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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d’initiation à la « French theory », université de Provence, janvier 2011 Flan de la théorie, théorie du flanStéphane Lojkine Résumé : A partir d'un exemple humoristique, celui des préparations instantanées pour flan, il s'agit de faire comprendre concrètement ce qu'est la logique du supplément, inventée par Derrida dans De la grammatologie, et développée ensuite dans l'ensemble de son œuvre. Le supplément, c'est à la fois ce qui vient en plus de (la poudre en plus du lait) et ce qui vient à la place de (un flan instantané à la place d'un flan maison).
Au delà de l'exercice logique qu'introduit cette pensée du supplément, on dégagera l'enjeu idéologique d'une telle pratique, qui pense les limites du système dans lequel elle se trouve (par exemple ici la société de consommation), mais demeure à l'intérieur de ce système. I. Structuralisme et déconstruction
On trouve dans le commerce, au rayon des
préparations pour pâtisserie des supermarchés, des sachets de
poudre conditionnés en paquets de carton permettant de préparer du
flan au lait et aux œufs en quelques minutes. Le principe de cette
préparation est simple : on fait chauffer du lait, on ajoute la
poudre, on verse dans un saladier ou des ramequins, on laisse
refroidir.
L’emballage de ces préparations pour flan ne
représente évidemment pas le produit qui est vendu, la poudre
blanche conditionnée en sachets, mais le produit qu’il s’agit de
réaliser, le flan, agrémenté d’un fruit rouge, d’un boudoir ou
d’une langue de chat. Sans forme ni couleur, le flan n’est en
effet en soi guère photogénique, et nécessite un supplément de
forme, de goût, de couleur que lui apportent les cannelures du
moule, le rouge éblouissant du fruit, l’entaille du gâteau sec.
L’inscription qui accompagne l’image diffère
entre les grandes marques qui se partagent le marché : l’une
porte sur la composition de la poudre, « Parfum vanille »
et « Recette inchangée », tandis que l’autre, de façon
plus inattendue, plus retorse peut-être, met en avant ce qui n’est
pas dans le sachet: « 80% de lait ». Le parfum et la
recette évoquent un processus de fabrication dont tout est fait pour
conjurer l’inquiétante machinerie industrielle : la recette est
« inchangée », « sans conservateur » ;
à l’arrière-plan, le lait ou la crème sont disposés dans un
antique pichet de grès. La promotion du lait, au contraire, efface
le processus de fabrication pour poser une équivalence : ce
n’est pas de la poudre, c’est du lait, un aliment simple,
naturel, dont le bienfait pour les enfants n’est pas à démontrer.
Ces deux stratégies de vente pour un même
produit s’opposent de façon exemplaire :
Stratégie de la recette : le modèle
structural
Vendre une poudre, un parfum, une recette, c’est
détailler le produit selon sa structure. La démarche est
structurale et inscrit l’objet dans une taxinomie :
flan à la vanille, flan au chocolat, flan à la fraise, flan à la
pistache, flan selon telle ou telle recette, et pour ce flan une
équation mathématique : « 4 sachets = 16 parts ».
La structure introduit un décompte, un partage qui est à la fois de
la matière et du temps. En bas du paquet, on peut lire en effet de
gauche à droite, sous la forme d’un tableau, l’enchaînement
suivant, apparemment illogique : « 4 sachets = 16 parts »,
puis « Prêt en 5 mn », puis « Tenir au froid 2h »,
enfin « Ajoutez ½ L de lait par sachet ». La temporalité
du processus de fabrication, 5 minutes puis une demi-heure, est
placée au milieu de la structure, à gauche la division en parts, à
droite le partage du sachet et du lait. La structure apparaît ainsi
comme un mode d'enchâssement, de réduction, de maîtrise de la
temporalité.
