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Pour citer ce texte :
Stéphane Lojkine, « De l’allégorie à la scène : la Vierge-tabernacle », L’Allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, dir. Brigitte Pérez-Jean et Patricia Eichel-Lojkine, Champion, 2004, p. 509-531 (publication partielle) Entre économie et mimésis, l’allégorie du tabernacleStéphane Lojkine Contradiction, rareté, pauvreté
 Bible de Charles le Chauve, L’arche d’alliance et scènes de l’histoire juive (en haut à droite, l’ânesse de Balam, Nb. xxii, 22). Reims, vers 870 ; Rome, Saint-Paul-Hors-Les-Murs, f° 30v°. A première vue, le tabernacle semble être un
motif iconographique sans intérêt. Et s’il existe un objet qui
symbolise tout ce qu’il y a de plus éloigné de l’image, c’est
bien le tabernacle, qui n’a de valeur qu’en tant qu’il contient
les tables de la Loi, où est inscrit entre autres l’interdit
biblique de la représentation.
 Bible de Naples, La construction du tabernacle, f° 39v°, Vienne, Bibliothèque nationale d’Autriche, ms. 1191, quatorzième siècle. Au premier plan, Moïse et Aaron. Certes, le tabernacle apparaît dès le Moyen Âge
dans les cycles narratifs illustrés ou peints, lorsqu’il s’agit
de représenter telle ou telle scène biblique où il intervient. Une
enluminure de la Bible de Charles le Chauve représente très
exceptionnellement l’arche au centre sous la tente du tabernacle où
prient Moïse et Aaron. Autour sont figurées diverses scènes de
l’histoire des Hébreux. Dans la Bible de Naples, au livre de
l’Exode, la construction du sanctuaire dans le désert sur les
instructions de Moïse donne lieu à une première enluminure (f°
39v°), qui représente le tabernacle comme une petite tour rose à
quatre piliers surmontée d’un toit pointu, que les ouvriers
érigent en tirant sur une corde. Une seconde enluminure
présente Moïse agenouillé en prière devant le tabernacle rose,
surmonté de la tête de Dieu qui apparaît posée sur un nuage
blanc. Sur cet objet fonctionnel, somme toute assez pauvre
iconographiquement, il y a peu à dire.
De
l’objet au dispositif
L’allégorie du tabernacle n’est pas un thème
iconographique. Nous verrons qu’elle se traduit par des images aux
sujets très divers. Ce qui est en question à travers elle, c’est
le statut même de l’image. La conquête par l’image de son
autonomie sémiologique et médiologique, le fait qu’elle se
constitue en objet, en support symboliquement séparé du sujet
qu’elle représente, que ce sujet soit biblique ou non, passe par
l’identification de l’image au tabernacle, puis par la
transformation de la signification symbolique qui lui est dévolue :
des tables de la Loi au Christ, du Christ à l’Église, de l’Église
à la Vierge, l’image tabernacle en changeant de sens change de
statut. Elle s’éloigne peu à peu de l’ancienne Loi pour
s’installer de plus en plus exclusivement dans la Chair ; elle
cesse d’être essentiellement l’objet d’une contemplation
mystique, d’un face à face avec le principe symbolique, le
fondement de la Loi, pour devenir le point d’aboutissement d’un
regard pris au piège de ce qui devient dispositif.
Alors l’allégorie du tabernacle s’estompe,
mais ses instruments géométraux demeurent. Longtemps après que le
dispositif moderne de la peinture d’histoire classique s’est
constitué, la technicisation et l’objectivation de l’image
conserve la trace de son origine tabernaculaire : la séparation,
que matérialise le rideau du tabernacle, entre le Saint et le Saint
des Saints, divise l’espace en espace ouvert du visible et espace
restreint, inaccessible, des vérités invisibles. Elle lègue au
dispositif moderne de la représentation son organisation
géométrale : le tabernacle perdure en quelque sorte sous la
forme du dispositif d’écran qui règle les scènes picturales et
romanesques classiques ; de façon plus diffuse enfin, il
s’universalise en la structure du signe linguistique, puis
sémiotique, marquée par la coupure entre le signifiant et le
signifié.
I.
Économie et similitude
L’incarnation,
première image
L’Église des premiers siècles n’avait pas
de doctrine constituée sur les images.
Elle a vécu dans une contradiction latente entre l’interdit
biblique et la pratique de la décoration des églises et de
l’adoration des icônes.
Cette contradiction occupe le devant de la scène
à Byzance lors de la crise iconoclaste aux huitième et neuvième
siècles, crise dont les controverses ont fourni à l’Église
l’appareil théorique qui lui faisait jusque-là défaut. Plus
discrètement, une réflexion sur l’image se développe
parallèlement en Occident, avant que les deux traditions n’y
soient fondues au douzième siècle : Jean Scot Érigène avait
commenté Denys l’Aréopagite au ixe
siècle ; mais il faut attendre 1150 pour que De la foi
orthodoxe de Jean Damascène soit traduit en latin. Les idées de
Jean Damascène sont reprises presque aussitôt dans les Sentences
de Pierre Lombard, le grand manuel théologique d’alors, puis dans
la Somme théologique de Thomas d’Aquin. Par cette
médiation, qui est aussi un détournement, se diffuse dès lors en
Occident le discours iconophile byzantin.
La justification byzantine des images s’appuie
avant tout sur le mystère de l’incarnation. Si les images étaient
interdites dans l’ancien testament, c’est que Dieu n’avait pas
encore jugé les hommes prêts à contempler sa face, qui ne se
révélait à eux qu’indirectement, au travers d’une nuée, dans
les songes, ou par la médiation d’un ange. La vision de Dieu est
ici identifiée à la révélation de Dieu, le voir à un savoir. Le
regard ne relève pas d’une phénoménologie, mais d’une
métaphysique.
Pour les Byzantins iconophiles, l’incarnation
de Dieu le Père dans son Fils a constitué historiquement une
révolution sémiologique : le Fils est l’image du Père ;
Dieu a créé une image de lui-même ; il a permis que, par la
grâce, le chrétien contemple sa Face. L’incarnation est,
historiquement, la création de la première image proprement dite.
Les
images artificielles
On est loin a priori de la fabrication des
images par les hommes. Tout un cheminement se fait, dans la pensée
patristique, depuis l’évocation paulinienne du Christ comme image
jusqu’à la célébration de l’icône par l’Église lors du
Triomphe de l’orthodoxie. Ce n’est que très progressivement que
tend à s’imposer l’identification de ce qu’on appelle image
naturelle (dont l’exemple le plus achevé est l’incarnation) et
image artificielle (les images au sens moderne du terme).
Augustin avait marqué sa réticence en
distinguant d’abord imago et ad imaginem, le
Christ image du Père et l’homme créé à l’image de Dieu ;
l’image fabriquée de mains d’homme, enfin, est encore plus
frappée par la dissemblance, par l’hétérogénéité vis-à-vis
de son modèle. Augustin assigne bien un statut symbolique à
l’image, mais en tant que catégorie immatérielle, qu’élément
du discours sur le mystère de la Trinité. Comme objet, l’image
sent l’hérésie.
Le culte des icônes se développe donc en marge
des institutions de l’Église ; il croise en Orient la
question politique de la représentation du pouvoir : l’empereur
envoie à ses gouverneurs de Provinces, aux cours des royaumes qui
lui sont affidés, son image. Le portrait, symboliquement, porte
l’efficace de son prototype ; on se prosterne devant lui comme
devant l’empereur même. L’image de l’empereur figure également
sur la monnaie : elle diffuse la présence du monarque sur tout
l’espace économique dans lequel elle circule. Enfin, les premières
icônes célèbres sont les icônes achiropiites, non faites
de main d’homme, où la Face du Christ est censée être venue
s’imprimer miraculeusement. Ces icônes seront utilisées par les
empereurs byzantins dans leurs campagnes militaires contre les Perses
mazdéens puis intégrées au Trésor impérial de Constantinople.
Elles signifient la présence du Dieu vivant, à la tête des armées
affrontées aux infidèles, ou au mur des villes assiégées de
l’empire. L’image matérialise la présence politique du
souverain, terrestre ou céleste. La société byzantine assigne ici
un statut symbolique à des images matérielles ; mais elle
n’assume pas leur dissemblance, leur artificialité ; ce ne
sont pas à proprement parler des re-présentations ;
indissolublement liées à leur modèle par la légende de leur
création indicielle ou par le rite impérial qui les consacre, ce
sont des objets magiques.
Paradoxalement, la crise iconoclaste n’a pas
essentiellement consisté à proscrire les images au sens moderne du
terme, mais plutôt à tenter d’établir une coupure entre l’image
et le prototype, en réservant la production des images artificielles
à l’espace profane et politique. Dans cet espace, on ne constate
pas de différenciation iconographique majeure entre iconodoules et
iconoclastes. Avant la crise, sous Justinien II (685-695 et 705-711),
les monnaies étaient frappées à l’effigie de l’empereur d’un
côté, désigné comme servus Christi, et du Christ de
l’autre, désigné comme rex regnantium.
Sous Anastase II et Théodose III, le Christ disparaît,
momentanément remplacé par l’ancien symbole de la Croix de la
victoire élevée sur un piédestal.
Le Christ réapparaît dans les monnaies de Léon III (714-741), le
premier empereur iconoclaste :
comme symbole politique, le Christ peut continuer d’être imprimé.
En revanche, c’est en détruisant à la porte
de Chalcé l’effigie du Christ qu’il fait remplacer par le
symbole de la Croix que Léon III ouvre les hostilités
iconoclastes.
La Porte de Bronze du Palais, construite par Constantin le Grand, le
fondateur du christianisme impérial, excède la sphère du
politique : c’est l’icône protectrice de la ville,
constituant la ville comme cité du Christ, qui est ici visée.
L’icône n’est pas l’insigne du pouvoir impérial chrétien,
comme sur la monnaie ; plus qu’un signe, elle est l’idole
religieuse aux pouvoirs magiques qui se dresse à la défense de la
ville : la croix sur le piédestal tente de signifier une
efficacité combattante équivalente, l’image idolâtre en moins.
C’est dans le même esprit que Léon III fait
détruire les images des conciles œcuméniques sur les murs et les
voûtes du Milion, et leur substitue, au grand scandale des
iconophiles, une image représentant son cocher favori :
en toute bonne conscience, il manipule l’image publicitaire à des
fins politiques. La distinction iconoclaste entre les images
s’inscrit ainsi, en quelque sorte, dans le prolongement direct des
distinctions et des réticences augustiniennes.
La tentative que firent les empereurs
iconoclastes pour laïciser l’image échoua. Les théologiens
byzantins iconophiles élaborèrent alors une justification de
l’image chrétienne dont Marie-José Mondzain a montré qu’elle
était articulée autour du concept d’économie.
Économie
Le mot est employé dans des contextes si
différents qu’il se manifeste non seulement comme concept
opératoire, mais comme signe d’appartenance idéologique, comme
symptôme culturel. Quel que soit son champ d’application,
rhétorique, politique, théologique, l’économie consiste à
articuler souplement deux registres a priori hétérogènes, à
établir une continuité logique entre eux. L’économie est
l’adaptation habile d’un registre élevé, spirituel ou
idéologique, à un registre trivial, terrestre ou matériel.
L’économie articule la sphère du symbolique avec la sphère du
réel ; elle organise un continuum du réel au symbolique.
L’art de l’économie est donc un art de la
superposition. Dans un espace matériel, dont elle organise et
explique les différentes parties, l’économie assigne à chacun
des éléments concrets, visibles, une signification symbolique,
toujours rapportée au même mystère, qui est le mystère de
l’incarnation. L’économie articule ainsi l’infinie diversité
du réel à l’unité du symbolique.
L’image ne se réduit plus ni à la
modélisation abstraite de l’œuvre du Créateur (création ad
imaginem, incarnation comme imago), ni à la sacralité
magique de l’idole. Elle excède la pure symbolicité. Elle
superpose au mystère de la foi qui la sous-tend l’organisation
géométrale d’un espace donnant chair à ce mystère. Parce
qu’elle opère cette superposition, parce que dans un même
mouvement elle ordonne un espace concret (dispositio) et
répartit dans cet espace les éléments abstraits qui signifient le
mystère (dispensatio), l’économie est l’ancêtre du
dispositif.
Toute la spéculation byzantine sur l’image
étant centrée sur le mystère de l’incarnation, l’icône par
excellence est toujours l’icône du Christ. Regarder, adorer
l’icône, c’est voir en elle le prototype, refaire dans l’autre
sens l’opération de l’incarnation.
Précisément parce qu’elle a acquis sa légitimité en triomphant
des prétentions séparatistes des iconoclastes, l’icône ne
fonctionne jamais comme un objet autonome. Ce qui la rattache à sa
dimension matérielle de support pictural, c’est son identification
économique à la chair, c’est-à-dire au corps de Marie,
dont le Christ a tiré sa chair. Symptômatiquement les icônes
orthodoxes ne sont dites icônes ni de Marie, ni de la Vierge, mais
de la Théotokos, la génitrice de Dieu :
elle est constamment pensée dans sa relation avec la chair du Christ
et ne se donne pas à voir dans l’icône comme une personne
autonome. La théotokos est la circonférence du Christ, χώρα
τῶν ἀχώρων, περιγραφὴ τῶν ἀπεριγράπτων :
la dimension visible de l’icône ne peut être séparée du mystère
invisible de l’incarnation.
Dédaignant l’autonomie du support, l’icône
byzantine se déploie dans un univers de formes stylisées qui disent
sa similitude avec le mystère qu’elle porte, mais jamais sa
ressemblance avec les personnages qu’elle représente. L’icône
ne fait pas œuvre d’imitation, mais de dissemblance. Augustin
avait déjà suggéré que, dès que l’on sort de l’image prise
comme filiation, la création d’une image constitue une dégradation
du modèle :
« C’est en raison,
comme nous l’avons dit, d’une ressemblance imparfaite que l’homme
est appelé à l’image. »
(De Trinitate, VII, vi,
12.)
Jean Damascène, qui parle lui des icônes faites
de main d’homme substitue la différence (διαφορὰν)
à l’inégalité augustinienne (imparem similitudinem),
restaurant la dignité de l’image :
« L’image est donc
une ressemblance qui caractérise son prototype avec cela qu’elle
comporte une certaine différence avec l’archétype. »
(Jean Damascène,
Discours sur les images, I, 9.)
Mais ce faisant, il distingue deux niveaux dans
l’image, l’un fondé sur le rapport au prototype (le modèle
physique), l’autre sur le rapport à l’archétype, le modèle de
tous les modèles, le Christ saisi comme hypostase, c’est-à-dire
comme articulation de l’humanité et de la divinité. Dire que
l’image est une caractérisation de son modèle signifie certes
étymologiquement qu’elle en porte l’empreinte et rappelle que le
modèle de toute icône est indiciel (monnaie, achiropiite),
mais ce χαρακτηρίζον
exprime aussi qu’elle stylise la ressemblance et, par là, qu’elle
la déréalise.
La différence, elle, est repoussée du prototype
à l’archétype, de la ressemblance physique à l’hétérogénéité
spitituelle. Du point de vue du trait, l’image déréalise donc le
prototype qu’elle réduit à un caractère, qu’elle stylise. Par
cette réduction, elle fait valoir la différence spirituelle entre
le support stylisé et l’archétype devant lequel ce support
s’abolit. Ainsi, hors de tout espace géométral, de toute mimésis
du réel, l’icône est faite pour la contemplation et l’adoration
mais se dérobe au regard :
« En contemplant sa
figure corporelle, nous nous représentons, autant qu’il est
possible, la gloire de sa divinité. […] si nous pouvons à travers
des paroles sensibles et avec les oreilles du corps, comprendre les
choses spirituelles, nous pouvons aussi par la contemplation
corporelle parvenir à la contemplation spirituelle. »
(Discours sur les images, III, 12, trad. française Anne-Lise
Darras-Worms, in Le Visage de l’invisible, Migne, 1994,
p. 74.)
Abolir
l’écrin : les achiropiites
La question du support, si elle n’est jamais
tranchée, demeure pourtant latente dans l’économie byzantine de
l’icône. Les icônes achiropiites sont des images imprimées
sur des supports sans la main de l’homme. Qu’est-ce que cette
impression ?
La miniature d’un manuscrit de L’Échelle
céleste de Jean Climaque
apporte quelques éléments de réponse. Elle représente deux
Saintes Faces légèrement dissemblables. Celle de gauche comporte,
en bas, des franges, et est imprimée sur un tissu blanc à motifs
rouges. Il s’agit d’un achiropiite sur tissu, le Mandylion
d’Édesse, apporté à Constantinople en 944. Celle de droite
constitue en quelque sorte le négatif de la première, comme le
marque l’inversion des couleurs et la position symétrique de la
tête. Elle représente le Keramion, qui vient de Syrie et
constituerait une copie miraculeuse, sur la tuile ou la brique, du
Mandylion. Les deux achiropiites furent conservés dans
la chapelle du Grand palais jusqu’à son pillage par les Croisés
en 1204.
 Le Mandylion et le Keramion, images achiropiites du Christ. Miniature d’un manuscrit de L’Échelle céleste de Jean Climaque, datant probablement du xie siècle. Codex Rossinensis 251, f°12, Rome, Bibliothèque vaticane. La légende de la miniature, ΠΛΑΚΕΣ
ΠΝ(ΕΥΜΑΤ)ΙΚΑΙ, planches spirituelles, fait allusion
au texte de Jean Climaque : il a tracé, nous dit le manuscrit,
les divins préceptes sur les cœurs purs de ses auditeurs comme sur
des feuilles de papier ou, mieux, sur des planches spirituelles.
L’expression πλακὲς
πνευματικαὶ identifie donc le texte de Climaque
aux images du Christ, le livre écrit aux icônes achiropiites.
D’autre part, l’image, par son caractère
double ainsi que par sa légende, renvoie aux tables de la Loi,
toujours représentées comme deux « plaques », et qui
furent imprimées miraculeusement pour Moïse sur le Sinaï de la
même façon que le Mandylion et le Keramion sont des
impressions miraculeuses. A la Loi mosaïque correspond la Loi de la
nouvelle alliance, aux deux tables, les deux faces du Christ.
Parce que le Christ est la table de la Loi, la
Vierge, qui circonscrit le Christ, est l’arche d’alliance :
« On dit aussi qu’il
existe une image de l’avenir, celle qui esquisse de façon
énigmatique ce qui se produira, comme l’arche pour la sainte
Vierge et Mère de Dieu. »
(Discours sur les images, I, 12, op. cit., p. 44.)
De là, par métonymie, l’image, qui est
d’abord thématiquement image du Christ, est identifiée au
tabernacle : elle est le degré zéro du support, l’enveloppe
qui cache le Décalogue, l’écrin qui visualise l’invisibilité
de la Loi.
Un passage du De tabernaculo
de Bède le Vénérable montre comment, en Occident aussi, c’est
d’abord sine manibus que se présente de façon légitime
l’image. Le prototype de l’image sine manibus s’est
manifesté dans le miracle du mont Sinaï :
« Et je te donnerai,
dit-Il, les tables de pierre – la Loi et les commandements
que j’ai écrits – pour que tu les leur apprennes (Ex.
xxiv, 12). Cela
ressemble à ce passage de l’Évangile que nous avons cité plus
haut, leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé
(Mt. xxviii, 20).
