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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d’initiation à la french theory, université d’Aix-Marseille, février 2012
 « La sieste », ill. 41 de Tristes tropiques, VII, « Nambikwara »
XXVI
Sur la ligne
Qui vit sur la
Ligne Rondon se croirait volontiers dans la lune. Imaginez un
territoire grand comme la France et aux trois quarts inexploré ;
parcouru seulement par des petites bandes d’indigènes nomades, qui
sont parmi les plus primitifs qu’on puisse rencontrer dans le
monde ; et traversé de bout en bout par une ligne
télégraphique. La piste sommairement défrichée qui l’accompagne
— la picada —
fournit l’unique point de repère pendant sept cents kilomètres,
car si l’on excepte quelques reconnaissances entreprises par la
commission Rondon au nord et au sud, l’inconnu commence aux deux
bords de la picada, à
supposer que son tracé ne soit pas lui-même indiscernable de la
brousse. Il est vrai qu’il y a le fil ; mais celui-ci, devenu
inutile aussitôt posé, se détend sur des poteaux qu’on ne
remplace pas quand ils tombent en pourriture, victimes des termites
ou des Indiens qui prennent le bourdonnement caractéristique d’une
ligne télégraphique pour celui d’une ruche d’abeilles sauvages
en travail. Par endroits, le fil traîne a terre ; ou bien il a
été négligemment accroché aux arbrisseaux voisins. Si surprenant
que cela puisse paraître, la ligne ajoute à la désolation ambiante
plutôt qu’elle ne la dément.
Les paysages
complètement vierges offrent une monotonie qui prive leur sauvagerie
de valeur significative. Ils se refusent à l’homme, s’abolissent
sous son regard au lieu de lui lancer un défi. Tandis que, dans
cette brousse indéfiniment recommencée, la tranchée de la picada,
les silhouettes contorsionnées des poteaux, les arceaux inversés du
fil qui les unit semblent autant d’objets incongrus flottant dans
la solitude comme on en voit dans les tableaux d’Yves Tanguy.
En attestant le passage de l’homme et la vanité de son effort, ils
marquent, plus clairement que s’ils n’avaient pas été là,
l’extrême limite qu’il a essayé de franchir. Le caractère
velléitaire de l’entreprise, l’échec qui l’a sanctionnée
donnent une valeur probante aux déserts environnants.
La population de
la ligne comprend une centaine de personnes : d’une part les
Indiens Paressi, jadis recrutés sur place par la commission
télégraphique et instruits par l’armée à l'entretien du fil et
au maniement des appareils (sans qu’ils aient pour autant cessé de
chasser à l’arc et aux flèches) ; de l’autre, des Brésiliens,
jadis attirés dans ces régions neuves par l’espoir d’y trouver
soit un Eldorado, soit un nouveau Far West. Espoir déçu : au
fur et à mesure qu’on s’avance sur le plateau, les « formes »
du diamant se font de plus en plus rares.
On appelle
« formes » des petites pierres à couleur ou à structure
singulières qui annoncent la présence du diamant à la façon des
traces d’un animal : « Quand on les trouve, c’est que
le diamant a passé par là. » Ce sont les emburradas,
« galets bourrus »,
pretinhas ;
« petites négresses » ; amarelinhas,
« jaunettes » ; figados-de-galinha,
« foies de poule » ; sangues-de-boi,
« sangs de bœuf» ; feijôes-reluzentes,
« haricots brillants » ; dentes-de-câo,
« dents de chien » ; ferragens,
« outils » ; et les carbonates,
lacres, friscas
de ouro, faceiras,
chiconas, etc.
