|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine et al., Séminaire « Mondes possibles, mondes rêvés,
mondes changés », université d'Aix-Marseille, automne 2017
Séminaire du Master Lettres et Projet ÆSTHEPOL
Université d’Aix-Marseille, Faculté des Lettres, bâtiment Egger
Mercredi 9h-12h, salle E106.
Programme 2015
Programme 2016
Programme 2017
Consulter ou télécharger les documents sur Ametice
Mondes
possibles, mondes rêvés, mondes changés
Séminaire 2017
Esthétique
et politique : naissance moderne d’un couple (1750-1850)
 Hubert Robert, Alexandre le grand devant le tombeau d’Achille, huile sur toile, 73x91,5 cm, 1754, Paris, Louvre, RF1983-82 Le
mot esthétique n’existe pas dans la France du XVIIIe
siècle. Depuis le grec, c’est en latin et via l’Allemagne qu’il
fait son entrée dans le champ de la philosophie, avec la publication
à Francfort-sur-Oder de l’Æsthetica de Baumgarten (1750,
1758). Quarante ans plus tard, l’esthétique est devenue une pièce
maîtresse de la pensée théorique et critique, dont témoigne
la Critique de la faculté de juger de Kant (1790), un texte
dont les répercussions seront décisives pour la pensée
contemporaine (par exemple pour La Vérité en peinture de
Derrida, 1974-1978).
La
France n’a pas mis en avant ce terme d’esthétique, on préfère
parler de goût : le goût définit d’abord un système
de règles qui objectivent la valeur de l’œuvre de l’art (voir
notamment les traités de l’abbé Batteux et de l’abbé Du Bos).
Le goût hérite donc de la conception classique, poétique, de la
représentation, avec ses hiérarchies (des genres), ses codes
sociaux (les bienséances, la convenance, la vraisemblance) et leurs
implications politiques (le rapport au souverain, à l’espace
public, à la censure). Mais dans le même temps le goût porte
jugement et, par là, tout au long du XVIIIe siècle, il se
subjective et s’esthétise. L’institution des Salons, les
expositions organisées tous les deux ans au Salon carré du Louvre
par l’Académie royale de peinture, le développement des
spectacles de théâtre et d’opéra, la production d’une intense
critique à leur sujet, dont la diffusion fut européenne, via les
journaux et notamment la Correspondance littéraire de Grimm
et de Diderot, constituent un nouvel espace public de décision,
informel, appuyé sur l’intériorité sensible et rêveuse, porteur
dans le même temps des formes démocratiques de l’exercice
politique. Le partage du sensible qui se met alors en place (le
système qui suscite et propage les émotions esthétiques) est déjà
un partage politique, c’est-à-dire une nouveau principe de
répartition des parts et des places dans l’espace politique
(Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et
politique, La Fabrique, 2000 et Aisthesis. Scènes du
régime esthétique de l’art, Galilée, 2011.)
La révolution romantique :
crise de la raison, genèse de la critique
Tandis
que la révolution française apporte à l’Europe la forme moderne
de la démocratie politique dont le jugement esthétique avait
expérimenté, en quelque sorte gratuitement, les nouveaux protocoles
(liberté fondée sur la disparition des hiérarchies et la
dérégulation des productions, constitution d’un marché de la
valeur s’appuyant sur la concurrence des effets, égalité formelle
exacerbant pour chacun la rêverie sur une multiplicité de vies
possibles), le romantisme allemand comme français rejette violemment
la civilisation des Lumières françaises, et la raison de
l’Aufklärung.
Émerge
alors un idéal de la « critique », comprise comme
accomplissement suprême des Humanités, parachèvement du travail du
roman et saisie de l’activité poétique à son principe même.
Autour de Schlegel et de Novalis en Allemagne, de Mme de Staël en
France, se constitue ce que Walter Benjamin appellera Der Begriff
der Kunstkritik (Le Concept de critique esthétique
dans le romantisme allemand, Berne, 1919).
 Hugo Friedrich, Promeneur au-dessus des brumes, 1817-1818, huile sur toile, 94,8x74,8 cm, Hambourg, Kunsthalle La
caractéristique principale de la Kunstkritik est son ambition
totalisante : elle n’est pas seulement le lieu de toutes les
projections imaginaires, traduisant esthétiquement la rêverie
métaphysique sur les mondes possibles (Leibniz) ; elle se
replie sur elle-même dans un mouvement auto-réflexif
d’intériorisation de la représentation, qui détourne l’imitation
vers la fantasmagorie et fait passer la réflexion sur les arts et la
lettres d’un régime de producteurs à un régime de spectateurs ou
de lecteurs des oeuvres. Le fragment et le fantôme déconstruisent
la figure et le caractère. L’harmonie classique de la matière et
de l’idée se divise dans une dystopie caractéristique de
l’« ironie romantique » opposant, d’un côté, une
tendance matérialiste (le roman réaliste, par exemple) et, de
l’autre, une tendance spiritualiste privilégiant le rêve comme
forme de référence de l’expression artistique : rêveries de
René (1802) ou de Chateaubriand au Lido (Mémoires
d’outre-tombe, 1809-1841), Chimères de Nerval
(1854), « Spleen et Idéal » dans Les Fleurs du mal
de Baudelaire (1840-1867).
Si
irréaliste soit-elle dans sa forme, cette esthétisation de la
représentation ne dessine pas seulement les contours d’un certain
rapport contemporain, intime et désabusé, de l’individu à la
chose politique. Dans le moment même où elle proclame sa
résignation face à la « démocratie de l’épicier »
(Chateaubriand, Bonald, de Maistre, puis Stendhal et Tocqueville,
voir Antoine Compagnon, Les Antimodernes, Gallimard, 2005)
elle ordonne les dispositifs de la révolte contre l’institution
dont elle se désolidarise, elle porte l’injonction de donner la
mort, elle en assume la spectrale responsabilité (Derrida, Spectres
de Marx, Galilée, 1993).
