-à-vis le devant de l’échafaud. » (V,
3 ; II, 43)
Casanova
confisque les gains d’une bande de fripons qui montaient une
loterie illégale.
« Se voyant
à mauvais parti, ils se déterminèrent à rendre l’argent. On
leur fit rendre en tout quarante louis, malgré qu’ils jurassent
qu’ils n’en avaient gagné que vingt. J’en étais persuadé ;
mais væ victis
; je leur en voulais, et j’ai voulu qu’ils payent. Ils voulaient
le livre, mais je n’ai pas voulu le leur rendre. Ils se crurent
encore heureux de pouvoir partir avec leur caisse aux bijoux. Les
dames attendries me dirent après leur départ que j’aurais pu
rendre à ces pauvres malheureux leur grimoire.
Ils vinrent chez
moi le lendemain à huit heures du matin, et ils me fléchirent me
faisant présent d’un gros étui ou il y avait vingt-quatre petites
statues de huit pouces
de porcelaine de Saxe.
Je leur ai pour lors rendu le livre, les menaçant de les faire
arrêter s’ils osaient plus se promener dans Paris avec leur
loterie. J’ai porté en personne le même jour les vingt-quatre
jolies figures à Mlle de la
M—re.
C’était un présent fort riche, et sa tante me fit les plus
grands remerciements.
 Damiens tenaillé, écartelé et brûlé Quelques jours
après, c’était le 28 du mois de mars,
je suis allé de très bonne heure prendre les dames qui déjeunaient
chez la Lambertini avec Tireta, et je les ai menées à la Grève
tenant Mlle de la M—re assise sur mes genoux. Elles se mirent
toutes les trois étroitement sur le devant de la fenêtre se tenant
inclinées sur leurs coudes à la hauteur d’appui pour ne pas nous
empêcher de voir. Cette
fenêtre avait deux marches, elles étaient montées sur la seconde,
et étant derrière elles, nous devions y être aussi ; car nous
tenant debout sur la première nous n’aurions pu rien voir. J’ai
des raisons d’informer le lecteur de cette circonstance.
Nous eûmes la
constance de rester quatre heures entières à cet horrible
spectacle. Je n’en dirai rien, car je serais trop long, et
d’ailleurs il est connu de tout le monde. Damiens était un
fanatique qui avait tenté de tuer Louis XV croyant de faire un bon
œuvre. Il ne lui avait que piqué légèrement la peau, mais c’était
égal. Le peuple présent à son supplice l’appelait monstre que
l’enfer avait vomi pour faire assassiner le meilleur
des rois qu’il croyait d’adorer, et qu’il avait appelé le
Bien-Aimé. C’était
pourtant le même peuple qui a massacré
toute la famille royale, toute la noblesse de France, et tous ceux
qui donnaient à la nation le beau caractère qui la faisait estimer,
aimer, et prendre même pour modèle de toutes les autres. Le peuple
de France, dit M. de Voltaire même, est le plus abominable de tous
les peuples. Caméléon qui prend toutes les couleurs, et susceptible
de tout ce qu’un chef veut lui faire faire de bon ou de mauvais.
 Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti, Edmond surprend l’intimité de Manon avec M. Parangon Au supplice de
Damiens,
j’ai dû détourner mes yeux quand je l’ai entendu hurler n’ayant
plus que la moitié de son corps ; mais la Lambertini et Mme XXX
ne les détournèrent pas ; et ce n’était pas un effet de la
cruauté de leur cœur. Elles me dirent, et j’ai dû faire semblant
de leur croire, qu’elles ne purent sentir la moindre pitié d’un
pareil monstre, tant elles aimaient Louis XV. Il est cependant
vrai que Tireta tint Mme XXX si singulièrement occupée pendant tout
le temps de l’exécution qu’il se peut que ce ne soit qu’à
cause de lui qu’elle n’a jamais osé ni bouger, ni tourner la
tête.
Etant derrière elle,
et fort près, il avait troussé sa robe pour ne pas y mettre les
pieds dessus, et c’était fort bien. Mais après j’ai vu en
lorgnant qu’il l’avait troussée un peu trop ; et pour lors
déterminé à ne vouloir ni interrompre l’entreprise de mon ami,
ni gêner Mme XXX, je me suis mis de façon derrière mon adorée que
sa tante devait être sûre que ce que Tireta lui faisait ne pouvait
être vu ni de moi ni de sa nièce. J’ai entendu des remuements de
robe pendant deux heures entières, et trouvant la chose fort
plaisante, je ne me suis jamais écarté de la loi que je m’étais
faite. J’admirais en moi-même plus encore le bon appétit que la
hardiesse de Tireta, car dans celle-ci j’avais été souvent aussi
brave que lui.
Quand j’ai vu, à la
fin de la fonction, Mme XXX se lever, je me suis tourné aussi. J’ai
vu mon ami gai, frais et tranquille comme si de rien n’était ;
mais la dame me parut pensive, et plus sérieuse que d’ordinaire.
Elle s’était trouvée dans la fatale nécessité de devoir
dissimuler et souffrir en patience tout ce que le brutal lui avait
fait pour ne pas faire rire la Lambertini, et pour ne pas découvrir
à sa nièce des mystères qu’elle devait encore ignorer.
J’ai descendu
la Lambertini à sa porte, la priant de me laisser Tireta, ayant
besoin de lui. Puis j’ai descendu à sa maison dans la rue
St-André-des-Arts
Mme XXX qui me pria d’aller chez elle le lendemain ayant quelque
chose à me dire. J’ai remarqué qu’elle n’a pas salué mon
ami. Je l’ai mené dîner avec moi chez Landel, marchand de vin à
l’hôtel de Bussi où l’on faisait excellente chair gras et
maigre pour six francs par tête. » (V, 3 ; II, 45-48)
Questions
Quelle résonance l’arrestation de Damiens peut-elle avoir avec ce que Casanova vient de vivre ? Comment le narrateur noue-t-il les deux histoires ?
Montrez comment dans un premier temps Casanova est dérouté par les événements. Comment récupère-t-il à son profit ce qui lui arrive ? Dégagez la discontinuité de l’événement, puis le maillage serré de sa mise en récit. Articulez ces deux régimes de paroles à deux dispositifs décrits dans Surveiller et punir.
Comment Casanova rend-il compte du supplice de Damiens ? Décrivez la disposition des personnages, ce que chacun voit et fait. Déduisez-en les trois niveaux du dispositif scénique ici mis en œuvre.
Que signifie le récit de Casanova chez Silvia par rapport à l’ensemble du projet autobiographique ? Que signifie le spectacle de Tireta pour Casanova ? Que signifie l’histoire de Tireta avec Mme XXX par rapport à celle de Casanova avec Mlle de la M—re ? Montrez que c’est toujours le même rapport.
Montrez que le point de vue de Casanova, tout au long du texte, est un point de vue impossible. En quoi cette focalisation aberrante est-elle constitutive du dispositif autobiographique ?
|