 Yves Tanguy (1900-1955), Maman, Papa est blessé, 1927
A défaut de
diamant, sur ces terres sablonneuses, ravagées par les pluies
pendant une moitié de l’année et privées de toute précipitation
pendant l’autre, rien ne pousse que des arbustes épineux et
torturés, et le gibier manque. Aujourd’hui abandonnés par une de
ces vagues de peuplement si fréquentes dans l’histoire du Brésil
central, qui lancent vers l’intérieur en un grand mouvement
d’enthousiasme une poignée de chercheurs d’aventures, d’inquiets
et de miséreux et les y oublient aussitôt après, coupés de tout
contact avec les centres civilisés, ces malheureux s’adaptent par
autant de folies particulières à leur isolement dans des petits
postes formés chacun de quelques huttes de paille, et distants de
quatre-vingts ou cent kilomètres qu’ils ne peuvent parcourir qu’à
pied.
Chaque matin, le
télégraphe connaît une vie éphémère : on échange les
nouvelles, tel poste a aperçu les feux de camp d’une bande
d’Indiens hostiles qui s’apprêtent à l’exterminer ; dans
tel autre, deux Paressi ont disparu depuis plusieurs jours, victimes,
eux aussi, des Nambikwara dont la réputation sur la Ligne est
solidement établie, et qui les ont envoyés, sans nul doute, na
invernada do ceu, « dans
les célestes hivernages... ». On évoque avec un humour
macabre les missionnaires assassinés en 1933, ou ce télégraphiste
retrouvé enterré à mi-corps, la poitrine criblée de flèches et
son manipulateur sur la tête. Car les Indiens exercent sur les gens
de la ligne une sorte de fascination morbide : ils représentent
un péril quotidien, exagéré par l’imagination locale ; et,
en même temps, les visites de leurs petites bandes nomades
constituent l’unique distraction, plus encore l’unique occasion
d’un rapport humain. Quand elles se produisent, une ou deux fois
par an, les plaisanteries vont leur train entre massacreurs
potentiels et candidats massacrés, dans l’invraisemblable jargon
de la ligne composé en tout de quarante mots mi-nambikwara,
mi-portugais.
En dehors de ces
réjouissances qui font passer de part et d’autre un petit frisson,
chaque chef de poste développe un style qui lui est propre. Il y a
l’exalté, dont la femme et les enfants meurent de faim parce qu’il
ne peut résister, chaque fois qu’il se déshabille pour prendre un
bain de rivière, à tirer cinq coups de Winchester destinés à
intimider les embuscades indigènes qu’il devine sur les deux
berges, toutes prêtes à l’égorger, et qui épuise ainsi des
munitions irremplaçables : cela s’appelle quebrar
bala, « casser la
balle » ; le boulevardier qui, ayant quitté Rio étudiant
en pharmacie, continue par la pensée à persifler sur le Largo do
Ouvidor ; mais comme il n’a plus rien à dire, sa conversation
se réduit à des mimiques, des claquements de langue et de doigts,
des regards pleins de sous-entendus : au cinéma muet, on le
croirait encore carioque.
Il faudrait ajouter le sage : celui-là est parvenu à maintenir
sa famille en équilibre biologique avec une harde de cervidés qui
fréquentent une source voisine : chaque semaine il va tuer une
bête, jamais plus ; le gibier subsiste, le poste aussi, mais
depuis huit ans (date à partir de laquelle le ravitaillement annuel
des postes par des caravanes de bœufs s’est progressivement
interrompu) ils n’ont mangé que du cerf.
Les Pères
jésuites qui nous avaient devancés de quelques semaines et qui
achevaient de s’installer près du poste de Juruena, à cinquante
kilomètres environ d’Utiarity, ajoutaient au tableau un
pittoresque d’un autre genre. Ils étaient trois : un
Hollandais qui priait Dieu, un Brésilien qui se disposait à
civiliser les Indiens, et un Hongrois, ancien gentilhomme et grand
chasseur, dont le rôle était d’approvisionner la mission en
gibier. Peu après leur arrivée, ils reçurent la visite du
provincial, un vieux Français à l’accent grasseyé qui paraissait
échappé au règne de Louis XIV ; au sérieux avec lequel il
parlait des « sauvages » — il ne désignait jamais les
Indiens autrement — on l’eût cru débarqué en quelque Canada,
aux côtés de Cartier ou de Champlain.
