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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, Image et subversion, Éditions Jacqueline Chambon, 2005, p. 7-19
Image et subversion : introduction
I. Du
langage à l’image : conséquences inattendues d’un
basculement culturel radical
Le
paradoxe des Ménines de
Foucault
Lorsque Michel Foucault, dans Les Mots et les
choses, cherche à retracer la naissance des sciences humaines à
travers l’évolution des découpages épistémologiques dans le
champ du savoir, c’est par l’analyse d’une peinture, Les
Ménines de Velasquez, qu’il ouvre sa réflexion. La démarche
est paradoxale dans un livre dont le fil directeur est la mise en
évidence d’un rapport de plus en plus dominant et exclusif de la
langue à la science, rapport d’où l’image semble a priori
exclue.
 Velasquez,Les Ménines, 1656-1657, huile sur toile, 318x276 cm, Madrid, Musée du Prado Michel Foucault distingue en effet,
schématiquement, trois périodes : la Renaissance, tout
d’abord, fonde encore sa pensée sur le modèle de la glose
médiévale du Verbe divin ; à partir de cette glose, elle
développe une pensée métonymique de l’universelle analogie et
tisse un réseau de correspondances entre le microcosme et le
macrocosme. L’Age classique, ensuite, est marqué par
l’autonomisation, en dehors du réel, d’un espace de la
représentation. Le vraisemblable se substitue alors au réel.
Cet espace de la représentation est organisé, réglé selon une
véritable grammaire générale du monde.
Appliquer les règles de cette grammaire définit les bienséances.
Reste à fixer la nomenclature des éléments soumis à ces règles :
il s’établit alors dans tous les domaines du savoir un
système de caractères, une classification des espèces, une
taxinomie.
Enfin, préparé par les Lumières, le positivisme du dix-neuvième
siècle voit changer les taxinomies de nature. Elles cessent d’être
commandées, de l’extérieur, par une raison d’être
transcendante, pour obéir à une logique interne, organique.
Analogie, taxinomie, organisation sont donc les
trois strates que révèle l’archéologie des sciences humaines
entreprise par M. Foucault. On voit ainsi lentement se perfectionner,
s’autonomiser et se laïciser un principe herméneutique général
fondé sur le langage, doté d’une grammaire propre et d’une
systématique autonome. Toutes les sciences, et au-delà toutes les
représentations apparaissent alors comme des langages doués d’une
grammaire propre, d’une rhétorique permettant de les décoder.
Cette généralisation du modèle linguistique débouche pour ainsi
dire naturellement sur la psychanalyse : la démarche de Freud
consiste à doter l’inconscient et les rêves d’une grammaire
primitive, fondée sur la condensation et le déplacement ;
l’approche lacanienne identifie l’accès du sujet au symbolique à
son accès au langage et introduit dans son « algèbre »
(le terme est de Lacan et désigne bien le modèle utopique qui le
hante d’une langue mathématique à la fois pure et universelle)
signifiant, signifié, métaphore et métonymie. La formalisation
linguistique et les découvertes psychanalytiques du vingtième
siècle apparaissent indissociablement mêlées.
Décadence
du langage comme structure épistémologique universelle
Pourquoi, dans une telle perspective, ouvrir un
livre consacré à l’histoire du triomphe et de l’hégémonie du
langage dans notre culture, avec l’analyse d’un objet par nature
irréductible au langage, d’une peinture ? Pourquoi rendre
compte de l’autonomisation d’un espace classique de la
représentation par une peinture, une peinture dont le signifié est
à peine représenté, puisque l’atelier du peintre qui s’offre
ici au regard du spectateur et divertit son attention ne révèle que
par l’accident d’un reflet brumeux du miroir du fond le couple
royal que Velasquez est en train de peindre ?
Tout se passe comme si Michel Foucault, dans ce
livre qui clôt de façon monumentale une civilisation multiséculaire
du langage et de la rhétorique, pressentait le dépassement de cette
civilisation par un medium qui l’a hantée et lui est
demeuré mal soumis. Ce medium, c’est l’image.
