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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le vague de la représentation », Sprechen über Bilder, Sprechen in Bildern, Lena Bader & G. Didi-Huberman éd., Deutscher Kunstverlag, 2015 Le vague de la représentationStéphane Lojkine
On pourrait croire convenu que dans l’esthétique
classique la représentation représente toujours quelque chose. Il y
aurait un détail de la représentation, qui identifierait chaque
élément à un signe, dont l’articulation, l’ensemble
constituerait le sens, indifféremment, du texte ou de l’image. La
forme idéale de cette structure signifiante de la représentation
est la scène : scène de théâtre, où les acteurs se
disposent pour échanger des discours ; scène picturale, où
l’œil du spectateur transpose, retrouve les dispositions de la
scène théâtrale ; scène gravée, pour laquelle le livre
propose face à face le déploiement textuel d’une fiction et la
condensation iconique d’une scène de roman.
Forme de la scène
La scène peut se définir à partir de trois
traits constitutifs : tout d’abord, elle met en œuvre du
discours :
il y a une éloquence de la scène, dont la scène muette produit le
cas-limite, prévu par la rhétorique : Phryné devant ses
juges, Agamemnon se voilant le visage, Macbeth essuyant ses mains. La
seconde caractéristique de la scène est de condenser le temps, de
concentrer une histoire dans un moment :
la règle des trois unités participe de cette condensation ;
l’immobilité de la peinture en accentue le processus ; les
virtualités du suspense en
exploitent l’efficacité. Enfin, la scène piège le regard du
spectateur, en lui donnant à voir ce qu’elle a elle-même posé
comme interdit au regard :
Sodome en flammes vers quoi il ne faut pas se retourner ; la
nudité de Suzanne aux prises avec les deux vieillards ;
l’intimité de deux amants qu’un mari ou un promis surprend, Acis
et Galatée, Paolo et Francesca.
La scène est donc
l’expansion d’un discours, la condensation d’un moment et le
piège d’un regard : ces trois traits définissent
structuralement sa forme.
Le vague et la forme
Cette forme de la
scène ne constitue pas pour autant une structure stable,
anhistorique : s’il existe une grammaire de la représentation
scénique, comme la grammaire des langues elle s’inscrit dans une
histoire, contient les traces, les rémanences
de sémiologies antérieures, les prémisses de futurs
bouleversements. Ces traces, ces prémisses ne doivent pas être
traitées simplement comme des facteurs de brouillage de la structure
scénique : ce qu’on ne peut pas dire, ou ne peut pas montrer,
une réticence de la représentation, une faiblesse de la parole dans
le discours ou dans l’image. On ne s’intéressera pas ici à un
vague de la représentation qui consisterait à ne pas faire
exactement une scène, à se jouer de sa forme, à marquer ses
distances par rapport à elle, et plus généralement à ne pas
assumer la plénitude structurale de la représentation. Sans doute
le génie individuel de la création artistique repose-t-il largement
sur ce vague là qui, introduisant du jeu dans la structure, en
personnalise les ressorts, en adapte l’efficacité à tel ou tel
projet artistique.
Mais le vague qui nous
intéresse ici est d’un autre ordre, intrinsèque à la forme même
de la scène, saisie non plus comme une structure idéale dont on
pourrait détailler les règles au même titre qu’on en
détaillerait les signes, mais comme une formation de compromis,
établie faute de mieux entre des exigences culturelles, historiques,
idéologiques contradictoires de la représentation. Ces
contradictions, ces compromis ou compromissions produisent un certain
vague, qu’on voudrait étudier ici comme vague de la
représentation : comme ce qui n’entre pas à proprement
parler dans la forme de la scène, et pourtant conditionne cette
forme et l’inscrit dans une historicité. Il ne s’agit pas d’un
indicible du vague, mais du vague comme rémanence de ce qui n’est
plus dit, et demeure pourtant, creusant par sa présence morte la
profondeur de la représentation.
