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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « La Guerre des mondes,
la rencontre impossible », Journée La rencontre des mondes, dir. J. P. Dubost, Clermont-Ferrand, 16 mai 2008.
La guerre des mondes, la rencontre impossible
H. G. Wells (1898), Byron Haskin (1952), Steven Spielberg (2005)
Rencontrer et rencontrer juste
Dans la langue classique, la rencontre s’entend
de deux façons différentes. Il y a certes l’aléa de la
rencontre, qui, en prélude au déploiement d’un monde fictionnel,
se manifeste au bord ou en travers de la route narrative. La
rencontre constitue alors le point nodal de la narration, au
carrefour des prestiges de l’imagination, de l’arbitraire du
récit d’une part, des nécessités structurales de la composition,
des redondances et des boucles du récit d’autre part. Toute scène
de roman obéit ainsi à la double contrainte de la rencontre :
hasard de la rencontre, elle perturbe la narration, l’arrête, la
distrait ; nécessité de la rencontre, elle structure le récit,
le cadre, le rythme.
À ce premier usage, structural, de la rencontre,
il faut en ajouter un second, qu’illustre ce second ressort de la
langue : rencontrer juste, bien rencontrer, c’est deviner,
trouver la vérité, accéder à son savoir caché, démasquer ce qui
se dissimule derrière le spectacle visible des choses. La rencontre
suppose alors non un aléa, mais une investigation, non une route, ni
plus généralement la géométralité d’un espace visible,
mesurable, descriptible, détaillable, mais l’espace paradoxal d’un
savoir retranché, l’espace d’invisibilité d’une énigme
essentielle, par laquelle le sujet s’affronte à lui-même, se
mesure à son intelligence, défie ses propres ténèbres
intérieures, retourne le non-sens de ce qui s’offre à son regard
en révélation que défait sa perspicacité.
Ce méta-niveau du rencontrer juste constitue
donc un savoir, et un espace d’invisibilité : cet espace ne
relève ni de la scène, ni du spectacle théâtral ; il ne fait
pas tableau ; il résiste à l’œil qui cherche à le mesurer,
au discours qui s’efforce de le caractériser. Il s’offre à nous
comme une énigme lisse, comme une compacité muette, comme un défi
à l’institution narrative : bien rencontrer, c’est
restituer les aspérités signifiantes du lieu, arrimer à ces
aspérités les chaînes d’un discours d’explication, et
restaurer par là la visibilité scénique des événements.
Ainsi, autant le niveau de la rencontre, le
niveau structural de sa visibilité scénique, déploie un dispositif
théâtral, articulé au jeu narratologique du récit, autant le
méta-niveau du rencontrer juste se dérobe à cette visibilité et
manifeste un tout autre dispositif, qui englobe le premier :
c’est le dispositif du récit même, auquel la scène ne participe
que comme une étape possible, comme une anecdote dont le substrat
fictionnel n’est pas une histoire, mais un monde, n’est pas un
lieu visible, mais un savoir invisible et énigmatique.
 L’articulation de ces deux niveaux de la
rencontre (structural et fictionnel) traverse toute l’histoire de
la représentation. Mais elle prend à chaque époque des formes
différentes et revêt des enjeux sémiologiques et idéologiques
nouveaux. On s’intéressera ici à la nouvelle articulation qui a
émergé à la fin du dix-neuvième siècle, avec l’invention du
cinéma à Lyon par les frères Lumière, mais ne trouve sa forme
caractérisée que dans les productions les plus récentes de la
fiction cinématographique.
La rencontre des mondes : naissance de la
science fiction
La Guerre des mondes de G. H. Wells, parue
à Londres en 1898, constitue pour cette étude un cas d’école :
elle a donné naissance à un genre, la science fiction, et a donc
servi de modèle à toute une production fictionnelle qui en a
déployé les potentialités. On citera notamment l’adaptation
hollywoodienne de 1952, sur un scénario de Barré Lyndon, réalisé
par Byron Haskin et produit avec de tous petits moyens par Georges
Pal, et la recréation de 2005 par Steven Spielberg, qui marque en
apparence un retour scrupuleux au récit de Wells travesti et
édulcoré en 1952, mais en détourne en réalité génialement les
attendus.
Cependant, malgré ces détournements, la
rencontre est bien, dans ces trois représentations d’une même
fiction, l’enjeu central et critique du récit, qui la déconstruit
en identifiant la modernité du monde à l’impossibilité de la
rencontre. Par cette impossibilité, le dispositif du récit est pris
à revers et révèle ses ressorts cachés.
La pratique de l’adaptation cinématographique
ne saurait être identifiée à celle de la traduction, même
infidèle : on ne passe pas d’une langue dans une autre ;
le cinéma n’est pas un langage, mais un medium. Adapter un
roman pour le cinéma, comme peindre une scène d’histoire,
constitue une création à part entière. Ce que le roman fournit au
cinéaste, ce n’est donc pas un texte, c’est un monde ; ce
ne sont pas des mots, un style, une langue, mais des images, des
lieux, des figures ; en un mot, tous les éléments en quelque
sorte désarticulés d’un mécano visuel auquel le cinéaste, par
son scénario, son montage, confèrera une armature narrative, une
grammaire, une syntaxe. On aboutit donc à ce paradoxe que, lorsque
un roman passe à l’écran, le roman fournit le matériau visuel,
et le cinéaste le textualise.