 Hans Holbein, Les Ambassadeurs, huile sur toile, 207x209 cm, Londres, The National Galery L’exemple de Michel Foucault n’est pas unique
et l’analyse des Ménines ne saurait être réduite à un
accident, à l’aléa insignifiant, purement anecdotique, de la
confection d’un livre. Cette peinture liminaire constitue
véritablement le symptôme d’une révolution médiologique que le
critique thématise intuitivement, sans pouvoir encore la
problématiser. Les Mots et les choses datent de 1966. En
1964, Jacques Lacan ouvrait son onzième séminaire à l’École
normale supérieure sur les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, l’inconscient, la répétition, le transfert et la
pulsion. Or, en cours d’année, bouleversé par la parution de
l’ouvrage posthume de Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible,
Jacques Lacan introduit au cœur de son exposé une longue digression
sur le regard, fondée sur l’analyse de l’anamorphose des
Ambassadeurs de Holbein. Au moment de récapituler l’organon
de la science psychanalytique, le maître achoppe, glisse, dérape
sur ce qui, hors-langage, fait image.
Signalons également les travaux de T. Todorov
sur Henry James : à partir de l’analyse d’une nouvelle de
James au titre évocateur, L’Image dans le tapis, T. Todorov
montre que toutes les fictions de James s’organisent comme « quêtes
d’une cause absolue et absente ».
C’est assez marquer que ce qui structure le récit se situe
hors-texte. Pourtant, malgré le titre de la nouvelle de James,
Todorov ne fait pas jouer l’image comme principe sémiologique non
textuel. L’image dans le tapis a fait florès, mais comme hypostase
et comme énigme, plutôt que comme principe de la concrétude du
monde. Là encore, ce que l’on pourrait désigner, non sans
arrière-pensées, comme le continent noir de notre culture se
profilait, sans parvenir encore à se nommer.
En 1980, Roland Barthes écrit avant de mourir La
Chambre claire, son livre sur la photographie, qui s’ouvre sur
une référence au Séminaire XI de Lacan. Quelque chose
cette fois a basculé : l’objet de R. Barthes est
désormais exclusivement l’image, tandis que les outils critiques
s’attachent désespérément, ultimement, à la tradition
rhétorique. Les deux notions clefs à partir desquelles R. Barthes
analyse l’organisation symbolique de l’image photographique, le
studium et le punctum,
revendiquent le latin des humanités, même si on les cherche en vain
dans les lexiques du vocabulaire rhétorique de Cicéron ou de
Quintilien.
Après R. Barthes, il semble que ce champ
épistémologique nouveau se soit développé plutôt à la marge ou
au dehors de la littérature. La phénoménologie explore, après
Merleau-Ponty,
les modes de communication non linguistiques et dégage dans la
sensation le chiasme constitutif de ce que l’on serait tenté de
désigner comme une sémiologie non sémiotique,
substituant à la coupure inhérente au langage (coupure du signe en
un signifiant et un signifié, coupure entre le signe et le référent,
coupure enfin de la castration symbolique qui marque l’avènement
de l’enfant au langage) un système d’échange, un réseau fondé
sur la continuité (continuité affective du sujet à l’objet,
continuité indicielle de la trace et de l’empreinte, continuité
sociale d’une émotion qui se propage et se communique).
L’histoire de l’art participe également à
ce renouvellement. Le point de départ du livre de D. Arasse intitulé
Le Détail est barthésien.