I. Le vague
comme hors-scène : la Suzanne
de Lotto
Disposition de la scène
 Lorenzo Lotto, Suzanne au bain, 1517, huile sur bois, Florence, Musée des Offices Prenons pour exemple un
tableau de Lorenzo Lotto daté de 1517, représentant Suzanne et les
vieillards. Au premier plan à gauche, Suzanne dévêtue, ses
vêtements jetés à terre autour d’elle, est agenouillée sur le
bord de son bain, enclos d’un haut mur de briques au fond de son
jardin. De la main gauche elle cache la nudité de sa poitrine, de la
droite, élevée et tendue vers le haut, elle marque son refus ;
sa tête est détournée : elle se soustrait ainsi aux deux
hommes qui ont fait intrusion dans son intimité. Celui du bas
argumente avec les mains, tourné vers elle : il indique le côté
gauche, sinistre, depuis les marches où il est placé, qui
descendent vers l’eau du bain, vers l’obscure consommation qu’il
lui propose. Celui du haut est retourné vers la droite, vers deux
jeunes gens qui viennent d’arriver et avancent des regards curieux
dans l’encadrement de la porte du Bain. Il leur indique, de l’index
gauche, la femme qu’il accuse, et du droit le Ciel qu’il prend à
témoin. Sur les marches de la piscine, Lotto a imaginé d’ajouter
en contrebas des bas verts (la couleur de la trahison) et une paire
de chaussures, peut-être de fausses preuves de la présence d’un
amant disposées par les vieillards.
Discours de la scène
Gestes et objets
délivrent le sens de la scène, qui n’est en quelque sorte que
redoublé par le discours des personnages. De ce discours, les deux
phylactères disposés au-dessus de Suzanne d’une part, des
vieillards d’autre part, délivrent la synthèse : trois
phrases représentent trois temps de la scène : c’est d’abord
le marchandage que propose le vieillard du bas, Ni[si] nobis
assenties, testimonio nostro peribis, si tu n’accèdes pas à
notre demande, tu mourras par le témoignage que nous porterons
contre toi ; vient ensuite le refus de Suzanne, Satius duco
mori quam peccare, Heu me, plutôt mourir que pécher,
hélas, pauvre de moi ; enfin c’est le faux témoignage du
vieillard du haut devant les jeunes gens, Vidimus eam cum juvene
commisceri, nous l’avons vue se commettre avec un jeune homme.
Condensation temporelle
Il y a donc un
déroulement des faits, qui implique une durée : marchandage,
refus, témoignage. Suzanne est épiée depuis des jours : « Les
deux anciens la voyaient chaque jour
entrer et se promener […]. Comme ils guettaient une occasion
favorable, il arriva que Suzanne entra dans le jardin, comme elle
l’avait fait la veille et l’avant-veille » ; et ce
n’est que le lendemain, devant son
époux Joakim et le peuple, que Suzanne dénudée est offerte en
pâture au regard public :
« Le
lendemain, quand le peuple se fut rassemblé chez Joakim, […] elle
vint avec ses parents, ses enfants et tous ses proches. Or Suzanne
avait les traits délicats et était d’une grande beauté. Ces
impies ordonnèrent qu’on lui ôtât son voile, car elle était
voilée, afin de se rassasier de sa beauté. Mais tous les siens et
tous ceux qui la voyaient pleuraient. »
Ce temps de la
narration a été condensé en un seul lieu, le Bain, et en un seul
moment, artificiel, improbable, où les jeunes gens, figurant,
transposant le public du jugement, surprennent le marchandage des
vieillards, le refus de Suzanne, le faux témoignage. En effet, la
veille, c’est parce que Suzanne a crié d’une voix forte que les
vieillards ont ouvert la porte du jardin ;
ici, la porte est close et Suzanne est dans la posture désolée du
lendemain lors de son jugement ; le riche vêtement des deux
jeunes gens évoque les voisins, les égaux qui assistent au
jugement, non les serviteurs qui ont la veille surpris la scène.
Le piège du regard
L’un d’eux, debout,
écoute le témoignage du vieillard ; mais l’autre, penché,
une main à terre, scrute ce qui se passe derrière, le dessous de la
scène : l’œil écoute, l’œil soupçonne et retourne le
discours, l’œil saisit l’enjeu.
