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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d'initiation à la french theory, mars 2012
La blessure de Mme F.
Casanova, Histoire de ma vie
Déçu par l’habit ecclésiastique, Casanova a décidé d’embrasser la
carrière militaire, et s’est enrôlé à Venise, sa patrie. Il est
envoyé à Corfou, où il entre au service de M. D. R., et de là de
M. F., dont il entreprend de séduire l’épouse. Mais Mme F. est
une fine stratège à ce jeu.
M. D. R a été identifié comme Giacomo Da Riva, dont Casanova aurait été
le secrétaire à Corfou en 1745 (probablement dans un contexte non
militaire). Mme F. serait Andriana Foscarini, l’épouse du Sopracomito Vincenzo
Foscarini, alors officier à Corfou.
La scène
se situe donc à Corfou, chez M. et Mme F…, en compagnie de
Casanova et de M. D. R.
 Marianne, qui s'est foulé la cheville au sortir de l'église, est visitée par un chirurgien chez Valville. Gravure de Jakob van der Schley pour Marivaux, La Vie de Marianne, 1736, rééd. Amsterdam, Changuion, 1778
Le soir, après
que tout le monde était parti, nous soupions, son mari se retirait,
M. D. R. une heure après, et la décence voulait que je me retirasse
aussi. Je me trouvais mieux avant la blessure :
je le lui ai dit d’un ton gai ; mais le lendemain elle me
procura un agrément.
Un vieux
chirurgien venait tous les jours à cinq heures du matin pour soigner
sa plaie, la seule femme de chambre étant présente. Quand le
chirurgien venait, j’allais d’abord en bonnet de nuit chez la
même femme de chambre pour être le premier à savoir comment ma
divinité se portait.
Le lendemain de
ma courte remontrance, la femme de chambre vint me dire d’entrer
dans le moment que le chirurgien la pansait.
— Je vous prie
de voir s’il est vrai que ma jambe est moins rouge.
— Pour le
savoir, madame, il faudrait que je l’eusse vue hier.
— C’est vrai.
J’ai des douleurs, et je crains la resipelle.
— Ne craignez
rien, madame, dit le vieux Macaon,
gardez le lit, et je suis sûr de vous guérir.
Etant alors allé
à la table près de la fenêtre pour préparer un cataplasme,
et la femme de chambre étant allée chercher du linge, je lui ai
demandé, si dans le gras de la jambe il y avait des duretés, et si
la rougeur montait en sillonnant jusqu’à la cuisse : faisant
ces questions il était naturel que je les accompagnasse avec mes
mains, et avec mes yeux : je n’ai ni touché des duretés, ni
vu des rougeurs ; mais la tendre malade d’un air riant baissa
vite la toile,
me laissant cependant cueillir sur ses lèvres un baiser dont, depuis
quatre jours de diète, j’avais besoin de me rappeler la douceur.
Après ce baiser j’ai lambi
sa blessure, croyant fermement que ma langue la lui embaumerait ;
mais la femme de chambre de retour m’obligea à suspendre ce doux
remède que mon amour médecin me faisait croire dans ce moment-là
infaillible.
Étant resté
seul avec elle enflammé de désirs, je l’ai conjurée de faire au
moins le bonheur de mes yeux.
— Je ne peux
pas vous cacher le plaisir que mon âme a ressenti à la vue de votre
belle jambe, et d’un tiers de votre cuisse ;
mais, mon ange, je me sens humilié, lorsque je trouve que mon
plaisir a dépendu d’un vol.
— Il se peut
que tu te trompes.
Le lendemain
après le départ du chirurgien, elle me pria d’arranger son
chevet,
et ses coussins, et se fatiguant elle-même pour me faciliter
l’ouvrage, elle prit sa couverture pour la retirer en haut. Ayant
alors ma tête inclinée derrière la sienne, j’ai vu deux colonnes
d’ivoire,
qui formaient les côtés d’une pyramide, entre lesquelles je me
serais cru heureux de pouvoir pousser dans ce moment-là mon dernier
soupir. Une toile jalouse dérobait à mes yeux avides le sommet :
c’était à cet angle heureux que tous mes désirs se
concentraient. Ce qui satisfaisait ma joie passagère était que
l’idole ne me trouvait pas trop long dans l’ouvrage d’arranger
ses coussins.
Après avoir fini
je me suis jeté sur un fauteuil absorbé dans le recueillement. Je
contemplais cet objet divin qui sans nul art ne me procurait jamais
un plaisir qui dans le même temps ne m’en promît un autre plus
grand.
— A quoi
pensez-vous ? me dit-elle.
— Au grand
bonheur dont j’ai joui.
— Vous êtes un
cruel homme.
— Non : je
ne suis pas cruel, car m’aimant vous ne devez pas rougir d’être
avec moi indulgente. Songez aussi que pour vous aimer parfaitement,
je dois croire que ce n’est pas par surprise que j’ai vu des
beautés charmantes, car si je le croyais je devrais penser qu’un
vil, un lâche, un indigne pourrait avoir eu par hasard le même
bonheur dont j’ai joui. Laissez que je vous sois reconnaissant de
m’avoir appris ce matin combien peut me rendre heureux un seul de
mes sens. Pouvez-vous être fâchée contre mes yeux ?
— Oui.
— Arrachez-les.
Dans le jour
suivant, après le départ du chirurgien, elle envoya sa femme de
chambre faire des emplettes.
— Ah ! me
dit-elle, elle oublia de me passer une chemise.
 Lithographie d'Adolf Gnauth d'après Julius Nisle, Casanova passant sa chemise à Mme F. blessée à la jambe, Gallerie zu den Memoiren des venetianers Jakob Casanova, fig. 16, vers 1865
— Hélas !