[…] Et de fait Daniel lui aussi vit le Seigneur sous la figure
d’une pierre taillée dans la montagne anéantir sans les mains
la pompe du royaume de ce monde pour que son royaume seul demeure
sans fin, et Pierre
exhorte ses fidèles en disant Et vous, comme des pierres vives,
soyez édifiés en demeures spirituelles. »
Le rapprochement paraît a priori plutôt
abrupt : ce qui relie en fait le songe de Nabuchodonosor et le
don des tables de la Loi, c’est sine manibus : dans les
deux cas, la vérité du mystère divin s’est révélée sans qu’il
y ait recours aux mains de l’homme. La Loi a fait image sine
manibus, elle a produit un objet achiropiite. Il n’est
pas question ici de dissocier l’image (les tables, le songe,
l’icône) de son modèle : l’image est indiciellement liée
au modèle qui l’imprime, elle confond réalité vivante, dans
le monde, et architecture idéale, dans l’esprit. De même qu’on
ne peut dissocier l’image de son modèle, Pierre identifie, par le
nom même que Jésus lui a donné, édifice symbolique de l’Église
et réalité corporelle des fidèles, ses pierres vives.
L’icône achiropiite s’inscrit dans le prolongement des
pierres vives et échappe par là à sa relégation comme
image artificielle.
L’image se définit donc par l’identité, ou
tout du moins par la fusion entre le modèle, archétype ou prototype
disent les Grecs, et sa figuration sur un support. Le terme de Sainte
Face (πρόσωπον
en grec, vultus en latin, volt et vout en
langues d’oc et d’oïl) contient une ambiguïté très
significative : il désigne à la fois le visage réel du Christ
et sa représentation sur l’image.
L’idée même de re-présentation est étrangère à la
première image médiévale.
Célébrer
le support : les enluminures
Pourtant, si la décoration des Églises et la
fabrication des icônes obéit pour l‘essentiel à cette
dissolution du support dans l’au-delà mystique qu’il rend
visible, la pratique de l’enluminure des textes sacrés ne peut se
plier à ce type d’abstraction : contrairement aux
images-idoles qui frisent toujours le paganisme, les illustrations du
Livre mettent en valeur un support légitime, un objet qui occupe
dans la pratique religieuse une place tout à fait orthodoxe. L’image
célèbre alors le plus saint des supports : enveloppant le
texte de la Loi qu’est la Bible, elle se constitue en arche (les
livres illustrés sont promenés lors des processions),
en tabernacle.
Ici se dessine la différenciation historique du
statut de l’image à Byzance et en Occident. L’image byzantine
est d’abord une icône renvoyant à la Face même du Christ ;
parce qu’elle n’est pas délimitée comme un objet indépendant,
qu’elle n’existe pas en dehors de la σχέσις
la reliant au prototype, que
pourtant elle s’offre familièrement à une adoration sans
entraves, l’icône byzantine fonctionne comme un fétiche. En
Occident, en revanche, le modèle du Livre a prévalu. L’image
illustre le Livre ou, dans l’église, tient lieu du Livre. C’est
au nom de cette conception des images que Grégoire le Grand, dans
une lettre célèbre, légitime leur présence dans les églises.
« de Grégoire à
Sérénus, évêque de Marseille, Il faut par ailleurs que je
te parle de ceci : la nouvelle nous est parvenue il y a peu que
votre communauté, voyant qu’il y avait des gens qui vouaient un
culte (adoratores) aux images, a brisé ces images dans les
églises et les a jetées dehors. Bien sûr nous vous avons loué
d’avoir mis tout votre zèle à empêcher qu’on ne voue un culte
(adorari) à aucun objet fait de main d’homme (manufactum),
mais nous avons jugé que vous n’auriez pas dû briser ces images.
Si on recourt à la peinture dans les églises, c’est pour que ceux
qui ne savent pas lire puissent lire du moins en regardant sur les
murs ce qu’ils ne sont pas capables de lire dans les livres (in
codicibus). Donc ta communauté aurait dû préserver ces images
tout en interdisant au peuple de leur vouer un culte, en t’arrangeant
pour que les illettrés aient un endroit où rassembler le savoir de
l’histoire [sainte] mais que le peuple succombe le moins possible
au culte des peintures. »
On n’a souvent retenu de ce texte que la
conception réductrice de l’image comme Bible des illettrés.
L’essentiel n’est pas là : le mur peint est conçu comme
une page de Livre. L’ut pictura poesis de la Renaissance
s’inscrit dans cette tradition : l’image occidentale
s’assujettit ici, pour échapper à l’interdit, à une logique
textuelle. Elle ne représente pas la Face du Christ, mais son
histoire.
 Codex amiatinus, Esdras travaillant à la nouvelle rédaction de la Bible. Jarrow-Wearmouth, début du viiie siècle. 35x25 cm. Florence, Bibliothèque laurentienne, Amiatinus I, f°5a. Traditionnellement, les livres des Évangiles
portent, au début de chacun d’eux, l’image de son auteur,
accompagnée en principe du symbole qui permet de l’identifier.
Dans le Book of Lindisfrane, Matthieu est représenté assis
de profil, écrivant son texte.
 Book of Lindisfrane, saint Matthieu, Lindisfrane, fin du viie siècle, 28,2x22,8 cm, Londres, British museum, Cotton ms. Nero D. IV, f°25v°. Inscriptions : en haut à gauche, Imago hominis ; au centre, O Agios Mattheus. L’artiste s’est inspiré d’Esdras
travaillant à la nouvelle rédaction de la Bible, que l’on pouvait
voir dans le Codex Grandior de Cassiodore ou dans le Codex
Amiatinus de Florence qui le copie fidèlement.
Mais il évacue presque toute suggestion de perspective :
l’espace de l’image devient un espace abstrait, sur lequel
déployer le jeu symbolique des similitudes. Matthieu est désigné
par une inscription plus ou moins transcrite du grec, O Agios
Mattheus (saint Matthieu). Comme dans l’icône byzantine, ce
Matthieu ne ressemble pas à une personne réelle et ne signifie que
par l’inscription qui le désigne. Tel est le régime de
l’économie, absolument anti-mimétique. Au-dessus de Matthieu un
homme portant des ailes déroule de sa bouche le phylactère du
commencement du texte. On devrait y trouver les premiers mots, liber
generationis, mais le phylactère est blanc, comme le livre.
L’image est le texte, qui n’a pas besoin donc d’être
inscrit. Cet homme ailé est le symbole canonique de Matthieu,
emprunté à la vision d’Ézéchiel. Le texte d’Ézéchiel, dans
la Vulgate, parle de similitudo hominis, de facies hominis
(Ez. i, 5), mais
les évangiles médiévaux, pour désigner cet homme en tant que
symbole de l’évangéliste, recourent à l’expression imago
hominis.
Derrière le rideau, à droite, un autre
personnage, portant un livre et une auréole, semble regarder
Matthieu. On peut penser qu’il faut l’identifier à Ézéchiel,
dont l’exégèse chrétienne a interprété la vision du
tétramorphe comme préfiguration des quatre évangélistes. Ézéchiel
porte une auréole simple tandis que celle de Matthieu est bicolore.
Le rouge de l’incarnation qui la circonscrit rappelle que Matthieu,
par la grâce de l’incarnation, a eu accès clairement, face à
face, aux mystères qui n’apparaissaient que comme énigmes et
songes à Ézéchiel. Ézéchiel regarde de derrière le rideau qui
sépare le Saint du Saint des Saints, où se trouve Matthieu, et avec
lui le lecteur chrétien qui lira cet évangile. L’image fonctionne
bien comme tabernacle, avec sa séparation intérieure qui distingue,
mais articule dans le même temps, les deux espaces du Saint et du
Saint des Saints. Le Saint est le lieu périphérique, enveloppant,
du visible, de l’image énigmatique, où se déploient les visions
des prophètes. Le Saint des Saints est le lieu de la révélation,
du Verbe incarné, où apparaît la Face de Dieu, la vérité même
du texte. L’articulation du texte et de l’enluminure est
l’articulation du Saint et du Saint des Saints, mise en abyme dans
l’enluminure même.
Mais ces deux espaces demeurent sans profondeur,
en raison même de leur économie. L’illusion s’y défait pour
ramener l’œil à la matérialité de la surface : le siège
de Matthieu figure un A ; son auréole, un O. Le texte qu’écrit
Matthieu relie le A et le O. L’évangéliste est l’alpha
et l’oméga, c’est-à-dire le Christ même.
L’image fonctionne toujours comme page écrite du Livre, dont elle
condense, sur sa surface, la totalité.
 Symbole de saint Mathieu, Évangile d'Echternach, Irlande, vers 690, Paris, Bibliothèque nationale, Lat. 9389, f°18v°.  Symbole de saint Marc, Évangile d’Echternach, f°75v°. Dans l’Évangile d’Echternach, la stylisation
est accentuée. Le personnage portant le livre, avec l’inscription
Liber generationis ihû χρί
(Iesu Christi) est à la fois Matthieu et son symbole.
La chaise sur laquelle il est assis reproduit le A, mais fait corps
avec lui : le A de la chaise est le cadre dans lequel s’inscrit
le personnage. Quant à son corps, il s’ornemente, se stylise pour
devenir combinaison de trois omégas. La chaise, le corps,
l’évangéliste, son symbole et son livre, ainsi superposés, ne
font qu’un. C’est une véritable quintessence de la similitude.
L’ensemble est cerné de quatre carrés à motifs géométriques
évoquant les quatre évangélistes. Il s’agit de rappeler que
cette image est une page des Évangiles, à la fois page singulière
et condensation en une page de tous les Évangiles. La similitude
procède moins par métaphores que par métonymies ; de l’homme
au Livre qu’il tient, du Livre au Christ qui l’incarne ;
mais aussi de l’image de Matthieu à l’évangile de Matthieu,
puis à l’ensemble des évangiles.
Le
tabernacle comme cadre de l’image
Dans le codex aureus de Cantorbéry,
l’identification de l’image, en tant que support, au tabernacle,
est figurée par les deux colonnes, le fronton et le rideau ouvert,
derrière lequel trône Matthieu. Cet encadrement tabernaculaire de
l’image des évangélistes, ou du Christ et des apôtres est très
courant dans les manuscrits médiévaux, en Orient
comme en Occident.
Il indique clairement l’ouverture, après la
venue du Christ, du Saint des Saints aux fidèles. C’est de là que
parlent les Évangélistes. L’image ne peut exister qu’après que
le rideau du Saint des Saints s’est déchiré, s’est ouvert.
Cette effraction constitutive de l’image demeurera une
caractéristique fondamentale et persistante de tous les dispositifs
iconiques dans notre culture même en dehors de tout contexte, de
toute signification chrétienne : la modélisation physique du
regard comme pyramide visuelle, comme cône coupé à la base par
l’image, prendra alors le relais de l’ouverture christique du
rideau du Saint des Saints.
 Codex aureus de Cantorbéry, Saint Matthieu, Cantorbéry, viiie siècle, 39,2x31 cm, Stockholm, Kunglica biblioteket, A 135, f° 9v°  Évangile d’Etchmiadzin, 989, Le Christ et deux apôtres, Erevan, Mathénadaran, n°2374, f°6. Le tabernacle est figuré par un demi-cercle posé
sur un rectangle et les tables de la Loi reproduisent en général
cette même forme parce que le demi-cercle est la figure du monde
(imago mundi), c’est-à-dire du Christ. En conjoignant les
colonnes du tabernacle et le demi-cercle qui les couronne, on indique
par contiguïté métonymique la similitude de l’ancien tabernacle,
construit par Moïse, et du nouveau, constitué par l’incarnation
du Christ. Cosmas Indicopleustès, au vie
siècle, propose toute une méditation sur cette forme du rectangle
et du demi-cercle,
expliquant que le rectangle est lui-même divisé en trois étages,
par lesquels s’opère la translation économique, du visible vers
l’invisible, du terrestre vers le céleste.
L’enluminure de saint Luc, dans l’Évangile
présumé de saint Augustin, suit à la lettre ce programme : on
y distingue d’abord non pas deux, mais bien les quatre colonnes
qui, dans le tabernacle, supportent le voile séparant le Saint du
Saint des Saints. De part et d’autre de Luc, des scènes de
l’Évangile sont dessinées entre les colonnes et réparties en
trois étages. L’étage supérieur figure à gauche l’Annonciation
(i, 26) et le Christ
parmi les docteurs (ii,
41), à droite l’enseignement du Christ (iv,
15sq). Cet étage est le point de départ de la translation
économique : il évoque le mystère de l’incarnation et
l’enseignement du Christ, par lesquels le fidèle accède au Saint
des Saints, à la vérité de Dieu.
L’étage médian évoque à gauche le Christ en
barque sur le lac Tibériade, à droite le lavement des pieds par la
pécheresse (vii, 36)
et peut-être Marie-Madeleine aux pieds des deux hommes éblouissants
annonçant la résurrection (xxiv,
4). Les pieds sont l’élément commun aux scènes, en tant que
figure de l’humanité, de l’humilité du Christ d’une part, de
sa divinité d’autre part. L’étage médian est celui du passage,
de l’articulation entre la chair et l’esprit.
L’étage inférieur enfin évoque à gauche la
résurrection de Lazare (xvii, 19),
à droite la Cène et la prière au mont des oliviers (xxii,
39). Dans chacune de ces scènes, la résurrection est en question.
L’étage inférieur ouvre sur l’invisible, qui depuis l’image
demeure problématique.
 Évangile présumé de saint Augustin, Saint Luc, Rome, fin du vie siècle, 20x15,5 cm, Cambridge, Corpus Christi college library, ms286, f° 129v°  Évangile présumé de saint Augustin, détail du Saint Luc (en haut à gauche). Annonciation, le Christ parmi les docteurs. L’ensemble du programme iconographique ne doit
donc pas simplement être lu comme un résumé en images de
l’histoire, mais comme le mouvement même de la contemplation et de
l’adoration, qui part de la réalité visible de l’incarnation
pour aller vers la vérité invisible de la résurrection.
 Évangile présumé de saint Augustin, détail du Saint Luc (au milieu à droite). Le lavement des pieds. Marie-Madeleine aux pieds du Christ. Le personnage de Luc n’écrit pas. L’œil
vague, le menton appuyé sur son poing droit, il médite, désignant
la nature du regard à porter sur l’image. Le livre ouvert aux
rubans dénoués porte l’inscription suivante : Fuit ho/mo
mis/sus i[n] d[e]s[ert]o / cui nom/en erat / Joh[annes], un homme
fut envoyé dans le désert et son nom était Jean. C’est le résumé
du début de l’évangile de Luc. Mais là aussi le texte inscrit
ouvre à une bipartition de l’espace tabernaculaire : Jean
prêchant dans le désert préfigure le Christ, dont l’enseignement
est mis en images entre les colonnes. Le texte parle de Jean ;
l’image montre le Christ. Le texte demeure énigmatique ;
l’image, substituée ici au rideau qui est absent entre les
colonnes, est l’écran sur quoi se révèle clairement la vérité
de Dieu.
Le saint Luc de l’Évangile présumé de saint
Augustin présente donc en quelque sorte un compromis entre la
lecture économique de l’image, projetée vers un archétype
invisible (cette lecture va devenir la lecture byzantine par
excellence) et le jeu des similitudes qui, dans l’enluminure,
célèbre l’identité du texte et de l’image, fondus en un
support fonctionnant à la fois comme surface du Livre et espace du
tabernacle. En Occident, cette conception de l’image comme jeu des
similitudes va se développer indépendamment de la spéculation
économique byzantine : au lieu d’être excusé par l’économie
et de se dissoudre dans l’au-delà d’une contemplation mystique,
le support est célébré dans sa matérialité même. Le cœur de la
méditation exégétique va se déplacer de l’incarnation, sujet
central des spéculations byzantines, vers la passion, qui est le
moment de l’autonomisation de la chair christique. L’image elle
aussi s’autonomise dans l’identification au tabernacle :
elle n’est plus alors l’image de Dieu (comme les achiropiites
des Grecs), renvoyant à un archétype qui la dissout ; elle
contient Dieu et sa sacralité s’identifie au support lui-même.
Le
principe de réversion : Bède le vénérable
Jean Wirth a montré quelle place essentielle
occupait Bède le vénérable en Occident dans la pensée et la
légitimation de l’image.
Bède écrit juste après la fabrication du Book of Lindisfrane,
juste avant celle du Book of Kells ; il est contemporain
du codex aureus. Bède est anglais : les codes
iconographiques qu’il connaît et qu’il inspire sont ceux de ces
manuscrits insulaires. Nous avons déjà cité son De
tabernaculo ; dans le De templo Salomonis, dont la
méditation tourne toujours autour du même support (le Temple est
une métonymie du tabernacle), il soulève la contradiction du récit
de l’Exode, où Dieu interdit par le Décalogue de fabriquer des
images, et ordonne de construire des images pour y installer le
Décalogue. Cette contradiction est soulevée au même moment par
Jean Damascène, à l’autre bout de la Chrétienté.
« Mais réponds à ma
question : Dieu est-il le seul Dieu ? Oui, dis-tu, me
semble-t-il, le seul législateur. Pourquoi donne-t-il donc des
ordres contradictoires ? Sans doute les chérubins
participent-ils de la création. Pourquoi donc ordonne-t-il que des
chérubins gravés et sculptés de main d’homme ombragent le
propitiatoire ? La raison en est, c’est évident, qu’on ne
peut pas fabriquer une image de Dieu en tant qu’il est
incirconsciptible et infigurable, ni de quiconque comme d’un Dieu,
afin qu’on n’adore pas la créature comme un Dieu. mais il
ordonne de fabriquer une image des chérubins – qui sont
circonscriptibles, eux, et se tiennent, comme c’est le rôle des
serviteurs, près du trône divin – une image qui ombrage, comme un
serviteur, le propitiatoire. Il convenait en effet à l’image des
liturgies célestes d’ombrager l’image des mystères divins. Et
que sont selon toi, l’arche, la cruche, le propitiatoire ?
N’ont-ils pas été fabriqués par une main ? Ne sont-ils pas
des ouvrages de main d’homme ? N’ont-ils pas été façonnés
à partir de la matière, qui est vile, comme tu le dis ?
Qu’est-ce que le tabernacle tout entier ? N’était-ce pas
une image ? N’était-ce pas une ombre et un exemple ? Le
divin Apôtre nous parle en effet, lorsqu’il décrit les prêtres
de la Loi, de ceux qui adorent Dieu par une figure et une ombre
des choses du ciel, ainsi que Moïse en fut averti, lorsqu’il
devait dresser le tabernacle : “Tu auras soin de faire tout
selon le modèle qui t’en a été montré sur la montagne”
(He. viii, 5). Or
la Loi n’était pas une image, mais l’ombre d’une image ;
c’est ce que dit l’Apôtre lui-même : Car la Loi est
l’ombre des biens à venir, non l’image même des choses
(He. x, 1). Donc,
si la Loi interdit les images, tout en étant cependant elle-même
l’esquisse d’une image, que pouvons-nous dire ? Si le
tabernacle est une ombre et la figure d’une figure, comment la Loi
peut-elle interdire de peindre des images ? Or il n’en est pas
ainsi, cela n’est pas ; mais il faut dire plutôt : Il
y a un temps pour chaque chose (Qo. iii,
1). »
(Discours sur les images, I, 15, op. cit., pp. 45-46.)