Le déploiement dramaturgique du discours et la condensation
temporelle qui produit le moment de la scène sont conditionnés,
circonscrits par ce regard des témoins qui suppose une double
détente (ce qu’on leur donne à voir et ce qu’ils surprennent,
devinent derrière ce tableau factice) et formalise le piège
où l’œil du spectateur est pris : ce que les jeunes gens ne
devraient pas voir, nous le voyons ; ce que les vieillards n’ont
pas pu obtenir, nous en obtenons satisfaction pour l’œil. La scène
nous donne satisfaction comme discours de vertu et comme chose du
sexe, tout en indiquant l’impossibilité de cette satisfaction. Le
refus de Suzanne est supposé sans témoins ; sa nudité, son
intimité — sans spectateur.
Piège de l’écran
La forme du piège
est double : d’une part il instaure l’écran de la
représentation,
en posant ce qu’il montre comme interdit au regard et en figurant
cet interdit par un obstacle matériel, physique à la vue :
ici, l’obstacle lui-même se dédouble : les jeunes gens
doivent d’abord franchir le seuil du Bain pour pénétrer sur la
scène du crime ; ils doivent ensuite démêler la vérité à
travers le discours du vieillard, voir Suzanne dans sa vérité
d’innocence au-delà de l’écran que leur opposent les corps des
vieillards. Cet écran est dessiné, disposé comme un arc visant
Suzanne en plein cœur. Le vieillard du bas et, derrière lui, le
jeune homme penché sont en position de visée ; les mains
dessinent l’arc et la corde tendue ; l’index pointe, en guise de
flèche, vers la nudité de Suzanne. L’écran est un arc :
opposé au regard, interposé comme obstacle, il est dans le même
temps l’instrument qui perce à jour, qui pointe vers la vérité.
Piège du quart de tour
La seconde forme du piège est le
quart de tour scénique : c’est depuis la droite que la scène est
vue dans le tableau
par les spectateurs peints que sont les deux jeunes gens ; c’est
frontalement que nous, spectateurs réels, la voyons. Pour passer de
leur point de vue au nôtre, il faut faire pivoter la scène d’un
quart de tour.
Ce pivotement assure et dramatise l’interposition puis la levée de
l’écran, donnant à voir d’abord ce que les vieillards
présentent, indiquent comme tableau factice, où Suzanne est
confondue, puis ce que Suzanne révèle, exhibe même comme exemplum
virtutis, où se parachève
paradoxalement mais indissolublement son œuvre de séduction.
L’espace hors scène
On le voit, tous
les éléments de cet espace du Bain font signe, soit comme objets,
ou figures, soit par leur disposition. Mais cet espace n’occupe
qu’un peu moins des deux tiers de la peinture totale : il est
surplombé par un espace non scénique, un espace vague, a
priori un décor qui ne signifie
rien. Derrière et juste au-dessus du Bain s’étend le jardin de
Suzanne, lui-même entouré d’un mur d’enceinte. Une femme
s’avance dans une allée de ce jardin. En haut à gauche se
dressent les murailles d’une forteresse, vers laquelle deux femmes
se dirigent. A droite enfin l’œil se perd dans le lointain d’un
vaste paysage vallonné :
un chemin y serpente où l'on distingue deux promeneurs. Point de
discours ici : le peintre a peint la persistance muette des
choses, l’activité sourde des jours ordinaires, un tour de jardin,
une course, une promenade. Point de resserrement temporel non plus :
dans la solitude des chemins, le temps se dilate, aucun événement
ne se produit. Point de piège du regard enfin : le peintre au
contraire offre à l’œil du spectateur le doux repos d’une
profondeur vague, le glissement d’une perspective, l’insignifiance
d’une dissémination.
Traces de signes
Pourtant, ce
vague de la représentation n’est pas purement récréatif. La
forteresse désigne Babylone, dans laquelle le récit biblique situe
la demeure de Suzanne et son jardin. Suzanne a l’habitude de s’y
promener seule en fin d’après-midi lorsque le peuple, qui afflue
chez elle, a quitté la maison : c’est cette promenade
quotidienne et solitaire qui est représentée dans l’allée gauche
du jardin, où Suzanne est reconnaissable au jupon jaune, à la robe
rouge, à la chemise blanche et au voile bleu que l’on retrouve
plus bas épars autour d’elle dans le Bain. Derrière la
promeneuse on distingue dans l’enceinte une petite porte, et à
gauche deux femmes qui se dirigent vers Babylone après avoir quitté
le jardin : c’est parce que Suzanne a envoyé ses deux
servantes chercher de l’huile qu’elle s’est retrouvée seule au
Bain.