Se référant à ce que, dans Le Plaisir du texte, R. Barthes
désigne comme la jouissance du lecteur, D. Arasse retourne la
déconvenue d’un sens qui se dérobe et se défait dans le détail
en dynamique jubilatoire de reconstruction du sens : il ne
s’agit plus ici, comme dans l’iconologie traditionnelle,
d’exhumer un détail beau ou pittoresque, pour le seul plaisir de
l’œil érudit du connaisseur. Le détail, envisagé cette fois non
comme particolare mais comme dettaglio, a à voir avec
la structure. Il se manifeste « comme un écart ou une
résistance par rapport à l’ensemble du tableau », « comme
si l’ordre du discours affrontait là une de ses limites »
(pp. 6-7). Le détail alerte l’attention du spectateur, il
« fait événement » (p. 12) : « faisant
de lui-même signe à celui qui regarde et l’appelant à
s’approcher, il disloque à son profit le dispositif de la
représentation » (p. 14). A son profit : cette
dislocation est donc productive, non pas simple perversion de la
dimension structurale de la représentation, mais subversion, ou
autrement dit recomposition.
Actualité
des images anciennes
Aujourd’hui que nous advenons à la culture
baignés par l’image, il devient possible de repenser radicalement
l’articulation de l’image à notre culture, non pour tenter
désespérément d’absorber ce medium hétérogène dans un
système culturel que le langage a massivement informé et modélisé,
mais pour en dégager l’irréductibilité profonde, souvent
subversive, et parfois structurante.
Ainsi, toute une littérature réputée
marginale, discontinue, inclassable, se trouve réévaluée pour
notre modernité : ce qu’elle a puisé dans l’image comme
énergie idéologiquement déconstructive, ce qu’elle a mis en
œuvre contre le langage apparaît dans sa cohérence comme logique
non rhétorique de structuration textuelle. La littérature des
marges, les effets pervers du sens, en un mot tous les dessous du
texte littéraire nous donnent à lire les structures médiologiques
d’une civilisation de l’image en gestation, appelée demain à
prendre tout son essor. Tandis que la zone de turbulence où
convergent les enjeux idéologiques glisse inexorablement du texte
vers l’image (c’est à la télévision, au cinéma, aux
expositions, que nous consommons désormais massivement notre
culture, et le livre même est abordé différemment, comme objet
voire comme instrument médiatique), la littérature accède au
statut étranger d’objet anthropologique. Enfin, nous pouvons
l’aborder avec ce regard persan inauguré par Montesquieu :
étrangers à nous-mêmes dans notre rapport à nos textes,
décentrés, nous achoppons, nous butons sur leur sens. Alors,
paradoxalement, c’est ce qui résiste à la structuration
rhétorique de l’œuvre et, par là, à son intégration
idéologique, qui faisant image se révèle d’abord à nous. Parce
que nous ne sommes plus familiers de la tradition humaniste, nous
cessons d’être aveugles à ses implications, à ses contradictions
idéologiques.
Or paradoxalement cette nouvelle relation à la
culture classique, ce nouveau regard que nous portons sur la
littérature, la psychanalyse en fut l’instigatrice. Si, comme nous
l’avons montré dans un premier temps, la psychanalyse en un sens
parachève la modélisation linguistique des sciences en analysant
l’inconscient sur le modèle d’un langage, d’une langue perdue
dont il s’agirait de reconstituer la grammaire (et l’inconscient
apparaît a priori comme ce qui dans l’homme est le plus étranger
au langage, le plus en deçà, ce que l’on serait tenté de définir
comme le territoire hors langage de l’homme), la grammaire
paradoxale qui émerge de cette modélisation apparaît articulée à
un matériau absolument nouveau, celui des images mentales en tant
que, dans leur enchaînement, selon une logique qui n’est pas celle
du discours articulé, elles font sens. Freud, armé de cet outil,
revisite toute notre culture. Même l’analyse du mot d’esprit, où
le langage semble le matériau, dégage en fait un dispositif de
condensation du sens, de cristallisation par l’ellipse et de
production d’une image ambivalente désignant et masquant tout à
la fois l’agression que Freud repère toujours à la racine du
witz. La logique du mot d’esprit se situe hors langage, dans
ce mouvement contradictoire de découvrement et de recouvrement sur
lequel joue l’image fugitivement incisive que les mots se
contentent ici de supporter et de théâtraliser.