 Mario Vilela, Ethnies indiennes Jogos chez les Nambikwára, exposition Indios no Brazil, Bruxelles, février 2012
A peine était-il
là que le Hongrois — conduit à l’apostolat, semble-t-il,
par le repentir consécutif aux égarements d’une jeunesse
orageuse — fut pris d’une crise du genre de celle que nos
coloniaux appellent « coup de bambou ». A travers les
parois de la mission on l’entendait insulter son supérieur qui,
plus que jamais fidèle à son personnage, l’exorcisait à grand
renfort de signes de croix et de : Vade retro,
Satanas ! Le Hongrois, enfin
délivré du démon, fut mis pour quinze jours au pain et à l’eau ;
symboliquement au moins, car à Juruena, il n’y avait pas de pain.
Les Caduveo et
les Bororo constituent, à des titres divers, ce que, sans jeu de
mots, on aimerait appeler des sociétés savantes ; les
Nambikwara ramènent l’observateur à ce qu’il prendrait
volontiers — mais à tort — pour une enfance de
l’humanité. Nous nous étions fixés à la lisière du hameau,
sous un hangar de paille en partie démantelé qui avait servi à
abriter du matériel à l’époque de la construction de la ligne.
Nous nous trouvions ainsi à quelques mètres du campement indigène,
qui réunissait une vingtaine de personnes réparties en six
familles. La petite bande était arrivée là quelques jours avant
nous, au cours d’une de ses excursions de la période nomade.
L’année
nambikwara se divise en deux périodes distinctes. Pendant la saison
pluvieuse, d’octobre à mars, chaque groupe séjourne sur une
petite éminence surplombant le cours d’un ruisseau ; les
indigènes y construisent des huttes grossières avec des branchages
ou des palmes. Ils ouvrent des brûlis dans la forêt-galerie qui
occupe le fond humide des vallées, et ils plantent et cultivent des
jardins où figurent surtout le manioc (doux et amer), diverses
espèces de maïs, du tabac, parfois des haricots, du coton, des
arachides et des calebasses. Les femmes râpent le manioc sur des
planches incrustées d’épines de certains palmiers, et, s’i1
s’agit des variétés vénéneuses, expriment le jus en pressant la
pulpe fraîche dans un lambeau d’écorce tordu. Le jardinage
fournit des ressources alimentaires suffisantes pendant une partie de
la vie sédentaire. Les Nambikwara conservent même les tourteaux de
manioc en les enfouissant dans le sol, d’où ils les retirent à
demi pourris, après quelques semaines ou quelques mois.
Au début de la
saison sèche, le village est abandonné et chaque groupe éclate en
plusieurs bandes nomades. Pendant sept mois, ces bandes vont errer à
travers la savane, à la recherche du gibier : petits animaux
surtout, tels que larves, araignées, sauterelles, rongeurs,
serpents, lézards ; et de fruits, graines, racines ou miel
sauvage, bref de tout ce qui peut les empêcher de mourir de faim.
Leurs campements installés pour un ou plusieurs jours, quelques
semaines parfois, consistent en autant d’abris sommaires que de
familles, faits de palmes ou de branchages piqués en demi-cercle
dans le sable et liés au sommet. Au fur et à mesure que le jour
s’avance, les palmes sont retirées d’un côté et plantées de
l’autre, pour que l’écran protecteur se trouve toujours placé
du côté du soleil ou, le cas échéant, du vent ou de la pluie.
 Yves Tanguy, A quatre heures d’été, l’espoir, 1929, 130x97 cm, Paris, coll. part.
C’est l’époque
où la quête alimentaire absorbe tous les soins. Les femmes s’arment
du bâton à fouir qui leur sert à extraire les racines et à
assommer les petits animaux ; les hommes chassent avec de grands
arcs en bois de palmier et des flèches dont il existe plusieurs
types : celles destinées aux oiseaux, à pointe émoussée pour
qu’elles ne se fichent pas dans les branches ; les flèches
de pêche, plus longues, sans empenne et terminées par trois ou cinq
pointes divergentes ; les flèches empoisonnées dont la pointe
enduite de curare est protégée par un étui de bambou et qui sont
réservées au moyen gibier, tandis que celles pour le gros gibier —
jaguar ou tapir — ont une pointe lancéolée faite d’un gros
éclat de bambou afin de provoquer l’hémorragie, car la dose de
poison véhiculée par une flèche serait insuffisante.