Un peu plus haut dans le jardin, derrière les buissons de roses qui
longent le mur intérieur, Jacques Bonnet croit distinguer les deux
vieillards embusqués.
L’ancienne structure narrative
La confrontation du
tableau au texte biblique qu’il représente nous permet ainsi de
déceler, dans le vague de la représentation, des traces de signes,
une ancienne organisation narrative de l’espace pictural, où le
même personnage peut apparaître plusieurs fois et s’inscrit dans
une frise qui déroule une narration. Le modèle de la peinture
narrative n’est pas théâtral, optique, mais romanesque, organisé
en séquences et faisant cycle. L’espace ne s’y centralise pas
comme scène, mais se fragmente en compartiments.
On ne passe pas brutalement du compartiment narratif à la scène
théâtrale ; le compartiment est plutôt repoussé à la marge
de la représentation ; désémiotisé, il devient vague.
Entre frise et scène : le concentrique
La compartimentation de
l’espace, dans le tableau de Lotto, est particulièrement
travaillée : il y a d’abord le Bain, et à l’intérieur du
Bain le lieu même de la baignade, où l’on accède par les marches
du premier plan, et le bord de la piscine, où se tient la
négociation. Il y a ensuite le jardin, qui est un espace
intermédiaire, certes retiré du monde et protégé de murs, mais
plus ouvert, moins intime que le Bain. Le jardin, avec ses allées
délimitées par de petites palissades fleuries, est lui-même un
système de compartiments. Enfin, au-delà du jardin, le monde se
partage lui-même entre la ville et la campagne, de part et d’autre
du plus grand arbre du jardin. Mais au lieu d’être organisés en
frise, les compartiments sont emboîtés, présentant un système
concentrique. Le Jardin est le paradigme de cette concentration qui
tend à vider les compartiments marginaux de leur fonction narrative
signifiante.
Trajet pour le sens : la lecture anagogique
Dans le contexte
d’une représentation biblique, c’est le Jardin lui-même, comme
forme globale de l’espace représenté, qui prend sens. L'hortus
conclusus désigne, au moins
depuis les allégories mariales du douzième et du treizième
siècles, le corps de la Vierge fécondé sans pénétration par le
Verbe divin. La Suzanne du livre de Daniel préfigure la Vierge de
l’Annonciation, dont l’ange porte souvent la salutation
évangélique sur un phylactère.
C’est un lys qui figure traditionnellement la virginité de Marie
lors de l’Annonciation : et Suzanne en hébreu signifie le
lys. Lotto dispose, en enfilade, la porte ouverte et la porte close
(comme dans les Jardins d’Annonciation de Domenico Veneziano et de
Fra Angelico),
la menace du viol et la chasteté préservée : l’anagogie
mystique convertira ces données de l’histoire vétéro-testamentaire
en figures du mystère de l’Incarnation.
Trajet pour l’œil : du tabernacle à
l’écran
Mais le passage à la
scène opère une seconde conversion : du jeu syntaxique des
figures (porte fermée et porte ouverte, virginité de Marie et
conception du Christ) on passe à un jeu optique de l’écran ;
l’œil passe et ne passe pas, surprend ce qui n’était pas donné
à voir et ne peut le surprendre que comme interdit,
comme l’Interdit même, biblique, de la représentation. Il ne
s’agit plus ici du seul regard des deux jeunes gens pénétrant
dans le Bain pour y trouver Suzanne aux prises avec les deux
vieillards. Un trajet pour l’œil s’esquisse depuis le fond du
paysage,
une convergence de routes, une enfilade de portes. L’architecture
de l’espace où s’effectue ce trajet est l’architecture du
tabernacle : du dehors vers le Saint du Jardin, puis du Saint
vers le Saint des Saints du Bain. Or dans le texte grec de la
Septante, où l’on peut lire l’histoire de Suzanne absente de la
bible hébraïque, tabernacle se dit σκὴνη, scène.
La scène de
Suzanne émerge sur les formes atténuées, effacées, de l’hortus
conclusus tabernaculaire.