L’analyse psychanalytique propose ainsi de
donner un sens au discours qui soit totalement étranger à sa
lettre. Le discours est pris en compte comme symptôme et ne
s’interprète que comme indice d’une cohérence cachée,
étrangère à l’intention manifeste du propos, du texte, de
l’œuvre. Le psychanalyste décompose, désarticule le discours,
délaisse l’architecture pour s’intéresser au matériau et
retrouver dans celui-ci les vestiges d’une signification à demi
perdue. Il cherche ce qui hante l’œuvre, comme un archéologue
qui, scrutant les matériaux d’une église médiévale grecque aux
proportions harmonieuses, quitterait l’œil émerveillé du fidèle
ou de l’esthète et changerait de regard pour chercher à retrouver
dans les matériaux composites de la construction l’histoire du
temple d’Héra dont les murs byzantins portent incrustées les
cannelures archaïques, l’histoire de la basilique protochrétienne
dont les chapiteaux ici retaillés réemploient le marbre, et de
l’agora antique dont le dallage sous ses pas laisse deviner les
traces. La disposition de l’église prend alors un sens nouveau :
elle n’est pas structure en soi triomphante et autonome, mais
détournement de modèles et de matériaux, incorporation de cultures
successives, produit dialectique de leurs sourdes résistances.
Passer de la logique du discours à celle de l’image, c’est
passer de l’architecture à l’archéologie, déconstruire le sens
obvie, faire émerger, dans l’infrastructure, un autre sens.
L’objet esthétique s’inscrit alors dans une histoire des
matériaux, histoire du sujet pour le psychanalyste, histoire
culturelle pour l’archéologue. C’est avec ce second regard que
nous voudrions reposer la question de la représentation et en
proposer une modélisation qui tienne compte de la dynamique visuelle
de la culture par laquelle se trouvent réconciliées les
perspectives structurale et diachronique.
 Odilon Redon, Le rêve, 1905, huile sur toile, 56x43 cm, collection particulière L’image nous servira à la fois d’objet et de
méthode. La méthode appliquée aux textes et aux images fera
apparaître un objet nouveau, échappant à la logique du discours et
constituant hors-langage la cohérence de l’œuvre ; dans
l’interprétation, cet objet définira les fondements d’une
culture nouvelle, la culture moderne de l’image.
II.
Qu’est-ce qu’une image ?
Logique
et support
Vision dans un rêve qu’interprète l’analyste,
peinture exécutée sur la toile par la main d’un artiste,
impression photographique d’un instantané saisi sur le vif par la
pellicule sensible, métaphore obsédante, subreptice ou lexicalisée
dans un texte, que faut-il entendre exactement par image ?
Il existe plusieurs systèmes de production du
sens. D’un système à l’autre, ce ne sont pas seulement les
signifiants qui changent, mais la logique sémiologique même qui est
à l’œuvre. On pourra considérer, selon une première
approximation, le discours comme l’un de ces systèmes
sémiologiques, système différentiel fondé sur la succession
(Saussure), et les représentations visuelles comme un autre système
sémiologique, système synthétique fondé sur la condensation et le
déplacement (Freud). On ne s’intéresse donc pas ici à l’image
comme support, mais comme logique productive de sens. Ce choix, qui
peut paraître paradoxal (on parlera d’images chez Pétrarque ou
dans Le Cabinet des fées, mais de la peinture classique
d’histoire comme d’une peinture textuelle), est pourtant commandé
par les habitudes culturelles de la Renaissance et de l’époque
classique, qui ne distinguait pas entre la lecture d’un texte et la
lecture d’un tableau,
et naviguait avec aisance de l’emblème au motto, du motto
au sonnet, du mythe à l’allégorie, de l’allégorie à la
peinture.
