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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Disposition des lieux,
déconstruction des visibilités. Robbe-Grillet, Les Gommes, La Jalousie, Le Voyeur »,
communication à la journée d'étude Plasticités du texte et de l’image chez Alain Robbe-Grillet,
Université de Toulouse-Le Mirail, LLA-Creatis, 25 février 2011.
Disposition des lieux, déconstruction des visibilités
Robbe-Grillet, Les Gommes,
La Jalousie, Le
Voyeur
Au commencement de l’entreprise romanesque
d’Alain Robbe-Grillet, il ne faut pas imaginer Balzac, mais le
dispositif fictionnel de la chambre, tel qu’Edgar Poe l’a
systématisé et le roman policier l’a popularisé. Au cœur de la
fiction se tient une chambre dans laquelle un événement a eu,
aurait eu lieu. Par exemple,
un assassinat. La fiction ne représente pas directement cet
événement, elle n’a pas accès à sa temporalité, à l’actualité
vivante de son déroulement, de sa succession. À défaut, ou plus
exactement en supplément de l’événement, la chambre nous est
donnée à voir, et même est identifiée pour nous à un dispositif
optique. Ce n’est pas toujours le même dispositif : chambre
des secrets, avec sa ou ses coulisses ; chambre noire, avec son
obturateur et ses déclics ; chambre de l’accélérateur de
particules, où se déposent les traces de leur trajectoire.
Le récit nous
livre la disposition des lieux et, à partir de cette disposition, se
livre à des conjectures sur l’événement. La structure de la
fiction est commandée par une topologie des lieux : le
déploiement d’une carte, dans laquelle conjecturer des
itinéraires, l’établissement dans cette carte de zones
différentielles : par exemple, dans Les Gommes,
à partir de la carte de la ville, le lieu du crime et les différents
lieux où l’événement s’en répercute : le café, le
commissariat ; enfin, les zones vagues d’indifférence à
l’événement : façades des maisons, hangars des négociants
de bois, pont pivotant du port, quartier des ouvriers. Dans La
Jalousie, la maison tout
entière, avec ses persiennes qui filtrent la lumière, fonctionne
comme chambre où il faut supposer la présence, énigmatique, de
l’événement. Hors de la maison, la bananeraie et, au-delà, la
ville, est la zone vague que sillonnent et où aboutissent des
itinéraires, suggérés par la présence des camions. Dans Le
Voyeur, les chambres vues du
dehors par Mathias en tournée sur son île natale se superposent à
sa chambre d’enfance, où il dessinait devant la fenêtre.
Le dispositif de
la chambre semble a priori
privilégier la disposition des lieux, cette topologie des zones de
la fiction, contre l’enchaînement des événements, qui devient
conjectural : non que l’événement passe au second plan ;
mais il change de statut. Il ne définit pas une action, il n’entre
pas dans une intrigue, pas directement du moins : l’intrigue
fait l’objet d’une enquête, elle se réfléchit donc dans le
récit, tandis que l’événement prend le statut d’énigme.
La primauté de
la disposition des lieux sur l’enchaînement des événements se
traduit, dans l’économie du texte, dans la poétique qu’il met
en œuvre, par une promotion du « descriptif ». Et de
fait Les Gommes
s’ouvrent sur une présentation, une exposition du café de la rue
des Arpenteurs ; Le Voyeur,
sur le bateau accostant dans l’île de Mathias ; La
Jalousie, sur la terrasse de la
maison.
Ce terme de
« descriptif », suggéré par Philippe Hamon, doit faire
symptôme pour nous : ces présentations ne sont pas à
proprement parler des descriptions ; paradoxalement, il ne
s’agit pas ici véritablement de donner à voir des lieux (un café,
un débarcadère, une maison), d’en fournir une représentation. Le
descriptif donne plutôt le détail abstrait d’une structure, d’un
aménagement : descriptif d’un poste à pourvoir, d’un
appartement à vendre, d’un musée à visiter. Présenter une
disposition des lieux, un agencement de lignes et de surfaces, loin
de convoquer contre le régime narratif des événements un régime
descriptif des visibilités, défait la visibilité des choses comme
est défaite la consistance, l’évidence des événements. La
visibilité, justement parce qu’elle est, non décrite, mais passée
au crible d’un descriptif, devient, comme l’événement,
énigmatique. Les lignes, les angles, les surfaces, les perspectives,
ne fragmentent pas seulement l’objet décrit. Ils en disséminent
la visibilité, qui devient conjecturale. Le lecteur est sommé de
construire cette visibilité, d’imaginer des images à partir
d’éléments descriptifs, en eux-mêmes non visuels, non iconiques.