Cette temporalité est-elle même objectivement
intermédiaire, à la fois 5 mn et 2 h. La préparation rapide
s’oppose à la fois à la préparation lente, l’achat séparé
des ingrédients simples du flan, les œufs, le sucre, la farine ou
la maïzena, la gousse de vanille, et à l’objet tout préparé,
l’achat immédiat de flans en pots au rayon frais. Ce partage des
trois temporalités (préparation rapide, préparation lente, aucune
préparation) détermine lui-même une organisation plus vaste de
l’espace, la répartition générale des rayons dans le
supermarché.
La démarche structurale est la démarche de la
société de consommation : dans le supermarché, elle répartit
des rayons ; dans les rayons, elle décline des variétés de
produits. Démarche efficace, pour un rendement massif : il
s’agit de satisfaire au plus vite, rationnellement, la demande.
Mais cette demande n’est pas stimulée : l’organisation
structurale du marché suppose la demande, le désir déjà là. Elle
ne s’interroge pas sur l’origine de ce désir, ni sur les moyens
de le déclencher.
Stratégie du lait : le modèle
déconstructionniste
C’est de cette interrogation que procède la
seconde stratégie, celle qui affiche et vante les 80% de lait, alors
qu’il s’agit de vendre les 20% de poudre. Vanter le lait, c’est
s’appuyer sur ce qui va compléter la poudre pour constituer le
dessert. Mais il n’est plus question de poudre : les mots
« sachet » et « portion » ont disparu. « 4
sachets = 16 Parts » devient « 4 flans de 5 parts
chacun » ; « Une portion (127 g) contient 110 kcal,
5% de l’apport journalier recommandé pour un adulte »
devient « Par [hiéroglyphe du ramequin] kcal 85, 4% des RNJ ».
La structure est désormais illisible, tandis que tout l’accent du
message se porte sur un jeu du contenant et du contenu, qui vise
précisément l’abolition des différences posées par la
structure : le flan est son moule, la bouteille est le flan ;
le réel est l’imaginaire, l’ingrédient est le produit.
Le lait court-circuite le processus de
fabrication : légèrement inclinée, la bouteille de lait qui
flotte au-dessus du flan n’a qu’à verser son contenu pour que
surgisse le flan. La bouteille est le flan, à la fois son origine et
son accomplissement. Il ne s’agit plus de savoir comment cette
poudre a été fabriquée, de connaître les ingrédients qui la
constituent. La poudre est en quelque sorte effacée par le message
publicitaire, elle n’est plus que le supplément du lait, sur
lequel la communication porte désormais l’accent : le lait,
voilà l’élément noble ; le dessert sera finalement
essentiellement constitué de lait. Le lait n’oriente pas seulement
la poudre vers son accomplissement dans le dessert ; il ramène
également le produit à une origine qui n’est l’origine
industrielle de sa fabrication, mais l’origine imaginaire du désir
de ce produit : le lait m’autorise à désirer la poudre, il
moralise mon désir, il lui assigne la vertu d’un produit sain et
authentique. La chimie la plus éhontée se renverse alors en désir
de nature : le lait concilie ainsi l’origine et
l’accomplissement du désir, il désigne le flan achevé (du lait à
80%) et ce qui motive moralement sa consommation (boire du lait).
Définition du supplément
Cette seconde démarche,
qui affiche le lait et occulte la poudre, joue de la fonction
auxiliaire de cette poudre dans le processus de fabrication : la
poudre n’est qu’un supplément ; elle vient en supplément
du lait, elle est ajoutée, saupoudrée sur le lait chaud ; et
elle supplée ce que je n’ai pas le temps, l’énergie d’intégrer
réellement à mon lait : les œufs, le sucre, la farine, la gousse.
« Supplément »
est ici pris dans le double sens du mot :
comme addition et comme substitution, comme ce qui vient en plus du
lait et comme ce qui supplée, ce qui remplace les autres ingrédient.
La logique du supplément est fondée sur un renversement : a
priori, le supplément est peu
de chose, il est même invisible ; au bout du compte, le
supplément change tout ; c’est lui qui donne le corps,
l’identité du produit. La poudre est ici d’abord masquée par la
promotion du lait ; c’est pourtant elle qui donne au bout du
compte au lait la forme cannelée, la consistance, la saveur du flan.