Jean Damascène résout cette contradiction par
l’introduction de l’ombre, typique de la pensée économique :
l’ombre permet d’adapter la Loi, l’interdit du Décalogue, au
support, le tabernacle. Entre la lumière de Dieu et l’ombre du
tabernacle, l’image fait écran ; entre le divin incirconscrit
et la matière circonscrite, le mystère de l’incarnation opère le
passage. Penser le tabernacle non comme image, mais comme ombre,
permet de sauver l’interdit judaïque jusqu’au moment de
l’incarnation. L’image est alors identifiée à la matière, à
la couleur, à la chair, tandis que les contradictions du texte de la
Loi sont renvoyées à l’ancien monde et aux erreurs des Juifs :
« Tu vois donc que la
matière a de la valeur et que c’est seulement pour vous qu’elle
n’en a pas. Est-il rien de plus vil que les poils de chèvre et les
couleurs ? L’écarlate, la pourpre, l’hyacinthe ne
sont-elles pas des couleurs ? Regarde aussi l’image des
chérubins. Comment donc prétends tu interdire au nom de la Loi ce
que la Loi a ordonné de faire ? Si, à cause de la Loi, tu
interdis les images, veille à respecter le sabbat et la
circoncision ; car la Loi ordonne ces choses sans limitation
aucune »
(Discours sur les images, I, 16, op. cit., p. 49)
Ce n’est pas du tout dans l’esprit de cette
opposition du texte, nœud de toutes les erreurs et contradicitons,
et de l’image, support de la pensée économique, que Bède traite
la contradiction de l’Exode :
« Il faut noter en cet
endroit qu’il y a des gens qui pensent que selon la Loi de Dieu il
est interdit de sculpter ou de peindre des représentations
(similitudines) soit d’hommes soit de n’importe quels
animaux dans l’église ou dans n’importe quel autre lieu parce
qu’Il a dit dans le décalogue : Tu ne feras pas pour toi
une sculpture ni aucune représentation (similitudinem) de ce qui est
dans le ciel au dessus, ni de ce qui est sur la terre au dessous, ni
de ce qui est dans les eaux sous la terre (Ex. xx, 4).
Ces gens n’auraient jamais eu une telle opinion s’ils s’étaient
souvenus d’une part de l’œuvre de Salomon, qui fit faire, à
l’intérieur du temple, des palmes et des chérubins avec
différentes ciselures et sur ses colonnes des grenades et un filet,
et sur la fameuse mer d’airain, douze bœufs et des reliefs
historiés ; et puis sur les bases des bassins, comme on le lit
dans la suite, il a fait des lions avec des bœufs, des palmes, des
chars et des roues avec des chérubins et différentes sortes de
peintures ; [ils n’auraient pas eu cette opinion] si d’autre
part ils avaient considéré les œuvres de Moïse lui-même qui, sur
l’ordre du Seigneur, fit d’abord des chérubins sur le
propitiatoire et ensuite un serpent d’airain dans le désert, à la
vue duquel le peuple était sauvé du venin des serpents venimeux. Or
s’il était permis d’élever un serpent d’airain sur un bâton
qui donnait la vie aux fils d’Israël lorsqu’ils le regardaient,
pourquoi n’est-il pas permis que l’élévation du Seigneur notre
Sauveur sur la croix, par laquelle Il vainquit la mort, soit rappelée
à la mémoire des fidèles par la peinture, ou encore ses autres
miracles et guérisons, par lesquels Il triompha merveilleusement de
celui-là même qui devait causer Sa mort, alors que le spectacle de
ces choses fournit habituellement à ceux qui le regardent beaucoup
de compassion (multum compunctionis) et à ceux qui ne savent
pas lire il déploie pour ainsi dire la lecture vivante de l’histoire
du Seigneur ? »
La justification de l’image par Bède est
saisissante d’abord pour ce qu’elle ne dit pas, à une époque
exactement contemporaine des écrits de Jean Damascène : ce
n’est pas le passage de l’ancienne à la nouvelle alliance, ce
n’est pas l’incarnation et l’économie de la chair qui justifie
l’image. Bède n’établit pas de différence entre l’ancien et
le nouveau testament. C’est au contraire par la bible des Juifs
elle-même qu’il justifie l’image, dans la similitude entre d’une
part le temple de Salomon, le tabernacle de Moïse et le serpent
d’airain et d’autre part le Christ sur la croix. Cette similitude
n’articule pas l’image à un mystère de l’invisible, mais au
contraire à des objets matériels, concrets. L’image est le
temple, le serpent, la croix. Elle ne suscite pas une vision au-delà
d’elle-même, mais une compassion, compunctio, qui est
déchirure en elle-même. La compunctio est l’ancêtre du
punctum.
D’autre part, l’image n’est pas pensée
comme figure, comme Face, mais comme histoire : pandere vivam
historiæ lectionem, elle déploie la lecture vivante d’une
histoire.
Bède n’a visiblement pas en tête le modèle
de l’icône byzantine, mais bien plutôt celui du Livre illustré,
où se mêlent image et écriture :
« Car la peinture
s’appelle en grec zographia, c’est-à-dire écriture
vivante. S’il a été permis de faire douze bœufs d’airain qui,
portant la mer posée sur eux, regardaient trois par trois les quatre
régions du monde, qu’est-ce qui interdit de peindre de la même
manière que les douze apôtres instruisaient dans leurs voyages
toutes les nations en les baptisant au nom du Père, du Fils et du
Saint Esprit, de dessiner en une écriture vivante, pour ainsi dire,
devant les yeux de tous. S’il ne fut pas contraire à la même Loi
de faire dans la mer d’airain des reliefs dans un cercle de dix
coudées, comment pouvait-on croire contraire à la Loi de sculpter
ou de peindre les histoires des saints et des martyrs du Christ sur
des tables (in tabulis) qui, par leur œuvre de conservation
de la Loi divine, ont mérité d’atteindre à la gloire d’une
éternelle reconnaissance ? »
L’image est la célébration du Livre. Elle est
une modalité de l’écriture. Le recours au mot tabula pour
désigne le support de la peinture et l’idée que cette tabula
fait œuvre de conservation de la Loi divine (per custodiam divinæ
legis) identifient implicitement l’image aux tables de la Loi.
Le jeu métonymique fait par ailleurs glisser l’identification à
l’arche, au tabernacle, au temple.
Après cette légitimation pratique de l’image,
à partir des objets que la Bible elle-même promeut, c’est-à-dire
à partir des images que porte le texte même, Bède en revient aux
termes de la Loi (verba legis) pour retourner le texte contre
lui-même :
« Mais si nous
examinons plus attentivement les termes de la Loi, il apparaîtra
peut-être qu’il n’est pas interdit de fabriquer des images
d’objets ou d’êtres vivants, mais que ce qui est absolument
prohibé, c’est de les fabriquer en vue de pratiquer l’idolâtrie.
Enfin, le Seigneur au moment de dire sur la montagne sainte, Tu ne
feras pas pour toi une sculpture ni aucune représentation, fit
précéder cette parole de, Tu n’installeras pas de dieux
étrangers en ma présence ; ensuite il joignit à cela, Tu
ne feras pas pour toi une sculpture ni aucune représentation de ce
qui est dans le ciel au dessus, ni de ce qui est sur la terre au
dessous, ni de ce qui est dans les eaux sous la terre ; puis
il conclut ainsi, Tu ne les adoreras ni ne les honoreras. Par
ces paroles il est explicitement déclaré que les hommes n’ont pas
le droit de fabriquer ces représentations quand ce sont des impies
qui se mettent à en faire pour vénérer des dieux étrangers et
quand ce sont des païens plongés dans l’erreur qui s’en
procurent pour les honorer et les adorer. D’ailleurs à ce que je
pense, pas la moindre lettre de la Loi divine n’a interdit que ces
choses soient fabriquées de façon ressemblante, sans quoi le
Seigneur même, quand les pharisiens le tentaient en lui parlant de
l’argent qu’il fallait payer à César, sur lequel ils disaient
que le nom et l’image de César étaient gravés, ne leur aurait
jamais répondu, Rendez à César ce qui appartient à César et à
Dieu ce qui appartient à Dieu (Mt. xxii,
21), mais il aurait plutôt corrigé leur erreur en disant, Il ne
vous est pas permis de fabriquer l’image de César sur une monnaie
frappée avec votre or, car la Loi divine interdit de tels reliefs.
Et de fait ce serait l’endroit pour le dire s’il le pensait, au
moment où les pièces lui étaient présentées, si sur ces pièces
l’image de César était une cause d’idolâtrie, et si elle
n’avait pas plutôt été façonnée pour signifier (ad
indicium) son pouvoir de roi. »
Bède distingue ici trois sortes d’images, non
tant par leur nature que par leur usage : les images fabriquées
pour les cultes païens sont seules interdites ; les images
profanes, comme les effigies des monnaies, sont légitimées par leur
usage politique ; les images sacrées, enfin, auraient mauvaise
grâce à être interdites alors qu’elles célèbrent le culte
chrétien.
Alors que le texte biblique interdisait toute
représentation, toute similitudo dans le latin de la Vulgate,
Bède affirme que, dans la mesure où il n’en est pas fait un usage
idolâtre, on peut légitimement fabriquer des images similiter,
de façon ressemblante. Similiter reprend similitudo ;
l’exégèse chrétienne annule l’interdit vétéro-testamentaire.
La pièce de monnaie à l’effigie de César
reprend un exemple augustinien, mais le détourne de son premier
sens. Augustin insistait sur la différence de nature entre l’image
artificielle que produit la monnaie et son modèle, l’empereur,
pour dissocier nettement ce type d’image du Christ-image situé au
cœur du mystère théologiquement central de la Trinité.
Bède au contraire légitime l’image sacrée par l’image profane.
Ce faisant, en quelque sorte il désacralise et banalise toute
image. L’image n’est rien d’autre qu’une pièce de monnaie.
Elle s’autonomise comme objet.
Le
principe de superposition : The
Book
of Kells
Bède n’abandonne pas pour autant le caractère
indiciel de l’image, central dans le culte byzantin des
achiropiites. Mais en le généralisant il contribue à lui
conférer une dimension technique. L’indicialité de la monnaie
frappée à l’effigie de César (et éventuellement à celle du
Christ, question brûlante à Byzance), suggère implicitement la
comparaison : la monnaie reproduit l’empreinte
de son prototype, comme les Saintes Faces des achiropiites. Ce
n’est donc pas par hasard que Bède fait apparaître ici le terme
d’indicium : la monnaie a été façonnée ad
indicium regiæ potestatis, c’est-à-dire comme signe indiciel
du pouvoir du roi. L’image dit la puissance de la Loi, elle en
porte l’empreinte. Il ne s’agit pas ici de l’humilité de
l’incarnation, mais de la puissance régalienne du Souverain,
non l’enfant dans les bras de la Vierge, mais le Christ trônant en
majesté.
 The Book of Kells, f° 290v°, symboles des quatre évangélistes On est passé, dans le texte de Bède, de
compunctio à regia potestas, de la passion à la
majesté. Symboliquement, l’image chrétienne s’inscrit toujours
dans cette tension qui en Occident n’est pas essentiellement celle
du verbe et de la chair, mais bien plutôt celle du religieux et du
politique, conjoints dans la même technicité indicielle de
l’empreinte.
L’image signifie donc aussi le règne temporel
du Christ sur le monde. Bède y insiste : il évoque d’abord
les bœufs d’airain regardant quattuor mundi plagas, les
quatre régions du monde, puis les apôtres euntes, parcourant
le monde pour l’évangéliser, enfin, implicitement, la circulation
des monnaies-images dans le monde.
Ainsi se prépare une superposition qui n’est
pas celle de l’économie byzantine, superposition dans et par
l’image de l’espace du monde terrestre et du tabernacle
christique.
 The Book of Kells, f° 291v°, portrait de saint Jean avec les instruments d'un scribe Dans le Book of Kells,
par exemple, les motifs géométriques ordonnent de façon obsédante
l’espace rectangulaire de l’image comme espace quadripartite,
figurant les quatre régions du monde. Au verso du folio 290, les
symboles des quatre évangélistes sont ainsi répartis dans quatre
triangles qui disent les quatre points cardinaux et suggèrent
l’activité évangélisatrice de ceux qui, après eux, portent la
bonne parole aux quatre coins du monde. Alors que Byzance est
installée dans un monde désormais clos, habité par la concurrence
théologique des autres monothéismes, l’Occident évangélise et
vit dans le face à face avec les cultures païennes.
Les quatre régions du monde, que les héritiers
des quatre évangélistes continuent de parcourir le Livre à la
main, sont divisées sur l’image par une croix oblique. Ce n’est
pas le signe ecclésial de la croix. C’est le χ
du nom du Christ :
l’image célèbre le Verbe, le texte évangélique s’identifiant,
se condensant en quelque sorte, dans le χ
du nom du Fils. Ce qui est ici superposé, c’est l’espace
matériel du monde et l’écriture de la Loi.
Si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit
que les symboles des évangélistes, l’homme de Matthieu en haut,
le bœuf de Luc en bas, le lion de Marc à gauche, l’aigle de Jean
à droite, sont disposés à la manière du geste par lequel le
chrétien se signe : l’image est militante, évangélisatrice.
Le losange central stylise la mandorle où est inscrit le Christ :
le Christ figure ici non comme Face, comme chair, mais comme
décoration ornementale, vers quoi converge également
l’ornementation de l’écriture. Le Christ est l’indicium
regiæ potestatis superposé à l’espace du monde que visualise
l’image. Quant aux décors en spirales sur les deux rectangles
latéraux, on les retrouve sur le corps du Christ dans la crucifixion
d’Athlone :
ils renvoient eux aussi au Christ, non à celui de l’incarnation,
mais à celui de la Loi. De la même façon, les décors sur les deux
carrés, en haut et en bas, dessinent en creux une croix rhomboïde
noire. Eux aussi sont un indice du Christ.
L’image précède immédiatement une
représentation de Jean. Pour cette raison, on peut penser qu’elle
interprète les symboles des quatre évangélistes non pas tant comme
ceux de la vision d’Ézéchiel, mais plutôt comme la vision des
quatre vivants dans l’Apocalypse (Ap. iv,
7). Cette vision débouche en quelque sorte sur celle du tabernacle :
« Alors s’ouvrit le
temple de Dieu dans le ciel et son arche d’alliance apparut dans le
temple. » (xi,
19.)
L’image est le temple et le losange central
constitue l’arche christique. L’ensemble, avec ses coins rouges
renforcés, peut figurer le Livre lui-même.
Quant au portrait de Jean, s’il porte les
attributs du scribe comme dans les portraits d’évangélistes que
nous avons vus plus haut, il n’écrit pas mais brandit le Livre,
dans un même geste militant que le signe de croix induit par la
disposition des symboles des évangélistes au folio précédent.
 Bible de Vivien, frontispice des Evangiles, vers 845-846. Lat 1, f°329v°, Paris, Bibliothèque nationale de France. Jean est en même temps le Christ : les
trois étoiles sur son auréole évoquent la Trinité. L’espace de
l’image est circonscrit par trois fois quatre motifs géométriques :
quatre rectangles, quatre croix, quatre coins.
Trois est le chiffre de la Trinité, quatre celui des évangélistes
et des quatre coins du monde. Trois fois quatre articule la puissance
abstraite du Dieu trinitaire et l’espace concret du monde. Cet
espace est à la fois celui du Livre et le corps même du Christ
comme en témoigne la figure du crucifié que l’on distingue
derrière l’image : ses mains à droite et à gauche, ses
pieds percés en bas, sa tête auréolée en haut, malheureusement
endommagée au dix-neuvième siècle. Le Christ porte l’image, ou
plus exactement l’image se superpose au Crucifié : elle est
bien à la fois surface et espace ; le corps du Christ s’ouvre
pour délivrer le Livre. L’image est un corps-tabernacle.
Organisation
diagrammatique de l’espace : la Bible de Vivien
Dans un style très différent, la Bible de
Vivien obéit au même jeu de similitudes qui identifie l’image à
un tabernacle christique. Dans le Frontispice des Évangiles,
le Christ est assis sur la sphère céleste qui contient le monde. On
identifie la sphère aux deux fois trois étoiles qui la constellent.
Le Christ porte l’hostie dans sa main droite bénissant et tient
dans sa main gauche le livre. Il est inscrit dans une double mandorle
qui figure sa double nature, divine et humaine, et son double
royaume, céleste et terrestre. Le royaume terrestre, où figure la
sphère du monde, est identifié à la partie basse du corps. La
mandorle est elle-même entourée du tétramorphe. Derrière chacun
de ces emblèmes est représenté un prophète de l’Ancien
Testament : on peut lire à partir du haut et dans le sens des
aiguilles d’une montre ESAIAS (Isaïe), HIÉZECHIEL (Ézéchiel),
HIEREMIAS (Jérémie), DANIEL, dont les visions ont été
interprétées au Moyen-âge
comme préfigurations de la venue du Christ. Enfin, dans les quatre
angles figurent les quatre évangélistes.
Nous avons affaire ici de façon plus
caractérisée encore que dans les images du Book of Kells à
une composition diagrammatique :
l’abandon de la perspective antique se traduit, dans l’organisation
de l’espace iconique, par le recours à un étagement de plans
rigoureusement délimités. Chacune des cellules ainsi cloisonnées
entretient avec les autres cellules une relation de similitude ;
la correspondance symbolique des figures est redoublée par la
répétition des formes géométriques des cellules. L’ensemble,
qui est idéalement quadripartite (losange dans un rectangle ici,
carré oblique dans un carré droit ailleurs), constitue ce que l’on
appelle une composition diagrammatique.
Chacun des quatre évangélistes regarde son
image dans le tétramorphe : Matthieu baisse les yeux vers
l’homme-ange, puis Luc est face
à face avec le bœuf, puis Marc lève la tête vers le lion, enfin
Jean se penche vers l’aigle. Chacun des attributs rend à son
personnage son regard, sauf le lion, qui est tourné vers le Christ.
Aux coins du losange, chacun des quatre prophètes présente sa
vision. Les quatre visions sont ainsi ramenées à une seule image
qui est celle du Christ. Pourtant la symétrie de la composition
n’est pas totale. L’Évangile qui figure en premier dans la Bible
est celui de Matthieu, en haut à droite sur l’image. A gauche,
saint Jean est le seul à poser les pieds sur un socle joint au
losange du diagramme. La parole de Jean, qui est la dernière dans
les Évangiles, ouvre à cause des énigmes de l’Apocalypse à la
lecture mystique des visions des prophètes, qui correspond au
deuxième cercle de l’image. L’œil dessinera dans l’espace un
signe de croix en parcourant dans l’ordre des textes bibliques les
médaillons d’Isaïe en haut, de Jérémie en bas, de Daniel à
droite, d’Ézéchiel à gauche. La main d’Ézéchiel fait accéder
à l’espace du tétramorphe, car cette allégorie vient d’une
interprétation anagogique de la vision d’Ézechiel.
A gauche encore, le lion ne regarde pas Marc mais le Christ,
indiquant le terme du mouvement concentrique que doit suivre le
regard pour déchiffrer le programme de cette image.
Le Christ siège littéralement sur le monde. Il
tient l’hostie, qui est le corps du Christ, et le Livre,
c’est-à-dire le Verbe, dont il constitue l’incarnation :
hostie, corps du Christ et Livre constituent une similitude,
ils sont une même image.
De la
similitude à l’allégorie
Le jeu des similitudes, en développant des
systèmes d’équivalences symboliques de plus en plus complexes, a
précipité l’image dans l’allégorie. L’allégorie est ici
l’art de dire autrement toujours la même chose, de délivrer
toujours non pas le message, mais l’objet contenu dans le
tabernacle. L’allégorie est le tabernacle, c’est-à-dire
l’écrin, l’habillement qui entoure et, par là, désigne la Loi.
La Loi est le seul objet véritablement digne d’être représenté,
à condition que ce soit sous la forme enveloppée de l’allégorie,
qui préserve à sa manière l’interdit de la représentation.
Le déploiement horizontal de l’image
allégorique, avec ses réseaux de similitudes, s’oppose à la
projection verticale de l’image économique, toujours prête à se
dissoudre dans le face à face du fidèle avec le prototype. Face à
l’économie de la déchirure, l’image allégorique est une
surface de similitudes, la surface même du rideau du Saint des
Saints ; l’institution de l’image allégorique consiste donc
en quelque sorte à faire faire surface à l’invisible,
c’est-à-dire non seulement à faire advenir dans le visible
tous les éléments du système symbolique, mais encore à tisser
entre eux un réseau de relations susceptible d’ordonner
géométralement l’espace de l’image. La généralisation de
l’allégorie dans l’image se traduit par une spatialisation des
structures symboliques.