I. La fiction de la rencontre
Ce paradoxe révèle une dimension essentielle de
la fiction : la fiction fonctionne comme monde, c’est-à-dire
qu’elle n’est ni linéaire, ni progressive, ni articulée au
dehors d’elle-même. Globale, insulaire, totale, la fiction
s’impose atemporellement comme univers exclusif et enveloppant.
Insignifiance des hommes
L’efficacité de la fiction de Wells tient à
ce qu’elle réalise parfaitement ce programme. La rencontre avec
l’humanité terrestre des envahisseurs martiens (devenus chez
Spielberg des extra-terrestres plus lointains) ne s’inscrit ni dans
le récit d’un voyage, ni dans l’histoire d’une civilisation,
ni dans l’épopée d’une conquête ; encore moins d’une
résistance. Il n’y a pas d’Iliade, pas de Grand Récit.
Brutale et aveugle, cette rencontre est très vite identifiée au
désastre de l’humanité.
« — Ça n’est pas
une guerre, dit l’artilleur. Ça n’a jamais été une guerre, pas
plus qu’il n’y a de guerre entre les hommes et les fourmis. »
(II, 7, 535.)
La remarque que l’artilleur fait au narrateur,
alors que Londres est désertée et que l’humanité apparaît en
déroute, révèle une disproportion. De même, alors que les armes
terrestres donnaient encore de la voix :
« Se rendaient-ils
compte que nos millions d’individus étaient organisés,
disciplinés, unis pour la même œuvre ? Ou bien,
interprétaient-ils ces jaillissements de flammes, les vols soudains
de nos obus, l’investissement régulier de leur campement, comme
nous pourrions interpréter, dans une ruche d’abeilles dérangées,
un furieux et unanime assaut ? » (I, 15, 477.)
Il n’y a pas de rencontre car les Martiens ne
nous voient pas. Notre organisation, notre logique est insignifiante
pour eux. Nous ne détenons pas, face à eux, de savoir commensurable
susceptible d’exciter curiosité ou perspicacité. Il n’y a, en
nous, rien à rencontrer.
« Ainsi, de la même
façon méthodique que les hommes emploient pour enfumer un nid de
guêpes, les Martiens recouvraient toute la contrée, vers Londres,
de cette étrange vapeur suffocante. » (I, 15, 480.)
Fourmis, abeilles ou guêpes, les hommes ne
constituent pas un objet de rencontre. Punctiforme, indifférente,
indistincte, l’humanité ne connaît pas l’histoire tragique
d’une catastrophe, d’un désastre et d’une fin ; elle
découvre avec stupeur son manque total d’intérêt. Pas d’objet,
pas de rencontre ; pas de rencontre, pas d’histoire. La
fiction de Wells est celle d’une rencontre impossible, constituant
un véritable défi pour la construction d’un récit.
Invisibilité des Martiens
Si les Martiens ne nous voient pas, ne nous
considèrent pas, notre relation à eux révèle réciproquement les
mêmes impossibilités. C’est le point de départ du récit :
« tandis que les hommes s’absorbaient dans leurs
occupations »,
ils n’imaginaient pas, avant « l’arrivée des Martiens »,
que « les choses humaines (this world) fussent observées
de la façon la plus pénétrante et la plus attentive » (I, 1,
409). Les hommes ne voient pas qu’ils sont vus ; et ils ne
sont pas vus en tant qu’hommes, mais en tant que monde,
c’est-à-dire que territoire habitable et, pour ainsi dire,
inoccupé. Même arrivés sur terre, les Martiens restent invisibles
car indescriptibles, et constituent par là un spectacle-limite :
« Et invisible pour moi,
parce qu’elle était si petite et si éloignée, avançant plus
rapidement et constamment à travers l’inimaginable distance, plus
proche de minute en minute de tant de milliers de kilomètres, venait
la Chose qu’ils nous envoyaient (came the Thing) » (I,
1, 412).
« Cependant, la plus
étrange de toutes les choses qui, des espaces infinis, vinrent sur
la terre, dut tomber pendant que j’étais assis là, visible si
j’avais seulement levé les yeux au moment où elle passait. »
(I, 2, 415.)
« La Chose elle-même
gisait, presque entièrement enterrée dans le sable parmi les
fragments épars des sapins » (ibid.).
« [Ogilvy] descendit
dans le trou, tout près de la masse, pour voir la Chose plus
attentivement. […] D’un seul coup, après un soudain bond de
son esprit, il relia la Chose à l’explosion qu’il avait observée
à la surface de Mars. » (I, 2, 416.)
« Il fut à ce moment
absolument clair dans mon esprit que la Chose était venue de la
planète Mars. » (I, 3, 419.)