L’opposition sémiologique essentielle ne se
fait donc pas entre deux productions artistiques distinctes, comme la
littérature et la peinture, mais entre deux systèmes de production
du sens tout à la fois inconciliables et consubstantiels, un ordre
rhétorique d’une part, une logique de l’image d’autre part.
Donc, quand on parle d’image dans un texte ou de discours de la
peinture, on ne procède pas par analogie, mais on distingue le
support de la représentation du ou des systèmes sémiologiques qui
organisent la représentation.
On utilise ici à dessein le mot image, mettant à
profit le vague et l’ambiguïté qu’il comporte. Le mot image
peut en effet aussi bien désigner une image concrète (un tableau,
un dessin, une photographie) qu’une image abstraite (une métaphore,
une façon de parler, ou même une certaine aura, une
renommée). L’image participe donc à la fois de l’iconique et du
verbal. Ce que nous percevons aujourd’hui comme immédiatement
différent, comme support hétérogène, ne l’était pas dans une
culture organisée tout entière autour de la fiction idéologique de
l’ut pictura poesis, sur laquelle nous aurons l’occasion
de revenir : la poièsis, c’est-à-dire la production
textuelle, devait fonctionner comme une peinture, et surtout, à
rebours, la peinture, comme une poièsis. Il n’y avait pas
de frontière médiologique entre littérature et peinture. La
prééminence d’un modèle rhétorique de production du sens était
alors indiscutable, et s’est même accentuée au dix-septième
siècle, comme l’a montré M. Fumaroli.
Cette logique textuelle de production du sens,
assujettie à l’ordre du langage et à ses modalités d’expression
quel que soit le support de la représentation, a exercé dans tous
les arts une hégémonie à la fois sur le plan formel et sur le plan
idéologique : la peinture d’histoire était alors la peinture
par excellence et se déchiffrait, se déroulait comme un texte ;
les peintres s’imposèrent des contraintes inouïes pour intégrer
leur œuvre dans ce modèle sémiologique, donnant l’illusion du
mouvement et de la durée à des représentations dont le support les
excluait a priori, faisant parler des figures muettes, identifiant
aux articulations d’un discours l’effet visuel immédiat et
global de la peinture. Une telle tyrannie sémiotique ne pouvait que
rencontrer de nombreuses résistances. L’importance historique de
ces résistances est capitale : c’est à partir d’elles, on
le verra, que s’est préparé le renversement sémiologique du
siècle des Lumières.
L’image
comme phénomène
Il est toujours difficile de rendre compte d’une
résistance. L’historien ne peut, comme dans une guerre ouverte, un
conflit déclaré et réglé, analyser les forces en présence, les
enjeux et les péripéties d’une lutte entre des protagonistes
identifiables à vue, à l’uniforme. Le résistant opère dans
l’ombre. Il est dans la structure qu’il combat. Il ne se
départage qu’en son for intérieur, et dans la fulgurance de son
action.
Ce qui est ici aux prises avec l’hégémonie
rhétorique relève de cet ordre de la lutte. L’image n’occupe
pas dans la culture classique une position extérieure, marginale et
dissociée. On n’opposera donc pas des images à des textes, mais,
à l’intérieur d’un même objet, une logique rhétorique à une
logique de l’image : tantôt le réseau métaphorique d’un
texte travaille contre sa structure argumentative ; tantôt le
jeu des formes et des couleurs, la disposition des objets ou des
personnages dans une peinture subvertit son décodage allégorique.
Il ne s’agira donc pas de parler des images, d’isoler
quelque part une image, mais de repérer, d’analyser, de
modéliser ce qui, à un moment donné, dans l’objet, se détache,
se coagule, fait image et, de là, opère la subversion.
