Pour citer ce texte : S. Lojkine et al., Séminaire « Esthétique et politique : l'âge des possibles »,
université d'Aix-Marseille, automne 2016
Séminaire du Master Lettres et Projet ÆSTHEPOL
Université d’Aix-Marseille, bâtiment Egger
Jeudi 16h-19h, salle B101
Programme 2015
Programme 2016
Programme 2017
Esthétique
et politique : l’âge des possibles
Séminaire 2016
 Jonas Hunerbein (?), Hercule à la croisée des chemins, huile sur bois, 1595, Varsovie, Château royal
Situation
Le seuil de la
modernité (1750-1850) institue un divorce profond entre réflexion
et production, auparavant articulées par les arts poétiques, qui
assignaient à la représentation des règles et des normes. On passe
d’un discours à l’usage des poètes (les poétiques de Boileau
ou de l’abbé Girard) à un discours à l’usage des spectateurs
(l’Esthétique de Baumgarten, la « faculté de juger »
kantienne), qui mesure les effets de l’œuvre mais se détourne de
sa production et, plus généralement, de la pratique artistique.
Dans le même temps, la réflexion sur l’art se démocratise et par
elle tous les possibles s’ouvrent aux spectateurs désœuvrés,
c’est-à-dire détachés, dissociés de la production de l’œuvre
et projetés dans l’oisiveté vague de la rêverie ou de la fête
(Rousseau, Lettre à d’Alembert et Rêveries).
Histoire et phénoménologie
Le seuil inauguré
par les Lumières se trouve ainsi déchiré dès son origine entre un
devenir philosophique de l’art dépourvu de toute visée pratique
et une pratique artistique dépourvue de toute intelligence de ses
propres procédures, c’est-à-dire entre une conceptualité sans
produit et une production sans concept. Les formes de ce divorce ou « état de schize » (Agamben) se répercutent dans toute une série de
discours sur la modernité.
En Allemagne, Hegel
situe dans la période romantique le mouvement de dissolution des
arts déchirés entre une tendance spiritualiste privée de réalité
et une tendance matérialiste privée d’idéalité (Cours
d’esthétique, 1818-1821). Kierkegaard définit comme le mal du
siècle naissant ce « pathos esthétique » qui jette les existences
dans l’enthousiasme de vies possibles mais ne les réalise pas :
Julien Sorel aura rêvé à Napoléon ; Lucien de Rubempré
aurait pu être un grand poète… L’aggravation de ce clivage
entraîne à partir de 1850 une promotion du métalangage au
détriment du langage-objet (Barthes) et, dans l’histoire de l’art,
en même temps qu’une plus-value de la pure conceptualité, le
drame de l’œuvre impossible (le chef-d’œuvre absolu :
Balzac, Zola) et de l’artiste sans œuvre (du Neveu de Rameau
à Marcel Duchamp). Marx fait de la formulation économique de ce
clivage le concept central de son analyse du capitalisme : c’est
l’« aliénation du travail ». D’un côté, le « génie » de
Kant n’est que le spectateur de l’œuvre qui s’accomplit en lui
(contrairement à la vocation politique du génie de Diderot et de
l’Encyclopédie) ; de l’autre, le « travailleur » des
grandes manufactures, devenu d’artisan homo faber, voit lui
échapper la conception de l’objet que ses mains produisent
(Arendt). La fétichisation de la marchandise peut dès lors être
comprise comme une tentative pour restaurer l’aura perdue de
l’œuvre sécularisée (W. Benjamin). Parallèlement, dans la
littérature érotique, la mécanisation du corps jouissant (Sade) se
retourne en asservissement au corps perdu et idéaliser
(Sacher-Masoch).
Rancière définit à
son tour le régime esthétique comme la ruine du régime
aristotélicien de l’action qui partage le monde entre acteurs
(politiques) et spectateurs, entre protagonistes et figurants, entre
objets qui servent l’action et objet insignifiants (Rancière). À
ce régime se substitue celui de la Commune, qui est à la fois la
Terreur et la communauté esthétique (Sophie Wahnich), avant de se
dégrader et pacifier en coexistence démocratique des
micro-événements sensibles, en promotion de la « forme-marchandise » des choses et des êtres, en rêverie indéfinie sur toutes les
actions possibles (Friedrich / Baudelaire), qui disqualifie l’énergie
du héros et du politique au profit des fantasmagories du dilettante
et du promeneur (Rancière).
Par ailleurs,
toujours pour Rancière, l’esthétique n’est pas simplement un
mot donné au domaine de l’art, mais une configuration spécifique
de celui-ci. Le passage de la poétique à l’esthétique permet une
articulation entre la pensée et la non-pensée, entre l’action et
la réflexion, entre le logos et le pathos.