Après la
splendeur des palais bororo, le dénuement où vivent les Nambikwara
paraît à peine croyable. Ni l’un ni l’autre sexe ne porte aucun
vêtement et leur type physique, autant que la pauvreté de leur
culture, les distingue des tribus avoisinantes. La stature des
Nambikwara est petite : 1,60 m environ pour les hommes,
1,50 m pour les femmes, et bien que ces dernières, comme tant
d’autres Indiennes sud-américaines, n’aient pas la taille très
marquée, leurs membres sont plus graciles, leurs extrémités plus
menues et leurs attaches plus minces que ce n’est généralement le
cas. Leur peau est aussi plus foncée ; beaucoup de sujets sont
atteints de maladies épidermiques couvrant leur corps d’auréoles
violacées, mais chez les individus sains, le sable dans lequel ils
aiment a se rouler poudre la peau et lui prête un velouté beige
qui, surtout chez les jeunes femmes, est extrêmement séduisant. La
tête est allongée, les traits souvent fins et bien dessinés, le
regard vif, le système pileux plus développé que chez la plupart
des populations de souche mongolique, les cheveux rarement d’un
noir franc, et légèrement ondulés. Ce type physique avait frappé
les premiers visiteurs au point de leur suggérer l’hypothèse d’un
croisement avec des Noirs évadés des plantations pour se réfugier
dans des quilombos,
colonies d’esclaves rebelless. Mais si les Nambikwara avaient reçu
du sang noir à une époque récente, il serait incompréhensible
que, comme nous l’avons vérifié, ils appartinssent tous au
groupe sanguin O, ce qui implique, sinon une origine purement
indienne, en tout cas un isolement démographique prolongé pendant
des siècles. Aujourd’hui, le type physique des Nambikwara nous
apparaît moins problématique ; il évoque celui d’une
ancienne race dont on connaît les ossements, retrouvés au Brésil
dans les grottes de Lagoa Santa qui sont un site de l’Etat de Minas
Geraisó. Pour moi, je retrouvais avec stupeur les visages presque
caucasiens qu’on voit à certaines statues et bas-reliefs de la
région de Veracruz et qu’on attribue maintenant aux plus anciennes
civilisations du Mexique.
Ce rapprochement
était rendu plus troublant encore par l’indigence de la culture
matérielle, qui portait fort peu à rattacher les Nambikwara aux
plus hautes cultures de l’Amérique centrale ou septentrionale,
mais plutôt à les traiter en survivants de l’âge de pierre. Le
costume des femmes se réduisait à un mince rang de perles de
coquilles, noué autour de la taille et quelques autres en guise de
colliers ou de bandoulières ; des pendants d’oreilles en
nacre ou en plumes, des bracelets taillés dans la carapace du grand
tatou et parfois d’étroites bandelettes en coton (tissé par les
hommes) ou en paille, serrées autour des biceps et des chevilles. La
tenue masculine était encore plus sommaire, sauf un pompon de paille
accroché quelquefois à la ceinture au-dessus des parties sexuelles.
 Affiche du film Trópico da Saudade. Claude Lévi-Strauss e a Amazônia, de Marcelo Fortaleza Flores, 2009
En plus de l’arc
et des flèches, l’armement comprend une sorte d’épieu aplati
dont l’usage semble magique autant que guerrier : je ne l’ai
vu utilisé que pour des manipulations destinées à mettre en fuite
l’ouragan ou à tuer, en le projetant dans la direction convenable,
les atasu qui sont des
esprits malfaisants de la brousse. Les indigènes appellent du même
nom les étoiles et les bœufs, dont ils ont grand-peur (tandis
qu’ils tuent et mangent volontiers les mulets, qu’ils ont
pourtant appris à connaître en même temps). Mon bracelet-montre
était aussi un atasu.
