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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d’initiation à la french theory, université d'Aix-Marseille, février 2012
Fabrice en prison
L’histoire
se situe en Italie du nord au moment de la déroute napoléonienne.
Son héros est un jeune aristocrate parmesan, Fabrice del Dongo. Pour
fuir l’amour de sa tante la Sanseverina, Fabrice a engagé une
liaison avec une actrice, Marietta Valserra. Son amant jaloux,
l’acteur Giletti, le menace (chap. VIII, p. 172-3).
Pendant que Fabrice surveille les fouilles archéologiques de Mosca,
premier ministre du prince de Parme et amant de la Sanseverina, et
chasse les alouettes, Giletti tombe sur lui. Fabrice le tue et
s’enfuit en Autriche (chap. XI, p. 208). Il revient à
Bologne, où il rencontre la Fausta, maîtresse du comte M***. Il la
suit à Parme, cherchant à la séduire. Pendant ce temps, le fiscal
général Rassi, adversaire de Mosca, instruit judiciairement son
affaire et obtient, avec l’accord du prince de Parme, sa
condamnation à vingt ans de forteresse (chap. XIV, p. 271).
Fabrice est arrêté.
 La Chartreuse de Parme, film de Christian-Jaque, 1948, avec Gérard Philippe dans le rôle de Fabrice del Dongo Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de
menottes et attaché par une longue chaîne à la sediola
même dans laquelle on l’avait fait monter, partait pour la
citadelle de Parme, escorté par huit gendarmes. Ceux-ci avaient
l’ordre d’emmener avec eux tous les gendarmes stationnés dans
les villages que le cortège devait traverser, le podestat
lui-même suivait ce prisonnier d’importance. Sur les sept heures
après midi, la sediola, escortée par tous les gamins de Parme et
par trente gendarmes, traversa la belle promenade, passa devant le
petit palais qu’habitait la Fausta quelques mois auparavant, et
enfin se présenta à la porte extérieure de la citadelle à
l’instant où le général Fabio Conti
et sa fille allaient sortir. La voiture du gouverneur s’arrêta
avant d’arriver au pont-levis pour laisser entrer la sediola à
laquelle Fabrice était attaché ; le général cria aussitôt
que l’on fermât les portes de la citadelle, et se hâta de
descendre au bureau d’entrée pour voir un peu ce dont il
s’agissait ; il ne fut pas peu surpris quand il reconnut le
prisonnier, lequel était devenu tout raide, attaché à sa sediola
pendant une aussi longue route ; quatre gendarmes l’avaient
enlevé et le portaient au bureau d’écrou.« J’ai
donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice
del Dongo, dont on dirait que depuis près d’un an la haute société
de Parme a juré de s’occuper exclusivement ! »
Vingt fois le général l’avait rencontré à la
cour, chez la duchesse et ailleurs ; mais il se garda bien de
témoigner qu’il le connaissait ; il eût craint de se
compromettre.
— Que l’on dresse, cria-t-il au commis de la
prison, un procès-verbal fort circonstancié de la remise qui m’est
faite du prisonnier par le digne podestat de Castelnovo.
 La Chartreuse de Parme, opéra d'Henri Sauguet, créé à Paris, Palais Garnier, 1939. Affiche de Bruno de Lavenère pour la recréation à l'opéra de Marseille, février 2012 Barbone, le commis, personnage terrible par le
volume de sa barbe et sa tournure martiale, prit un air plus
important que de coutume, on eût dit un geôlier allemand. Croyant
savoir que c’était surtout la duchesse Sanseverina qui avait
empêché son maître, le gouverneur, de devenir ministre de la
guerre, il fut d’une insolence plus qu’ordinaire envers le
prisonnier ; il lui adressait la parole en l’appelant voi,
ce qui est en Italie la façon de parler aux domestiques.
— Je suis prélat de la sainte Eglise romaine,
lui dit Fabrice avec fermeté, et grand vicaire de ce diocèse, ma
naissance seule me donne droit aux égards.
— Je n’en sais rien ! répliqua le commis
avec impertinence ; prouvez vos assertions en exhibant les
brevets qui vous donnent droit à ces titres fort respectables.
Fabrice n’avait point de brevets et ne répondit
pas. Le général Fabio Conti, debout à côté de son commis, le
regardait écrire sans lever les yeux sur le prisonnier, afin de
n’être pas obligé de dire qu’il était réellement Fabrice del
Dongo.
Tout à coup Clélia Conti, qui attendait en
voiture, entendit un tapage effroyable dans le corps de garde. Le
commis Barbone faisant une description insolente et fort longue de la
personne du prisonnier, lui ordonna d’ouvrir ses vêtements afin
que l’on pût vérifier et constater le nombre et l’état des
égratignures reçues lors de l’affaire Giletti.