L’espace concentrique du tabernacle s’était lui-même imposé
comme recomposition des compartiments de la frise narrative, qui
passait par l’effacement sémantique des espaces marginaux. Le
vague de la représentation, qui dissout Suzanne au jardin, ses
servantes en route pour Babylone, dans l’indifférenciation
narrative d’un décor de scène, d’un paysage d’arrière plan,
fait symptôme, indique en deçà de la structure scénique une
formation de compromis et, par le jeu, l’incertitude herméneutique
qu’introduit ce compromis (entre trace et signe, entre syntaxe et
spectacle), met en œuvre un dispositif.
II. Le vague
comme symptôme. Greuze, la Mère bien aimée
Le principe de superposition
 Jean-Baptiste Greuze, La Mère bien aimée, 1769, huile sur toile, Madrid, collection Laborde Fondamentalement, tout
dispositif coordonne, superpose des niveaux. Là où la critique
herméneutique définit une pluralité de lectures et
d’interprétations, la théorie des dispositifs dégage et
superpose des niveaux d’organisation, solidaires les uns des autres
sur le plan de l’interprétation, mais radicalement hétérogènes
sur le plan du fonctionnement. Le système des signes, le déroulement
d’un récit, la lecture interprétative constituent un niveau
essentiel, mais ne constituent qu’un niveau du dispositif de la
représentation : c’est le niveau symbolique, en dehors duquel
tous les autres niveaux sont renvoyés, dans la perspective
herméneutique, au vague de la représentation. Or, au système des
signes qui organise le sens, toute scène classique superpose une
disposition dans l’espace (un niveau géométral)
et un réseau ou un parcours des regards (niveau scopique).
Les dispositifs non scéniques superposent d’autres niveaux ;
mais la superposition est le principe constitutif essentiel du
dispositif, par lequel il demeure toujours irréductible à une
simple structure de la représentation. Le vague est l’artefact de
cette superposition. C’est pourquoi le vague doit être saisi comme
symptôme : non seulement il fait appel vers d’autres niveaux,
mais il permet de basculer d’un dispositif dans un autre. Définir
la représentation comme formation de compromis permet de saisir ce
basculement.
Disposition de La
Mère bien aimée
Considérons La
Mère bien aimée de Greuze. A
gauche, le père de famille entre dans la chambre, suivi d’une
servante à qui son épaule dissimule la scène. Il revient de la
chasse, tient son fusil de la main droite, et est précédé de ses
deux chiens. A droite, près de l’alcôve, la mère assise sur une
chaise est entourée de ses six enfants qui la pressent de leurs
démonstrations de tendresse. Entre les deux époux, la grand-mère,
également assise, penchée en avant et appuyée sur le berceau en
osier, s’émeut du touchant tableau que forment la mère et les
enfants. La scène était donc intime, avant l’arrivée inopinée
du père de famille, dont l’intrusion fait basculer l’intime vers
le public.
Le mot de la scène
 Jean-Baptiste Greuze, esquisse pour La Mère bien aimée, 1765, pastel, Washington, National Gallery of Art La première
chose qu’imagine Diderot, dans le Salon de 1765,
lorsqu’il se remémore l’esquisse de La Mère bien
aimée, c’est la parole du
père. Parce que l’idée de ce tableau est simple, on croit qu’on
aurait pu l’avoir à la place de Greuze : « et vous auriez
introduit dans ce moment cet homme si gai, si content d’être
l’époux de cette femme et si vain d’être le père de tant
d’enfants ; vous lui auriez fait dire : C’est moi qui ai
fait tout cela… »
Le tableau porte une phrase, et ce mot du père structure l’ensemble
de la scène.
Succession narrative
C’est
une scène de retrouvailles, qui condense de fait plusieurs temps du
récit : au premier plan au centre, une robe est jetée à
terre ; cette robe manque à la fillette au corset délacé qui,
la mine piteuse, s’est jetée entre les genoux de sa mère.