Économie
de l’incarnation, allégorie de la passion : Bède
Pour Bède le vénérable, si le paradigme de
toute image est le tabernacle, celui-ci ne se conçoit que comme
articulation d’un espace matériel et d’un espace symbolique.
Ainsi les quatre anneaux d’or de l’arche sont interprétés
systématiquement selon un double registre :
« Et quatre anneaux
d’or que tu placeras aux quatre angles de l’arche ; que deux
anneaux soient d’un côté, et deux de l’autre. Les quatre
anneaux d’or sont les quatre livres des Évangiles, qui sont à
juste titre d’or vu l’éclat de la sagesse dont ils
resplendissent, et à juste titre sont comparés à des cercles car
éternelle est la sagesse même de Dieu qu’ils prêchent, ne
commençant à aucun moment ni ne cessant d’être l’éternelle
divinité que le Christ homme a reçue. C’est pourquoi, quand
approche l’heure de sa passion, Il implore Son Père en disant :
Et maintenant, illumine moi, mon père, auprès de toi, de la
lumière que j’avais auprès de toi avant que le monde
n’existe (Jn. xvii,
5). L’arche a quatre angles car le sacrement qui célèbre
l’incarnation du Seigneur ne cesse d’être célébré dans toutes
les régions du monde où se déploie la sainte Église. Et au
travers de ces mêmes angles quatre anneaux sont posés car aux
quatre coins du monde l’évangile du Christ est prêché pour le
salut des cœurs des fidèles. »
Le cercle signifie à la fois l’éternité de la
sagesse divine et l’Évangile compris comme objet. Les quatre
cercles renvoient aux quatre points cardinaux du monde et aux quatre
Évangiles, c’est-à-dire au message du Christ. Le moment
d’articulation de ces deux espaces n’est pas celui de
l’incarnation, mais celui de la passion, de la prière au Père du
Fils prêt d’être abandonné sur la croix. Le système exégétique
qui déploie ces similitudes prend comme support central le moment
d’éclipse de la Lumière : à l’or des anneaux
correspondent les ténèbres de la passion, entre la lumière
éternelle d’avant l’incarnation et la lumière de la
résurrection. L’espace allégorique suppose en quelque sorte cette
éclipse préalable. Il se déploie dans le moment pour ainsi dire
« anti-économique » de l’abandon du Christ à son
humanité. L’éclipse de la Lumière, l’abandon du Fils,
consacrent l’autonomie spatiale de l’image.
Il n’est qu’à comparer avec l’exégèse de
Jean Damascène, méditant sur le même objet, l’arche couverte
d’or :
« Voilà pourquoi Dieu
a ordonné que l’arche soit faite d’un bois incorruptible,
qu’elle soit couverte d’or au dedans et au-dehors et qu’y
soient déposées les tables, le rameau et la cruche d’or remplie
de manne (Ex. xxv,
10) : c’est le mémorial des choses passées et la
préfiguration des choses futures. Qui pourra affirmer que ce ne sont
pas là des images et des hérauts à la voix perçante ? En
outre, ces objets n’ont pas été placés sur les côtés du
tabernacle mais exposés aux yeux du peuple tout entier, afin qu’en
le regardant, ce soit au Dieu qui se manifeste à travers eux que
l’on rende prosternation et adoration. Il est clair que ce n’est
pas ces objets que l’on adore, mais à travers eux, c’est pour le
mémorial des miracles qu’on fait cela, et c’est au Dieu qui a
fait des merveilles qu’on adresse la prosternation. Car les images
étaient placées pour le mémorial et elles étaient honorées non
pas comme des dieux, mais parce qu’elles rappelaient le souvenir de
l’action divine. »
(Discours sur les images, I, 17, op. cit., p. 50.)
Alors que Bède, faisant travailler les
similitudes, arrime son objet dans un espace diagrammatique chargé
de symboles, Jean Damascène dissout l’icône dans l’ὑπόμνησις,
le processus de remémoration. Prise entre ce qu’elle commémore et
ce qu’elle préfigures, l’arche ne signifie rien en elle-même ;
elle est le truchement par quoi Dieu se rend visible. L’arche est
un symbole de l’incarnation ; elle adapte économiquement
l’invisibilité incirconscriptible de Dieu à la visibilité de
l’icône.
Chez Bède, toute est visible : la
matérialité de l’entre-deux où se déploie l’allégorie est
soulignée par le regroupement des évangélistes deux par deux :
Matthieu et Luc d’une part, Marc et Jean d’autre part :
« Deux anneaux sont sur
un côté et deux autres sur l’autre car deux évangélistes
assistaient à l’enseignement du Sauveur prêchant en chair et
faisant les miracles ; les deux autres vinrent à la foi en Lui
après sa résurrection et son ascension dans les cieux ; ou
bien parce que, quand ils sont figurés par quatre animaux, il y en a
deux qui désignés par l’homme et le veau
portent les traces de ses souffrances et de sa mort, et il y en a
deux autres qui préfigurés par le lion et l’aigle arborent les
insignes de la victoire par laquelle il anéantit la mort. C’est
comme homme devenu mortel par l’incarnation que le Seigneur est
apparu, et c’est comme veau, de la même façon, offert pour nous
sur l’autel de la croix, qu’Il s’est manifesté, et Il est
devenu lion en triomphant courageusement de la mort, et aigle en
s’élevant dans les cieux. Une autre raison pour laquelle deux
anneaux sont d’un côté et deux de l’autre, c’est que deux
évangélistes par leur figure suggèrent l’enlèvement
de l’humaine fragilité au sein du Seigneur et les deux autres la
victoire par laquelle Il a triomphé de cette même fragilité qu’Il
a enlevée et de la mort. Car de même que le côté gauche de
l’arche comportait deux anneaux parce qu’il y avait deux
évangélistes qui figuraient l’incarnation et la passion du
Seigneur,
de même à son côté droit se trouvaient deux anneaux car il y a
également deux évangélistes qui expriment Sa résurrection et Son
ascension,
ce qui touche de façon figurée à la gloire de la vie future. »
L’arche étant le Christ, les quatre anneaux
sont les quatre évangélistes qui eux-mêmes équivalent au Christ.
Mais ces équivalences symboliques dessinent dans le même temps un
espace iconographique type qui est l’espace même des images que
nous avons analysées dans le Book of Kells, l’Évangile
d’Echternach ou la Bible de Vivien. Au centre est l’arche
christique, figurée par la mandorle, le trône ou le losange à
motifs géométriques ; sur les côtés sont les quatre
évangélistes qui bordent l’image. Le Christ sur la croix était
présent, encadrant l’image, au folio 291 du Book of Kells.
Mais les évangélistes n’ordonnent pas
seulement un espace ; selon Bède, ils déploient également une
temporalité : les deux premiers précédèrent historiquement
la Passion puisqu’ils assistèrent à l’enseignement du Christ ;
les deux derniers suivirent la passion, sans connaître
historiquement le Christ. Les deux premiers signifient l’incarnation
par leurs symboles, le Christ fait homme et le Christ fait agneau
(Bède, de façon assez cocasse, parle d’un veau pour essayer de
concilier le symbole de Luc, le bœuf, avec l’agneau mystique), qui
tous deux renvoient à la chair. Les deux derniers, au contraire,
toujours par leurs symboles, signifient la résurrection, la force du
lion suggérant la victoire sur la mort et l’envol de l’aigle,
l’ascension du Christ.
L’espace allégorique central, dévolu au
Christ de la passion, est donc encadré par les deux mystères qui
temporellement le circonscrivirent, l’incarnation avant et la
résurrection après. Reste à décrire ce qu’est en soi, au
centre, l’arche christique :
« Et tu placeras
dans l’arche le Témoignage que je te donnerai (Ex. xxv,
16), car nous ne devons croire et dire, à propos du Fils incarné de
Dieu, que ce qu’Il a jugé digne de révéler par les auteurs des
saintes écritures. Si tu veux savoir quel était ce Témoignage que
Moïse a reçu du Seigneur pour le placer dans l’arche, écoute
l’apôtre : Derrière le second voile, dit-il,
était le tabernacle que l’on appelle Saint des Saints,
comportant un autel des parfums en or et l’arche du Testament
entièrement recouverte d’or dans laquelle se trouvait une urne
d’or contenant la manne, le baton d’Aaron qui avait bourgeonné
et les tables du Testament (Hbr. ix,
3-4). L’urne d’or dans l’arche contenant la manne est l’âme
sainte contenant dans le Christ toute la plénitude de la divinité
qu’il porte en lui. Le bâton d’Aaron qui avait bourgeonné après
avoir été taillé est son pouvoir invaincu duquel le prophète
dit : Le bâton d’équité est le bâton de ton règne
(Ps. xliv, 7). »
Curieusement, Bède s’attache, dans l’arche,
aux emblèmes du pouvoir : le baton d’Aaron, la manne du
magistère spirituel et les tables de la Loi. On retrouve ici les
attributions du Christ en majesté, de ce même Pantocrator qui se
déploie dans les absides des églises byzantines et romanes. Mais le
jeu allégorique ouvre la perspective d’un glissement futur :
c’est la crucifixion, le dénuement du Christ abandonné à son
humanité, qui est amené à occuper le devant de la scène. Une fois
encore, Bède procède, sous le couvert des similitudes, à un
retournement : l’imploration initiale du Clarifica me
est recouverte par la proclamation d’une potestas invicta.
II.
Spatialisation , féminisation
L’allégorie en peinture prend donc son essor à
partir du moment où elle s’inscrit dans un espace. Le diagramme en
constituait les prémisses. Au douzième siècle, cet espace fait
l’objet de toute une spéculation. En s’inspirant du De Noe et
arca d’Ambroise de Milan (quatrième siècle), Hugues de
Saint-Victor, dans le Libellus de formatione arche, traité
allégorique sur l’arche de Noé, propose un mode d’emploi pour
peindre (au sens propre) l’arche. Un jeu subtil d’inclusions et
de subdivisions lui permet, à partir de l’arche, de décrire
l’univers tout entier et la hiérarchie des hommes. L’espace se
compartimente et se colore de couleurs symboliques. Adam le
Prémontré, dans le De triplici tabernaculo (1180-1), reprend
la même méthode pour décrire le temple de Jérusalem, dont le
pavement reproduit l’image du Christ. Dans ces textes apparaît la
notion de champ (campus), c’est-à-dire d’un espace conçu
conjointement comme espace géométral dont l’architecture est
décrite minutieusement et comme espace symbolique renvoyant au
fondement christique de l’image.
Pourtant ce moment de la spatialisation de
l’image, de la réflexion sur la mise en espace, est aussi celui
d’un basculement de la représentation vers le féminin, qui
constitue l’évolution la plus spectaculaire de l’art roman.
Ce basculement s’opère en plusieurs étapes :
on voit d’abord apparaître une figure allégorique de l’Église,
identifiée à la fois au tabernacle et à la cité de Dieu. Puis
cette Église allégorique est elle-même personnifiée par la Vierge
Marie. Enfin Marie devient l’allégorie du tabernacle.
Le
tabernacle, allégorie de l’Église : Bède
Bède le Vénérable avait déjà suggéré
d’identifier le tabernacle à la communauté des élus :
« Donc le Tabernacle
qui fut montré à Moïse sur la montagne est cette cité supérieure
et patrie céleste dont on croit qu’elle fut érigée à ce moment
là par les seuls anges saints, après la passion puis la
résurrection et l’ascension dans les cieux du médiateur entre
Dieu et les hommes, et il y reçut la multitude illustre et abondante
des âmes saintes. »
Dans le commentaire du Cantique des Cantiques,
c’est l’Épouse qui est identifiée à l’Église :
« Livre 1 : La
Synagogue désire que le Seigneur vienne en chair et, emplie du zèle
que donne la grâce, elle court à sa rencontre.
[…] Je suis noire mais
belle comme les tabernacles de Cedar, comme les peaux de Salomon :
on distingue ainsi noire comme les tabernacles de Cedar, belle comme
les peaux de Salomon.
En effet la sainte Église
est assez souvent obscurcie par l’affliction où la plongent les
infidèles, comme si elle était l’ennemie générale du monde
entier, accomplissant la parole du Seigneur, Et vous serez en bute
à la haine de tous à cause de mon nom. C’est toujours sous
cet aspect que du point de vue de son Rédempteur elle est
convenable, comme si c’était ainsi qu’elle était vraiment digne
que le Roi de paix trouve bon d’aller la voir. Et il faut noter que
Cedar, par son nom même qui évoque les ténèbres, fait penser aux
hommes pervers ou aux esprits immondes, de même que Salomon, qui
signifie celui qui fit la paix, renvoie également par le mystère de
son nom à ces paroles de l’Écriture, Son empire se multipliera
et la paix n’aura pas de fin sur le trône de David et sur son
royaume.
De même qu’on dit que
l’Église est noire comme les tabernacles de Cédar, et il faut
prendre cela non pas pour la vérité mais pour le jugement des
ignorants qui pensent qu’elle fournit en son sein un asile aux
vices et aux esprits malins, de même l’Église est appelée belle
comme les peaux de Salomon, et on prend cela pour une vérité
exemplaire car, comme Salomon avait l’habitude de se fabriquer des
tentes avec les peaux des animaux morts, ainsi le Seigneur rassemble
à lui l’Église en prenant les êtres qui ont su renoncer aux
désirs de la chair. (Livre 1, chapitre 1, §4.)
L’Église est donc à la fois tabernacle de
Cédar et peaux de Salomon, à la fois lieu d’ombre et de ténèbres
comme Église militante en bute aux infidèles et lieu de paix comme
communauté des fidèles débarrassés des désirs de la chair.
L’Église est vue du dehors comme ombre de Cédar et vue du dedans
comme paix de Salomon.
Ce jeu des deux points de vue initie un avers et un envers de
l’espace tabernaculaire où se tisse le réseau des similitudes.
Tabernaculum, mansio, tentorium :
il y a là un espace restreint où la lumière se retourne en ombre.
Les peaux cousues ensemble pour former la Tente figureront désormais
l’assemblée des fidèles, c’est-à-dire l’Église comprise non
comme institution, mais comme chair, comme peuple, non comme principe
d’autorité mais comme principe de communauté. La figure
christique et régalienne continue de s’éloigner ; un autre
principe symbolique se met en place.
Maison
de Dieu et corps de reine : le rouleau d’Exultet
L’Église siégeant sur une église, rouleau d’Exultet, vers 985-987. Lat. 9820, Rome, Bibliothèque vaticane. L’image est
structurée par le glissement de sens, d’Église vers église, de siéger au sens institutionnel vers siéger au sens propre d’être assis.
On voit d’abord apparaître des allégories de
l’Église, comme celle du rouleau d’Exultet.
L’Église siégeant sur l’église identifie le corps impérial de
la femme en majesté à l’architecture de l’édifice sacré. Les
bougies allumées sur les candélabres derrière la femme assise
évoquent les langues de feu qui apparurent à la Pentecôte et se
posèrent sur les apôtres, les emplissant de l’Esprit Saint.
La Pentecôte dans la tradition juive est la fête du don de la Torah
au mont Sinaï, qui donnait lieu à une procession et à une
assemblée du peuple au Temple (Chavouot) : après sa
destruction, l’installation matérielle des tables de la Loi est
identifiée au don spirituel de la Loi au peuple juif, c’est-à-dire
à l’installation de la Loi dans la communauté.
Cette identification est déjà présente dans les
psaumes et dans Isaïe : « le Sinaï est au sanctuaire »
(Ps. lxvii, 18) peut se
comprendre comme les tables de la Loi, données au mont Sinaï, sont
dans le Temple de Sion, c’est-à-dire dans la communauté. De même,
« de Sion vient la Loi et de Jérusalem la parole de Yahvé »
(Is. ii, 3) peut se
lire comme la Loi est au milieu de Sion, c’est-à-dire du peuple
juif, et le Verbe est dans Jérusalem, c’est-à-dire dans la cité
du peuple élu. La Pentecôte chrétienne identifie de même le
tabernacle à l’Église comme communauté des fidèles ; elle
la représentera donc par la communion des apôtres autour de la
Vierge trônant qui figure cette communauté, bien que la Vierge ne
soit pas mentionnée dans le récit des Actes des apôtres.
Le rideau noué à la porte ouverte de l’église évoque le rideau
séparant le Saint du Saint des Saints dans le Temple, rideau qui se
déchire au moment de la mort du Christ. Avant l’Incarnation et la
Résurrection, on ne pouvait voir Dieu que dans le nœud de
l’énigme ; mais l’épreuve de la Passion ouvre le fidèle à
la grâce qui permet de contempler Dieu face à face : le rideau
est donc noué mais la porte ouverte, l’image célèbre le passage
de l’énigme, figurée en bas par l’édifice de la Loi, à la
vision, figurée en haut par le corps féminin de la grâce. Corps
féminin et non corps christique. Les bras ouverts de cette figure
féminine, mais aussi le médaillon sur la poitrine (où devrait
apparaître le Christ) pourraient évoquer la position d’orante de
la Vierge des Blachernes (dite aussi Vierge du signe), l’un des
types byzantins les plus célèbres de la Théotokos.
Identifications à la Vierge
Bernard de Clairvaux (1091-1153) identifie
explicitement la maison de Dieu, autrement dit l’Église, à la
Vierge :
« La Sagesse s’est
construite une maison (Pr. ix,
1). Comme on comprend la sagesse de nombreuses façons, il faut se
demander quelle sagesse s’est construite une maison. On parle en
effet de sagesse de la chair, qui est l’ennemie de Dieu (Rm. viii,
7), et de sagesse de ce monde, qui est bêtise auprès de Dieu (1Co.
iii, 19). L’une et
l’autre, selon l’apôtre Jacques (Jc. iii,
15), sont terrestres, animales, diaboliques. De telles sagesses, soit
de la chair, soit du monde, ne construisent rien ; elles
détruisent plutôt toutes les maisons qu’elles habitent. Or il
existe une autre sagesse, qui vient d’en haut ; elle est
d’abord pudique, et enfin pacifique ; elle est elle-même le
Christ, vertu de Dieu et sagesse de Dieu, dont l’Apôtre dit :
« il est devenu pour nous et par Dieu la sagesse et la justice
et la sanctification et la rédemption » (1Co, i,
30).
C’est pourquoi cette Sagesse, qui est de Dieu et qui est
Dieu, venant du sein de Dieu vers nous s’est construite une maison,
à savoir sa propre mère la Vierge Marie, dans laquelle elle a
taillé sept colonnes.
[…]
Nous aussi, si nous voulons devenir la maison de la
Sagesse, il est nécessaire que nous soyions dressés sur sept
colonnes, c’est-à-dire que par notre foi et nos mœurs nous nous
préparions pour elle. »
La Sagesse constructive est le Christ, qui s’est
construit la Vierge comme maison. Ainsi se prépare l’identification
de Marie au tabernacle.
Ecclesia, église abbatiale de Prüfening, vers 1125.
L’identification de l’Église à la Vierge
donne naissance aux allégories d’Ecclesia, comme celle du
plafond en coupole de l’église abbatiale de Prüfening,
restaurée au dix-neuvième siècle. Sur l’inscription circulaire,
on lit : Virtutum gemmis pr[a]elucens virgo perennis sponsi
juncta thoro sponso conregnat in [a]evo, « resplendissant
des joyaux des vertus la vierge immortelle unie au lit nuptial règne
avec l’époux pour les siècles ». L’expression Virgo
perennis identifie depuis Ambroise la Vierge à l’Église.