Ogilvy a rencontré juste. Mais à peine la Chose
est-elle identifiée à cet objet projectile venu de la planète Mars
que s’ouvre l’espace d’invisibilité de son intérieur :
« Quelque chose dans le
cylindre dévissait le sommet ! » (I, 2, 416.)
« Et il y a quelque
chose à l’intérieur. » (I, 2, 417.)
« Mon esprit vagabonda à
sa fantaisie autour des possibilités d’un manuscrit enfermé à
l’intérieur et des difficultés que soulèverait sa traduction, ou
bien de monnaies, de modèles ou de représentations diverses qu’il
contiendrait et ainsi de suite. » (I, 3, 419.)
Nous sommes face à un cylindre creux venu
d’ailleurs et nous ne savons pas ce qu’il contient : la
création fictionnelle d’un espace d’invisibilité fournit la
possibilité d’une accroche narrative ; y trouver des indices,
les pièces, les fragments d’une histoire, la possibilité d’une
aventure. Mais c’est là un leurre. Comme la scène de crime des
premiers romans policiers, qui s’écrivent à la même époque, la
Chose ne délivre rien à voir et la recherche d’indices est
toujours déçue. L’espace d’invisibilité renferme la brutalité
et la mort, en deçà des signes. Il résiste à sa propre
théâtralisation :
« Quel malheur qu’ils
se rendent si peu approchables dit [le voisin du narrateur]. Il est
curieux de savoir comment on vit sur une autre planète : on
pourrait en apprendre quelque chose. » (I, 9, 435.)
Et le narrateur d’insister :
« Les Martiens ne
laissaient rien voir d’eux-mêmes. » (P. 437.)
En gros, la fiction imaginée par Wells se résume
à cela : les Martiens occupent la terre sans qu’il y ait
jamais de rencontre. Cette occupation est inexorable, nécessaire,
non circonstancielle : elle ne relève pas d’une narration ;
elle est une donnée constitutive de notre monde, du monde fictionnel
supposé par Wells.
La fiction comme présupposé du récit :
Burton et Kepler
Pour asseoir cette idée, Wells fait en effet
précéder son récit d’une citation de l’Anatomie de la
mélancolie de Burton :
« But who shall
dwell in these Worlds, if they be inhabited ?… Are we or they
Lords of the World ?… And how are all things made for man ? »
(S 2, 2, 3, Air rectified)
Mais qui irait s’installer
dans ces mondes, s’ils sont inhabités ?… Qui, d’eux ou de
nous, sont les Seigneurs du Monde ?… Et pourquoi toutes choses
seraient-elles faites pour l’homme ?
Burton développe (et décentre) un passage du
Songe de Kepler :
« Quid igitur
inquies, si sint in caelo plures globi, similes nostræ telluris, an
cum illis certabimus, quis meliorem mundi plagam teneat ? »
(éd. 1635, fol. 29.)
Que diras-tu donc s’il y a
plusieurs planètes dans le ciel, semblables à notre terre ;
engagerons-nous le combat contre eux, pour savoir qui doit occuper la
meilleure région du monde ?
D’une certaine manière, l’ensemble du roman
n’est que le développement, la métalepse de son exergue et du
décentrement humaniste qu’elle contient, comme si Kepler et Burton
donnaient la formule logique à laquelle se résume le monde
fictionnel de Wells. Cette formule préexiste au roman, comme le
roman préexiste à ses adaptations cinématographiques :
logique ou visuelle, la fiction n’est pas ce que fabrique, produit
la représentation, mais au contraire elle en constitue le
pré-requis, et en fournit les conditions de possibilité.
Indubitablement, la stabilité, la consistance
logique de ce prérequis pose problème : à y regarder de près,
le monde de Wells, la méditation de Burton et le Songe de Kepler ne
sont en rien équivalents. Chacun au contraire répond au précédent.
Kepler ne parle pas en son nom propre, mais dialogue avec un
interlocuteur fictif pour lui démontrer que, parmi l’infinie
possibilité des mondes habitables, nous sommes en fin de compte
logés à la meilleure des places, au plus près du soleil. Burton
adopte plutôt, contre Kepler, le scepticisme de son contradicteur
virtuel à l’égard de cet anthropocentrisme catholique. La formule
But who shall dwell in these Worlds paraphrase le style de la
prophétie d’Isaïe, And the Wolf shall dwell with the lamb
(Isaïe, 11, 6), dont elle prend le contre-pied. Pour Wells de même
l’agneau terrestre et le loup martien ne sauraient cohabiter, ni
même se rencontrer.
 Présenter l’exergue comme de Kepler cité par
Burton, alors qu’il est de Burton critiquant Kepler, constitue un
premier amalgame ; mais surtout, si Burton et Kepler envisagent
une comparaison des mondes, Wells part de l’idée de leur
incommensurabilité, et donc de l’impossibilité de leur
rencontre : le titre de son livre, La Guerre des mondes,
conserve la mémoire de ce prérequis fictionnel que le récit a
modifié, et même en quelque sorte retourné contre lui-même :
toute l’histoire tend à démontrer qu’entre des mondes
incommensurables, il n’y a pas de guerre possible. La fiction de
Wells consiste dans la déconstruction du certamen keplérien.