Nous sommes dans la position de l’aveugle diderotien, héritier de
Descartes, qui transpose ce que c’est que voir à partir de ses
deux bâtons croisés : abscisse et ordonnée, relevé de lignes et
de surfaces ne déterminent pas une vision, avec ce que cela implique
d’investissement scopique, de prise en charge du réel par un œil
qui voit, mais plutôt une structure, un système de rapports,
presque un modèle mathématique qu’il s’agit, ensuite,
d’investir.
L’enjeu n’est donc
pas de montrer ce qu’on ne devrait pas pouvoir voir, ni même
d’isoler de l’in-montrable. On se situe ici en deçà des
visibilités, au niveau géométral des dispositions, depuis lequel,
idéalement, une représentation des choses pourrait être
conjecturée, extrapolée par le lecteur.
D’un côté,
donc, l’énigme de l’événement dans la chambre ; de
l’autre, l’énigme des dispositions qui ordonnent, au dehors et
au dedans, la visibilité des lieux. La représentation de
l’événement est conditionnée par la représentation des lieux,
qui semble a priori
constituer la base, visuelle, locale, objectale du récit. Mais cette
base apparente est elle-même conditionnée par la conjecture
structurale d’une intrigue (Les Gommes)
et bientôt, plus radicalement, d’une matière, d’un fait
narratif (Le Voyeur,
La Jalousie). Face au
descriptif, le narratif est l’autre horizon de la scène
romanesque, aussi disséminé, aussi contradictoirement originaire et
défait que lui.
Entre le narratif et le
descriptif, entre ces deux mécaniques d’écriture, ces deux
processus d’inscription qui dégradent ce dont ils portent la trace
(la visibilité des choses et la mémoire des événements), la scène
est prise en coin. La scène ici n’est pas un dispositif, n’est
pas le dispositif théâtral qui, dans l’économie romanesque
classique, ordonne les visibilités, concentre les événements,
suspend le temps et détache le sens, l’expression du jeu factice
d’une rhétorique convenue. La scène, chez Robbe-Grillet, est
prise en coin dans le dispositif de la double séance, séance comme
représentation après coup, comme conjecture à partir d’une
production littéraire, d’un texte, et séance comme retour à ce
qui a été, à la vérité invisible de l’être des choses :
« La
double séance […] trouvera son coin ENTRE la littérature et la
vérité, entre la littérature et ce qu’il faut
répondre à la question qu’est-ce que ?
Cette
double séance aura elle-même été prise en coin, dans le milieu ou
le suspens des deux parties d’un texte, dont l’une seulement est
visible » (Derrida, « La double séance », 1970, La
Dissémination, p. 219.)
La scène n’est pas
virtuelle en soi ; elle est au contraire le moment vivant de
l’actualisation du réel. Mais la scène est prise entre deux
virtualités, deux conjectures, deux disséminations se renvoyant
l’une à l’autre la responsabilité d’une origine de la
représentation. Ce qui est en jeu ici dans la scène n’est donc ni
la visibilité, ni l’événement. L’un et l’autre, si l’on
reste dans la logique classique de représentation scénique,
s’effondrent ici : physiquement, la scène est un trou noir ;
en deçà de l’horizon des événements, dans un moment dont la
densité devient abstraite, le personnage perd pied, il n’y a plus
de sens. La scène est ce « pas-de-sens » pris entre deux
conjectures, en coin, où les choses ne cessent pas de ne pas
s’écrire, « ne pas s’écrire » désignant le texte
invisible derridien, ce mouvement de dissémination propre au
narratif et au descriptif, qui supplée les défaillances, les trous,
les manques dans le texte visible du récit. A partir du moment où
cette suppléance s’organise, un double texte invisible est donné
à conjecturer : c’est la double séance.