— Je ne puis, dit Fabrice souriant amèrement ;
je me trouve hors d’état d’obéir aux ordres de Monsieur, les
menottes m’en empêchent !
— Quoi ! s’écria le général d’un air
naïf, le prisonnier a des menottes ! dans l’intérieur de la
forteresse ! cela est contre les règlements, il faut un ordre
ad hoc ; ôtez-lui les menottes.
Fabrice le regarda.« Voilà un plaisant
jésuite ! pensa-t-il ; il y a une heure qu’il me voit
ces menottes qui me gênent horriblement, et il fait l’étonné !
»
Les menottes furent ôtées par les gendarmes ;
ils venaient d’apprendre que Fabrice était neveu de la duchesse
Sanseverina, et se hâtèrent de lui montrer une politesse mielleuse
qui faisait contraste avec la grossièreté du commis ; celui-ci
en parut piqué et dit à Fabrice qui restait immobile :
— Allons donc ! dépêchons !
montrez-nous ces égratignures que vous avez reçues du pauvre
Giletti, lors de l’assassinat.
D’un saut, Fabrice s’élança sur le commis,
et lui donna un soufflet tel que le Barbone tomba de sa chaise sur
les jambes du général. Les gendarmes s’emparèrent des bras de
Fabrice qui restait immobile ; le général lui-même et deux
gendarmes qui étaient à ses côtés se hâtèrent de relever le
commis dont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes plus
éloignés coururent fermer la porte du bureau, dans l’idée que le
prisonnier cherchait à s’évader. Le brigadier qui les commandait
pensa que le jeune del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien
sérieuse, puisque enfin il se trouvait dans l’intérieur de la
citadelle ; toutefois il s’approcha de la fenêtre pour
empêcher le désordre, et par un instinct de gendarme. Vis-à-vis de
cette fenêtre ouverte, et à deux pas, se trouvait arrêtée la
voiture du général : Clélia s’était blottie dans le fond,
afin de ne pas être témoin de la triste scène qui se passait au
bureau ; lorsqu’elle entendit tout ce bruit, elle regarda.
— Que se passe-t-il ? dit-elle au
brigadier.
— Mademoiselle, c’est le jeune Fabrice del
Dongo qui vient d’appliquer un fier soufflet à cet insolent de
Barbone !
— Quoi ! c’est M. del Dongo qu’on amène
en prison ?
— Eh ! sans doute, dit le brigadier ;
c’est à cause de la haute naissance de ce pauvre jeune homme que
l’on fait tant de cérémonies, je croyais que Mademoiselle était
au fait.
Clélia ne quitta plus la portière ; quand
les gendarmes qui entouraient la table s’écartaient un peu, elle
apercevait le prisonnier.« Qui m’eût dit, pensait-elle, que
je le reverrais pour la première fois dans cette triste situation,
quand je le rencontrai sur la route du lac de Côme ?
… Il me donna la main pour monter dans le carrosse de sa mère…
Il se trouvait déjà avec la duchesse ! Leurs amours
avaient-ils commencé à cette époque ? »
[…]
Un escalier de fer et en filigrane fort léger,
également disposé autour d’une colonne, donne accès au second
étage de cette prison, et c’est dans les chambres de ce second
étage, hautes de quinze pieds environ, que depuis un an le général
Fabio Conti faisait preuve de génie. D’abord, sous sa direction,
l’on avait solidement grillé les fenêtres de ces chambres jadis
occupées par les domestiques du prince, et qui sont à plus de
trente pieds des dalles de pierre formant la plate-forme de la grosse
tour ronde. C’est par un corridor obscur placé au centre du
bâtiment que l’on arrive à ces chambres, qui toutes ont deux
fenêtres ; et dans ce corridor fort étroit, Fabrice remarqua
trois portes de fer successives formées de barreaux énormes et
s’élevant jusqu’à la voûte. Ce sont les plans, coupes et
élévations de toutes ces belles inventions, qui pendant deux ans
avaient valu au général une audience de son maître chaque semaine.
Un conspirateur placé dans l’une de ces chambres ne pourrait pas
se plaindre à l’opinion d’être traité d’une façon
inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de communication avec
personne au monde, ni faire un mouvement sans qu’on l’entendît.
Le général avait fait placer dans chaque chambre de gros madriers
de chêne formant comme des bancs de trois pieds de haut, et c’était
là son invention capitale, celle qui lui donnait des droits au
Ministère de la police. Sur ces bancs il avait fait établir une
cabane en planches, fort sonore, haute de dix pieds, et qui ne
touchait au mur que du côté des fenêtres. Des trois autres côtés
il régnait un petit corridor de quatre pieds de large, entre le mur
primitif de la prison, composé d’énormes pierres de taille, et
les parois en planches de la cabane. Ces parois, formées de quatre
doubles de planches de noyer, chêne et sapin, étaient solidement
reliées par des boulons de fer et par des clous sans nombre.