Elle s’accomplit non dans la négation, mais dans la dissémination,
la diffraction, la pulvérisation d’elle-même : pas de
Guerre, mais une multitude de rencontres, ou plus exactement de chocs
désordonnés, de contrecoups imprévus ; pas de pluralité des
mondes, mais la projection brutale de notre monde faisant retour
contre nous.
II. Structure de la rencontre
Quelque chose dans l’œuvre donc se retourne
contre les données logiques et visuelles, contre le mécano
imaginaire, le monde fictionnel qui l’a motivée. Ce retour est
dialogique : le récit entre en dialogue avec la fiction qui le
conditionne ; par ce dialogue, il construit son autonomie et se
déploie lui-même comme structure imaginaire propre.
 Le vecteur du retournement de la fiction,
considérée comme monde préexistant, en structure du récit,
introduisant un jeu dialogique avec ses conditions de possibilité,
c’est l’imagination. Wells, puis Haskin, puis Spielberg,
imaginent différemment un même (ou quasiment même) monde
fictionnel. Il ne s’agit pas là simplement d’une différence
subjective entre des univers artistiques personnalisés. Autant le
dire tout de suite : en ce sens, l’imagination de nos
créateurs est pauvre ; du roman à thèse au cinéma
commercial, il n’y a guère de place pour une fantaisie imaginative
originale. Si les choses sont imaginées différemment, c’est
d’abord parce qu’il s’agit de les faire coïncider avec des
structures différentes de la représentation, elles-mêmes
conditionnées à la fois par la révolution technique des moyens et
par les exigences idéologiques quant aux contenus de la
représentation.
Le modèle des frères Lumières :
rétro-projection
Lorsque Wells écrit La Guerre des mondes,
en 1898, les frères Lumières viennent d’inventer le cinéma à
Lyon (1895). On ne s’attardera pas ici sur le dispositif même de
la projection cinématographique, mais plutôt sur le contenu de ce
premiers courts-métrages qui firent le tour du monde, L’Arrivée
d’un train à la Ciotat, La ville de Lyon, Une sortie
d’usine à Lyon, L’Arroseur arrosé, La Mer.
Le train, le tramway, le bus à impériale, le
cycliste viennent vers nous, se projettent à notre rencontre. Les
vagues de la mer se précipitent sur nous. Le plan est fixe, les
déplacements filés de la caméra sont rares : tout l’effet
renversant tient dans cette projection inversée qui semble mettre en
péril notre position de spectateurs. Fonçant sur nous, l’objet
fait exploser le quatrième mur du spectacle théâtral ; il
pulvérise l’écran scénique.
Cette pulvérisation est immédiatement et très
matériellement visible : les ouvrières jaillissent des portes
de l’usine, les passagers sortent en masse du train, le quai de la
gare se peuple d’hommes affairés, les rails du tramway sont
traversés de véhicules hétéroclites, les boules de neige
explosent autour du cycliste, le jet d’eau du jardinier gicle. La
surface de la représentation n’est plus focalisée : le
mouvement apporte à l’image l’éparpillement, la circulation, la
dissémination des objets. Dans Le Repas de bébé, la mère
qui boit son café ne converge pas du regard vers l’enfant nourri
pas son père, comme le ferait une scène équivalente de Greuze, par
exemple Le Paralytique. Absorbée ou distraite, attentive et
inattentive, elle défait la scène, elle l’emporte dans le rythme
endiablé de la vie moderne.
Quoique Wells ne mentionne à aucun moment le
cinéma dans La Guerre des mondes, nous retrouvons exactement
ce dispositif de représentation. Ce ne sont pas des fusées, des
vaisseaux spatiaux qui conduisent les Martiens sur la terre, mais des
projectiles lancés au moyen d’un « immense canon, trou
énorme creusé dans leur planète » (I, 1, 411) :
« … personne au monde
ne songeait à ce projectile fatal. Cette même nuit, il y eut
un autre jaillissement de gaz à la surface de la lointaine
planète. Je le vis au moment même où le chronomètre marquait
minuit : un éclair rougeâtre sur les bords, une très légère
projection des contours. » (I, 1, 413.)
Le projectile apparaît donc d’abord comme une
légère diffraction lumineuse au fond du champ fixe du télescope
braqué sur Mars pour accomplir sa projection vers nous et se
matérialiser comme Chose habitée par le grouillement suractif des
Martiens placés à l’intérieur. Comme dans les courts-métrages
des frères Lumière, la projection est inversée, mettant en danger
le sujet spectateur ; la Chose projetée ne vient pas s’inscrire
dans le cadre fixe d’une scène, mais se dissémine et constitue
l’espace de la représentation en soi, de son grouillement. Il ne
s’agit pas tant ici de l’affairement incessant des Martiens que
de la représentation que Wells donne des hommes :
non-spectateurs, ils ne voient rien, ils manquent le spectacle pour
vaquer à leurs occupations, pour pulluler à la manière des
abeilles, des guêpes, des fourmis.