L’allégorie de l’Église, tenant d’une main l’étendard de
la foi, de l’autre la sphère céleste qui contient le monde, est
par cette inscription identifiée aux épousailles mystiques de Dieu
avec la communauté des fidèles ; ce n’est pas un hasard si,
parallèlement au développement de ce thème iconographique,
l’exégèse biblique du douzième siècle accorde la première
place au Cantique des Cantiques.
De la
réversion exégétique à la subversion par l’image : la
figure
Portes du paradis, chapiteau du chœur, Clermont, Notre-Dame-du-Port, vers 1100. Deux faces de ce chapiteau sont consacrées
à l’assomption de la Vierge, les deux autres (dont celle-ci) à l’ouverture par les anges des portes du paradis.
Mais il y a plus : cette Vierge-Église
trônant et inscrite dans une mandorle circulaire est entourée du
tétramorphe jusqu’ici réservé en principe au Christ. L’union
de l’Épouse avec l’Époux n’est pas représentée, comme
souvent par ailleurs,
par le Christ et la Vierge siégeant côte à côte.
Sponsi juncta thoro, elle est unie au trône
conjugal ; le siège même désigne l’Époux. Identifié,
réduit au cadre architectural de l’image, le Christ s’absente
pour constituer le dispositif des futures Maestà. La base de
ce dispositif repose sur un « glissement de fonction »
hautement subversif : la Vierge-Église usurpe, comme l’a
montré Jean Wirth, une place qui devait revenir au Christ. Ce n’est
plus le Christ pantocrator, image du chef tout puissant, mais la
figure féminine populaire représentant la communauté qui trône
dans l’église et devant laquelle le chef devra s’incliner. La
Vierge-Église se rapproche peu à peu de l’allégorie du
tabernacle. Ce glissement, cette subversion se marque dans l’image
par une sorte de flottement du trône d’Ecclesia. Malgré la
ressemblance avec le frontispice des Évangiles, dans la Bible de
Vivien, que nous avons étudié plus haut, nous n’avons plus
affaire ici à un dispositif diagrammatique. Deux types d’espaces
s’articulent ou s’affrontent. La mandorle et le tétramorphe
relèvent d’une pure géométrie, tandis que le trône devient le
lieu unique, focal de l’architecture symbolique, rachitecture
spectaculaire parce que transgressive. Le tétramorphe n’est plus
une similitude du personnage central qui, par cette dissemblance,
devient figure. A la compartimentation symbolique du diagramme
s’oppose un nouveau dispositif, fondé sur le jeu, sur le
flottement entre le cadre christique et le trône marial. Image écrin
et image structure entrent en concurrence, initiant, entre Christ et
Vierge, un dédoublement symbolique.
Le jeu différentiel peut être assumé par
l’opposition des faces d’un chapiteau, comme dans le chapiteau du
chœur de l’église Notre-Dame-du-Port à Clermont où l’assomption
de la Vierge, qui occupe deux faces, est mise en relation avec les
portes du paradis sur les autres faces. L’église est elle-même
conçue comme une image du paradis, dont le fidèle doit éprouver
comme la prémonition quand il y pénètre.
La Vierge étant une image de l’église, elle devait être mise en
relation logiquement avec le paradis dont les portes s’ouvrent ici
pour exposer un autel et une lampe et dont les architectures
suggèrent la Jérusalem céleste, voire l’arche de Noé, plutôt
que le jardin primordial. Le chapiteau articule donc d’un côté la
Vierge tirée du tombeau – son âme emmaillotée est tenue par
le Christ comme une mère tient un enfant – et de l’autre côté
les portes d’un paradis représenté à la fois comme Arche, Cité
et Temple, l’autel avec le rideau évoquant le Saint des Saints
dans le tabernacle. Or le Christ portant sur ses genoux l’âme de
sa mère, iconographie courante dans la tradition byzantine,
constitue bel et bien une représentation inversée de la Vierge à
l’enfant. C’est lui qui fait écrin, comme en réplique de la
théotokos. D’un côté du chapiteau, le Christ porte la
Vierge ; de l’autre, la Vierge est identifiée au
Paradis-tabernacle, qui porte et contient la loi du Christ. Alors, du
Christ écrin, on passe à la Vierge architecture.
D’autre part, comme dans l’Ecclesia de
Prüfening et bien que le propos soit complètement différent, on
constate un dispositif fondé sur l’inversion, sur le déplacement,
et non plus sur la similitude : les portes du paradis, qui
marquent la royauté triomphante de la Vierge, s’opposent à
l’Assomption, où celle-ci est récupérée dans le sein du Christ.
Ce qui n’est que suggéré dans ces allégories
du douzième siècle va devenir l’objet d’une spéculation
théologique intense dans les siècles suivants.
L’architecture
allégorique : Jean Algrin
Nous avons vu comment, déjà chez Bède, les
pelles Salomonis du début du Cantique des cantiques (I, 4)
étaient identifiées à la communauté des âmes ayant renoncé à
la chair. Plus tard, chez Bernard de Clairvaux ou Albert le Grand,
cette communauté ecclésiale est figurée par la Vierge. Jean
Algrin,
dans son commentaire du Cantique des Cantiques, prêtant à Marie sa
propre exégèse d’elle-même, la définit explicitement comme
tente de Cédar, et son ventre comme pelles Salomonis :
« de même que les peaux
ont contenu l’arche symbolique, de même moi dans mes entrailles
c’est l’arche véritable que j’ai contenue, c’est-à-dire le
Christ, dont la chair est symbolisée par l’arche. »
Pourtant l’identification du tabernacle au
Christ demeure encore l’identification majeure chez Algrin :
« Triplicité du
tabernacle.
Il y a trois tabernacles, un matériel, un mystique
et un moral, à savoir le tabernacle de Moïse, le tabernacle du
Christ, le tabernacle de quiconque est juste. Le tabernacle de Moïse
fut une construction formée de divers ornements. Le tabernacle du
Christ est l’Église. Le tabernacle du juste est l’âme de
quiconque a la foi. Le premier fut fabriqué de bois de séthim
imputrescible, le second de saints infatigables, le troisième de
vertus. Moïse éleva le sien dans le désert, le Christ dans le
monde, le juste dans son âme. Moïse a placé dans son tabernacle
l’arche ; le Christ, dans le sien, sa propre chair ; le
juste, sa conscience. L’arche de Moïse est dorée de l’or le
plus pur au dedans et au dehors. La chair du Christ est dorée à
l’intérieur de sa divinité, à l’extérieur, de l’éclat de
ses miracles. La conscience du juste resplendit à l’intérieur de
la splendeur de sa pureté, à l’extérieur, de ses œuvres de
charité. Donc dans le tabernacle du Christ, qui est l’Église,
trouvent place les chœurs qui louent Dieu pour stimuler la dévotion
et délivrer les actions de grâces. L’apôtre enseigne comment on
doit louer Dieu… (Livre X, chapitre 7, Que voyez-vous dans la
Sunamite, sinon les chœurs des camps ?) »
On voit se mettre en place ici les grilles de
lecture exégétique qui marquent la fin de la similitude.
L’interprétation du texte biblique, et du même coup la lecture de
l’image, sera d’abord littérale, constatant la matérialité de
l’objet, puis anagogique, ramenant l’ancien au nouveau testament,
et la diversité des histoires à l’unité de la figure du Christ,
enfin mystique, intériorisant pour le fidèle le message figuré par
le Christ. L’image se construit alors, plus que jamais, dans le jeu
d’une extériorité et d’une intériorité : pure
extériorité de l’objet, puis extériorité et intériorité de la
figure, enfin pure intériorité de la conscience mystique. Ce jeu
intellectuel est porté par la forme concrète du tabernacle, par
cette circularité qui délimite un dehors et un dedans, dont Bède
avait déjà souligné les potentialités symboliques.
Penser par l’image : Albert le Grand
Mais c’est avec Albert le Grand (1193-1280) que
le tabernacle marial prend pour la première fois tout son essor.
Dans le Mariale, il identifie explicitement l’Église à la
Vierge et la Vierge au tabernacle :
« Livre iv,
De la sanctification de Marie, chapitre 28, « Marie
tabernacle ».
Le psaume Le Très-Haut a sanctifié son
tabernacle (Ps. xlv,
5) parle de la sanctification de la Vierge. Le tabernacle est la même
chose que cette cité, c’est-à-dire la Vierge dans laquelle le
Très-haut est venu s’armer des armes de notre mortalité. C’est
ce tabernacle que le Très-haut a sanctifié, car il l’a purifiée
dans le ventre de sa mère du péché originel afin qu’elle naisse
totalement propre.
Il est intéressant qu’Albert le Grand parte du
psaume xlv, qui célèbre
la présence de Dieu dans le Temple, protégeant la ville de
Jérusalem. Le point de départ de la méditation sur le tabernacle,
qu’il s’agit d’amener, de détourner vers l’identification à
Marie, est l’évocation de la cité de Dieu, civitas illa.
C’est parce que le tabernacle est cette cité et que cette cité
est figurée par Marie que, par transitivité, Marie devient
tabernacle.
La médiation de la cité, entre le tabernacle et
Marie, prépare le plein déploiement du tabernacle comme dispositif,
c’est-à-dire comme articulation d’un espace géométral, ordonné
par la circonscription de la tente, des remparts, du ventre, et d’une
signification symbolique : le don de la Loi, l’existence de la
cité de Dieu, l’hypothèse de l’immaculée conception. Cette
fois le dispositif ne se dissout pas dans la contemplation mystique
d’un au-delà spirituel de l’image : fortement arrimé à sa
matérialité d’objet, le dispositif du tabernacle se définit
d’abord comme espace vacant et jamais directement comme chair
incarnée. De l’incarnation (armavit se armis nostrae
mortalitatis) Albert le Grand glisse d’ailleurs aussitôt à la
question plus controversée qui fait l’objet de livre iv :
Marie était-elle sainte dès sa conception ou fut-elle sanctifiée
par l’annonciation ? En optant pour l’immaculée conception
de Marie, Albert le Grand met en avant la sacralité principielle de
l’espace tabernaculaire, avant même le moment de l’incarnation,
en deçà donc de l’articulation symbolique qu’il instaure. Le
ventre-tabernacle est d’abord un espace vierge, tota munda.
Ce n’est pas un hasard si l’allégorie du
tabernacle s’oriente alors essentiellement vers le commentaire des
psaumes, dont le texte est littéralement hanté par les métaphores
spatiales : tantôt roc, tantôt refuge, Dieu habite dans son
temple. Restait à donner une signification mariale à cette
habitation :
« Livre X : Des
édifices par lesquels Marie est figurée dans la Bible.
Le
tabernacle, dont le Psalmiste dit, parlant au Christ, Seigneur,
qui habitera dans ton tabernacle, c’est-à-dire dans la sainte
Vierge ? C’est comme s’il disait : personne si ce n’est
toi seul. Pour cette raison il est dit Le prince, lui, siégera en
elle (Ez. xliv, 3).
Le prince lui, pour dire que ce ne sera pas un autre. De la même
façon le tabernacle est le corps du Christ. Mais qui y habitera qui
soit capable d’imiter dignement la passion ? Autant dire pas
grand monde et même personne. Et de fait c’est lui-même qui
invite ton épouse à cette habitation, dans le Cantique des
cantiques, ton épouse, c’est-à-dire ton âme animée par
la foi, lui disant Viens ma colombe cachée au creux des rochers,
en des retraites escarpées (Ct. ii,
14). De même , Va dans le rocher, terre-toi dans la poussière
(Is. ii, 10). Le Christ
a un tabernacle multiple. On lui dit donc, [au pluriel], Comme
tes tabernacles sont un lieu plaisant, Seigneur de vertus (Ps.
lxxxiii, 2).
Le
premier tabernacle et le plus digne est le corps qu’il a tiré de
la Vierge. Le second est le corps même de la Vierge. Le troisième,
l’Église militante. Le quatrième, l’Église triomphante. Le
cinquième, le corps du juste. Le sixième, toute pratique religieuse
bien ordonnée. Procédons maintenant par ordre. »
Ici encore, Albert le Grand part d’une
similitude plus traditionnelle, identifiant le tabernacle au corps du
Christ. Mais la Vierge est ce corps puisque c’est d’elle qu’il
a tiré sa chair. La réduction qui consiste à ramener la pluralité
du quis habitabit et du princeps à la seule personne
du Christ pourrait relever d’une pensée économique. Mais ce
Christ est aussitôt identifié à la passion, qui nous ramène à la
multiplicité de la Chair : le tabernacle est certes le corps du
Christ, mais de là le corps de tout chrétien qui, par le Cantique
des Cantiques, célèbre les noces de son âme fidèle, fidelem
animam, avec son corps purifié, devenu corpus justi.
Curieusement, le tabernacle défini comme
habitation n’est pas ici le ventre dans lequel s’installe le
Christ. Identifié à la Vierge, puis à, l’épouse du Cantique des
Cantiques, puis à l’âme du chrétien, il s’image comme colombe
réfugiée dans le rocher de Dieu, figure récurrente des Psaumes.
Or par cette image le contenant et le contenu ont
été inversés : du Christ dans la Vierge, on est passé à la
Vierge dans le Christ, d’abord colombe dans le rocher, puis âme
dans le corps du juste. Le glissement de l’incarnation vers la
passion a permis de ramener le Christ-image vers le corps, d’arrimer
le tabernacle à la matérialité du dispositif. La contradiction
métonymique est alors résolue par le déploiement codifié des sens
de l’allégorie : nous étions remontés du multiple à l’un ;
nous redescendons de l’un au multiple ; c’est le
tabernaculum multiplex, justifié par le pluriel dans la
citation des Psaumes.
Le retournement du tabernacle comme Christ (sens
1) en tabernacle comme Vierge-Église (sens 2 à 4), puis le retour
au corps christique du juste (sens 5) permet d’aboutir au
tabernacle comme contenu : religio est le contenu de
l’Église.
Le va-et-vient du Christ à la Vierge dans ce
texte où se mettent en place les dispositifs de l’allégorie
mariale est symptômatique du flottement métonymique qui caractérise
la pensée exégétique et, de là, le système de signification de
l’image. Dans le déploiement des similitudes, toujours, ça se
retourne. Un principe de réversion, échappant en quelque sorte à
la maîtrise institutionnelle du texte, transpose la subversion
primitive de l’image chrétienne, bravant l’interdit du
Décalogue, dans le mouvement même, iconique, de la pensée.
L’illogisme flagrant de cet enchaînement d’images bibliques
nouées par Albert le Grand autour de ce nouveau principe symbolique
marial que la Bible n’avait pas prévu, trouve sa cohérence dans
une logique de l’image héritée de cette subversion primitive. Le
dispositif allégorique, avec ses parcours de sens, installe la
construction intellectuelle hors de l’enchaînement démonstratif.
Albert le Grand juxtapose, ordonne citations et images ; il ne
les enchaîne pas. Son style même, abrupt, coupé, littéralement
intaduisible, dénote son dédain du discours. Le Mariale est
une composition diagrammatique ultime, dont le principe symbolique
vacille.
Le premier tabernacle est donc christique. Mais
c’est déjà le corps de Marie que l’imaginaire du texte met en
œuvre. Les psaumes identifient le soleil à Dieu : quia sol
et scutum Dominus deus (Ps. juxta Hebr. lxxxiii,
12). Mais ce soleil bouclier de l’imago clipeata devient,
dans l’exégèse du psaume xviii,
épiphanie du corps virginal :
« Il est question du
premier tabernacle au psaume xviii,
Dans le soleil il posa son tabernacle… ce qui s’explique
de différentes façons, selon les différentes propriétés du
soleil : le soleil en effet distingue les saisons et figure une
bonne action. Si j’ai vu le soleil alors qu’il brillait,
dit Job (Jb, xxxi, 26).
Le soleil se définit comme révélation car il est lui-même l’œil
du monde. Il se définit aussi par son éclat et par ses changements
d’état, lui qui se lève et se couche (Qo, i, 5),
et par son bouillonnement et son incandescence. De là vient que
pendant le jour il ne te brûle pas. Il se définit par son agilité,
sa luminosité, son incorruptibilité. C’est selon chacun de ces
modes que le Christ a posé dans le soleil son tabernacle,
c’est-à-dire dans la Vierge éclatante comme le soleil, quand Il a
tiré d’elle sa nature humaine, et qu’Il lui a accordé la
faculté, par la parole de Dieu, de concevoir et d’engendrer, comme
le dit Jean Damascène.
C’est selon la révélation, quand Il
a été reconnu à son aspect comme un homme (Ph. ii,
7) Après cela il a été vu sur terre, &c (Ba.
iii, 38).
C’est selon le temps, quand d’éternel il s’est fait
temporel, sans abandonner ce qu’il était, mais en prenant ce
qu’auparavant il ne possédait pas, à savoir la chair.
C’est
selon le changement d’état, car il a éprouvé la faim (Mt. iv,
2), la fatigue (Jn. iv,
6), la soif (Jn. ix?),
le sommeil, &c.
C’est selon l’exercice, car il s’est
exercé à de nombreuses reprises aux bonnes actions, prêchant et
guérissant les malades le jour, priant la nuit.
C’est selon
l’agilité, quand il a marché sur la mer.
C’est selon la
luminosité quand il a été transfiguré et que sa face a resplendi
comme un soleil (Mt. xvii,
2).
C’est selon l’incandescence et le bouillonnement de la
Passion, quand le soleil se tenant au midi brûlait la terre (Si.
xliii, 3).
C’est
son propre corps et les apôtres eux-mêmes. (Voir le chap. x,
exposé des prérogatives de Marie.)
C’est selon son
incorruptibilité, quand surgissant d’entre les morts il cesse
d’être mortel.
C’est selon l’éclat éternel, quand dans
l’ascension le soleil est élevé au ciel.
Notons au passage
que dans ces trois versets du psaume sont notées beaucoup de choses
qui touchent au Christ :
La première est l’incarnation.
D’où, Sur le soleil il posa son tabernacle. (Ps. Xviii,
5.)
La seconde est la sortie du ventre et la nativité. D’où,
Lui-même comme un époux s’avançant hors de sa chambre. La
troisième est l’humilité de la passion. D’où, Il se dressa
comme un géant pour courir sur la route. (Ps.
Xviii, 6.)
La quatrième est l’éternité de son
géniteur. D’où, Au plus haut du ciel est son lever. La
cinquième est son ascension. D’où Et le terme de sa course.
La sixième est l’égalité du Père et du Fils. D’où atteint
au plus haut. La septième est la mission du Saint Esprit. D’où
Elle est celle qui se dérobe à sa chaleur.
(Ps. xviii, 7.) »
A la faveur des inexactitudes du texte des psaumes
traduit d’après la Septante, Dieu ne dresse pas sa tente pour
le soleil, mais son tabernacle dans le soleil. Les mots se
désarticulent de leur insertion syntagmatique pour tisser des
réseaux de convergences iconiques. Ce n’est même pas le mot
tabernaculum, ni le thème de la demeure, du sanctuaire, qui
motive les relations qu’Albert le Grand établit entre les
références bibliques qu’il convoque. Il aurait pu, citant quis
habitabit in tabernaculo tuo (Ps. xiv,
1), conforter cette citation par quis stabit in loco sancto eius
(Ps. xxiii, 3) ;
partant de quam dilecta tabernacula tua (Ps. lxxxiii,
2), il pouvait enchaîner avec dilexi decorem domus tuæ et locum
habitationis gloriæ tuæ (Ps. xxv,
8) ; l’invitation d’Isaïe à se cacher dans la poussière,
abscondere in fossa humo (Is. ii,
10) pouvait être ramenée au tabernacle des psaumes : abscondit
me in tabernaculo in die malorum (Ps. xxvi,
5).