Debord enfin,
prononçant le triomphe de la « valeur d’exposition » (ce qui se
donne en spectacle) sur la « valeur d’usage » (ce qui est
utile), définit notre civilisation comme un système de
« séparation », ou schize, entre une vie dévaluée,
politiquement neutralisée, et la surabondance d’une production
d’images qui en rendent visibles les réalisations confisquées. En
résulte une apocalypse marchande du régime esthétique dans le
système aliénant de la « société du spectacle ».
Projet de recherche
Afin de penser l’état
de schize intrinsèque au régime esthétique, le défi du séminaire
sera de reprendre à nouveaux frais le programme schillérien de
(ré)éducation esthétique. Schiller déplore le processus
d’abstraction croissante auquel la civilisation condamne l’humanité
(Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 1795),
diagnostic repris par Horkheimer et Adorno dans sa critique de
l’Aufklärung (Dialectique de la raison, 1944). Une telle
abstraction déchire l’humanité entre une « pulsion formelle »
(Formtrieb) donnant lieu à des spéculations toujours plus détachées
de l’existence réelle et une « pulsion sensible »
(Sinnestrieb) toujours plus fruste et privée
d’intelligibilité conceptuelle (Schiller). Afin de pallier ce
clivage qui menace de plonger l’humanité dans une nouvelle
barbarie à substrat rationaliste, Schiller assigne à l’expérience
esthétique la tâche historique de faire jouer ensemble les deux
pulsions antagonistes au sein d’une « pulsion de jeu »
(Spieltrieb), seule capable de restaurer à un niveau
supérieur l’unité perdue de la vie. Dans cette grande entreprise
enrôlant tout ensemble la production, l’expérience et la pensée
des œuvres, la tâche de l’esthétique revêt un caractère
éminemment politique dans la mesure où elle revient à transformer
le Gemeinsinn ou « sens commun » esthétique (Kant) en cette
« communauté réelle » à laquelle Sartre donne le nom de « cité
des fins » et dont il fait l’objet de la « littérature de la
Praxis » (Qu’est-ce que la littérature ?, 1948).
Si le destin de
l’esthétique ne se conçoit pas hors de sa destinalité politique,
c’est qu’il ne saurait y avoir ni communauté ni vie politique
sans une « résurrection du sens commun détruit » (Habermas)
susceptible de résorber le clivage entre l’abstraction toujours
plus grande des formes du gouvernement et de la pensée et la
pauvreté toujours plus misérable de la « vie nue » (Agamben).
Méthode de travail
Déroulement type
d’une séance :
Chaque séance sera
consacrée à l’analyse d’un texte théorique ou/et littéraire
que les étudiants pourront trouver sur Ametice :
https://ametice.univ-amu.fr/course/view.php?id=25177
(code AESTHEPOL)
La page du séminaire
comporte d’abord une bibliothèque et des informations générales,
puis un module pour chaque séance.
Lisez le ou les
textes avant la séance, dont l’objectif sera, à chaque fois,
d’articuler la lecture à la problématique du séminaire.
Les étudiants
interviendront en proposant des exposés qu’ils auront
préalablement préparés avec l’un des trois professeurs qui
interviennent dans le séminaire.
Validation du
séminaire : un exposé oral de 20 mn ou un mini-mémoire de 10
pages sur un sujet lié au séminaire, dont l’étudiant aura
convenu au préalable avec l’un des professeurs.
Programme des séances
1. Jeudi 22 septembre — Sortie des Classes. Déclin du « régime
poétique » (J.C. Cavallin)
2. Jeudi 29 septembre — Rancière, Freud et L’inconscient
esthétique (F. Manzari)
3. Jeudi 6 octobre — Vie des formes, vie de l’esprit :
Hegel, Valéry. (J.C. Cavallin)
4. Jeudi 13 octobre — Le Jugement d’Hercule : genèse européenne
du jugement esthétique (S. Lojkine)
5. Jeudi 20 octobre — L’esthétique à l’épreuve de l’école
de Francfort (F. Manzari)
6. Jeudi 3 novembre — Critique esthétique / Régime esthétique
: Rancière face à Benjamin (S. Lojkine)
7. Jeudi 10 novembre — Les Lettres et la Cité. De Schiller à
Sartre (J.C. Cavallin)
8. Jeudi 17 novembre — Benjamin, Derrida, Moscou aller-retour
(F. Manzari)
9. Jeudi 24 novembre — Le possible sadien : Juliette entre
esthétique et politique (S. Lojkine)
10. Jeudi 1er décembre — Le Spleen du Spectacle :
Baudelaire, Debord. (J.C. Cavallin)
11. Jeudi 8 décembre — Esthétique des devenirs : Deleuze,
Guattari ( F. Manzari)
12. Jeudi 15 décembre — Lavater et l’animal politique, de la
figure à la caricature (S. Lojkine)
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