Deuxième caractéristique du modèle :
saturation
On comprend l’effet fascinant que pouvaient
produire, dans les courts-métrages des frères Lumière, ces
projections de véhicules et de figures sur le spectateur confronté
pour la première fois à des images animées. En revanche,
l’insistance sur le grouillement des foules, la saturation de
l’espace par l’activité des hommes ont un enjeu moins évident.
Les figures viennent peu à peu occuper l’espace fixe que découpe
l’objectif de la caméra : elles s’impriment sur cette
surface qui pour l’œil est apparemment stable et immobile à la
manière dont les taches sombres s’impriment progressivement sur le
papier lors de l’impression photographique. Le film mime ainsi le
processus de la fabrication indicielle des images.
La saturation des objets revient de façon
obsédante dans La Guerre des mondes. Dès la première page,
les hommes sont comparés à des « créatures transitoires qui
pullulent et se multiplient dans une goutte d’eau » (I, 1,
409). Mais la description des campagnes ravagées par les Martiens
procède du même principe de saturation lumineuse :
« Entre ces trois
principaux centres de lumière, les maisons, le train et la contrée
incendiée vers Chobham, s’étendaient les espaces irréguliers de
campagne sombre interrompus ici et là par des intervalles de champs
fumant et brûlant faiblement ; c’était un fort étrange
spectacle, cette étendue noire, coupée de flammes, qui rappelait
plus qu’autre chose les fourneaux des verreries dans la nuit. »
(I, 11, 446.)
L’espace devient discontinu. Sur sa surface
émergent des races : d’un côté, les centres de lumière, de
l’autre, les traces noires et les zones d’ombre.
Le narrateur traverse ensuite des zones désertées,
marquées par l’éparpillement des objets abandonnés :
« Pourtant, de place en
place, quelque objet avait eu la chance d’échapper — ici un
signal blanc sur la voie de chemin de fer, là, le bout d’une serre
claire et fraîche au milieu des décombres. » (II, 11, 450.)
et plus loin :
« ici et là, des objets
que les gens avaient laissés tomber — une pendule, une pantoufle,
une cuiller d’argent et de pauvres choses précieuses de ce genre »
(I, 12, 451).
Parallèlement, sur les routes de l’exode, le
narrateur rencontre des convois surchargés d’objets :
« Ils surchargeaient une
charrette à bras de ballots malpropres et d’un mobilier
misérable » (II, 12, 453).
Un homme cherche à emporter « plus d’une
vingtaine de pots contenant des orchidées » (II, 12, 454). Un
couple paysans « avaient entassé », sur « une
petite porte de cabane », « tout ce qu’ils avaient pu
trouver d’objets domestiques » (II, 12, 455). Un autre homme
transporte un sac de souverains d’or qui se déchire, les monnaies
s’éparpillant dans la cohue de la route (II, 16, 490) :
l’homme mourra broyé par une voiture en cherchant à récupérer
son trésor. De lui ne reste alors qu’un « objet poussiéreux,
noirâtre et immobile, écrasé et broyé sous les roues » (II,
16, 491).
L’éparpillement des figures et des objets est
lié à une vision panoramique, dé-subjectivée, des choses. Wells
ouvre son livre du point de vue de Mars : this world was
beeing watched. Pendant la débâcle, il rêve d’un ballon
dirigeable pour embrasser le fourmillement minuscule des « multitudes
dispersées » (1, 17, 494) en fuite :
« Si par ce matin de
juin, quelqu’un se fût trouvé dans un ballon au-dessus de
Londres, au milieu du ciel flamboyant, toutes les routes qui vont
vers le nord et vers l’est, et où aboutissent les enchevêtrements
infinis des rues, eussent semblé pointillées de noir par les
innombrables fugitifs. » (I, 17, 492.)
Sur mer, c’est le même éparpillement des
embarcations fuyant vers la France, « une multitude dense
d’embarcations trafiquant avec les gens du rivage et s’étendant
jusqu’à Maldon » (I, 17, 495) ; « La flotte des
fuyards s’éparpillait vers le nord-est » (I, 17, 499).
La dissémination généralisée des objets
déconstruit visuellement la rencontre ; la rencontre suppose,
sémiologiquement, le jeu différentiel du trait ; la rencontre
dessine les contours d’une démarcation ; elle théâtralise
une frontière qui s’abolit. La rencontre est affaire de plume et
de dessin. À ce trait différentiel, à cette coupure sémiotique,
la surface indicielle photographique oppose la multitude
volontairement indiscernable des points dans lesquels toute ligne,
toute différence se dissout en polarités indécises, en
circulations hésitantes, en encombrements mobiles et surcharges
précaires.La masse de la foule, les chemins de la débâcle, la vue
aérienne, remplacent alors la singularité du face à face, les
limites de la scène et la sécurité du regard embusqué.
Le Rayon Ardent
Mais il ne suffisait pas à Wells d’imaginer
l’invasion et la débâcle ; il lui fallait également
imaginer les moyens de la supériorité martienne : Wells dote
les envahisseurs de deux armes hautement significatives, le Rayon
Ardent (the Heat Ray) et la Fumée Noire (Black smoke).