Au lieu de cela, Albert le Grand suit l’image
du soleil jusqu’à sembler oublier un moment l’objet de son
chapitre. Les citations de Job et de l’Ecclésiaste répercutent
l’image au mépris du contexte où elles sont prises. Ce qui se
tisse ici n’est plus le réseau des similitudes qui venaient
toujours buter au même terme christique, mais une succession de
réseaux en étoiles dont le centre, toujours, varie : du
tabernacle, on passe au soleil, prétexte à la déclinaison de tous
ses modes ; du soleil, on en vient à l’exégèse des versets
5 à 7 du psaume xviii,
lus comme une histoire du Christ ou plus exactement comme une
déclinaison de ses attributs. Le texte fait donc image, condensant
dans le médaillon de trois versets l’ensemble du message
évangélique. L’image exégétique défait dans un premier temps
les enchaînements discursifs du texte biblique ; dans un second
temps elle rétablit une autre logique, qui est celle du dispositif
allégorique : tout se passe comme si, dans un premier temps,
Albert le Grand, éparpillant les références bibliques, purifiait,
nettoyait l’espace textuel, le désémiotisant pour le constituer
en tabernacle ; dans un second temps il étage dans le
dispositif ainsi préparé les éléments d’une taxinomie :
multiplicité du tabernacle, modes d’être du soleil, attributs du
Christ. Le morcellement syntagmatique du texte suit toujours une
déclinaison des modes, mais le cœur de ces déclinaisons, le sujet
auquel elles se rapportent, varie désormais.
Le passage du tabernacle christique au tabernacle
marial ne marque donc pas un simple changement thématique des
significations de l’image ; il consacre une révolution
sémiologique qui affecte le principe symbolique lui-même. La
similitude établissait des équivalences symboliques entre des
objets, des chaînes d’égalités aboutissant invariablement au
Christ. L’allégorie qui se déploie ici procède par étoilements
de sens. Son objet central est irréductible au Verbe. Marie n’est
pas un nom, mais une figure. Le Mariale tente de
rattraper par la prolifération du texte cette irréductibilité.
Ramener l’image du Christ pour la voir revenir à la Vierge, tel
est le mouvement incessant du texte, qui se construit comme
circonscription d’un centre vide, de cet uterus virginalis
qui cristallise désormais la résistance de l’image à la
textualisation :
« Le second tabernacle
est le ventre de la Vierge, qui est nommé tout à fait proprement
tabernacle puisque la Vierge elle-même dit :
Celui qui m’a créée s’est reposé dans mon tabernacle
(Si. xxiv, 8) Voir
l’explication ci-dessus, où elle est désignée comme repos. Et
c’est de ce tabernacle qu’il est dit dans Isaïe C’est un
tabernacle qui ne pourra jamais être déplacé (Is. xxxiii,
20), comprenez [qui ne pourra jamais] être utilisé à autre chose
que pour le Fils de Dieu.
Et remarquez que le tabernacle, au
sens propre, est à l’usage des militaires et des voyageurs :
de même que le soldat qui part au combat s’arme dans sa tente, de
façon à sortir en armes pour la bataille, de même le Christ,
s’apprêtant à combattre le diable pour défendre son épouse
déshéritée, l’Église, dans le ventre de la sainte Vierge comme
dans un tabernacle s’est attaché une armure de chair humaine,
comme le lui avait demandé le Psalmiste au nom du genre humain,
disant : Prends les armes et le bouclier, dresse-toi à mon
aide (Ps. xxxiv,
2), alors entrant tout armé en lutte avec le diable il combattit
dans la Passion, et il le transperça alors que sa main était fixée
à la croix, car c’est là qu’était cachée sa force (Ha.
iii, 4). D’où la
parole de Job, Sa prudence a transpercé l’orgueilleux et
arraché au diable la proie qu’il avait dévorée (Jb xxvi ?),
comme on chante à l’époque de Pâques. Et c’est ce que dit Job
parlant de la personne du Christ : Je broyais le moulin de
l’injuste et, j’ôtais la victime de ses dents (Jb.
xxxix ?). »
Le glissement thématique est particulièrement
net ici. Alors que le mot tabernacle permettait jusque là de
s’abstraire de l’objet matériel, la tente, pour accéder à la
vérité mystique, le réceptacle de la Loi, c’est précisément
l’image de la tente que suit Albert le Grand : tente du
soldat, tente du voyageur, elle unit des thèmes hétérogènes par
sa seule cohérence iconique. L’image est l’espace marial où
dérouler la scène christique : cette scène du combat n’est
pas celle de l’incarnation, mais bien celle de la passion.
L’allégorie comme parcours initiatique : Thomas d’Aquin
Le sujet du livre iv
du Mariale d’Albert le Grand est repris par Thomas d’Aquin
(1227-1274) à l’article 2 de la question 27, dans la troisième
partie de la Somme théologique. La question est Utrum
Beata Virgo sanctificata fuerit ante animationem, si la Vierge
était sainte avant l’annonciation. Après avoir exposé les
arguments d’Ambroise, d’Anselme et de Paul en faveur de cette
thèse, Thomas d’Aquin prend le parti contraire d’Albert le Grand
tout en se réclamant de la même allégorie du tabernacle :
« Mais le fait que les
choses de l’ancien Testament sont une figure du nouveau milite
contre cette thèse : selon le verset 11 du chapitre x
de la première épître de Paul aux Corinthiens, tous ces
événements qui leur arrivaient constituaient des figures. Or
quand on parle de sanctification du tabernacle, comme au verset 5 du
psaume xlv, le
Très-Haut a sanctifié son tabernacle, il semble que l’on
signifie la sanctification de la Mère de Dieu, qui est dite
tabernacle de Dieu, selon l’expression du verset 6 du psaume xviii,
Dans le soleil il posa son tabernacle. Du tabernacle il est
dit en outre, aux versets 31 et 32 du chapitre xl
de l’Exode, Quand tout fut achevé, le tabernacle du Témoignage
ouvrit les nuées et la gloire de Dieu le remplit. De même, la
Vierge ne fut pas sanctifiée avant que tout ce qui touchait à elle
fût accompli, à savoir ce qui touchait à son corps et ce qui
touchait à son âme. »
(Somme théologique, III, Q.27, a.2.)
Le tabernacle est désigné par Thomas d’Aquin
comme une figure ; il se manifeste dans l’ancien testament
comme une figure du message des Évangiles. La pratique de la lecture
anagogique n’est certes pas une invention de Thomas d’Aquin. Mais
le glissement d’imago vers figura change complètement
le statut de l’image. Celle-ci ne fonctionne plus comme similitude
mais comme préfiguration ; elle n’est plus l’objet focal de
l’adoration, mais plutôt un intermédiaire à partir duquel
effectuer une translation de sens. Thomas subit ici visiblement
l’influence de la pensée économique byzantine. Mais la tradition
occidentale a désormais fixé l’autonomie du support. Figura
est un compromis entre cette matérialité principielle de l’image
occidentale et le mouvement de translation vers le prototype hérité
de Byzance.
Il est intéressant d’autre part de voir
apparaître la figure du tabernacle au moment où Thomas d’Aquin
récuse l’idée d’une sainteté essentielle et originelle de la
Vierge Marie, idée à laquelle l’Église finira, tardivement, par
consentir, jusqu’à adopter le dogme de l’immaculée conception.
Marie n’est sainte qu’à l’issue de tous les événements
miraculeux de son existence, postquam cuncta eius perfecta sunt,
de même que le tabernacle n’est devenu saint, ne s’est empli de
la gloire de Dieu qu’une fois sa construction achevée. Marie
devient une architecture. Le face à face avec la figure de Marie
n’est plus un face à face immédiat avec Dieu, comme devant les
achiropiites. La divinité de la figure demande à être
construite ; comme figura, l’image devra organiser ce
processus de construction, le figurer matériellement,
géométralement, par un trajet du regard.
III.
Majestés et Miséricordes
Dès le treizième siècle, on voit apparaître
des sculptures de Vierges-tabernacles qui, en s’ouvrant, présentent
une image du Christ.
Montée
et descente du regard : l’allégorie dialectique
Quant aux Maestà,
elles installent la Vierge sur un trône aux architectures
somptueuses, en souvenir des allégories médiévales d’Ecclesia.
Telle est la Maestà de Cimabue,
à la fin du treizième siècle, dont les quatre prophètes, en bas
du trône, rappellent non plus l’identité entre les visions
vétéro-testamentaires et l’histoire de la nouvelle alliance,
comme au frontispice des Évangiles de la Bible de Vivien, mais la
hiérarchie entre le fondement prophétique et la construction
chrétienne de l’édifice de l’Église.
Sur les quatre rouleaux que tiennent les
personnages, on peut lire, de gauche à droite : « le
Seigneur a créé quelque chose de nouveau sur la terre, la femme
recherchera son mari »
(Jr. xxxi, 22) ;
« Par ta postérité se béniront toutes les nations de la
terre »
(Gn. xxii, 18) ;
« C’est le fruit sorti de tes entrailles que je mettrai sur
ton trône »
(Ps. cxxxii, 11) ;
« Voici, la jeune femme sera enceinte, elle va
enfanter »
(Is. vii, 14). On peut
ainsi identifier les prophètes auteurs des textes qu’ils tiennent,
Jérémie et Isaïe aux extrémités, puis David, à qui s’adresse
la phrase du psaume qu’il tient (sur sa tête, Cimabue peint la
couronne des rois d’Israël), enfin Abraham, à qui s’adresse la
phrase de la Genèse.
Jérémie et Isaïe lèvent les yeux vers la
Vierge dont ils annoncent la venue, femina sur la banderole de
Jérémie, virgo sur celle d’Isaïe. La Vierge désigne de
sa main droite le Christ bénissant, qui tient dans sa main gauche le
rouleau du texte biblique. Cette main pendante, relayée par celle de
la Vierge, puis par le pied de l’enfant, ramène l’œil vers le
bas, où Abraham et David sont tournés vers le spectateur pour lui
annoncer l’avènement du Christ, semen sur la banderole
d’Abraham, fructus sur celle de David. Le mouvement de l’œil
est celui de la progression dans la compréhension du texte biblique,
identifié au mouvement ascendant puis descendant de la dialectique
platonicienne. L’esprit s’élève d’abord de la lecture
littérale à l’anagogique, et l’œil devant la peinture de
Cimabue s’élève des prophètes du soubassement vers le mystère
de l’Incarnation en haut de l’image. Là, l’esprit se détache
du texte pour contempler le mystère devenu entièrement visible sur
la surface de l’image. Puis il redescend vers le texte, revient
vers Abraham et David, mais pour accéder cette fois à la
signification mystique du Pentateuque.
 Cimabue, Maestà de la Galerie des Offices, fin du treizième siècle, 385x223 cm. Abraham légèrement tourné vers la droite et
David plus nettement vers la gauche croisent leurs regards en dehors
de la peinture, juste devant elle. Ils accompagnent le mouvement de
recul du spectateur, qui envisage cette fois la totalité
architecturale de la peinture. Alors lui apparaît l’étagement du
dispositif : La Vierge à l’enfant est assise sur l’Église,
qui elle-même repose sur la Synagogue. Le trajet du regard révèle
alors, au-delà de l’étagement architectural, un dispositif
concentrique, curieusement figuré par la courbure inversée des
marches du trône : au cœur du tabernacle se trouve l’ancienne
Loi, et non la Vierge, dont le trône brise, ouvre les cloisons pour
rendre pleinement visible ce qui dans la Synagogue était dérobé au
regard.
L’icône est donc ici un espace concentrique,
coupé en deux ; elle se constitue de l’effondrement de
l’ancien tabernacle. Dès lors, le trajet du regard qui pénètre
la Loi depuis le mystère de l’incarnation suppose un
retournement : comme figure, la Vierge en majesté en constitue
le pivot. Nouveau rideau fait chair du Saint des Saints, elle excède
l’architecture : elle ouvre le passage du regard au-delà de
l’interdit, elle retourne le dedans invisible de la Loi en dehors
d’architecture rompue, offerte par effraction au regard. Dans ce
retournement se joue la constitution phénoménologique moderne du
regard, fondée sur l’entrelacs et le chiasme.
A cause de ce nouveau principe de réversion,
l’allégorie ne dit plus désormais autrement ; elle
dit autre chose, elle ouvre un passage d’un discours vers un
autre discours, elle ménage la possibilité d’une subversion :
l’allégorie est une économie de la subversion. Elle la règle, la
tempère. Mais on ne doit pas oublier que l’intronisation de la
Vierge à la place ou même aux côtés du Christ correspond à une
mise en cause radicale des fondements institutionnels de
l’autorité :
l’instauration de cette nouvelle dynamique du regard fait advenir à
l’image un dédoublement symbolique latent dans l’image depuis
les débuts du christianisme.
Le manteau-écran des Miséricordes
Parallèlement à ces Majestés tabernaculaires
se développe au quinzième siècle l’iconographie des Vierges de
miséricorde
dont le manteau peut être identifié à la tente du tabernacle.
 Évangile du prince Vasak, xiiie siècle. Vasak et ses fils agenouillés devant le Christ et accompagnés par une Vierge de Miséricorde. Jérusalem, Patriarcat arménien, n°2568, f°12v°. L’articulation du motif, commun à Byzance et à
l’Occident, du Christ-tabernacle, avec le motif spécifiquement
occidental des Vierges de miséricorde est spectaculairement
illustrée par une enluminure de l’Évangile du prince Vasak
datant du treizième siècle et située à la frontière culturelle
des deux mondes : Vasak et ses fils agenouillés sont enveloppés
dans le manteau ouvert d’une Vierge de miséricorde. Ils font face
au Christ, lui-même assis dans un tabernacle. L’ensemble est relié
par un rideau rouge, tendu et noué autour des architectures et
constituant par là, avec les quatre colonnes effectivement
représentées, la macro-structure englobante d’un tabernacle
unique, identifié à l’image.
 Paolo Veneziano, Vierge à l’enfant trônant et deux donateurs. Bois, 142x90 cm. Vers 1335-1340. La Vierge ouvrant son manteau initie le type des Miséricordes. Venise, Galerie de l’Académie. Près de deux cents ans plus tard, le panneau de
Pietro di Domenico sa Montepulciano ne se contente pas de camper la
Vierge au centre de l’image, faisant du Christ un accessoire du
dispositif. Ouvrant son manteau pour protéger les pénitents en
procession et les fidèles, comme l’Ecclesia de Prüfening,
cette Vierge représente l’ensemble de la communauté, pour
laquelle elle intercède. L’intérieur de son manteau est fourré
comme l’indiquent les petits rectangles blancs. On retrouve le même
manteau fourré de l’intérieur dans des enluminures du treizième
et du quatorzième siècle localisées dans des endroits très
différents,
dans une Charité de saint Martin de la France du nord ou dans une
Vierge à l’enfant d’Angleterre. Peut-on parler dès lors de mode
vestimentaire et d’une empreinte réaliste, ou ne faut-il pas
recourir plutôt à l’interprétation symbolique ? Comment ne
pas penser aux bandes d’étoffes et aux peaux de la tente du
tabernacle, non pas tant celles que décrit l’Exode,
mais plutôt les pelles Salomonis mises en avant par l’exégèse
mariale du Cantique des Cantiques ? Le tabernacle est pelles
Salomonis, ces peaux assemblées pour former une tente qui figure
la communauté des fidèles.
 Pietro di Domenico da Montepulciano, La Vierge de Miséricorde, bois de peuplier, 54x43 cm. Ce peintre est connu dans les Marches entre 1418 et 1422. Avignon, Musée du Petit-Palais.  Andrea Murano, Maria mater gratiæ, détail dans la lunette du Polyptique de saint Vincent Ferrier et saint Roch, années 1470, Venise, Galerie de l’Académie. Or Marie-tabernacle ne figure-t-elle pas cette
communauté, de même que saint Martin partageant son manteau désigne
l’Église comme communauté du partage ? Chaque fois le
vêtement est représenté comme pelles Salomonis pour
orienter la lecture de l’image vers le tabernacle mystique. Dans
chacune de ces images, ce vêtement-tente tend à délimiter un
espace sacré, à désigner le lieu du symbolique.
 Images de la vie du Christ et des saints, La charité de saint Martin, 185x130 mm, Paris, Bnf, ms nlles acq fçses 16521, f° 89, France du nord, vers 1280-1290. Quant à la ceinture qui coupe littéralement
d’un long trait noir vertical la robe d’or de la Vierge
d’Avignon, elle suggère la fente miraculeuse, impossible, du
ventre d’où provient le fils qu’elle tient dans ses bras et, par
là, renvoie au type iconographique des Vierges parturientes, dont la
Pinacothèque du Vatican possède un exemple de l’école
florentine.
 Psautier de Robert de Lisle, Vierge à l'enfant, 338x225 mm, Londres, British Library, ms. Arundel 83, f° 131v°, Angleterre, vers 1330. Ces deux motifs sont repris par Piero della
Francesca pour sa Madonna del parto. L’intérieur de la
tente est cousu de peaux et la jeune femme de sa main droite désigne
le mystère du ventre. Les deux anges qui ouvrent la tente évoquent
les deux chérubins du propitiatoire.
Cette fois le Christ a disparu. On voit par là
comment la Vierge de miséricorde, prenant en Occident la
succession du type byzantin de la Vierge des Blachernes, en détourne
radicalement l’économie : portant au devant d’elle l’imago
clipeata du Christ qu’elle adore, la Vierge des Blachernes est
le support de l’incarnation dont le mystère est désigné dans le
médaillon.
Elle est bien en quelque sorte, logiquement, le
tabernacle du Christ, mais elle n’est pas formellement identifiée
dans l’iconographie (ni d’ailleurs dans les textes) à l’objet,
à l’espace que constitue le tabernacle. Elle s’abolit devant le
médaillon qu’elle porte, elle s’efface en établissant le lien
entre le visible qu’elle désigne et l’invisible qu’elle a
reçu.
En Occident, c’est le Christ qui fait le lien.
C’est lui, dans la Vierge d’Avignon, qui ouvre les bras
selon la pose de la Vierge des Blachernes. C’est lui, dans la
Madonna del parto, qui depuis la fente désigne in absentia
l’invisible.
 Jacobello del Fiore, Vierge de Miséricorde entre saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Évangéliste. Bois avec motifs en pastilles dorées, 86x113 cm. Vers 1415-1420. Le Christ est relation et la Vierge devient
personne : l’autonomisation du support va de pair avec
l’émancipation de celle qui le figure. La Vierge ne tend pas à
s’abolir au moment de la contemplation de l’image ; elle
n’ordonne plus un « enchâssement de formes closes ».
Au contraire, elle fixe et elle ouvre un espace de représentation,
elle est cet espace ouvert. Le tabernacle ouvert du manteau marial
désigne la scène de ce qui est malgré tout donné à voir. La
fente désigne ici cette coupure du malgré tout constitutive
du nouveau dispositif d’effraction. Ce n’est plus ce rideau
triomphalement ouvert entre l’ancien et le nouveau testament ;
c’est une ouverture qui cultive sa clandestinité, son interdiction
pour l’œil. La subversion ordonne désormais géométralement, par
l’écran du rideau tabernacle ou de ce qui le métaphorise, le
dispositif iconique.
Vers un
tabernacle scénique
On retrouve le même symbolisme de la tente et
des anges dans la Vierge Médicis de Rogier van der Weyden,
exactement contemporaine de celle de Piero. Exécutée pour Côme de
Médicis, la peinture porte en bas les armoiries de Florence. À
gauche, saint Pierre portant la clef du Paradis et saint
Jean-Baptiste, dont la tunique brune évoque l’habit en poil de
chameau, sont les saints protecteurs des fils de Côme ; à
droite, saint Côme tenant l’urinal et saint Damien, une cuiller
dans la main droite, sont les patrons des médecins et, probablement
à cause de l’homonymie en italien, des Médicis.