À cette définition
déceptive de la scène post-moderne, fondée sur l’expérience des
limites de la physique classique, sur le dépassement de ce que cette
physique peut représenter en termes d’espace et de temps, et, de
là, en termes de visibilité, on peut cependant opposer une autre
approche, non plus physique, mais métaphysique, ou plus exactement
déduite de la critique heideggérienne de la métaphysique : ce
qui est en jeu, dans la prise en coin de la scène entre les deux
virtualités de l’événement et de la visibilité des lieux, ce
n’est pas la représentation littéraire, ou la littérature comme
représentation (de ce côté nous ne rencontrons que déception,
effondrement, travail de la négativité), mais l’expression de
l’être, l’actualisation de son essence dans les étants du réel.
La dissémination des étants doit alors être envisagée non comme
une déconstruction, une virtualisation des objets, de la scène, de
la représentation, mais au contraire comme l’émergence
post-physique d’une consistance non représentative des choses, ce
que l’on pourrait appeler une plasticité métaphysique de l’être
des choses.
Dans Le
Voyeur, la tournée de Mathias
de maison en maison répète un même scénario dans des lieux
indifférents :
« Enfin, toutes
les maisons de l’île se ressemblaient » ; « Ni la
disposition des lieux, ni leur orientation, ne fournissaient d’indice
suffisant » (p. 26) ; et d’ailleurs « Mathias,
heureusement, s’en souciait peu » (p. 27). Il n’y a
donc pas ou peu d’espace visuellement identifiable, c’est
toujours le même, c’est une zone sur la carte, une ouverture dans
une topologie, c’est-à-dire dans une spatialité abstraite, non
topographique. Mathias, le voyeur, regarde du dehors par les
fenêtres :
« On
voyait seulement ce que la lumière électrique éclairait avec
intensité, au fond de la chambre : l’abat-jour tronconique de
la lampe — une lampe de chevet — et la forme plus vague d’un
lit bouleversé. Debout près du lit, légèrement penchée
au-dessus, une silhouette masculine levait un bras vers le
plafond.
Toute la scène demeurait immobile. » (P. 28.)
C’est à la
fois la singularité d’une chambre et, prise dans une série,
l’actualisation momentanée, plastique, de ce que c’est qu’une
chambre. Il n’y a pas de durée, de temporalité : « la
scène demeurait immobile ». C’est un objet plastique, face
auquel ne se dresse pas la subjectivité d’un sujet regardant :
dans « On voyait seulement… », le on
ne désigne pas une personne qui regarde, il renvoie à un
donné-à-voir impersonnel, à la présentation d’un objet que le
lecteur peut manipuler mentalement.
Par cette
manipulation, nous faisons l’expérience des limites du descriptif,
de la limite jusqu’où l’on peut pénétrer, en esprit, dans la
pièce, du degré de détail auquel on peut descendre, de la
profondeur jusqu’où l’on peut « distinguer »,
c’est-à-dire discriminer, différencier, nommer : jamais, à
proprement parler, voir. La discrimination déroule son processus
jusqu’à parvenir au vague, à l’indifférencié, à « la
forme plus vague d’un lit bouleversé » : là se situe
le corps de l’événement, et là en même temps s’arrête la
possibilité d’en discriminer la forme, le sens. Quelque chose se
joue dont nous ne percevons que la Mimique,
qui est peut-être anodin, peut-être terrible : la virtualité
d’un Pierrot assassin de sa femme.
La scène résiste à
la représentation en se repliant aux limites de la discrimination
visuelle, qui la rendent indiscernable ; sa représentation se
replie également aux limites du temps que Mathias peut lui
consacrer, pris qu’il est par le compte à rebours de sa tournée
dans l’île, dont l’achèvement doit coïncider avec le retour de
l’unique bateau sur la terre ferme : « Mathias n’avait
pas le temps d’attendre la suite — à supposer qu’une suite dût
se produire. Il n’aurait pas juré que les cris provenaient de
cette maison » (p. 29).