Le Rayon Ardent apparaît très tôt dans le récit, comme réponse à
l’ambassade des trois audacieux curieux auprès du premier
cylindre :
« Tout à coup, il y
eut un soudain jet de lumière (a flash of light), et une
fumée grisâtre et lumineuse sortit du trou en trois bouffées
distinctes, qui, l’une après l’autre, montèrent se perdre dans
l’air tranquille.
Cette fumée — il serait peut-être plus
exact de dire cette flamme — était si brillante que le ciel, d’un
bleu profond au dessus de nos têtes, et que la lande, sombre et
brumeuse avec ses bouquets de pin du côté de Chertsey, parurent
s’obscurcir brusquement quand ces bouffées s’élevèrent, et
rester plus sombre après leur disparition. » (I, 5, 425.)
Le Rayon ardent est décrit comme une sorte de
lance flammes, au jet, aux bouffées saccadées. Mais Wells insiste
sur le flash lumineux : flash of light, their faces
flashed (les visages des trois aventureux furent illuminés), as
if some invisible jet… flashed into white flame (comme si
quelque invisible jet… s’illuminait en flamme blanche) ; a…
blinding flash of light (un aveuglant flash de lumière) ; I
saw the flashes of trees and hedges… suddenly set alight (je
voyais les lueurs des arbres et des haies brutalement illuminés) ;
the flashing bushes it touched (les buissons qu’il embrasait
de sa lumière) ; dumbfounded and dazzled by the flashes of
light (j’étais tétanisé et ébloui par les jets de lumière).
La traduction française dissout l’implacable
logique imaginaire de ces flashes lumineux.C’est en 1850 qu’on
invente le flash photographique, dont l’intense lumière est
produite par la combustion de fils de magnésium et s’accompagne,
comme ce que Wells décrit de son Heat Ray, d’une abondante
fumée blanche. L’invention est perfectionnée en 1887 par la
poudre éclair d’Adolf Mieetke et de Johannes Gaedicke.
Mais dans le même temps un Allemand, Wilhelm
Röntgen, découvre les rayons X, X-Rays, dont la lumière est
capable de traverser les corps opaques et de faire apparaître les
os : son article « Sur une nouvelle sorte de rayonnement »
paru à Würzburg en décembre 1895 fait le tour de l’Europe.
Le Rayon Ardent combine imaginairement
l’illumination du flash, sa projection lumineuse brutale et l’effet
disséminant du rayon X. Nous retrouvons le double mouvement du
modèle cinématographique.
La Fumée Noire
Mais Wells n’exploite pas outre mesure les
possibilités fictionnelles du Rayon Ardent. Il s’attarde beaucoup
plus longuement sur la Fumée Noire. L’invention des gaz de combat
n’était pas encore effective, mais elle était à l’ordre du
jour, comme en témoigne la Déclaration de La Haye, en 1899, par
laquelle les signataires s’interdisaient d’utiliser des
projectiles diffusant des gaz asphyxiants ou délétères. Lorsque,
contournant la déclaration qu’ils avaient signée, les Allemands
employèrent en 1915 ces gaz dans les tranchées, ils les diffusèrent
au moyen de cylindres à chlore. Or ce sont des cylindres que Wells
imagine comme projectiles martiens.
Mais la Fumée Noire renvoie également aux
brouillards de pollution qui baignaient perpétuellement la ville de
Londres à cette époque.
Les tripodes
Troisième invention de Wells, les tripodes
construits par les Martiens appesantis par la gravité terrestre pour
se déplacer avec aisance et rapidité, installés dans des coques
invulnérables. Les tripodes, comme l’a montré Alfred Mac Adam,
font écho à la vogue anglaise du vélo, que Wells, laid et
malingre, venait de réussir à apprivoiser…
Tous ces éléments imaginaires, les cylindres
projectiles, le Rayon Ardent, la Fumée Noire, les tripodes,
n’appartenaient pas aux données préexistantes de la fiction. Nous
avons tenté de montrer qu’ils définissaient à leur tour une
logique structurale du récit, ordonné sémiologiquement selon une
polarité (rétro-)projection/dissémination qui articule
l’impossibilité fictionnelle de la rencontre aux données
médiologiques et idéologiques du monde de Wells.
Cette logique structurale entre dans un jeu
dialogique avec le monde fictionnel dont elle est issue et le
transforme dialectiquement : le combat des mondes, le
décentrement de l’humanité dans l’univers persistent comme
cadre fictionnel prestigieux, comme référence révérencieuse à la
tradition culturelle humaniste, mais ne constituent plus les données
essentielles de la fiction. Le Rayon Ardent, simple accessoire dans
le récit de Wells, va devenir au cinéma le cœur horrifiant de la
fiction. Peu importent désormais les mondes, ni même la position de
l’homme. C’est par rapport à lui-même que l’homme se
décentre, bien plus que par rapport à d’autres créatures. Wells
initie cette transformation en suggérant que les Martiens ne sont
que des humains plus avancés dans l’évolution, et donc plus
proches de la fin :
« Nous autres humains,
avec nos cycles et nos patins de route, avec les machines volantes
Lilienthal, avec nos bâtons et nos canons, ne sommes encore qu’au
début de l’évolution au terme de laquelle les Martiens sont
parvenus. En réalité, ils se sont transformés en simples cerveaux,
revêtant des corps divers suivant leurs besoins différents, de la
même façon que nous revêtons nos divers costumes et prenons une
bicyclette pour une course pressée ou un parapluie s’il pleut. »
(II, 2, 514.)