Vendre
le lait à la place de la poudre suppose une distanciation critique
vis-à-vis de la société de consommation. La stratégie prend en
compte les présupposés implicites de cette société, qui ne peut
fonctionner qu’à la condition que le désir du consommateur soit
sans cesse sollicité par un retour à l’origine du désir,
c’est-à-dire à la négation originaire du système industriel qui
s’est constitué entre le désir et sa satisfaction, entre
l’origine imaginaire du plaisir et la réalité matérielle de sa
consommation.
La
stratégie du supplément n’entend ni mentir sur le produit (il y
aura effectivement 80% de lait dans le flan), ni remettre en question
le système économique dans lequel le produit s’inscrit (il s’agit
bien toujours de vendre, grosso modo,
la même poudre). Au contraire, pointant la
contradiction du produit et du système (une industrie qui fabrique
de la nature), elle en tire parti pour une efficacité accrue. Mais
cette efficacité se développe à la limite du système : en
reconnaissant que ce n’est pas la poudre, mais essentiellement le
lait qui conditionne et satisfait la demande, on risque à tout
moment de sortir du système : et si, tout simplement, nous
buvions un bol de lait ?
Les deux différences
Le
supplément brouille le jeu structural des différences, mais ne
l’abolit pas : il s’inscrit plutôt dans une stratégie de
communication et de consommation qui prend ses distances par rapport
au modèle dans lequel elle reste cependant inscrite : on sait
bien que la poudre n’est pas le lait, qu’elle est le produit
d’une recette, qu’elle se situe à un endroit donné de la
taxinomie des rayons du supermarché ; mais on joue à oublier
cela le temps d’un désir de flan, on suppose de concert une
fiction dont on n’est pas dupes, on superpose cette fiction, le
monde qu’elle ouvre, à la structure qu’elle doit faire oublier.
Alors
le système de référence que construisent les différents produits
répartis dans l’espace du supermarché, puis, à un niveau
inférieur, les ingrédients constitutifs de chaque produit, passe au
second plan. Le processus qui devient le processus de référence et
d’identification du produit n’est plus le processus industriel de
fabrication, avec sa temporalité objective, mais un processus
imaginaire d’effacement de cette production : il s’agit de
revenir au lait, de surfer sur le désir originaire du lait, d’abolir
toutes les médiations qui séparent le lait du flan.
Le
flan permet de fixer le lait comme forme, comme consistance, comme
trace. Entre le liquide blanc pur et les formes, les couleurs du
flan, s’établit la nouvelle différence, qui n’est plus la
différenciation taxinomique entre une variété d’ingrédients, de
produits, de rayons, mais une différence qui se cache, qui joue à
s’abolir devant nous, qui nous leurre, nous illusionne, nous fait
prendre le produit pour l’origine, le flan pour le lait, ce qui
vient après pour ce qui était là avant. La différence du lait et
du flan ne définit pas une structure, mais au contraire brouille
celle-ci ; plus paradoxalement encore, elle n’établit pas un
processus (ajouter du lait pour fabriquer du flan), mais au contraire
renverse celui-ci : le flan représente le lait ; il est le
signe, la trace originaire à partir de laquelle le désir du
consommateur reconstruit, élabore imaginairement le lait, qui
devient le produit dérivé de son rêve de flan.
Tel
est le flan de la théorie : ramené à ses constituants
élémentaires, à ses ingrédients, il procède de la modélisation
structurale ; inscrit dans le processus qui va du désir à la
consommation, il met en évidence le jeu du supplément (la poudre/le
lait), le problème de l’origine du désir et la dimension du
processus constitutif de l’objet (la trace, la différance).
La démarche alors n’est plus structurale, mais déconstructive.