La temporalité
récursive dans laquelle Mathias est pris immobilisee le geste de
l’homme dans une scène immobile, prise en coin entre
l’indiscernabilité de la forme vague du lit et l’indécidabilité
du sens, de l’achèvement de ce geste. Pris en coin, le geste
demeure suspendu non comme expression théâtrale d’un instant
dramatiquement suspendu (l’instant prégnant de la scène
classique), mais comme expression plastique d’un geste pur, coincé
entre les deux virtualités, les deux disséminations du descriptif
de la chambre et du narratif de l’événement (des cris entendus,
mais venant d’où ? poussés par qui ?, desquels nous
pourrions conjecturer qu’un homme bat une femme, ou qu’il la
tue).
Une fois dépassée la
maison, Mathias se perd en conjectures. On sort de la scène, de la
saisie plastique qu’elle fixe, qu’elle arrête à la manière
d’un instantané métaphysique :
« Malgré
l’allure inachevée de son geste, l’homme ne bougeait pas plus
qu’une statue. Sous la lampe, il y a avait, posé sur la table de
nuit, un petit objet rectangulaire de couleur bleue — qui devait
être un paquet de cigarettes. »
Nous ne voyons
pas l’homme. Ce qui est souligné, c’est la rigidité du geste
inachevé, l’évidence statuaire d’une disposition livrée, en
deçà même de la conjecture, à notre manipulation mentale.
Articulé à l’homme, ou plutôt au geste auquel il est réduit,
l’objet rectangulaire de couleur bleue présente sa consistance
plastique de forme et de couleur, non sa visibilité représentative
d’objet signifiant : le sens vient après le tiret, non comme
évidence visuelle, mais comme conjecture mentale ; un paquet
qui contiendrait des cigarettes, et donc un ou des fumeurs, une
activité, un éthos
des personnages.
La scène est
présentée comme une maquette, avec ses figurines, sa coloration
sommaire, ses imprécisions. Dans l’activité ordinaire du jour,
elle isole une configuration plastique, prise en coin entre deux
textes invisibles (le cri décalé, l’itinéraire de Mathias) qui
sont aussi deux torsions de ce qui n’est pas un point de vue, deux
décentrements, deux replis hors scène. La notion heideggérienne
d’util (Zeug)
explicite cette prise en coin constitutive de la scène chez
Robbe-Grillet :
« Les
Grecs avaient pour les choses un terme très juste : πράγματα,
c’est-à-dire ce à quoi on a affaire dans le commerce qu’instaure
la préoccupation (πρᾶξις). […] L’étant se rencontrant
dans la préoccupation, appelons-le l’util.
[…] Par essence, l’util est « quelque chose qui est fait
pour… ». […] Dans la structure du « fait pour »
réside un renvoi de
quelque chose à quelque chose. […] Conformément à son usualité,
un util est toujours issu
de son appartenance à un autre util […]. Jamais ces choses ne se
montrent d’abord chacune pour soi afin d’emplir ensuite une pièce
à titre de somme du réel. Ce qui se rencontre immédiatement sans
être toutefois saisi thématiquement, c’est la pièce, encore
n’est-elle pas non plus saisie comme ce qu’il y a « entre
les quatre murs » au sens de l’espace géométrique — mais
au contraire comme util d’habitation. C’est à partir de lui que
se montre l’« aménagement » et en celui-ci l’util
pris chaque fois « isolément ». Avant
lui est chaque fois dévoilé comme une utillerie. » (Martin
Heidegger, Être et temps,
1927, trad. François Vezin, 1986, Gallimard, pp. 104-105.)
Dans la scène du
Voyeur, le geste
statuaire de l’homme immobilisé, et, de façon plus évidente
encore, le paquet de cigarettes constituent des « utils ».