Tous les biens
des Nambikwara tiennent aisément dans la hotte portée par les
femmes au cours de la vie nomade. Ces hottes sont en bambou refendu,
tressé à claire-voie avec six brins (deux paires perpendiculaires
entre elles et une paire oblique) formant un réseau de larges
mailles étoilées ; légèrement évasées à l’orifice
supérieur, elles se terminent en doigt de gant par le bas. Leur
dimension peut atteindre 1,50 m, c’est-à-dire qu’elles sont
parfois aussi hautes que la porteuse. On met au fond quelques
tourteaux de manioc couverts de feuilles ; et par-dessus, le
mobilier et l’outillage : récipients en calebasse ;
couteaux faits d’un éclat coupant de bambou, de pierres
grossièrement taillées ou de morceaux de fer — obtenus par
échange — et fixés, à l’aide de cire et de cordelettes, entre
deux lattes de bois formant manche ; drilles composées d’un
perçoir en pierre ou en fer, monté à l’extrémité d’une tige
qu’on fait tourner entre les paumes.
Les indigènes
possèdent des haches et des cognées de métal reçues de la
commission Rondon, et leurs haches de pierre ne servent plus guère
que d’enclumes pour le façonnage des objets en coquille ou en os ;
ils utilisent toujours des meules et polissoirs en pierre. La poterie
est inconnue des groupes orientaux (chez qui je commençai mon
enquête) ; elle reste grossière partout ailleurs. Les Nambikwara
n’ont pas de pirogue et traversent les cours d’eau à la nage,
s’aidant parfois de fagots comme bouées.
Ces ustensiles
rustiques méritent à peiné le nom d’objets manufacturés. La
hotte nambikwara contient surtout des matières premières avec
lesquelles on fabriqué les objets au fur et à mesure des besoins :
bois variés, notamment ceux servant à faire le feu par giration,
blocs de ciré ou de résine, écheveaux de fibres végétales, os,
dents et ongles d’animaux, lambeaux de fourrure, plumes, piquants
de porc-épic, coques de noix et coquillages fluviaux, pierres,
coton et graines. Tout cela offre un aspect si informe que le
collectionneur se sent découragé par un étalage qui paraît être
le résultat, moins de l’industrie humaine que de l’activité,
observée à la loupe, d’une race géante de fourmis. En vérité,
c’est bien à une colonne de fourmis que font penser les Nambikwara
marchant en file à travers les hautes herbes, chaque femme
encombrée par sa hotte en vannerie claire, comme les fourmis le sont
parfois de leurs œufs.
Parmi les Indiens
d’Amérique tropicale à qui on doit l’invention du hamac, la
pauvreté est symbolisée par l’ignorance de cet ustensile et de
tout autre servant au repos ou au sommeil. Les Nambikwara dorment par
terre et nus. Comme les nuits de la saison sèche sont froides, ils
se réchauffent en se serrant les uns contre les autres, ou se
rapprochent des feux de camp qui s’éteignent, de sorte que les
indigènes se réveillent à l’aube vautrés dans les cendres
encore tièdes du foyer. Pour cette raison les Paressi les désignent
d’un sobriquet: uaikoakoré,
« ceux dorment à même le sol ».