Piero della Francesca, Vierge de l’enfantement (Madonna del parto), 260x203 cm, fresque de la chapelle du cimetière de Monterchi, 1452.
École florentine, xive siècle, Vierge parturiente et les Vertus, détrempe sur bois, 106,5x58,5 cm. Pinacothèque du Vatican, inv. 40520.
La Vierge installée au centre sur un hexagone à
trois marches (on retrouve les trois marches du trône de Cimabue)
est encadrée par une tente qui s’ouvre à la manière des manteaux
des Vierges de Miséricorde. Les pans de la tente sont portés par
des anges de la même blancheur grise, comme pour indiquer qu’ils
ne font pas partie des personnages vivants, mais bel et bien du
tabernacle : la grisaille indique le caractère figural du
tabernacle et de ses chérubins, qui s’oppose à la vérité
mystique des cinq personnages vivement colorés. Au fond de la tente,
un brocart à motifs de grenade évoque peut-être le rideau séparant
le Saint du Saint des Saints. Ce brocart est quadrillé par les
marques d’un soigneux pliage après le repassage. On retrouve ce
quadrillage aussi bien derrière les Vierges italiennes que flamandes
de l’époque. Comme dans le cas des petits rectangles de fourrure
blanche, on peut douter qu’il s’agisse là d’une simple
notation mimétique indiquant une observation minutieuse des détails
les plus pratiques de la réalité quotidienne. Ce quadrillage
pourrait faire écho encore une fois aux pelles Salomonis du
Cantique des Cantiques par quoi la Vierge, en tant que figure de la
communauté des chrétiens, est identifiée au tabernacle lui-même.
Sur la fresque de Piero della Francesca comme sur
le panneau de Rogier van der Weyden, l’espace symbolique de la
représentation est la tente du tabernacle. C’est dans cet espace
que vient s’incarner l’image divine. Dans l’iconographie
byzantine et romane, la nature sacrée de l’imago était
figurée par la mandorle, dont on a vu qu’elle renvoyait d’abord
au Christ en tant que le Christ est image. De la même façon, le
tabernacle désigne certes d’abord la nature de l’image tout
entière ; mais il constitue bientôt un espace restreint,
limité, à l’intérieur de l’image : par la figuration du
tabernacle, l’image met en abyme et géométralise son économie.
Le motif du trône, de la tente, du rideau, vient
alors se substituer à celui de la mandorle pour figurer une
circonscription qui n’est plus exclusivement symbolique,
c’est-à-dire pour rétablir la bipartition spatiale sur
l’abolition de laquelle pourtant l’image chrétienne s’était
jusque-là légitimée et construite. La séparation n’est certes
plus celle du Saint et du Saint des Saints ; elle devient celle
du tabernacle et du monde, autrefois identifiés, ouvrant à la
distinction de l’espace sacré et de l’espace profane. Parce
qu’il est désormais séparé du monde, cet espace sacré ne se
définit plus essentiellement comme celui de l’imago
théologique. L’autonomisation du support se parachève ainsi,
déréalisant paradoxalement le lieu du tabernacle, désormais
identifié à l’espace restreint, irréel, de la scène théâtrale.
Tabernacle, dans la Septante et chez les Pères grecs, se dit σκηνὴ.
Du clipeus de la mandorle christique, on a glissé à la
Tente-ventre de l’incarnation puis de la passion ; on
s’achemine maintenant vers la Tente-lit à côté de laquelle (et
non plus dans laquelle) dérouler la scène de
l’annonciation.
Sous l’or symbolique, le bois figural : Bernardino de’Busti
On peut suivre, dans
l’exégèse du psaume xlv
par Bernardino de’Busti,
cette évolution de l’image qui décale Marie par rapport au
tabernacle devenu l’accessoire spatial de la scène
d’annonciation :
« La quatrième figure
se trouve au chapitre xxv
de l’Exode, à propos du fait que l’arche de l’ancien testament
était de bois de séthim imputrescible. Par cette arche était
figurée la Vierge Marie dans laquelle ne furent pas cachées les
tables de la Loi, mais Dieu même qui donna la Loi. Par cette arche
nous tenons entre autres quatre bénéfices. […]
Ambroise
parle de cette arche dans un sermon. L’arche renfermait à
l’intérieur d’elle-même les tables du Testament. Quant à
Marie, elle portait l’héritier du Testament. L’arche rayonnait
au dedans et au dehors d’un scintillement d’or. Et la sainte
Vierge resplendissait au dedans et au dehors de l’éclat de sa
virginité. L’arche était ornée d’or pur ; la Vierge, d’or
céleste. Ainsi parlait Ambroise. Nous pouvons, quant à nous,
ajouter que l’arche fut faite de bois imputrescible ; quant à
la Vierge, préservée de toute la putrescence des péchés, elle
fut conçue immaculée.
[…] Non seulement la sainte Vierge est dite cour intérieure
et habitation, ou encore maison de Dieu, mais elle est aussi appelée
tabernacle du saint esprit, rempli de toute la sainteté dont parle
David au psaume xlv, Le
Très-haut sanctifia son tabernacle. Le mot tabernacle veut dire
la maison dédiée à Dieu […]. L’église est dite tabernacle du
Christ […] et pour cette raison c’est bien plus ainsi que doit
être nommée la sainte Vierge, que l’on nomme également chambre
du Christ. »
(Mariale, 5e sermon sur le nom de Marie.)
Rogier van der Weyden, La Vierge avec quatre saints, dite Vierge Médicis, 53x28 cm, 1450(?) Francfort, Städelsches Kunstinstitut.
Annonciation du Maître au Brocart d'or, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga, fin xve siècle. Inscriptions sur le tabernacle, Ecce ancilla Domini, et sur le phylactère, Ave gratia plena, Dominus tecum.
En apparence, Bernardino de’Busti reprend les
équivalences symboliques traditionnelles qui identifiaient le
tabernacle à l’Église, au corps du Christ et de là à la Vierge.
Pourtant le point de départ de l’identification n’est pas le
tabernacle mais l’arche en bois de sethim recouvert d’or.
Ambroise avait insisté sur l’or. Bernardino de’Busti met
l’accent sur le bois. L’image des Vierges de bois couvertes d’or
et de pierreries que l’on vénérait et sortait en procession comme
des arches dans les grands centres de pélerinage constitue ici le
référent implicite. La Vierge n’est pas tente mais arche de bois
que l’on recouvre ensuite d’une tente, le fameux manteau-cloche
des Majestés.
En apparence toujours, Bernardino de’Busti
revient ensuite à l’incarnation. Mais il ne désigne par Marie
comme uterus virginalis, comme l’avait fait Albert le Grand.
Pour lui elle est atrium, habitatio, thalamus
christi : ces allégories se trouvaient déjà chez Albert
le Grand. Elles vont désormais faire scène, visualiser le lieu de
la rencontre avec l’ange, la chambre où Marie et Gabriel échangent
leurs répliques au moment où la peinture envahit littéralement
d’Annonciations les églises.
Vers le
dispositif concentrique : Jaime Perez de Valence
Le commentaire que Jaime Perez de Valence
propose du psaume xlv
va dans le même sens. Il part de l’image architecturale de la cité
de Dieu :
« Marie est dite
tabernacle de Dieu.
Explication du psaume xlv,
Dieu notre refuge
Pour comprendre ce psaume, il faut remarquer en second
lieu que toute l’Église chante et attribue ces deux versets à la
Vierge Marie à cause des quatre mystères qui y sont inscrits et
rappelés, lesquels ne conviennent proprement qu’à la seule Vierge
Marie.
Le premier mystère, selon la parole du prophète, c’est
que Le courant du fleuve réjouit la cité de Dieu. Le second,
c’est que Le Très-Haut a sanctifié son tabernacle. Le
troisième, c’est que Dieu en son milieu ne sera pas déplacé.
Le quatrième, c’est que Dieu l’aidera au matin à la première
lueur (Ps. xlv, 5-6).
Certes, ces quatre mystères peuvent se dire de toute l’Église.
Cependant ils se vérifient d’abord, principalement et proprement
par la médiation
de la Vierge Marie qui fut la première des habitants de cette cité
et le premier membre de l’Église selon Augustin (1er sermon de la
nativité de la Vierge), comme au chapitre iv
du Cantique des Cantiques, Tu es toute belle mon amie et il n’y
a pas de tache sur toi (Ct. iv,
7), se dit de toute l’Église épouse du Christ par la médiation
de la Vierge Marie ; car c’est pour elle seule que cela se
vérifie ; elle seule fut sans tache ; ainsi chacun de ces
quatre mystères se vérifie pour toute l’Église par la médiation
de la Vierge Marie qui fut l’aurore et le premier membre de
l’Église. »
Marie est à la fois l’Église, la cité de Dieu
et le premier de ses membres, de ses habitants. On voit ici
travailler le jeu métonymique qui caractérise la pensée de la
similitude. Pourtant la métonymie n’associe plus des objets
exégétiques. Elle est l’instrument de la mise en espace, de la
modélisation architecturale du Verbe. Marie est l’espace
tabernaculaire et elle est dans cet espace. Marie est la médiation
qui permet d’aller du tabernacle comme principe symbolique au
tabernacle comme espace géométral. Elle est ce principe ; elle
est dans cet espace.
Dans la spatialisation, un flottement demeure, dû
au travail de la métonymie qui propage la contradiction logique
jusque dans l’évocation de l’incarnation :
« La seconde
conclusion, c’est que le Très Haut fils de Dieu n’a pas
seulement réjoui et irrigué l’âme de la Vierge d’un fleuve
copieux de grâces pour habiter en elle par la grâce, mais encore
qu’il a sanctifié tout son corps et son âme pour habiter en elle
par la chair et tirer d’elle sa chair,
ce qui apparaît clairement par ce qu’il dit ensuite, le
Très-Haut a sancrifié son tabernacle. Il faut ici remarquer,
comme il a été dit au prologue du quatrième traité, que le
tabernacle est quadruple, à savoir un tabernacle compris comme
personne, comme mère, comme mystère et comme ministère. »
Le verset du psaume xlv
est ici rattaché à la fois à l’annonciation et à l’incarnation.
Le Christ est évoqué d’abord avec l’image crue d’une
éjaculation divine associant le gratia plena de la salutation
angélique au flumen gratiæ de la semence ; puis il
devient image utérine du fœtus tirant sa chair de la chair de
Marie : ut ex ea carnem assumeret. Il est l’enfanteur
et l’enfanté, il est au dehors et en dedans, il apporte le
supplément de la grâce et il retire, il extrait la chair.
La contradiction est résolue, comme chez Albert
le Grand, par l’installation des images dans une architecture
allégorique. Mais la multiplicité du tabernacle ne renvoie plus à
une déclinaison des modes ; elle se hiérarchise en un parcours
qui mime la montée puis la descente du cheminement dialectique :
de la personne du Christ au mystère de son incarnation, puis de ce
mystère à la pratique matérielle du service de Dieu.
L’architecture devient le modèle dominant.
L’image n’est chair qu’en tant que la chair est architecture :
« Car le tabernacle,
temple de Dieu, figurait en premier l’humanité du Christ. Et
celle-ci se vérifie par cette première raison. C’est aussi pour
cette raison que le Christ appelle temple son corps (Jn. ii,
18) quand il dit j’ai détruit ce temple et je le réédifierai
en trois jours.
[…]
Pour cette raison tout ce temple qui fut fabriqué par
Salomon fut véritablement une figure du Christ, partie par partie.
Et de fait dans ce temple il y en avait trois : au milieu, le
Saint des Saints, par quoi était figurée la divinité qui se
cachait dans le Christ ; en second lieu, il y avait dans ce
temple la cour des prêtres, par quoi était figurée l’âme du
Christ ; en troisième lieu, il y avait là la cour du peuple
par quoi était figurée la chair du Christ. Et ainsi tout ce temple
figurait exactement la personne du Christ. […] On doit dire la même
chose du tabernacle que fabriqua Moïse. » (Introductions au
livre des Psaumes, ive
traité.)
La bipartition tabernaculaire, sur laquelle se
fondait l’économie de l’icône byzantine, devient ici
tripartition divinité-âme-corps, ou divinité-prêtres-peuple, qui
identifie le Christ aux trois ordres de la société. Cette
tripartition spatiale correspond d’autre part au passage temporel
du tabernacle au temple, puis du temple au Christ.
Quoi qu’il en soit, quel que soit le sens
envisagé, il ordonne un dispositif d’étagement (et non d’écran).
D’autre part, il s’agit ici de figura, non de similitudo :
la référence biblique évoquée (Jn. ii,
18) renvoie d’abord à la destruction du temple en tant qu’elle
préfigure la mort du Christ, puis à sa reconstruction/résurrection.
Tel est le vacillement principiel propre à la figure : nous
avions vu, chez Bède, l’éclipse de la Lumière au moment de la
passion constituer le sens de l’or des anneaux de l’arche ;
le même défaire-refaire est ici invoqué. Mais cette fois il ne
s’agit plus de consacrer l’autonomie du support par un
anéantissement momentané de la Lumière, par ce vacillement
mystique qui désigne le mystère de la foi ; le vacillement du
temple est matériel et concerne le support lui-même ; c’est
le vacillement du support, c’est lébranlement des murs même du
Temple qui désigne le double mystère de l’incarnation et de la
résurrection. Le support n’est pas habité par un sens ; il
est le sens.
L’architecture signifie. En elle les objets ne
sont plus juxtaposés, mais articulés. Le passage de la bipartition
à la tripartition marque le passage d’une sémiologie de la
contiguïté à une sémiologie de la relation. Tout un système de
relations et de médiations se met en place. Le règne de la
métonymie fait place au règne de la métaphore :
« Par ces deux
chérubins sur lesquels siégeait l’arche de Dieu, Salomon
entrevit comment le Christ devait être l’intermédiaire entre les
deux testaments et siéger sur eux.
Par le fait que l’arche
était installée à l’intérieur du tabernacle, Salomon entrevit
comment le Christ, Dieu véritable et homme, devait être installé
dans le ventre de la Vierge Marie et, par voie de conséquence, [il
entrevit] toute l’Église, dans laquelle habite le Christ. Mais il
faut par ailleurs remarquer que de même que cette arche figurait
l’humanité du Christ, de même le tabernacle figurait la Vierge
Marie, et l’Église. Dans ce tabernacle, Salomon considéra sept
mystères. » (Explication du Cantique des Cantiques, II.)
Les deux chérubins du propitiatoire, souvent
représentés dans l’iconographie occidentale comme deux anges
tenant le voile du Saint des Saints, sont dans la peinture les signes
les plus frappants d’une référence au tabernacle. En faisant de
ces deux chérubins les métaphores des deux testaments, entre
lesquels l’arche, métaphore du Christ,
établit sa médiation, non seulement Jaime Perez annule le jeu
séculaire entre visible et invisible (tout ici est figuré),
mais il dissout l’identification principielle du Christ à l’image.
Le Christ n’est plus image mais medius, articulation,
relation. Cette relation n’est pas la relation économique au
Père ; elle est, dans le dispositif visible de l’image, ce
qui relie de façon dynamique les parties, ce qui les met en scène.
Le tabernacle devient alors une scène de la vie
du Christ :
Par la décoration du
tabernacle, dans la variété des tissus et des fleurs, Salomon eut
la vision prémonitoire du décor des différentes vertus dont le
Christ orna sa mère, de laquelle il devait tirer sa chair, et en qui
non seulement comme dans un tabernacle de fiançailles,
mais encore comme dans un tabernacle maternel il devait s’humaniser,
car la Vierge Marie fut d’abord l’épouse avant que d’être la
mère du Christ, car elle conçut d’abord le Christ en esprit par
la grâce, avant de le concevoir en chair, comme dit Augustin dans
son livre De la sainte virginité. De la même façon, pour ce
que l’arche d’alliance fut placée dans le tabernacle matériel
[?] Salomon eut la vision prémonitoire de la façon dont le Christ
Dieu et homme devait être placé, et qu’il devait être porté
charnellement pendant neuf mois dans le ventre de la Vierge Marie
elle-même, sa mère.
Ainsi, pour ce que Dieu, siégeant sur
l’arche d’alliance au-dessus des chérubins, parlait à Moïse et
dans et du tabernacle, et par Moïse à tout le peuple,
Salomon eut la vision prémonitoire de la manière dont le Verbe
divin se tenant sur l’arche d’humanité et à l’intérieur du
ventre de la Vierge devait sanctifier Jean-Baptiste dans le ventre de
sa mère, et le même Christ installé dans le ventre de sa mère la
fit évangéliser, quand elle dit Mon âme magnifie le Seigneur…
car le Fils parlait par la bouche de Sa mère, de la même façon
qu’autrefois Il avait parlé par la bouche des prophètes.
Ainsi,
parce que la nuée protégeait ce tabernacle, qu’elle le dirigeait
et conduisait toute l’armée, et qu’il pleuvait continûment de
la manne pour la nourriture et la réparation des forces de ce
peuple, Salomon eut la vision prémonitoire de la manière dont le
Saint-Esprit devait circonscrire d’ombre
la Vierge dans son annonciation, et dont la Vierge Marie devait
recevoir le Verbe divin envoyé par le Père comme un pain, un vin et
une manne cachés pour la vie, le salut et la réparation des forces
de tous les fidèles. […]
Et il apparaît encore clairement
que le tabernacle de Moïse préfigurait non seulement le tabernacle
maternel du Christ que fut la Vierge Marie mais aussi le tabernacle
mystique, qu’est l’Église tout entière.
Le Christ orna sa mère de vertus, il fut porté
par elle neuf mois, il évangélisa par sa bouche : le
tabernacle est rideau orné, réceptacle et Verbe, mais ce n’est
pas essentiellement comme objet qu’il est considéré ici. Les
scènes évoquées articulent progressivement l’intériorité du
tabernacle avec une extériorité : Dieu parle et intra
tabernaculum et de tabernaculo, et à l’intérieur face à face
avec Moïse et de l’intérieur pour le peuple à qui il est
interdit d’entrer ; de même le Christ parle en la Vierge,
mais celle-ci évangélise à l’extérieur.
Ce que figure le Christ ici devient
essentiellement non plus le mystère du Saint des Saints mais la
relation de cet intérieur et de cet extérieur, relation qui fait
scène. Jaime Pérez évoque alors explicitement l’annonciation, in
sua annunciatione, nettement dissociée de l’incarnation. Par
l’évocation du pain et du vin, la réception du Verbe en Marie est
désormais identifiée à la célébration de l’eucharistie.
Contrairement au mystère statique de l’incarnation, l’annonciation
est relation, trajet de la lumière du Saint-Esprit. Le passage de la
Vierge de l’incarnation (la Majesté) à la Vierge de
l’annonciation, mise en scène dans un espace marqué par le
trajet, l’adresse, achève de constituer l’image en dispositif.
Le dispositif assume complètement désormais, au sein de l’image,
le cheminement du sens.
L’allégorie du tabernacle s’ordonne alors en
un édifice exégétique complet, auquel Jaime Perez de Valence
confère les quatre sens prévus par la lecture allégorique et
codifiés par exemple chez Dante :
« Le tabernacle compris
comme personne est l’humanité même du Christ dans laquelle le
verbe de Dieu habite sous la forme d’une personne, dans l’unité
de l’hypostase. Et ce tabernacle, le Très-Haut l’a sanctifié à
l’instant même de l’incarnation car il l’a rempli de l’esprit
de sa sagesse et de son intelligence.
Le second tabernacle,
compris comme mère, fut la Vierge Marie elle-même, dont le Christ a
tiré sa chair et dans laquelle pendant neuf mois il a habité selon
la chair, Marie dans l’âme de qui déjà au premier instant de sa
création il avait habité par la grâce.