Ils n’existent pas en soi comme des objets, mais constituent des
πράγματα, des éléments auxquels on a affaire, qui entrent
dans une préoccupation : un geste pour faire quelque chose,
pour commettre un acte ; un paquet pour des cigarettes, et des
cigarettes pour fumer. Le geste comme le paquet ne sont pas là en
soi ; ils sont pris dans cette chaîne d’appartenance, qui
n’est pas non plus une chaîne d’événements : aucune
singularité exemplaire dans le détail de cette scène, mais la
normalité quotidienne d’une πρᾶξις, d’une chaîne de
préoccupations renvoyant chaque chose (chaque util), en amont, à ce
qui a déterminé sa présence (l’utillerie), en aval, à ce pour
quoi elle est faite (donc à d’autres utils).
L’homme est là pour
le geste, et le geste pour, peut-être, la forme vague dans le lit.
Le paquet est destiné aux cigarettes qu’il contient, ces
cigarettes, à être fumées. Chaque util est pris, entre deux, dans
cette chaîne des étants ; il est pris en coin, au sens
typographique du terme, c’est-à-dire, pour utiliser le lexique
derridien, qu’il s’écrit dans cette impression qu’il constitue
une trace dans la concaténation des πράγματα.
Le mode de présence
des utils dans la scène littéraire n’est pas celui de la
représentation d’objets sur une scène de théâtre. Ce que
Heidegger désigner comme « la pièce » existe d’abord
globalement, et se détaille ensuite non comme une liste, une somme
d’objets (ou de personnages), mais comme une série de
fonctionnalités, de virtualités de ce qu’on peut y faire, qui
déterminent un aménagement, une disposition.
Dans la scène du
Voyeur, l’appréhension
globale de la chambre est l’expérience première qui nous est
livrée, dans laquelle se détaille ensuite, progressivement, un
aménagement. Les objets n’émergent alors que pris dans cet
aménagement, c’est-à-dire non comme objets au sens géométral,
mais comme utils au sens ontologique, pris en coin, saisis immobiles
dans la chaîne d’utillage.
La pièce est le
paradigme à partir duquel Heidegger dégage cette logique de
l’agencement, qui est une logique du dispositif. Cette pièce
heideggérienne, qui n’est pas un support de représentation, mais
une expérience d’aménagement, définit le dispositif de la
chambre. Dans le contexte de la théorie des dispositifs, la notion
heideggérienne d’util, et sa mise en œuvre par Derrida comme
double séance, peuvent être reformulées plus simplement : la
chambre est un espace virtuel, dans lequel se rencontrent des objets
plastiques. Aux marges de cette évidence plastique, la virtualité
de la chambre est double, spatiale (c’est peut-être un autre lieu,
ou également un autre
lieu) et temporelle (il faut conjecturer l’événement). Autrement
dit, les trois niveaux du dispositif changent de nature : le
géométral devient topologique ; le scopique devient
plastique ; le symbolique devient énigmatique, chacun des
niveaux contribuant non plus à la représentation de la scène, mais
à la conjecture de ses marges.
Dans ce dispositif
conjectural de la chambre, les objets sont saisis non comme des
représentations directement visuelles, regardées de toute la
consistance scopique d’un regard où une subjectivité serait
prise, mais comme une présence plastique globale, où l’objet est
livré à l’esprit pour l’examen, où le lieu est montré de
telle sorte qu’on puisse le manipuler, y entrer et en sortir
virtuellement, tourner autour. Cette manipulation mentale de la
monstration plastique insère alors celle-ci dans un utillage,
support de la conjecture : il faudrait se demander à quoi ça
sert, mais cette question n’est pas formulée discursivement, elle
s’incarne plutôt dans la manipulation mentale de la scène
montrée.