L’instant d’avant, on peut supposer que sa grand-mère l’aidait
à s’habiller ; prise d’impatience ou de jalousie, à la vue
de son jeune frère sorti du berceau, elle s’est échappée, a jeté
sa robe et cherché refuge auprès de sa mère, provoquant la fuite
du chat, qui a renversé le panier à ouvrage pour sauter à droite,
sur une chaise à l’écart. Tous les enfants ont profité de
l’occasion pour se presser contre elle ; à ce spectacle, la
grand-mère attendrie n’ose pas réprimander la fillette ; et
le père de famille arrive sur ces entrefaites. L’habillage de la
fillette, l’attendrissement général, l’arrivée du père
constituent les trois temps de la narration que cette scène condense
dans l’artefact d’un moment unique. A la phrase du père, « C’est
moi qui ai fait tout cela », il faudrait ajouter celle de la
grand-mère qui l’a précédée, et que signifie le geste de sa
main droite levée : quelque chose comme, Bon, bon, je ne dis
plus rien, je ne vais pas réprimander ma petite-fille.
Organisation concentrique : permanence de la
disposition scénique
La
scène s’ordonne autour de trois groupes apparemment successifs,
mais sémantiquement concentriques : à droite, la mère
entourée de ses enfants, traitée dans les blancs, les jaunes et les
roses clairs, irradie la lumière qu’elle reçoit et constitue le
centre lumineux, l’objet de la composition. Au centre, la
grand-mère constitue l’interface entre le public et l’intime :
elle a assisté à l’effusion spontanée des enfants, elle est
encore tournée vers eux : mais sollicitée, interrompue par les
chiens, elle va prendre le père à témoin, pivoter sur sa chaise,
effectuer le quart de tour qui permet de passer d’une appréhension
frontale à une entrée latérale dans la scène. Enfin, le troisième
groupe, composé du père et de la servante, clôt la scène, que les
bras ouverts du jeune homme, dont la forme est répétée par le pot
posé sur la table du fond, enveloppent et circonscrivent.
On
retrouve donc la même disposition que dans le Bain de la Suzanne
de Lotto : l’objet focal de la scène (Suzanne / la mère
bien-aimée) est contemplé en privé par un premier rang de
spectateurs (les vieillards / la grand-mère), puis surpris et rendu
public par un second rang (les jeunes gens / le père de famille).
Notre œil peut considérer le premier rang des spectateurs sur la
toile de deux manières :
Soit
il sert d’interface, séparant et articulant le centre et la
périphérie, l’objet focal de la scèe d’une part, le second
rang des spectateurs d’autre part. Il fait alors écran. Cet écran,
décisif dans la représentation que Lotto propose de l’histoire de
Suzanne, devient purement formel dans la mise en scène de Greuze.
Soit
l’œil associe l’objet et le premier rang comme faisant tableau
globalement pour le second rang : cet effet tableau se renforce
chez Greuze, où la fille aînée tournée vers le spectateur, et
donc le peintre, semble lui sourire pour la pose.
Proscenium
contre tabernacle
Chez
Lotto, nous avons vu comment l’espace de la scène proprement dite
était surmonté d’un espace vague, que l’on pouvait traiter soit
comme paysage et décor de scène, soit comme persistance d’une
organisation narrative archaïque de la peinture : le vague
était l’effet de rémanence d’un dispositif pré-scénique de la
représentation. Chez Greuze, cet espace hors scène a disparu :
il n’y a plus que la scène, comme si, plus de deux siècles après
Lotto, la peinture de Greuze avait définitivement rompu avec les
anciennes sémiologies.
En
fait, l’organisation tripartite de la scène, le jeu de symétrie
entre la porte et l’alcôve renvoient à un autre modèle
pré-scénique, celui de la scène romaine telle qu’elle est
restituée à la Renaissance :
une scène sans profondeur, ou proscenium,
où les acteurs glissent le long des trois ou quatre compartiments,
fermés de rideaux, succédanés du mur de scène antique qui peuvent
servir de coulisse ou de scène secondaire.