Ce fut dans l’une de ces chambres construites
depuis un an et chef-d’œuvre du général Fabio Conti, laquelle
avait reçu le beau nom d’Obéissance passive, que Fabrice
fut introduit. Il courut aux fenêtres ; la vue qu’on avait de
ces fenêtres grillées était sublime : un seul petit coin de
l’horizon était caché, vers le nord-ouest, par le toit en galerie
du joli palais du gouverneur, qui n’avait que deux étages ;
le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux de l’état-major ;
et d’abord les yeux de Fabrice furent attirés vers une des
fenêtres du second étage, où se trouvaient, dans de jolies cages,
une grande quantité d’oiseaux de toute sorte. Fabrice s’amusait
à les entendre chanter, et à les voir saluer les derniers rayons du
crépuscule du soir, tandis que les geôliers s’agitaient autour de
lui. Cette fenêtre de la volière n’était pas à plus de
vingt-cinq pieds de l’une des siennes, et se trouvait à cinq ou
six pieds en contrebas, de façon qu’il plongeait sur les oiseaux.
 Turner, Étude d’un paysage antique, peut-être Arona, sur le lac Majeur, vers 1828-1830. Aquarelle, 31,2x43,9 cm, Londres, Tate gallery
Il y avait lune ce jour-là, et au moment où
Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement à
l’horizon à droite, au-dessus de la chaîne des Alpes, vers
Trévise. Il n’était que huit heures et demie du soir, et à
l’autre extrémité de l’horizon, au couchant, un brillant
crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours du mont
Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers le
Mont-Cenis et Turin ; sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut
ému et ravi par ce spectacle sublime. « C’est donc dans ce
monde ravissant que vit Clélia Conti ! avec son âme pensive et
sérieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu’un autre ; on
est ici comme dans des montagnes solitaires à cent lieues de
Parme. » Ce ne fut qu’après avoir passé plus de deux heures
à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, et
souvent aussi arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que
Fabrice s’écria tout à coup : « Mais ceci est-il une
prison ? est-ce là ce que j’ai tant redouté ? »
Au lieu d’apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifs
d’aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de la
prison.
Tout à coup son attention fut violemment rappelée
à la réalité par un tapage épouvantable : sa chambre de
bois, assez semblable à une cage et surtout fort sonore, était
violemment ébranlée ; des aboiements de chien et de petits
cris aigus complétaient le bruit le plus singulier. « Quoi
donc ! si tôt pourrais-je m’échapper ! » pensa
Fabrice. Un instant après, il riait comme jamais peut-être on n’a
ri dans une prison. Par ordre du général, on avait fait monter en
même temps que les geôliers un chien anglais, fort méchant,
préposé à la garde des prisonniers d’importance, et qui devait
passer la nuit dans l’espace si ingénieusement ménagé tout
autour de Fabrice. Le chien et le geôlier devaient coucher dans
l’intervalle de trois pieds ménagé entre les dalles de pierre du
sol primitif de la chambre et le plancher de bois sur lequel le
prisonnier ne pouvait faire un pas sans être entendu.
(La Chartreuse de Parme,
livre second, chapitre XV et XVIII, GF p. 277 et 323)
Questions
Décrivez
la procédure administrative par laquelle Fabrice est incarcéré.
Est-elle humaine ? A quel modèle disciplinaire prétend-elle
se conformer ? Nuancez votre réponse en vous appuyant sur des
références précises à Surveiller et punir.
Montrez que le même paradoxe de l’humanité se retrouve dans la
deuxième partie du texte.
Pourquoi,
quand les menottes deviennent visibles, changeons-nous de
dispositif ?Dans quelle mesure le corps du condamné fait-il
scène et pour qui ? Comment le mot « scène »
est-il introduit dans le texte ?
Montrez
que l’architecture de prison imaginée par Fabio Conti ménage
« la douceur des peines », au sens de Michel Foucault.
Analysez le dispositif carcéral dans lequel Fabrice se trouve
enfermé : en quoi est-il panoptique ? Comment le
panorama, la vue, s’articulent-ils avec l’incarcération ?
Quel
sens faut-il donner à la confrontation des cages ? Dégagez
le modèle tragique à partir duquel se développe l’ensemble du
récit, et montrez comment le narrateur prend ses distances par
rapport à ce modèle. Définissez, en les différenciant, le
dispositif de la prison et le dispositif du récit stendhalien.
Dégagez
les différents régimes de causalité à l’œuvre dans ce texte.
Comment le récit stendhalien les brouille-t-il ?
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