Dans Les
Gommes, ce basculement de la
théâtralité visuelle du roman classique vers une nouvelle logique
d’agencement plastique n’est pas complètement achevé. Le modèle
du roman policier, où l’enchaînement dramatique des scènes est
réduit à une seule scène, énigmatique, la scène de crime qu’il
s’agit de conjecturer, sert de formation de compromis dans ce
basculement. La visualité de l’écriture romanesque demeure un
horizon représentationnel, comme en témoigne la fenêtre de Mme
Bax, depuis laquelle la vieille-jeune dame est un témoin potentiel
du crime. Lorsque Wallas sort de l’hôtel particulier d’Albert
Dupont, où il a interrogé sa vieille gouvernante, il perçoit
confusément qu’il est observé depuis une fenetre de l’immeuble
d’en face :
« Wallas,
à demi retourné déjà, entend le pêne reprendre sa place dans la
gâche ; il lâche la poignée de fer et lève les yeux vers la
maison qui lui fait face. Immédiatement il reconnaît, à une
fenêtre du second étage, ce même rideau brodé qu’il a remarqué
plusieurs fois au cours de sa promenade solitaire. » (P. 108.)
La scène
immobilise Wallas dans une posture, elle arrête son mouvement,
qu’elle saisit photographiquement, ou plutôt plastiquement, comme
présence d’un geste qui ne fait pas événement (rien de
spectaculaire ici, rien de décisif), mais se manifeste comme
« util », comme saisie dans une chaîne de πράγματα :
la porte se referme, Wallas peut donc se retourner, il voit alors la
fenêtre d’en face. Le geste de Wallas se retournant est pris en
coin entre le mouvement mécanique, nécessaire, usuel du pêne de la
porte rentrant dans la gâche, de cet enclenchement pour la
fermeture, et la présence non moins nécessaire, usuelle, de la
fenêtre qui introduit par le jeu même de l’agencement des lieux,
un regard sur la scène, regard étant pris cette fois au sens
architectural, a-subjectif du mot. La fenêtre, et non immédiatement
quelqu’un, un sujet posté derrière elle, regarde parce qu’elle
est disposée là pour regarder. La fenêtre est un util du regard.
Cette fenêtre même
est désingularisée : ce n’est pas une fenêtre particulière,
c’est une fenêtre dotée du même rideau qu’on voit à toutes
les fenêtres. Wallas sort de la scène du crime et se trouve
confronté au regard voyeur de cette fenêtre témoin :
formellement, le dispositif épouse encore les agencements de la
scène classique, fournissant un lieu de l’événement et, à sa
marge, la possibilité optique d’un point de vue. Il y a un regard
témoin qui, voyant Wallas sortir, a pu voir le moment, l’événement
du crime ; ce regard articule, superpose la scène présente,
anodine, à une scène antérieure, originaire, horrible, décisive.
Mais ce dispositif
scénique-optique est vidé : le lecteur sait par ailleurs que
le crime n’a pas eu lieu ; il apprendra bientôt que Mme Bax
n’a été témoin que d’éléments indiscernables ; pour le
moment, il, est confronté à l’opacité neutre de la fenêtre :
fenêtre « util », qui est bien là pour regarder, mais
comme toutes les fenêtres regardent, et d’ailleurs avec les mêmes
rideaux :
« Derrière
les mailles lâches du filet, Wallas perçoit un mouvement, il devine
une silhouette ; quelqu’un l’observe qui, se voyant
découvert, se déplace insensiblement dans la pièce obscure pour se
mettre à l’abri des regards. Quelques secondes plus tard, il n’y
a plus, dans l’encadrement de la fenêtre, que deux bergers se
penchant avec sollicitude sur le corps d’un nouveau né. »
(P. 108.)
Le regard voyeur est
ici retourné : ce n’est plus celui de Mme Bax épiant la rue
depuis sa fenêtre qui nous intéresse, mais, à rebours, celui de
Wallas croisant, surprenant celui de Mme Bax, la contraignant à
reculer, à se dissoudre dans la pénombre du fond de sa pièce.
Le regard de
Wallas pénétrant dans la pièce qu’occupe Mme Bax préfigure
celui de Mathias dans Le Voyeur
pénétrant du dehors dans les intérieurs qu’il saisit au passage,
durant sa tournée de représentant dans l’île. Ce n’est plus à
proprement parler un regard, puisque ce qu’il saisit n’est pas
visuel : Wallas « perçoit », « devine »
un déplacement insensible. Il fait l’expérience du vague, il
bascule du visuel vers le conjectural, il appréhende le mouvement
incertain d’une silhouette indiscernable vers l’ombre où elle va
se dissoudre. Cette silhouette n’existe que comme « util » :
quelque chose, à peine quelqu’un, qui est là pour regarder, qui
est fait pour cela, qui, du point de vue de la fiction, se réduit à
cette usualité, c’est-à-dire à la possibilité de cet usage.