Répercussions
contemporaines d’une crise européenne
Cette
crise conjointe de la représentation comme système de la culture et
comme principe de la démocratie politique est intimement liée aux
échanges franco-allemands qui ont noué l’histoire culturelle de
l’Europe au seuil de la modernité. Elle a joué un rôle
déterminant dans le développement de la pensée philosophique
européenne de l’après-guerre, puis dans la globalisation d’une
culture de la post-modernité.
Alors
que l’Europe s’effondrait dans la tragédie nazie, Adorno et
Horkheimer, réfugiés aux États-Unis, publiaient Dialektik der
Aufklärung (New York, 1944, trad. fçse, La Dialectique de la
raison, Gallimard, 1974), où ils mettaient en accusation
précisément le projet rationaliste des Lumières, dans sa double
articulation problématique avec le mythe (Ulysse) et avec la morale
(la Juliette de Sade). Confrontée à l’industrialisation, la
culture s’est uniformisée et la raison s’est soumise à ses
standards de rentabilité capitaliste : le couple
esthétique-politique, au lieu d’être le moteur d’une libération
du goût et d’une démocratisation de la société, s’est
retourné en principe sauvage de destruction et d’aliénation. Une
des pointes avancées de cet échec du projet de l’Aufklärung
est l’antisémitisme qui a plongé l’Europe dans la barbarie.
 René Magritte, Les Mémoires d’un saint, 1960, huile sur toile, 80x99,7 cm, Houston, The Menil Collection Cette
dérive de l’abstraction rationaliste, issue du clivage entre
« instinct de vie » et « instinct formel »
diagnostiqué par Schiller dans les Lettres sur l’éducation
esthétique de l’homme (1795 ; trad. française, Aubier,
1992) va conduire Adorno à repenser radicalement le procès même de
la raison, notamment dans son articulation esthétique (Dialectique
négative, 1966 ; Théorie esthétique, 1970). Les
théories d’Adorno sont bien accueillies aux États-Unis où le
High Modernism fait l’objet d’une critique semblable à
celle avancée par Adorno contre l’Aufklärung (Fredric
Jameson, Postmodernism or, The Cultural Logic of Late Capitalism,
Duke University Press, 1991). La réflexion des théoriciens de la
post-modernité trouve son origine précisément dans le même
constat sur lequel s’appuie La Dialectique de la raison :
tout idéal est totalitaire. Ainsi, l’esthétisation extrême de la
poésie ou de la littérature (Ezra Pound, Cantos, 1925-1970 ;
James Joyce, Ulysses, 1918-1922, pour citer les exemples les
plus connus) conduit à ce que le poète, ou le romancier, le lecteur
de poésie ou de romans, oublient la fonction de la poésie et de la
littérature. Le dessein du High Modernism qui revient, comme
dans la séduisante formulation de Walter Benjamin, à assurer une
vie à la littérature même si le dernier des hommes devait
disparaître (Sur le langage en général et sur le langage
humain, 1916), se réalise conduisant à une séparation sans
retour de la poésie et de la littérature de leur public. Restée
l’apanage des quelques lecteurs qui parviennent encore à se
retrouver dans le labyrinthe de références qu’elle mobilise
désormais, cette littérature commence par perdre ainsi sa fonction
politique ou ne la conserve que pour développer un discours et une
vision du monde totalitaires. Dans le même temps et
contradictoirement, l’écriture postmoderne pourrait bien jeter les
bases d'un retour à la démocratisation par la lecture, pratiquée
comme relance intime d’une pratique politique (Umberto Eco,
Apostille au Nom de la Rose, 1984 pour l’original italien).
Parallèlement
en France, Georges Bataille entreprend de ressaisir l’articulation
entre esthétique et politique à partir de l’exploration de ce
qu’il appelle « la part maudite », l’expérience
gratuite de la jouissance, hors de tout rapport économique. En
1950-1951, il écrit L’Histoire de l’érotisme ; en
1953-1954, il rédige La Souveraineté : cette succession
des volumes de La Part maudite indique à elle seule qu’il
s’agit bien toujours d’articuler une expérience esthétique à
une appréhension de la chose politique. Ces textes auront une
influence décisive sur La Communauté désœuvrée de
Jean-Luc Nancy (1986) et sur la réponse que lui fait Maurice
Blanchot dans La Communauté inavouable de (1983), écrits à
la veille de l’effondrement des régimes communistes et de
l’espérance qu’ils portaient de réconciliation de l’Aufklärung
déchirée.
Méthode de travail
Déroulement
type d’une séance :
Chaque
séance sera consacrée à la confrontation d’un texte théorique
et d’un texte littéraire que les étudiants pourront trouver sur
Ametice,
(code AESTHEPOL)
La
page du séminaire comporte d’abord une bibliothèque et des
informations générales, puis un module pour chaque séance.
Lisez
le ou les textes avant la séance, dont l’objectif sera, à chaque
fois, d’articuler la lecture à la problématique du séminaire.
Les
étudiants interviendront en proposant des exposés qu’ils auront
préalablement préparés avec l’un des trois professeurs qui
interviennent dans le séminaire.
Validation
du séminaire : un exposé oral de 20 mn ou un mini-mémoire de
10 pages sur un sujet lié au séminaire, dont l’étudiant aura
convenu au préalable avec l’un des professeurs.
|