Car, précisément parce qu’elle résiste,
empruntant souvent ses ressources au fond culturel médiéval, la
logique sémiologique de l’image est nécessairement subversive. La
modernité se prépare et se constitue de ces archaïsmes qui font
obstacle. Dans la littérature, dans la peinture, dans la musique
même, dans l’art en général, au moment où une certaine armature
voyante est mise en avant, d’ordre rhétorique, quelque chose, de
l’ordre de l’image, parasite l’architecture intime de l’objet,
déploie ses coalescences subversives. Une autre logique se met en
place.
L’image nous intéresse donc ici comme
phénomène de basculement du sens à l’intérieur de la
représentation, comme moment ontologique du dénudement de la
structure, provoquant l’interrogation éthique et la subversion.
Dans ces moments capitaux où la structure se défait, où l’armature
rhétorique voyante achoppe, dérape, l’objet de la représentation
ne se dissout pas pour autant, mais au contraire se ressaisit dans sa
dimension essentielle, qui ne relève pas de la structure, mais de ce
dans quoi la structure est prise, du dispositif.
III. La
méthode : de la structure au dispositif
La crise
de la critique
Comment faut-il interpréter cette dialectique de
la représentation qui habite toutes les représentations,
littéraires et artistiques, de notre culture, et singulièrement de
la culture classique ? D’une part, l’œuvre déploie une
structure, mais c’est la structure inessentielle du théâtre
d’ombres platonicien, structure offerte au-devant de la toile,
nature morte et brocart jetés là comme d’éloquents morceaux de
bravoure, splendides mais pures Vanités, illusions du sens, de sa
mécanique sans vérité. D’autre part, l’œuvre manifeste la
lumière de la vérité, mais une lumière à laquelle il est fait
écran, une lumière inaccessible, un trauma recouvert, une déchirure
brodée.
 Caude Henri Watelet d'après Portien, La Font de Saint Yenne en critique aveugle, probablement 1753, Paris, Bnf Estampes Cette dialectique d’une structure mécanique
recouvrant, occultant la lumière dont elle se nourrit s’est
traduite, dans l’histoire de la critique littéraire, par la
confrontation du structuralisme et du déconstructionnisme : en
analysant l’œuvre comme un mécano sémiotique réductible à une
formule structurale simple qu’elle redupliquerait, amplifierait et
complexifierait à l’infini, le structuralisme, avec des méthodes
et des outils nouveaux, conservait le champ traditionnel de l’analyse
littéraire conçue comme analyse de la représentation comme
répétition. Ce type d’analyse revient toujours à une conception
rhétorique des textes ou à une typologie. C’est ainsi que,
quittant l’ancienne référence obligée au réalisme de l’art,
dénoncée par les nouvelles approches théoriques des années
soixante et soixante-dix, le structuralisme puis ses héritiers ont
fait l’économie de l’amas documentaire, lui subsituant d’abord
le « petit fait vrai »,
puis le « point aveugle » du texte, pur ressort
structural, formel et désincarné, avant que ses derniers épigones
ne se prononcent pour un retour à l’histoire littéraire, puis à
l’histoire tout court. Ce retour est en fait un accomplissement,
puisqu’il permet d’évincer totalement et définitivement du
discours critique la littérarité du texte, c’est-à-dire non sa
rhétorique, mais, aux antipodes, son rapport immédiat au réel, ce
qui dans le texte se manifeste comme choc, comme pure brutalité, et
demeure incompréhensible. Une fois le problème du réel éludé, le
texte et même l’image peuvent, avec l’illusion de l’exhaustivité
objective, à la fois être traités comme des documents d’histoire
et comme des constructions rhétoriques, à condition que ces deux
types d’analyse soient nettement dissociés et que pour chacune
soit mise en œuvre non une pensée, mais une technique adéquate.