Enigme contre écran : logique historiale de
la chambre
Contrairement
au Dieu caché de la tragédie classique, qui ramène toujours les
coulisses et le sobre décor de fond de scène au Saint des Saints du
tabernacle, les dieux de la scène antique se montrent, par une
machinerie théâtrale appuyée sur le mur de scène, qui ne fait
donc pas écran, mais au contraire sert d’assise, de support à
l’exhibition théâtrale. Le jeu scopique, classique, de l’écran,
qui laisse deviner la vérité au delà d’un obstacle interposé
entre l’œil et l’objet, vient se superposer au jeu beaucoup plus
ancien de l’énigme, qui ne manifeste pas visuellement la vérité,
mais la fait advenir par le processus de l’ἱστορία,
c’est-à-dire à la fois dans l’histoire et par l’enquête :
Œdipe roi mène l’enquête sur la peste de Thèbes ; la reine
Atossa interroge le messager sur le désastre de Salamine.
L’énigme
continue d’ordonner la scène à partir de ses compartiments qui,
en s’ouvrant, en révèlent tel ou tel fragment. Les compartiments
délivrent du sens, déversent sur la scène de l’historicité,
produisent, accumulent des indices : de fait, la scène de
Greuze s’étale, grouille, déborde. De la gauche, la porte déverse
le retour de la chasse, avec fusil et chiens ; de la droite,
c’est l’alcôve qui semble déverser mère et enfants. Même la
grand-mère, au centre, semble coulisser sur sa chaise et son
repose-pieds.
L’énigme
ne définit pas la scène comme théâtre, avec son système de
visibilités, mais comme chambre, c’est-à-dire comme réservoir
d’indices. Le vague est dans la chambre, comme principe
d’indécision que l’ἱστορία va s’efforcer de réduire,
mais aussi comme symptôme d’un préalable de la scène, comme
trace d’une origine de l’histoire, comme rémanence d’un choc,
d’une rencontre, d’un effondrement originaire.
Sortir de la rhétorique : le vague de
l’expression
Pour
La Mère bien aimée,
Greuze expose au Salon de 1765 une tête au pastel que Diderot va
longuement commenter :
« Voici,
mon ami, de quoi montrer combien il reste d’équivoque dans le
meilleur tableau. Vous voyez bien cette belle poissarde, avec son
gros embonpoint, qui a la tête renversée en arrière, dont la
couleur blême, le linge de tête étalé, en désordre, l’expression
mêlée de peine et de plaisir montrent un paroxysme plus doux à
éprouver qu’honnête à peindre ; Eh bien, c’est
l’esquisse, l’étude de la Mère bien-aimée. Comment se fait-il
qu’ici un caractère soit décent, et que là, il cesse de l’être ?
Les accessoires, les circonstances nous sont-elles nécessaires pour
prononcer juste des physionomies ? Sans ce secours restent-elles
indécises ? Il faut bien qu’il en soit quelque chose. Cette
bouche entrouverte, ces yeux nageants, cette attitude renversée, ce
cou gonflé, ce mélange voluptueux de peine et de plaisir font
baisser les yeux et rougir toutes les honnêtes femmes dans cet
endroit. Tout à côté c’est la même attitude, les mêmes yeux,
le même cou, le même mélange de passions, et aucune d’elles ne
s’en aperçoit. Au reste, si les femmes passent vite devant ce
morceau, les hommes s’y arrêtent longtemps, j’entends ceux qui
s’y connaissent, et ceux qui sous prétexte de s’y connaître
viennent jouir d’un spectacle de volupté forte, et ceux qui, comme
moi réunissent les deux motifs. Il y a au front, et du front sur les
joues, et des joues vers la gorge, des passages de tons incroyables ;
cela vous apprend à voir la nature et vous la rappelle. Il faut voir
les détails de ce cou gonflé et n’en pas parler ; cela est
tout à fait beau, vrai et savant. Jamais vous n’avez vu la
présence de deux expressions contraires aussi nettement
caractérisées. » (Diderot, Salon de 1765, « Portrait
de Mme Greuze », DPV XIV 188 ; Bouquins, p. 385)
La
représentation classique repose fondamentalement sur l’expression
des passions :
le tableau agence des figures qui s’articulent les unes aux autres
selon un principe rhétorique de variation et de différenciation de
ces expressions, supposées univoques. Pourtant, c’est précisément
en brouillant cette univocité,
c’est-à-dire en introduisant du vague, que le peintre peut
prétendre restituer la profondeur de l’âme, au delà des codes et
de la structure taxinomique des caractères.