On retrouve ici la structure imaginaire de la
projection renversée : les Martiens, ces hommes sur-évolués,
se projettent sur nous, leur origine, et se disséminent dans la
multiplicité suractive de leurs vêtements technologiques. Il n’y
a plus des mais un seul monde, projeté sur lui-même, écrasé
dans sa propre rencontre.
III. La rencontre en route : restauration
narrative
La boucle narrative
Pourtant, si la macrostructure de la rencontre
s’effondre sur elle-même dans La Guerre des mondes, elle
ressurgit à la base discursive du récit, aux points nodaux des
accroches narratives. Sur la route de leur fuite, les protagonistes
font de multiples rencontres qui rythment le récit : rencontre
du narrateur avec l’artilleur (I, 11, 447) puis avec le vicaire
(qu’il tue ; I, 13, 462), puis à nouveau avec l’artilleur ;
rencontre du frère du narrateur avec les deux dames en voiture,
qu’il sauve des brigands dans la grande tradition picaresque.
Toutes ces péripéties sont elles-mêmes enchâssées dans la
trajectoire circulaire du narrateur, qui part de chez lui à Woking
avec sa femme, la quitte à Leatherhead (I, 10, 440) pour la
retrouver à Woking à la fin de la narration (II, 9, 556), de sorte
que sur le plan narratif le roman se résume à une séparation et à
des retrouvailles conjugales, dont la dernière phrase donne
froidement le substrat :
« Et le plus étrange de
tout, ecore, est de penser, tandis que je tiens à nouveau sa main
dans la mienne, que j’ai compté ma femme et qu’elle m’a compté
parmi les morts. » (II, 10, 559.)
Or ce cercle narratif, qui circonscrit les
rencontres les plus excentriques, ne s’exporte nullement dans les
deux adaptations cinématographiques de 1952 et de 2005. Chez Haskin,
les héros sont un jeune couple qui se forme à l’épreuve des
événements et se scelle à l’issue du drame, selon le canevas
imposé de la comédie américaine d’après-guerre. Le docteur
Clayton Forester épousera donc la fille du vicaire, lequel,
convenances obligent, connaît une mort banalement pathétique sans
rapport avec la farce misérable que lui avait destiné Wells.
La narration de 1952 n’en demeure pas moins une
rencontre, dont la fonction de bouclage du récit est identique. Chez
Spielberg, Ray, le père divorcé (qui porte donc le nom du rayon
auquel il s’agira d’échapper), doit garder durant un week-end
ses deux enfants révoltés. Le temps de ce week-end est donc à la
fois, sur le plan fictionnel, le temps de l’invasion
extra-terrestre et, sur le plan narratif, le temps de la séparation
entre les enfants et leur mère, qu’il s’agira de retrouver à
l’issue de l’aventure. Le principe est toujours celui d’un
cercle narratif qui boucle et circonscrit l’explosion fictionnelle.
Mais l’enjeu de la rencontre a encore changé : ni séparation
conjugale, ni rencontre amoureuse, l’histoire porte cette fois
l’angoisse des familles décomposées, identifiée à un cataclysme
exra-terrestre.
Si formellement, sur le plan narratif, la
rencontre opère toujours le même bouclage, la boucle narrative est
elle-même contrainte et informée par les structures idéologiques
du récit, qui conditionnent son contenu.
Autonomie fictionnelle
Les trois versions de La Guerre des
mondes que nous avons mises en série avec leur origine humaniste
(Kepler et Burton) permettent de distinguer trois niveaux dans le
dispositif de récit mis en œuvre à chaque fois de façon
différente, quoique sur une base fictionnelle commune.
Le niveau de la fiction est le niveau le plus
stable du dispositif, car la fiction préexiste au texte et lui en
fournit les données constitutives. La fiction est ici envisagée par
différence avec la narration, c’est-à-dire non comme le
déroulement de l’histoire qu’on raconte, mais comme le monde
dans lequel cette histoire s’inscrit. Le monde préexiste
logiquement à l’histoire, et c’est pourquoi la fiction préexiste
structurellement à la narration. Le monde fictionnel semble fournir
les données atemporelles, mythiques du récit : dans La
Guerre des mondes, ce monde est partiellement identifié à
l’autre monde, des Martiens, aux « mondes plus anciens »
(I, 1, 409) qui nous observent. Ce monde de la fiction ne peut
rencontrer le monde réel : il lui est incommensurable.
Le récit est un dispositif de représentation.