Comme je l’ai
dit, la bande avecqui nous voisinions à Utiarity, puis à Juruena,
se composait de six familles : celle du chef, qui comprenait ses
trois femmes et sa fille adolescente ; et cinq autres, chacune
formée d’un couple marié et d’un ou deux enfants. Tous étaient
parents entre eux, les Nambikwara épousant de préférence une
nièce, fille de sœur, ou une cousine de l’espèce dite croisée
par les ethnologues : filles de la sœur du père ou du frère
de la mère. Les cousins répondant à cette définition
s’appellent, dès la naissance, d’un mot qui signifie époux ou
épousé, tandis que les autres cousins (respectivement issus de deux
frères ou de deux sœurs et que les ethnologues nomment pour cette
raison parallèles) se
traitent mutuellement de frère et sœur, et ne peuvent pas se marier
entre eux. Tous les indigènes paraissaient en termes très
cordiaux ; pourtant, même un si petit groupe — vingt-trois
personnes en comptant les enfants — connaissait des
difficultés : un jeune veuf venait de se remarier avec une fille
assez vaine qui refusait de s’intéresser aux enfants du premier
lit : deux fillettes, l’une de six ans environ, l’autre de
deux ou trois. Malgré la gentillesse de l’aînée qui servait de
mère à sa petite sœur, le bébé était très négligé. On se le
passait de famille en famille, non sans irritation. Les adultes
auraient bien voulu que je l’adopte, mais les enfants favorisaient
une autre solution qui leur semblait prodigieusement comique :
ils m’amenaient la fillette, qui commençait à peine à marcher,
et par des gestes non équivoques, m’invitaient à la prendre pour
femme.
 Yves Tanguy, Jour de lenteur, 1937, huile sur toile, 92x73 cm
Une autre famille
se composait de parents déjà âgés que leur fille enceinte était
venue rejoindre après que son mari (absent à ce moment) l’eut
abandonnée. Enfin, un jeune ménage, dont la femme allaitait, se
trouvait sous le coup des interdits habituels en pareilles
circonstances. Fort sales parce que les bains de rivière leur sont
défendus, amaigris à cause de la prohibition frappant la plupart
des aliments, réduits à l’oisiveté, les parents d’un enfant
non encore sevré ne peuvent participer à la vie collective. L’homme
allait parfois chasser ou ramasser des produits sauvages, en
solitaire ; la femme recevait sa nourriture de son mari ou de
ses parents.
Si faciles que
fussent les Nambikwara — indifférents à la présence de
l’ethnographe, à son carnet de notes et à son appareil
photographique — le travail se trouvait compliqué pour des
raisons linguistiques. D’abord, l’emploi des noms propres est
chez eux interdit ; pour identifier les personnes, il fallait
suivre l’usage des gens de la ligne, c’est-à-dire convenir avec
les indigènes des noms d’emprunt par lesquels on les désignerait.
Soit des noms portugais, comme Julio, José-Maria, Luiza ; soit
des sobriquets : Lebre
(lièvre), Assucar
(sucre). J’en ai même connu un que Rondon, ou l’un de ses
compagnons, avait baptisé Cavaignac à cause de sa barbiche, rare
chez les Indiens qui sont généralement glabres.
Un jour que je
jouais avec un groupe d’enfants, une des fillettes fut frappée
par une camarade ; elle vint se réfugier auprès de moi, et se
mit, en grand mystère, à me murmurer quelque chose à l’oreille,
que je ne compris pas et que je fus obligé de lui faire répéter à
plusieurs reprises, si bien que l’adversaire découvrit le manège,
et, manifestement furieuse, arriva à son tour pour livrer ce qui
parut être un secret solennel: après quelques hésitations et
questions, l’interprétation de l’incident ne laissa pas de
doute. La première fillette était venue, par vengeance, me donner
le nom de son ennemie, et quand celle-ci s’en aperçut, elle
communiqua le nom de l’autre en guise de représailles. A partir de
ce moment, il fut très facile, bien que peu scrupuleux, d’exciter
les enfants les uns contre les autres, et d’obtenir tous leurs
noms. Après quoi, une petite complicité ainsi créée, ils me
donnèrent, sans trop de difficulté, les noms des adultes. Lorsque
ceux-ci comprirent nos conciliabules, les enfants furent réprimandés,
et la source de mes informations taries.