L’œil de
Wallas se retire alors de cette intériorité de la chambre devenue
indiscernable et s’arrête un moment à l’interface de la
fenêtre, sur le rideau en maille de filet : la mise au point de
l’image se fait sur ce rideau représentant une Adoration
des bergers ; la
représentation de l’Adoration
fait écran à la chambre des utils, à la saisie en coin des
conjectures. Elle nous ramène à la logique théâtrale de la scène,
avec une nouvelle référence à Œdipe, qui comme les autres n’est
pas là pour délivrer un sens caché, tragique ou psychanalytique,
des Gommes, mais pour
pointer l’éclatement, la dissémination, l’insignifiance
désormais de ce modèle représentatif scénique.
Le rideau joue
une scène de pacotille, une Adoration des bergers
achetée dans la grande distribution, qui, renvoyant non aux bergers
des Évangiles, mais au berger sauvant Œdipe abandonné, indique la
virtualité de ce que serait là la scène théâtrale s’il y en
avait une, et, par différence, ce que cette scène est devenue :
un aménagement dans la pièce, un achat bon marché ; non pas
du sens, mais des économies. De toute cette représentation
scénique, ce qu’il reste, ce sont ces rideaux écrans, un simple
« util ».
Dans La
Jalousie, le basculement dans
une pure logique d’agencement plastique est achevé.
Paradoxalement, alors que toute la matière romanesque semble
s’organiser en un gigantesque « donné-à-voir » dont
la maison de A… serait l’écrin, aucun regard (toujours au sens
plein, d’un sujet mettant en œuvre dans ce regard une pulsion
scopique) n’est posé sur ce que Christian Michel désigne comme un
« panoptique ».
Il n’y a pas de « je », pas de sujet identifiable, qui
regarde ce « panoptique ». Le personnage du mari, ou du
narrateur, sont des créations de la critique pour essayer de
maintenir une opérative minimale des catégories narratologiques sur
un texte qui y échappe en fait complètement.
Le « panoptique »
que constitue la maison dans la plantation avec ses jalousies qui
tout à la fois filtrent et laissent partiellement voir, n’est pas
regardé ; il est présenté. C’est la pièce heideggérienne,
avec ses aménagements et son déploiement d’« utils »
qui contribuent à la saisie globale d’une matérialité, d’une
réalité plastique des choses, des πράγματα, à partir
duquel non pas un personnage, mais, hors de la fiction, le lecteur
établira ses conjectures, disposera la scène dans la double séance
de ses virtualités. Les discussions de Franck et d’A… sur le
livre qu’ils viennent de lire mettent en abyme dans La
Jalousie l’usage que
Robbe-Grillet destine à son roman :
« Ils
déplorent aussi quelquefois les hasards de l’intrigue, disant que
“ce n’est pas de chance”, et ils construisent alors un autre
déroulement probable à partir d’une nouvelle hypothèse, “si ça
n’était pas arrivé”. D’autres bifurcations possibles se
présentent, en cours de route, qui conduisent toutes à des fins
différentes. Les variantes sont très nombreuses ; les
variantes des variantes encore plus. Ils semblent même les
multiplier à plaisir » (p. 83).
Il ne s’agit pas ici
simplement d’un plaisir de la conjecture qui serait un hommage à
l’expérience imaginative de toute lecture. Cette imagination se
formalise en bifurcations, routes, itinéraires. Se dessine une
topologie des variantes, qui tient quelque chose de la carte, mais
d’une carte proliférante, qui détaillerait à l’infini des
possibilités d’aménagement, qui chercherait à exploiter toutes
les fonctionnalités virtuelles qui se rencontrent sur la ligne de
l’intrigue. Le modèle initiale de la ligne discursive (« les
hasards de l’intrigue », « un autre déroulement
probable ») tourne à l’écheveau, se globalise, se
spatialise.