Permettez que je la double.
— Volontiers,
mais songe qu’il n’est permis d’être de la partie qu’à tes
seuls yeux.
— J ’y
consens.
Elle délace
alors son corset, elle l’ôte, puis elle jette bas sa chemise, et
elle me dit de lui passer la blanche. J’étais comme en extase
admirant ce beau tiers de sa personne.
— Passe-moi
donc ma chemise. Elle est sur la petite table.
— Où ?
— Là, au pied
du lit. Je la prendrai moi-même.
Elle se courbe
alors, et s’allongeant vers la petite table, elle me laisse voir la
meilleure partie de tout ce que je désirais posséder ; et elle
ne se hâte pas. Je me sentais mourir. Je prends de ses mains sa
chemise, et elle voit mes mains tremblantes précisément comme
celles d’un paralytique. Je lui fais pitié ; mais elle n’en
a que de mes yeux : elle leur abandonne tous ses charmes, et
elle m’enivre par un nouveau prestige.
Je la vois attentive à se regarder. Ravie d’elle-même, et d’une
façon à me convaincre qu’elle se complaisait de sa propre beauté.
Elle incline à la fin sa tête, et je lui passe sa chemise ;
mais, tombant sur elle, je la serre entre mes bras, et elle me rend à
la vie se laissant dévorer de baisers, et n’empêchant pas mes
mains de toucher tout ce dont mes yeux n’avaient vu que la
superficie. Nos bouches se collent, et nous restons là immobiles,
et sans respirer jusqu’à quelques moments après notre défaillance
amoureuse, insuffisante à nos désirs ; mais assez douce pour
leur procurer une issue. Elle se tint de façon qu’il me fut
impossible de pénétrer dans le sanctuaire ; et elle eut
toujours soin de défendre à mes mains tout mouvement qui aurait pu
mettre devant ses yeux ce qui l’aurait mise hors d’état de
défense.
CHAPITRE
VI
Horrible malheur qui m’opprime.
Refroidissement d’amour. Mon départ de Corfou et mon retour à
Venise. Je quitte l'état militaire et je deviens joueur de violon
Sa plaie se
cicatrisait, et le temps approchait que sortant de son lit, elle
devait retourner à ses anciennes habitudes.
M. Renier
commandant général des galères avait ordonné une revue à Gouÿn.
M. F. y était allé la veille, et m’avait ordonné de partir de
bonne heure dans la felouque. Soupant seul avec Madame, je me
plaignais de ce que je ne la verrais pas le lendemain.
— Vengeons-nous,
me dit-elle, et passons la nuit à causer. Allez dans votre chambre,
et revenez ici par la chambre de mon mari, dont voici les clefs.
Venez-y d’abord que vous verrez de vos fenêtres que ma femme de
chambre m’a laissée.
J’exécute son
ordre à la lettre, et nous voilà l’un vis-à-vis de l’autre
avec cinq heures devant nous. Nous étions dans le mois de juin, la
chaleur était brûlante ; elle était couchée ; je vais
la serrer entre mes bras, elle me serre entre les siens ; mais
exerçant sur elle-même la plus cruelle de toutes les tyrannies,
elle croit que je ne peux pas me plaindre et si je me trouve à sa
même condition. Mes remontrances, mes prières, toutes les paroles
que j’emploie sont vaines ; l’amour doit souffrir que nous
le tenions en bride, et rire qu’en dépit de la dure loi que nous
lui imposions nous ne parvenions pas moins à la douce crise qui le
calme.
(Casanova,
Histoire de ma vie,
éd. Francis Lacassin, Laffont, Bouquins, I, 355-7)
Questions
Situez brièvement
ce texte dans l’autobiographie de Casanova. Dégagez la double
stratégie de séduction, celle de Casanova et celle de Mme F.
Dans quelle mesure
peut-on décrire l’accident, la convalescence et les expériences
érotiques de Mme F. en termes de tuchè et d’automaton ?
Définissez ces notions à partir d’Aristote et de Lacan (voir
notamment Séminaire XI,
I,4 et I,5), en reprenant à chaque fois les exemples du
récit de Casanova. Montrez que toute la séquence repose sur une
« clocherie de la causalité ». Quelle différence y
a-t-il entre ce qui aurait dû arriver et ce qui arrive ?
Quelle jouissance en tirons-nous ?
En
quoi la blessure de Mme F. initie-t-elle une logique du
supplément ? Qu’est-ce qui, dans la succession des
événements, relève de l’écriture au
sens de Derrida, et par elle introduit la perversion ? (Voir
De la grammatologie,
fin du chapitre 2, à partir de « De l’aveuglement au
supplément », p. 207). Articulez avec la question
précédente.
Montrez
que la fin du chapitre V et le début du chapitre VI sont écrits
de façon à ne jamais nommer l’essentiel. En quoi cette
stratégie d’écriture est-elle caractéristique de l’aphanisis ?
Expliquez ce qu’est l’aphanisis
et comment elle structure la représentation (Séminaire VIII et Séminaire XI, à chaque fois chap. 16 et 17). Quelle est, ici, la
logique du signifiant ?
Comment
la scène tire-t-elle parti de cette défaillance du langage ?
En vous aidant de la gravure de Julius Nisle (fig. 16),
dégagez le dispositif de la scène, avec ses plans
géométral, scopique et symbolique. Proposez un schéma sur le
modèle du schéma lacanien (Les quatre concepts fondamentaux de
la psychanalyse, Seuil, Points, p. 106 et p. 121).
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