Le troisième
tabernacle, compris comme mystère, c’est toute l’Église et la
religion chrétienne, dans laquelle Dieu habite par la foi que le
Christ, dans le baptême, a sanctifiée en lui-même, comme le dit
Jean au chapitre xvii,
je me sanctifierai moi-même en eux.
Le quatrième tabernacle est le Temple où s’accomplit le
ministère et toute église qui est dédiée au service de Dieu et à
l’administration des sacrements de l’Église. Ces églises sont
en effet sanctifiées et consacrées par les évêques.
Et
c’est ainsi que l’on doit dire que le tabernacle et la cité de
Dieu se disent premièrement de l’humanité du Christ, deuxièmement
de la Vierge Marie, troisièmement de tous les fidèles qui
constituent l’Église, et enfin de toute église matérielle. »
Les quatre sens du tabernacle selon Jaime Perez
semblent reprendre grosso modo ceux d’Albert le Grand :
le corps du Christ, le corps de la Vierge, l’Église (militante et
triomphante réunies) et la religio ordinata. Pourtant le
corpus justi manque ici, et la pratique personnelle de
la religio n’est pas exactement le tabernaculum
ministeriale, qui des sacrements de l’Église glisse à
l’église saisie dans sa matérialité architecturale.
Le trajet vers l’ascèse mystique est ici
remplacé par un mouvement d’intégration institutionnelle. De
l’hypostase formée par la double nature du Christ, on passe au
fonctionnement institutionnel de l’Église, de toute église. Il
s’agit d’articuler le christianisme comme principe symbolique
(centré sur l’humanité du Christ) et comme institution
(manifestée par le service de Dieu dans l’église). Le modèle
architectural est un modèle d’intégration symbolique ramenant la
subversion principielle de l’image à l’espace consacré de
l’église matérielle.
Mais cet étagement des significations
allégoriques du tabernacle peut se lire également comme une
récapitulation historique des modèles iconographiques :
l’allégorie est alors archéologie du rapport théologique que la
culture entretient avec l’image ; le tabernacle personnel
renvoie à la Sainte Face, le maternel est la théotokos, le
mystique évoque les Ecclesiæ en majesté, le tabernaculum
ministeriale ou materiale ramenant à l’espace géométral
dans lequel est installée l’image et par lequel elle est légitimée
institutionnellement.
Jaime Perez revient alors à ce qui constitue
désormais l’allégorie traditionnelle et canonique, identifiant le
tabernacle à Marie :
« De là, c’est à
juste titre que par tabernacle du Très-Haut on entend la
Vierge Marie prise aussi bien comme corps que comme âme. Car de même
que cette arche du Testament dans laquelle étaient les tables de la
Loi et la verge d’Aaron et l’urne contenant la manne figurait
l’humanité du Christ (l’humanité du Christ est l’arche de
la divinité
dit l’apôtre dans l’épître aux Hébreux, chapitre ix),
de même le tabernacle de Moïse figurait la Vierge Marie. Car de
même que l’arche du Testament fut placée dans ce tabernacle,
comme il apparaît clairement au chapitre xl
de l’Exode, de même le Christ tout entier fut placé et reposa
dans le ventre de la Vierge comme dans un tabernacle matériel. »
La systématisation des inclusions fait apparaître
à nouveau une organisation ternaire de l’espace : la Loi est
dans l’arche, l’arche dans le tabernacle ; de même le Verbe
est dans le Christ, et le Christ dans la Vierge. Cet espace
concentrique demeure encore incertain dans la Maestà de
Cimabue ; mais c’est lui qui ordonne la Vierge de
miséricorde de Pietro di Domenico da Montepulciano, la Vierge
de l’enfantement de Piero della Francesca, la Vierge Médicis
de Rogier van der Weyden : le Christ est dans les bras (ou le
ventre) de la Vierge, elle-même inscrite dans le tabernacle (ou le
manteau). Il n’est plus question ici de trajet interne : ces
espaces concentriques s’ouvrent devant le spectateur ; c’est
cette nouvelle relation qui compte désormais.
IV. La
scène comme déconstruction du tabernacle
Il peut paraître pour le moins paradoxal
d’identifier la représentation de la Vierge en majesté avec
l’image prise dans la dimension subversive que lui a léguée la
théologie médiévale. Quoi de plus institutionnel, quoi de plus
rhétorique et canonique que ces Vierges de la Renaissance italienne
qui semblent toutes identiques ? Face à la montée de la
Réforme, qui ravive l’iconoclasme chrétien, les Madonnes sagement
assises paraissent bien conservatrices. Pourtant une nouvelle
révolution sémiologique est ici à l’œuvre qui va superposer le
modèle théâtral au vieux modèle tabernaculaire dans la conception
même de ce qu’est une image. Même catholique, l’image se
laïcise.
 Véronèse, Retable Bevilacqua Lazise, vers 1546-1548, huile sur toile, 223x172 cm, Museo Civico di Castelvecchio, Vérone. Prenons pour exemple la Sainte Famille du
retable de San Zaccaria, peinte par Véronèse au début de sa
célébrité. Ce n’est pas la première fois que Véronèse
s’attaque à ce type de tableau. Vers 1546-1548, il avait peint sur
un modèle similaire le Retable Bevilacqua-Lazise pour la
chapelle Avanzi de l’église San Fermo Maggiore à Vérone. En bas
figuraient les donateurs, Giovani Bevilacqua-Lazise et sa défunte
épouse Lucrezia Malaspina ; puis Jean-Baptiste et un évêque
en tiare ; enfin, dans une niche isolant le quart supérieur
gauche du tableau, la Vierge à l’enfant accompagnée de deux anges
musiciens. L’évêque montre de la main la donatrice et regarde la
Vierge : il oriente l’élévation du regard. La Vierge tend le
Livre vers Jean-Baptiste, lui-même tourné vers le donateur :
de ce côté, donc, s’organise la descente du regard. Un double
mouvement se dessine, comme dans le Cimabue. Le retable est mis en
abyme dans le tableau, qui distingue trois espaces correspondant à
trois hauteurs différentes : l’espace profane, où prient les
donateurs ; plus haut, l’espace intermédiaire, où se
trouvent les saints ; enfin, l’espace tabernaculaire
qu’encadre l’architecture où trône la Vierge. Le rideau,
presque toujours présent derrière elle, rappelle qu’il s’agit
ici du Saint des Sains.
 Véronèse, Retable Giustinian, 1551, huile sur toile, 313x190 cm, San Francesco della Vigna, Venise. Cette hiérarchie, liée aux codifications
traditionnelles de l’exégèse biblique et au guidage très
ritualisé de la lecture des images qu’elles impliquent, avait
conduit le Titien au même étagement du dispositif iconique de son
Retable Pesaro, dans les années 1520.
Mais dès le retable Giustinian, en 1551, Véronèse va modifier
profondément l’organisation géométrale de ce qui se présente au
premier abord comme une variation sur le même thème.
La Vierge quitte son cadre architectural, qui est
symboliquement coupé en haut à gauche. Véronèse avance pour elle,
sur le devant, un piédestal depuis lequel organiser une
communication entre l’espace supérieur, dévolu à la Sainte
Famille, et l’espace inférieur, où sont peints les saints. Le
piédestal n’est plus un trône ; c’est déjà un tréteau
de scène. La Vierge (en haut à droite) et sainte Catherine (en bas
à gauche) se regardent ; Jésus se penche vers elle. La main
portée sur le cœur dans un geste oratoire, Catherine s’adresse à
la Vierge : ceci est une scène de théâtre, où l’œil
circule en rond, sans hiérarchie, et où l’étagement symbolique
est fortement atténué.
 Titien, Retable Pesaro, 1519-1526, huile sur toile, 385x270 cm, Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venise. Dans le Retable de San Zaccaria,
l’évolution se poursuit : en haut du tableau, légèrement
décalée vers la droite, la Vierge est assise et présente l’Enfant
sur ses genoux. Elle s’inscrit dans un espace certes toujours
fortement architecturé : mais les lignes horizontales
délimitant les étages de lecture ont quasiment disparu et le fond
incurvé, tendu d’un rideau de damas d’or à motifs de grenades,
ouvre sur un ciel qui abolit l’intériorité de l’espace
tabernaculaire. Véronèse avait utilisé la lumière naturelle qui
tombait sur l’autel de la sacristie de l’église et éclairait le
ciel au-dessus de la tenture. Ce ciel a aujourd’hui disparu sous
les repeints.
 Véronèse, Retable de San Zaccaria, huile sur toile, 341x193 cm, entre 1562 et 1564, Venise, Galerie de l’Académie. Sur les épaules de la Vierge, un chérubin qui
n’est constitué que d’une tête étend un lourd châle de
franges. Tous ces éléments renvoient à l’iconographie des Maestà
du treizième et du quatorzième siècle. L’abside avec sa colonne
cannelée désigne le tabernacle ; le châle tendu par le
chérubin renvoie au rideau séparant le Saint du Saint des Saints.
Le tabernacle est là comme forme mais il ne fonctionne plus comme
espace, comme support géométral du dispositif symbolique. Aux pieds
de la Vierge, debout sur un piédestal de marbre qui rappelle celui
du retable Giustinian, tournant le dos au spectateur, un garçonnet
nu recouvert d’une peau de bête et portant la Croix figure
Jean-Baptiste. Dans la tradition grecque, il se nomme Jean le
Précurseur et l’on comprend mieux, ainsi, sa position. Le
dispositif d’étagement persiste malgré l’effacement des lignes,
la Vierge portant au-dessus d’elle la nouvelle alliance du Christ,
mais se tenant elle-même au-dessus de ce qui n’est qu’une
introduction à cette alliance, la prédication de Jean dans le
désert qui mènera Jésus au baptême. Jean-Baptiste lui-même se
trouve au dessus des trois saints qui se tiennent sur un sol
identifié à la base du tableau.
Mais cet étagement est lui-même pris dans une
nouvelle dynamique. Ceci n’est pas une Maestà, mais une
Sacra conversazione, que Véronèse ne traite plus selon
l’horizontalité traditionnelle, statique, qui prévalait encore
dans le retable Giustinian. Entre Joseph à droite, Jésus et Jean,
semble s’établir un dialogue animé, familial, intime, en complet
décalage avec l’immobilité hiératique de Marie. Le dispositif
allégorique est tiré vers la scène théâtrale, avec le jeu
d’effraction qu’elle suppose : la scène se joue dans la
fiction qu’elle n’est pas regardée, dans une intimité de
convention que le regard du spectateur vient briser. Cette fiction
est symbolisée par la position retournée de Jean, qui ignore
effrontément le spectateur, ou plutôt qui marque que ce que
celui-ci regarde est interdit de regard. L’interdit biblique de la
représentation devient interdit géométral du regard constitutif de
la scène. La dynamique théâtrale de la représentation vient se
superposer à son économie théologique ; elle l’évincera
bientôt.
En dessous de cette scène d’intimité qui se
dévoile impudiquement à nos yeux, Véronèse a placé trois saints,
de droite à gauche, Jérôme, auteur de la Vulgate qu’il tient
dans les mains, reconnaissable à son habit rouge de cardinal et au
lion vers lequel il se retourne, dont on aperçoit la gueule sombre à
la bordure du tableau ;
puis François d’Assise tonsuré et en robe de bure, montrant les
stigmates dans ses mains ; enfin Justine portant la palme du
martyre. Les saints, qui constituent le soubassement de l’ensemble
du dispositif, ne jouent pas du tout le même rôle que les prophètes
de la Maestà de Cimabue. Eux n’annoncent ni ne prophétisent
rien ; ils témoignent de ce qui s’est passé, ils portent la
vision de la scène qui nous est présentée. Cette vision est
marquée par la coupure, par le hiatus symbolique entre le monde, que
le spectateur partage avec les saints, et la scène, à laquelle
l’œil n’accède que par effraction. Ce hiatus est figuré par la
palme du martyre que tient Justine, interposée entre son regard et
la scène. François tend la main à Jean-Baptiste, auquel il est
peut-être ainsi symboliquement associé ; mais Jean-Baptiste se
détourne, ne le voit pas ; ces deux mondes ne communiquent
pas ; enfin Jérôme, quoique appuyé sur le piédestal, se
retourne vers son lion qui l’empêche ainsi d’entrer dans la
conversation.
 Véronèse, Mariage mystique de sainte Catherine, Venise, Galerie de l’Académie, 337x241 cm. Retable pour le maître-autel de l’église Santa Caterina à Venise. Les analogies avec le Martyre de sainte Justine (Padoue, Santa Giustina) et avec l’Enlèvement d’Europe permettent de dater l’œuvre de 1575. Mais cette coupure n’a rien à voir avec
l’ancien dispositif d’étagement. Elle n’ordonne pas des
niveaux de lecture ; elle modélise l’espace iconique à
partir d’une certaine idée qu’on se fait, à la Renaissance, du
fonctionnement du regard. Le matériau théologique n’est plus
essentiellement structurant.
Le tabernacle n’est plus l’instrument d’un
parcours initiatique du texte biblique. Il est désormais placé en
représentation, théâtralement exhibé, offert en spectacle aux
saints et, par leur truchement, aux fidèles. Mais dans le même
temps il fait mine de se soustraire aux regards, comme pour marquer
sa séparation d’avec le monde. Le tabernacle devient scène et,
par là, cesse d’être compris comme tabernacle même s’il en
conserve les attributs. Une coupure s’instaure alors entre la
dimension du réel, où est renvoyé l’œil du spectateur, et la
dimension du symbolique, identifiée à l’espace restreint,
interdit, de la scène. Mais cet espace même, malgré les vestiges
d’une posture hiératique de la Vierge, est contaminé par le réel,
évacue le texte biblique et tend à se fondre dans l’intimité
familière du monde. L’allégorie se défait donc au profit de la
mimésis. Ce n’est plus une Vierge qui signifie le tabernacle ;
c’est une conversation qui représente une famille.
 Chaire de la cathédrale Notre-Dame d’Amiens. xviie siècle. Le prédicateur prend place devant le rideau du Saint des Saints, entre les deux chérubins du propitiatoire. La Chaire est un tabernacle. Une douzaine d’années plus tard, Véronèse
peint un Mariage mystique de sainte Catherine pour l’église
Santa Caterina de Venise, qu’il est intéressant de comparer au
Retable de San Zaccaria car c’est sensiblement le même
décor qui a été réutilisé. On reconnaît en effet les deux
colonnes corinthiennes cannelées qui entouraient la sacra
conversazione et dont seule celle de gauche était visible dans
le tableau de jeunesse. Sur les marches, les rinceaux de feuillages
sculptés sont de même style que ceux qui se trouvaient derrière la
colonne visible de la Sainte famille. Quant au piédestal sur
lequel était grimpé Jean–Baptiste,
on le distingue cette fois derrière le dos de la Vierge, qui est
descendue sur les marches, qui s’est rapprochée et qu’un léger
sourire a dans le même temps humanisée.
L’angle de perspective a été complètement
revu. En prenant la scène de côté, et non plus de face, Véronèse
estompe l’architecture. Ce qui fait écrin pour la scène, ce n’est
plus l’édifice allégorique de l’Église, mais d’un côté le
chœur des anges musiciens, de l’autre la nuée volante des putti
portant la palme du martyre de Catherine et la couronne de la royauté
de Marie, qu’elle porte depuis son couronnement par le Christ lors
de l’Assomption.
 Véronèse, Mariage mystique de sainte Catherine, vers 1547, huile sur toile, 57,6x91,4 cm, Yale University, Art Gallery, New Haven La Vierge à l’enfant est cette fois détournée
en scène de rencontre. Si, symboliquement, Catherine épouse le
Christ, dont la petite main glisse bien l’anneau sur son annulaire
droit, géométralement, le dispositif organise le face à face des
deux femmes : Marie soutient la main de Catherine. Elles ne se
regardent pas mais leurs silhouettes, les couleurs complémentaires
de leurs vêtements se répondent.
Il faut opposer, à ce titre, cette composition
du Mariage mystique de sainte Catherine à celles que Véronèse
avait peintes dans sa jeunesse. Dans les tableaux de New Haven et de
Tokyo, tous deux datés de 1547, Catherine et Jésus, presque tête
contre tête, se regardent intensément, ce regard constituant le
point focal de la composition. Le fond jaune d’or à gauche et la
couronne des chérubins, dans le tableau de New-Haven, indiquent la
différence du monde céleste avec le monde terrestre, figuré à
droite par l’échappée vers un paysage aux vastes horizons.
Rien n’indique, dans la version de l’église
Santa Caterina de Venise, la différence de nature entre le monde,
auquel appartient Catherine, et le ciel, d’où vient la Vierge, si
ce n’est le foisonnement ailé d’un écrin angélique désormais
intégré dans le ciel naturel. Le caractère mystique de cette
rencontre est rendu par la seule théâtralité de la scène, par les
expressions des spectateurs au-dessus de la Vierge et derrière les
deux femmes. Cette disposition des spectateurs transgresse
complètement les hiérarchies symboliques, pour lesquelles seul Dieu
et éventuellement le Christ sont au-dessus de la Vierge. En revanche
la scène théâtrale de la Renaissance admet des spectateurs sur son
pourtour.
Mais le détournement le plus spectaculaire est
celui de l’usage des tissus. Le rideau-tabernacle est cette fois
jeté sur les colonnes : tenu à rien, invraisemblablement
plaqué sans anges qui le portent, il vient colorer, habiller une
pure architecture. A-t-il encore une signification autre que
décorative ? Quant au manteau jaune d’or de Catherine, il est
ouvert et déployé à la manière des manteaux de Vierges de
miséricorde. Véronèse oppose un type de Vierge à un autre type,
il puise dans un répertoire de formes. Ce manteau porte-t-il un sens
ou déploie-t-il la seule magnificence d’un habit de fête ?
Le manteau jaune et le rideau rose se répondent,
tabernacle contre tabernacle. Mais leur fonction symbolique est
désormais complètement détournée et réinvestie par la peinture :
ils circonscrivent dans la toile un espace logiquement aberrant,
l’espace scénique de la rencontre entre Marie et Catherine, qui
n’est ni terrestre, ni céleste. Cet espace hétérogène, nous ne
devrions pas le voir : complètement à droite, le jeune homme
qui porte le lourd brocart jaune dont Catherine est enveloppée tend
la tête par dessus pour voir quand même le passage d’anneau qui
lui est dérobé. Il métaphorise le regard du spectateur qui jouit
de ce plaisir interdit de contempler l’impossible. A la vision
mystique de l’imago s’est substituée la jouissance
transgressive du regard porté sur la scène picturale.
On continue jusqu’au dix-huitième siècle,
dans la peinture d’histoire, y compris dans les sujets les plus
profanes, à représenter un rideau, lointain héritier de
l’allégorie du tabernacle, pour délimiter, sur la toile, l’espace
restreint de la scène proprement dite. L’allégorie du tabernacle
aura donc servi de médiation entre l’image comprise comme
similitude au début du Moyen-âge
et l’image traitée comme mimésis à l’époque classique.
L’allégorie a pris le relais de l’économie en instituant
d’abord une compartimentation diagrammatique de l’espace dans la
représentation, puis en ransmuant le diagramme en étagement
architectural et enfin en espace concentrique. Ce travail de
spatialisation du symbolique accompli par l’allégorie a préparé
le passage pour l’image du modèle tabernaculaire au modèle de la
scène, qui initie sémiologiquement la coupure mimétique. Cette
coupure s’est historiquement manifestée d’abord comme séparation
entre le dehors et le dedans de la tente, c’est-à-dire non pas
entre le réel et son imitation, mais d’abord entre la Loi et ce
qui l’enveloppe, entre le signifié et le signifiant.
Stéphane Lojkine Centre d’étude du dix-huitième siècle (Cedim) Université Paul-Valéry, Montpellier Janvier-mars 2001
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