II. Théorie et
scandale
On se doute bien
que la métaphore du flan n’est pas sans arrière pensées :
il ne s’agit évidemment pas simplement ici de comparer deux
présentations de paquets de préparation instantanée, ni même d’en
déduire sérieusement deux modèles herméneutiques opposés. Ce qui
motive la métaphore, c’est que la théorie littéraire, et dans
cette théorie tout particulièrement le structuralisme avec son
corollaire déconstructionniste, sont, depuis leur émergence au
milieu des années 60, frappés de soupçon :
l’appareil structuraliste, le jargon de la déconstruction, les
jeux verbaux lacaniens, produisent un discours qui semble parfois se
complaire dans l’illisibilité : tout cela pourrait bien
n’être que du flan. La théorie se présente comme
du flan, tout ça c’est du flan, on le dit avec cette vulgarité
dans les milieux académiques les plus policés, comme s’il y avait
quelque chose de frelaté, de chimique, dans un produit qui ne serait
qu’un succédané de pensée, de la même façon que la chimie
agro-alimentaire offre à la consommation de masse un succédané de
cuisine.
Or cette consommation,
qui s’est développée depuis les années 1970 aux États-Unis et
de là un peu partout dans le monde, est pour ainsi dire interdite en
France, comme si le pays de la cuisine et de la théorie littéraire
pratiquait là une sorte d’exception anti-culturelle.
Livres et événements fondateurs
En 1953, Roland
Barthes publie un essai, Le Degré zéro de l’écriture,
dont le point de départ est une interrogation sur l’écriture
littéraire contemporaine, qui se caractériserait selon lui par la
disparition de la profondeur et de la singularité du style. Au delà
de l’hypothèse d’une écriture blanche, dépouillée, d’un
degré zéro de l’écriture, que Barthes repère notamment chez A.
Camus et M. Blanchot, l’essai met en œuvre une approche
révolutionnaire de la chose littéraire, ce qu’on pourrait appeler
une méthode structurale à la française.
Il s’agit pour
Barthes de sortir de l’opposition traditionnelle entre forme et
contenu, entre style et œuvre, pour dégager, dans le champ
littéraire, un niveau structural, où la langue et le style
constituent des objets fixes, et un niveau fonctionnel, où
l’écriture, de façon mouvante, établit le lien du texte avec le
réel, articule la forme esthétique au contenu symbolique,
idéoliogique de l’œuvre, et inscrit par là la littérature dans
l’Histoire.
On le voit,
contrairement à certaines idées reçues, ce structuralisme n’est
pas un formalisme : il ne réduit pas l’analyse littéraire à un
jeu, à une compétence techniques qui seraient indifférentes aux
histoires que racontent les œuvres, au contexte social, historique,
politique dans lequel elles ont été écrites, et elles sont reçues.
Tout au contraire, le déplacement que Roland Barthes opère de
l’objet (la langue, le style) vers la fonction (l’écriture)
ambitionne précisément cette articulation essentielle au contenu,
qu’il s’agit de comprendre de façon dynamique, dans le mouvement
de l’histoire : c’est le projet que fixent les dernières
pages du Degré zéro de l’écriture ;
écrire une histoire de l’écriture.
Le Degré zéro de l’écriture
déclenche tout un mouvement. Barthes participe à la création de la
revue Communications
et collabore avec Philippe Sollers à Tel Quel.
En 1962, il entre avec Michel Foucault au conseil de rédaction de
Critique.
Mais les
premières grandes synthèses de Roland Barthes ne viennent qu’à
partir de 1965 : Éléments de sémiologie
en 1965, Critique et vérité
en 1966 (la réponse de Barthes à Raymond Picard, qui attaquait la
« nouvelle critique »), Système de la mode
en 1967. Il y aura un second Roland Barthes dans les années 1970,
beaucoup plus marqué par les effets de sens non textuels, la
sémiologie de l’image, la dimension indécidable, ou
structuralement non modélisable de la signifiance, du sens obtus :
l’attention critique se focalise sur tout ce qui ne se réduit pas
à une organisation linguistique, différentielle du sens.