Il n’est pas directement en prise avec le réel, mais il mime cette
prise au moyen d’un artefact fictionnel : c’est pourquoi
tout dispositif de représentation est autoréflexif, c’est-à-dire
qu’à la fois il donne une représentation (il raconte une
histoire, dévoile un monde) et il représente cette représentation
(il montre le chemin, les moyens de cette représentation). En un
sens, tout dispositif de représentation est un méta-dispositif.
Cette autoréflexivité ne se manifeste pas comme
une règle générique, ne s’impose pas comme un mode d’emploi ;
elle exerce plutôt une pression sur le récit, dont elle infléchit,
informe le contenu. La forme du dispositif de récit tend à se
réfléchir dans le contenu de la fiction : c’est ainsi que La
Guerre des mondes, donnée a priori comme histoire d’une
rencontre entre deux mondes, se retourne chez Wells en démonstration
de l’impossibilité de quelque rencontre que ce soit entre des
mondes incommensurables. Ce qui est signifié par là du point de vue
de la représentation, c’est non seulement la vieille
incommensurabilité du réel (l’humanité) et de sa représentation
(les Martiens, métaphores de l’humanité), mais surtout
l’écrasante supériorité de la fiction, sa froide autonomie
hégémonique, qui succède à l’insularité classique des mondes
fictionnels, retranchés, mais cartographiables, susceptibles d’être
décrits.
Cette autonomie hégémonique, cette
incommensurabilité se manifestent par la présence de la Chose,
présence écrasante et hors langage, espace d’invisibilité
inaccessible au regard. La Chose est un trou dans la représentation,
une dépression du réel par quoi se manifeste la fiction. Le
développement de l’Herbe Rouge amenée par les Martiens sur Terre
figure cette dépression : l’Herbe Rouge ne substitue pas un
écosystème à un autre ; elle ne prolifère que pour mourir ;
sa luxuriance, nouvelle expression de la dissémination qui structure
l’espace de la représentation, se retourne bientôt en
dépérissement :
« Finalement, l’Herbe
Rouge succomba presque aussi rapidement qu’elle avait crû. Bientôt
une sorte de maladie infectieuse, due, croit-on, à l’action de
certaines bactéries, s’empara de ces végétations. […] l’Herbe
Rouge tomba en putréfaction comme une chose déjà morte. Les tiges
blanchirent, se flétrirent et devinrent très cassantes. Au moindre
contact, elles se rompaient et les eaux, qui avaient favorisé et
stimulé leur développement, emportèrent jusqu’à la mer leurs
derniers vestiges. » (II, 6, 528.)
A l’invasion végétale succède l’effritement :
cette dissémination généralisée ne relève pas tant d’un
imaginaire fictionnel que d’une nouvelle organisation, ou plutôt
occupation de l’espace de la représentation, qui n’est plus
euclidienne/géométrale. L’espace est marqué indiciellement, et
de façon discontinue, sur le modèle technique de la révélation
photographique, sur le modèle quantique du jet de particules, sur le
modèle politique de la société de masse.
Structure du récit
La fiction est un monde antérieur, atemporel,
toujours déjà là ; séparée du réel, détachée de
l’histoire en marche et des contingences sociopolitiques du moment,
elle est pourtant indirectement, mais profondément conditionnée par
elles : la Fumée Noire des Martiens de Wells figure le smog
de la révolution industrielle anglaise ; le film de Haskin
commence par les images d’archives de la seconde guerre mondiale et
met en œuvre (inutilement, bien sûr) la bombe atomique contre les
Martiens ; Spielberg ouvre les hostilités avec une panne
générale de l’allumage des voitures, dont les circuits intégrés
ne résistent pas aux orages magnétiques provoqués par les
extra-terrestres.
Il est clair cependant que ces éléments du
récit ne relèvent ni du monde fictionnel proprement dit (ce sont
déjà des événements, des contingences, un déroulement de faits),
ni du circuit narratif qui traverse ce monde (le narrateur retrouve
sa femme, le docteur épouse la jeune fille, le père ramène ses
enfants à leur mère). Ils constituent un niveau intermédiaire, qui
déjà décrit un monde, mais relève encore de la contingence
événementielle.
Historicisés, idéologisés, ils forment
l’articulation structurale du dispositif de récit. Le niveau
structural se reconnaît à son organisation polaire : il
définit une sémiotique du récit, ou en quelque sorte une ossature.
A la Fumée Noire des Martiens de Wells s’oppose la pollution des
humains, qu’elle figure pourtant en miroir ; au rayon
dématérialisant des soucoupes volantes de Haskin s’oppose le feu
nucléaire de l’armée américaine, que, d’une autre manière, il
représente jusque dans son inefficacité ; à l’ingestion
cannibale des humains par les tripodes de Spielberg s’oppose la
consommation abjecte de la nourriture par Ray et par ses enfants,
mais ici aussi celle-ci représente celle-là. Par ces polarités le
récit s’appuie sur la structure même de la société qu’il
entend représenter : cette structure est d’une part
fictionalisée (constituant un monde), d’autre part narrativisée
(déroulant une histoire). L’articulation de ces trois niveaux
constitue le dispositif de récit.
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