Face à cette
prolifération virtuelle, Franck oppose alors l’unité compacte de
l’événement, le choix que le livre a fait d’un seul et simple
dénouement :
« “Mais
par malheur, il est justement rentré plus tôt ce jour-là, ce que
personne ne pouvait prévoir.”
Franck balaye
ainsi d’un seul coup les fictions qu’ils viennent d’échafauder
ensemble. Rien ne sert de faire ces suppositions contraires, puisque
les choses sont ce qu’elles sont : on ne change rien à la
réalité. » (P. 83.)
Contre la prolifération
des hypothèses, des variantes, s’impose l’évidence, ou plutôt
la plasticité des choses : ce qu’on peut toucher, ce qu’on
peut manipuler, c’est cette réalité (toute relative puisqu’il
s’agit d’un roman, et même d’un roman dans le roman), une
réalité qui s’impose non comme événement (il est rentré plus
tôt, ce n’est ni extraordinaire, ni héroïque, c’est simplement
ce qui a été), mais comme compacité du fait, comme passage obligé
désormais pour le frayage de l’imagination, comme brique
incontournable du lego fictionnel.
« Il est
justement rentré plus tôt ce jour-là » : voilà la
scène, prise en coin entre toutes les conjectures, conjectures que
réduit, qu’élimine la fiction classique, « ce livre qui les
occupe depuis quelque temps » (p. 82) ; conjectures
que sollicite au contraire Robbe-Grillet, qui articule aussitôt à
la scène de roman discutée par Franck et par A… la scène de
panne qui vient de leur arriver :
« Pourtant,
dit-il, ça avait très bien commencé. » (P. 84.)
Ce qui a bien
commencé, ce pourrait être a priori
l’idylle dans le livre qu’ils ont lu, brutalement interrompue par
l’arrivée inopinée d’un jaloux. On comprendra bientôt qu’il
s’agit en fait de la petite escapade en ville de Franck avec A…,
gâchée par une panne de leur camion qui les a obligés à prendre
une chambre « dans ce piètre hôtel » (p. 88). Mais
la possibilité d’une scène d’amour dans l’hôtel, voire,
comme le suppose Christian Michel, d’un fiasco sexuel du « si
mauvais mécanicien », demeure purement conjecturale. Le récit,
en revanche, dispose la scène du livre devant la possibilité d’une
scène entre Franck et A… dans l’hôtel, de telle manière que le
lecteur soit amené à les superposer, à suppléer les lacunes de
l’une avec les lacunes de l’autre. D’un côté, la conjecture
d’un événement, le dénouement d’une intrigue de roman ;
de l’autre la conjecture d’un itinéraire, cette escapade en
ville qui a échoué dans un piètre hôtel. La scène est ici prise
dans l’entre-deux d’une séance après la lecture et d’une
séance après la panne : invisible, inconnaissable, lacunaire,
elle s’impose pourtant, parce que « les choses sont ce
qu’elles sont : on ne change rien à la réalité »
(p. 83).
Le nouveau roman s’est
vécu comme critique radicale du réalisme balzacien, et, par cette
critique, comme fin de la littérature. J’ai voulu montrer ici que
le modèle balzacien n’était pas ce à quoi en fait s’affrontait
l’écriture de Robbe-Grillet. L’enjeu n’est pas une certaine
manière de représenter la réalité. L’enjeu, c'est la
représentation même, en tant qu’elle cesse d’être l’objet de
la littérature. Ce n’est pas parce que Robbe-Grillet s’est
intéressé au cinéma, l’a pratiqué, que cette littérature
d’après la représentation est une littérature du regard :
le matériau visuel qui entre massivement dans la matière romanesque
organise d’abord une disposition des lieux qui se ramène toujours
à l’aménagement de la pièce aux utils heideggérienne. La scène
devient cet aménagement, coincé, pris entre deux, par le double jeu
de la conjecture sur les lieux et sur les événements, du descriptif
et du narratif. La visibilité de ce qui est donné à voir n’ordonne
donc pas une scène au sens classique, théâtral du terme :
elle défait le regard et promeut la plasticité des choses.
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