Parallèlement, Jacques
Derrida, qui a connu en khâgne à Louis-le-Grand Pierre Bourdieu et
Louis Marin, enseigne à la Sorbonne de 1960 à 1964. Il se lie à
Philippe Sollers et travaille sur la phénoménologie de Husserl. En
1963, il donne une conférence au collège philosophique sur
l’Histoire de la folie de Michel Foucault, en présence de
celui-ci.
En 1966, il participe au colloque de l’université John Hopkins,
organisé par Richard Macksey et Eugenio Donato, sous le titre The
Language of Criticism and the Sciences of Man, en l’honneur du
célèbre universitaire d’origine belge Paul de Man. Ce colloque
aura une importance décisive dans l’histoire du
déconstructionnisme et la constitution d’une french theory
aux États-Unis.
Derrida y retrouve Barthes et y fait la connaissance de Lacan.
Jakobson, Genette, Deleuze, qui n’ont pu venir, envoient leurs
textes. Le colloque a des centaines d’auditeurs.
Michel Foucault publie
Les Mots et les choses en 1966. En 1967, sortent les trois
premiers livres de Derrida : De la grammatologie (Minuit),
L’Écriture et la différence (Minuit), La Voix et le
phénomène(PUF). Roland Barthes publie la même année Système
de la mode ; l’article « L’effet de réel »
paraîtra dans Communications en 1968. En 1968, Deleuze publie
Différence et répétition. Lacan, dont le séminaire à
l’Ecole normale supérieure attire une foule croissante, est au
faite de sa gloire : ses séminaires, presque tous publiés
aujourd’hui, matérialisent une pensée et une œuvre monumentales.
Un corpus semble ainsi se constituer, qui donne rétrospectivement
l’impression d’une science en marche.
Or, si la révolution
épistémologique est indéniable, il faut bien se garder de
reconstituer, après coup, la cohérence massive d’un programme
unifié. C’est dans le bouillonnement qui prépare puis accompagne
mai 68 que tout cela se pense et s’élabore : le délire
verbal et interprétatif, le n’importe-quoi théorique y ont droit
de cité de plain-pied avec le sens le plus rassis et la modélisation
la plus sérieuse. Mieux : sans ce délire, pas de modélisation
possible.
Après les excès du
sectarisme structuraliste, puis le retour des conservateurs à
l’université et la réaction anti-théorique, peut-être plus
totalitaire encore, que ce retour a engendrée, peut-être est-il
temps d’envisager tout cela avec plus de modération et surtout de
légèreté. Et si le délire était consubstantiel à la théorie,
ou en tous cas à ce moment théorique là, un moment dont l’histoire
de la pensée ne pouvait, ne pourra pas faire l’économie ; si
un certain flan de la théorie était nécessaire à la théorie du
flan ?
Pour faire comprendre
cette intrication, le plus simple est de prendre un exemple.
Platon avant Socrate
 Socrate et Platon, frontispice des Prenostica Socratis Basilei, manuscrit du Liber experimentarius de Bernardus Silvestris exécuté par Matthieu Paris, Bibliothèque bodléienne, Oxford, Ashmole 304, fol. 31v° Pendant l’été 1977,
Jacques Derrida séjourne à Oxford. Ses hôtes le conduisent à la
carterie de la bibliothèque bodléienne, où il découvre
une carte postale reproduisant l’enluminure du frontispice des
Prenostica Socratis basilei
de Matthieu Paris, un moine bénédictin anglais de la première
moitié du treizième siècle, connu surtout pour son œuvre
d’historien (continuation des Chronica majora, Historia
Anglorum) :
« Socrate, celui qui écrit —
assis, plié, scribe ou copiste docile, le secrétaire de platon,
quoi. Il est devant Platon, non Platon est derrière lui, plus
petit (pourquoi plus petit ?) mais debout. Du doigt tendu il a
l’air d'indiquer, de désigner, de montrer la voir ou de donner un
ordre — ou de dicter, autoritaire, magistral, impérieux. »
(J. Derrida, La Carte postale, Flammarion, 1980, p. 14.)