En second lieu,
le nambikwara groupe plusieurs dialectes qui sont tous inconnus. Ils
se distinguent par la désinence des substantifs et par certaines
formes verbales. On se sert sur la ligne d’une sorte de pidgin, qui
pouvait être utile au début seulement. Aidé par la bonne volonté
et la vivacité d’esprit des indigènes, j’apprenais donc un
nambikwara rudimentaire. Heureusement, la langue inclut des mots
magiques — kititu
dans le dialecte oriental, dige,
dage ou tchore
ailleurs — qu’il suffit d’ajouter aux substantifs pour les
transformer en verbes complétés le cas échéant d’une particule
négative. Par cette méthode, on parvient à tout dire, même si ce
nambikwara « de base » ne permet pas d’exprimer les
pensées les plus subtiles. Les indigènes le savent bien, car ils
retournent ce procédé quand ils essayent de parler portugais ;
ainsi « oreille » et « œil » signifient
respectivement entendre — ou comprendre — et Voir, et
ils traduisent les notions contraires en disant : orelha
acabo ou olho acabo,
« oreille, ou œil je finis... »
 Lévi-Strauss chez les Nambikwara en 1938
La consonance du
nambikwara est un peu sourde, comme si la langue était aspirée ou
chuchotée. Les femmes se plaisent à souligner ce caractère et
déforment certains mots (ainsi, kititu
devient dans leur bouche kediutsu) ;
articulant du bout des lèvres, elles affectent une sorte de
bredouillement qui évoque la prononciation enfantine. Leur émission
témoigne d’un maniérisme et d’une préciosité dont elles ont
parfaitement conscience : quand je ne les comprends pas et les
prie de répéter, elles exagèrent malicieusement le style qui leur
est propre. Découragé, je renonce ; elles éclatent de rire et
les plaisanteries fusent : elles ont réussi.
Je devais
rapidement m’apercevoir qu’en plus du suffixe verbal le
nambikwara en utilise une dizaine d’autres qui répartissent les
êtres et les choses en autant de catégories : cheveux, poils
et plumes ; objets pointus et orifices ; corps allongés :
soit rigides, soit souples ; fruits, graines, objets arrondis ;
choses qui pendent ou tremblent ; corps gonflés, ou pleins de
liquide ; écorces, cuirs et autres revêtements, etc. Cette
observation m’a suggéré une comparaison avec une famille
linguistique d’Amérique centrale et du nord-ouest de l’Amérique
du Sud: le chibcha, qui fut la langue d’une grande civilisation de
l’actuelle Colombie, intermédiaire entre celles du Mexique et du
Pérou, et dont le nambikwara serait peut-être un rejeton
méridional.
Raison supplémentaire pour se défier des apparences. Malgré leur
dénuement, des indigènes, qui rappellent les plus anciens Mexicains
par le type physique et le royaume chibcha par la structure de leur
langue, ont peu de chances d’être de vrais primitifs. Un passé
dont nous ne savons encore rien et l’âpreté de leur milieu
géographique actuel expliqueront peut-être un jour cette destinée
d’enfants prodigues auxquels l’histoire a refusé le veau gras.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, VII, chap. 26, Paris, Plon, 1955 ; Gallimard, Pléiade, p. 268-277
Questions
Montrez
en quoi le paysage et la topographie des lieux sont indescriptibles
et échappent dans un premier temps à la modélisation structurale.
Qu’est-ce que la ligne télégraphique introduit dans l’espace,
en termes de structure et de déstructuration ?
Montrez
en quoi la langue obéit à une logique similaire à celle du
paysage. Qu’est-ce que le jeu des fillettes introduit dans la
langue, en termes de structure et de déstructuration ?
Résumez
l’analyse que Jacques Derrida fait de ce passage dans De
la Grammatologie, chap. 1,
« La violence de la lettre », « La guerre des
noms propres », p. 157-170. Définissez, en reprenant
l’exemple Nambikwara, ce que Derrida entend par « écriture »
et par « différence ».
Quel
usage Lévi-Strauss fait-il du Portugais dans ce texte ? Du
Portugais et du Nambikwara, quelle est ici la langue originaire ?
(Il ne s’agit évidemment pas de choisir, mais de dégager le
problème…)
Récapitulant
les résultats obtenus dans les questions précédentes, décrivez
le dispositif anthropologique mis en œuvre par Claude Lévi-Strauss,
en nommant et en articulant ses niveaux.
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