Face à cette technicisation de la critique, le
déconstructionnisme a tenté de prendre en compte cette dimension de
l’éclat, du choc, que prend le réel lorsqu’il se manifeste sans
médiations dans la représentation. Le déconstructionnisme a
cherché à sortir de la logique structurale, mais dans une
perspective purement négative qui ne pouvait manquer, à terme, de
le condamner. L’intérêt finit en effet par être mince de ne
dégager les failles, la béance essentielle d’un texte ou plus
généralement d’une représentation que pour en démolir
l’architecture logique et ruiner toute tentative d’interprétation,
comme si les productions de la culture tendaient vers une nullité
essentielle et pétrifiante.
Pour éviter cet
amenuisement inéluctable de l’objet d’étude et de l’enjeu
théorique, il conviendra, face aux failles de la représentation, de
maintenir comme un principe inébranlable la fonction signifiante du
choc. Les failles n’ont de valeur herméneutique que par le
dispositif de la représentation qu’elles révèlent, que par la
profondeur du réel auquel elles permettent d’accéder. La faille
permet de sortir du cadre strictement mimétique de la représentation
et de l’analyse ; si le texte, si la toile sont travaillés,
minés par une faille que l’effort de l’art cherche à suppléer,
cette faille pourrait bien être ce choc que l’œuvre nous livre,
comme indice, comme éclat du réel ; quant au supplément,
il constitue la dynamique de la répétition.
La fragilité de ces modèles théoriques, puis
leur effondrement tiennent à chaque fois à un certain silence sur
le réel, soit que celui-ci soit minoré (c’est là l’origine de
la crise du structuralisme), soit que, au contraire, la faille,
hypostasiant le choc, en fasse une quintessence inaccessible, qu’elle
relègue finalement au-delà du discours critique.
Passer de la structure au dispositif pour
analyser l’objet de la représentation engage la méthode de la
critique littéraire et artistique dans une véritable révolution.
La littérarité d’un texte comme la valeur artistique d’une
peinture ou d’une œuvre musicale se constituent de l’interférence
de plusieurs systèmes sémiologiques sur un même support. Cette
interférence, ce brouillage oppose le message artistique riche à
l’efficacité communicationnelle d’un message simple, réductible
à sa seule structure rhétorique. Mais, dès lors que ce qui du
point de vue de la structure se manifeste dans l’objet comme hors
structure, comme bruit, engage une subversion du message rhétorique,
il devient nécessaire de ressaisir l’objet de la représentation
dans un cadre où la structure apparaisse comme espace précaire,
ouvert au basculement. Ce cadre, on le nommera dispositif. Le
dispositif articule la structure à ce qui la conditionne,
matériellement et idéologiquement ; il ordonne le processus
rhétorique, ce qui relève du langage, à un scénario de la
représentation grâce auquel ce processus est possible. Le langage
se manifeste donc dans le dispositif comme espace protégé par un
scénario, comme du texte pris dans de l’image, qu’il arrête et
formalise, mais en laquelle il peut à tout moment basculer. Les
modalités de cette insertion, de cette articulation du texte à
l’image au sein d’un dispositif sémiologique ne peuvent se
définir que dans un contexte historique et culturel donné.
On s’intéresse ici à l’interférence entre
image et discours dans la structure sémiologique des textes et de la
peinture, de la Renaissance aux Lumières. Ces systèmes
sémiologiques ne sont donc pas exactement concurrents, mais
articulés en un dispositif que l’on définira en l’occurrence
comme dispositif d’écran.
Le dispositif d’écran reprend (mais détourne)
la caverne platonicienne. On peut le décrire ainsi : l’alibi
réaliste de la mimésis tient au fait que le réel est projeté sous
la forme d’images sur la surface de la représentation. Mais cette
représentation n’est pas d’ordre mécanique, technique. Elle est
socialement, idéologiquement codée. Le dispositif de projection
suppose donc l’interposition entre le réel et la représentation
d’un écran qui filtre, déforme, stylise ce réel, matérialisant
la dimension symbolique de la représentation. Soit impossibilité
sémiologique, soit interdit idéologique, l’écran occulte
l’essentiel des images du réel et en diffuse une infime partie.