On peut penser que
l’enlumineur n’était pas un fin connaisseur de la philosophie
grecque : Socrate n’est qu’un prête-nom pour ce livre de
sorts emprunté à la nécromancie populaire arabe. Il s’agissait
de mettre Socrate en valeur, et en même temps Mathieu Paris sait que
Socrate est lié à Platon. Mais voilà, il intervertit la place et
la fonction des deux personnages.
On
sait en effet, et toute notre tradition philosophique y insiste
lourdement, que Socrate a au contraire précédé Platon, qui n’était
que son disciple. Socrate n’a rien écrit,
Socrate au pupitre, au regard de cette tradition, est un non-sens,
puisque précisément c’est Platon qui, rompant en quelque sorte
avec la méthode même de Socrate, une pratique purement orale de la
philosophie fondée sur le dialogue et l’interrogation ironique, a
mis par écrit les dialogues du Maître, supposés impromptus,
spontanés, circonstanciels, et pour ainsi dire irréfléchis.
C’est donc Platon qui
devrait être à la table d’écriture, inspiré par la pensée, par
le démon de Socrate, qui du doigt lui indique la voie, lui
suggère ce qu’il faut écrire. L’écriture vient après la
parole, qu’elle fixe et qu’elle prétend ainsi suppléer. Platon
supplée Socrate, qui ne serait qu’un nom pour nous si son disciple
n’avait mis par écrit sa pratique et sa pensée : les
dialogues de Platon sont le supplément de la parole socratique,
comme le flan supplée le lait, comme la poudre supplée le flan.
 Book of Lindisfrane, Saint Matthieu, 28,2x22,8 cm, fin du VIIe siècle, Londres, British museum, Cotton ms. Nero D. IV, f°25 v°. Dans le monde
monastique bénédictin de Mathieu Paris, où l’on consacre sa vie
à la copie des manuscrits qui compilent la culture ainsi
fragilement, précairement préservée des ravages du temps, le
magistère, la préséance terrestre revient à l’écrit. Des deux
philosophes, le plus grand est celui qui écrit. Mais il n’est
d’écriture qu’inspirée par la Parole, comme les évangélistes,
dont c’est ici une transposition profane, n’ont écrit
qu’inspirés par le Saint-Esprit, via un ange, ou la Vierge. Le
couple philosophique (Platon inspirant Socrate) n’est donc pas
seulement un couple inversé ; c’est aussi un couple transposé
(L’Esprit inspirant l’évangéliste).
Le nécessaire délire de l’interprétation
Mais l’étrangeté de
l’image ne se réduit pas à cette interversion-transposition du
couple que forment Socrate et Platon. Derrida met d’autre part en
évidence une extraordinaire obscénité de la représentation :
« La carte m’a tout de suite
paru, comment dire, obscène. […] Plus tard d’autres tenteront
une lecture scientifique et compétente. Elle doit exister déjà,
endormie dans l’archive, réservée aux rares survivants, aux
derniers gardiens de notre mémoire. Pour l’instant, moi, je te dis
que je vois Plato
bander dans le dos de Socrates et l’ubris
insensée de sa queue, une érection interminable, disproportionnée,
traverser comme une seule idée la tête de Paris
et la chaise du copiste avant de glisser doucement, toute chaude
encore, sous la jambe droite de Socrates, en harmonie ou symphonie de
mouvement avec le faisceau de phallus, les pointes, plumes, doigts,
ongles et grattoirs, les écritoires même qui s’adressent dans la
même direction. » (Pp. 22-23.)