Le vague introduit la logique de superposition
Il y
a donc ici, dans ce portrait de Mme Greuze qui figure en même temps
la mère bien aimée, de l’« équivoque », une
« expression mêlée », une « physionomie…
indécise », un « mélange des passions », « la
présence de deux expressions contraires ». Face à Suzanne, il
s’agissait de voir l’innocence malgré l’écran des vieillards
et de leurs allégations : l’opposition du vrai et du faux
reposait sur l’antagonisme de deux régimes sémiotiques, de
l’évidence iconique effondrant la logique du discours. Dans La
Mère bien aimée, il n’y a de vrai et de faux que mêlés :
c’est à la fois Mme Greuze et la mère bien aimée, à la fois une
femme qui, venant de faire l’amour, porte encore les traces de la
jouissance sur son visage et une mère paisible entourée de ses
enfants. Le vague de l’expression ne pointe pas un défaut de la
représentation, mais au contraire une redoutable fidélité de la
manière de Greuze, restituant le réel au delà de ce qu’il
s’agissait de représenter.
Le va-et-vient du vague : économie de la
jouissance
L’expression
du visage de Mme Greuze, avec « ces yeux nageants »
incongrus, délivre une énigme, sur laquelle Diderot mène une
enquête. À l’équivoque d’expression sur le tableau, le texte
de Diderot superpose savamment, et malicieusement, sa propre
réticence : « il faut voir les détails de ce cou gonflé,
et n’en pas parler ». Le vague est le signe de la
jouissance, le signe d’un donné à voir irréductible à la
parole. Diderot passe de « la tête renversée », qui
caractérise objectivement la posture de Mme Greuze, à « cette
attitude renversée », qui bouleverse les codes de figuration,
affole la lecture et exhibe le « paroxysme » passé du
sexe. L’embonpoint naturel de Mme Greuze devient le signe
conjoncturel de ce paroxysme qui donne à voir un « cou
gonflé » : le trait s’y dissout dans les « passages
de tons », devient affaire de couleur, et même affaire de
gris.
Si
l’on revient maintenant à la composition complète de La Mère
bien aimée, Diderot suggère que l’équivoque alors tombe :
« les accessoires, les circonstances » dissipent
l’incertitude de l’interprétation. Le vague ne disparaît pas
pour autant, nourrissant au contraire l’attraction magnétique
qu’exerce le tableau, et le va-et-vient des connaisseurs du
portrait à la scène, de la scène au portrait. On comprend alors
qu’il ne s’est jamais agi réellement d’hésiter entre
plusieurs interprétations, mais bien plutôt de saisir la jouissance
au principe du tableau vertueux, la puissance triviale, grivoise du
sexe innervant, irradiant la scène la plus décente, la plus
innocente. Le vague ne fonctionne donc pas ici comme indice d’un
secret de la mère bien aimée, mais comme symptôme de picturalité,
par lequel l’œil, superposant la chambre de la jouissance et la
scène de la vertu, renverse l’institution du discours et trouve à
se satisfaire scopiquement.
Conclusion
Confrontée
à une faillite globale des rhétoriques nationales et à un
effondrement des mécanismes de lecture, notre civilisation
chancelante se tourne vers les images pour célébrer leur efficacité
planétaire et leur pouvoir de parole. Mais comme le discours,
l’image est travaillée par une faiblesse consubstantielle :
le vague est son silence.
Il y
a un vague marginal, qui borde la scène, non comme simple décor,
mais comme cimetière des sémiologies révolues : les figures
hésitent à y faire signe ou à s’y dissiper comme traces.
Il y
a un autre vague, central, qui travaille la chambre de la
représentation : sous le discours de vérité, sous-jacent au
tableau de la vertu, c’est le vague de la jouissance, qui travaille
la figure, la décontextualise, la renvoie au viol originaire.
Entre
ces deux vagues, l’image épouse, difficilement, une forme de la
représentation : elle ne se réduit jamais à cette forme,
comme le discours manque toujours à sa rhétorique. Le vague fait
signe vers les formes antérieures : le tabernacle sous la
scène, le proscenium en amont de la chambre, et, superposée
à ce que dit l’image, la jouissance que méconnaît son propre
discours.
Peut-être
au fond cette contradiction, cette fragilité des images doit-elle
nous rassurer ?
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