Dans la vaste zone d’ombre de ce qui est occulté, un maillage
rhétorique développe à sa manière un discours tendant à suppléer
les images absentes. La représentation apparaît alors comme zone
d’ombre protégée par l’écran, constituée d’un maillage
rhétorique assurant la mimésis, mais bordée et trouée par la
lumière aveuglante du réel. Cette lumière organise, concurremment
au maillage rhétorique, la logique de l’image (c’est le punctum
de Barthes).
Nous nous proposons dans ce livre d’analyser ce
dispositif dans toutes ses implications, imaginaires, historiques,
sémiotiques, symboliques.
Pourquoi
aujourd’hui ?
Si cette logique de l’image est si importante,
dira-t-on, pourquoi n’est-elle pas théorisée au dix-septième, ou
au moins au dix-huitième siècle, alors que fleurissaient les arts
poétiques et que la réflexion sur l’art mettait en avant,
essentiellement, son armature rhétorique ? Nous montrerons,
pour répondre à cette objection, la nature fondamentalement
anti-mimétique de l’image dans la culture classique, si par image
on entend bien ce que nous venons de définir ici, un ordre
sémiologique non rhétorique, non verbal. L’image a joué ce rôle
fondamental de subversion et d’exercice d’une certaine
marginalité symbolique précisément parce qu’elle se situait en
deçà du maillage rhétorique de l’art et, échappant à toute
théorisation mimétique, demeurait hors langage, à l’abri de tout
contrôle, de toute censure idéologique. De l’image, le discours
dans sa logique rhétorique ne peut rendre compte que comme vide,
manque, faille. L’image est un trou dans le discours. Ni
Quintilien, ni l’abbé Du Bos ne pouvaient lui consacrer de traité.
Les causes de ce silence de l’image sont essentiellement d’ordre
théologique : interdite par le second commandement du
Décalogue, fustigée par la Réforme, l’image n’est réhabilitée
dans la culture classique, n’est même placée au centre de cette
culture qu’au prix de ce silence.
Aussitôt surgit alors une seconde objection :
si l’image bloque le discours critique, si sa nature
anti-rhétorique la fait nécessairement échapper à toute forme
d’art poétique ou de traité sur les règles de la production de
l’art, comment pouvons nous légitimement, nous aujourd’hui, lui
consacrer un livre ? C’est ici que la révolution culturelle
et médiologique que nous vivons est amenée à intervenir de façon
essentielle dans notre compréhension de la culture classique.
Massivement, le medium de la culture est aujourd’hui
iconique. Au-delà de l’invention technique, c’est le changement
des rapports entre l’image et le discours qui transforme
profondément aussi bien nos modes de pensée, notre relation au
symbolique, que notre appréhension de la culture. La modernité n’a
pas inventé l’image, mais la primauté de l’image sur le
discours. C’est l’image maintenant qui porte, sur les feux de la
rampe médiatique, le poids de l’idéologie. L’en deçà où
œuvrait l’image est devenu hautement visible et exposé. Il
commence aujourd’hui à pouvoir faire l’objet d’un discours
parce qu’il crève désormais l’écran, que notre culture, fondée
sur le regard d’abord et non plus sur le magistère du langage, ne
peut plus être modélisée par une théorie de la mimésis.
Alors, reportant
nos yeux emplis de télévision, d’affiches, de publicité sur les
textes qui ont construit et traversé l’humanisme, nous y voyons
nécessairement autre chose que ce discours des humanités qui
devient de jour en jour plus illisible. Une autre dynamique de ces
textes se dessine devant nous, leurs images n’y brouillent pas
seulement le sens, mais construisent pas à pas le continuum féminin
symbolique fondateur de la modernité. Cet ordre subversif de l’image
humaniste ne peut être théorisé qu’aujourd’hui parce
qu’aujourd’hui seulement se lève l’interdit
théologico-rhétorique et s’esquisse un modèle proprement
iconique de la représentation.
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