On peut évidemment
proposer une lecture compétente, une interprétation scientifique de
l’image, à partir du contenu des Prenostica, éventuellement
en confrontant l’enluminure à ce qu’on connaît des lectures, de
l’univers culturel de Mathieu Paris. Mais ce n’est pas cette
lecture savante de l’image, sa réduction textuelle, qui intéresse
ici Derrida ; et ce n’est pas non plus, soupçonne-t-il, ce
qui a justifié le choix de cette image comme carte postale, puis le
choix de cette carte comme aboutissement de la promenade que ses
hôtes d’Oxford lui ont organisée.
L’interversion des
positions respectives de Socrate et de Platon que nous attendrions
aujourd'hui, défait pour l’œil moderne cette lecture exégétique,
syntaxique, de l’enluminure, libère l’image du cadre textuel qui
la contraint, l’autonomise comme scène scandaleuse, obscène.
Platon cherchant à grimper sur l’arrière de la chaise, embrassant
quasiment Socrate dans le dos, Socrate à califourchon sur son
pupitre qu’il dresse entre ses jambes, enfin ce bizarre objet
oblong
qui déborde de la chaise (un levier pour régler l’inclinaison du
pupitre ?), tout cela fait tableau comme scène inénarrable,
comme plaisanterie délirante qui titille l’imagination et invite
au délire interprétatif.
Le problème de l’écriture
 Bernardus Silvestris (att.), Liber experimentarius, Euclide et Herman Contractus de Reichenau, ms de Matthieu Paris, Oxford, Bibliothèque bodléienne, Ashmole 304, fol. 2v° Il s’agit donc là
d’un effet pour l’œil que Derrida assume comme peu sérieux, peu
scientifique, d’une obscénité qui du point de vue de l’érudition
médiéviste est à peu près gratuite.
Et pourtant la scène a pour lui une résonance théorique
extraordinaire car elle place, au seuil de notre culture rationnelle
moderne, la déconstruction derridienne de l’écriture :
l’écriture platonicienne des dialogues n’est pas simplement la
transcription de la parole vive de Socrate ; c’est Platon qui
fait de Socrate l’origine de la philosophie, c’est lui qui
manipule, scénographie sa figure dans ses dialogues. Et dans cette
manipulation, il y a quelque chose d’obscène, de sexuel, même si
aucun dialogue platonicien ne met en scène Socrate avec Platon.
L’humble Platon, qui ne développe jamais sa philosophie en son nom
propre, mais toujours par le truchement des protagonistes de ses
dialogues, et de Socrate au premier chef, met ainsi en place un
dispositif aux prétentions en fait exorbitantes, dans lequel la
fonction du désir, et d’abord du désir sexuel comme base de la
sublimation philosophique, joue un rôle essentiel. Il est ainsi
amusant de voir ce désir à l’œuvre dans l’enluminure, que
l’enlumineur l’ait voulu ou plutôt que sa plume l’ait
inconsciemment sollicité : l’image figure donc une érection,
et affirme ainsi la coprésence freudienne de la sexualité et de la
pensée ; elle identifie l’acte inaugural de naissance de la
philosophie à une trouée et à une prolifération phalliques.
 Bernardus Silvestris (att.), Liber experimentarius, paragraphe final du prologue désignant Silvestris comme « fidelis ab arabico in latinum interpres », ms de Matthieu Paris, Oxford, Bibliothèque bodléienne, Ashmole 304, fol. 8r°. Les combinaisons de points représentent les différentes manières d'obtenir un nombre clef ou une figure. Voici donc un drôle de
couple, inversé, inverti, qui tient ensemble par la fonction du
phallus, et par l’obscénité de cette fonction. Le Socrate scribe
du commencement de l’écriture philosophique dispose, au seuil de
l’écriture, le tableau d’une image qui cloche, qui attire l’œil
par sa clocherie obscène. Par ce quelque chose dans l’image qui,
clochant, fait retour vers le phallus, Derrida articule discrètement
la déconstruction grammatologique de l’écriture à la réflexion
lacanienne sur la pulsion scopique, qui procède, nous le verrons,
d’une appréhension similaire de l’image.
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