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Clarisse frénétique (Clarissa, 1795 fig13) - Chodowiecki
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine et Benoît Tane ed., Lettres anglaises ou histoire
de miss Clarisse Harlove, par Samuel Richardson, trad. Antoine-François Prévost d'Exiles, Laval, PUL, 2007.
Extraits :
Lovelace au bûcher (lettre 36)
L’enlèvement de Clarisse (lettre 91)
Le guet-apens chez la Sinclair (lettre 245)
Le guet-apens chez la Sinclair
LETTRE 245
M. Lovelace,
au même.
Lundi après midi, chez Madame Sinclair.
Tout
est disposé au gré de mon cœur.
En dépit de toutes les objections, en dépit d’une résistance qui
est presque allée jusqu’à l’évanouissement, en dépit des
précautions, de la vigilance, des soupçons, la maîtresse de mon
âme est rentrée dans son premier logement.
C’est
à présent que toutes les artères me battent. C’est à présent
que mon cœur est dans une agitation continuelle. Mais le tems ne me
permet pas de t’expliquer nos opérations. Ma bien-aimée est
occupée actuellement à faire ses malles, pour ne remettre jamais le
pied dans cette maison. J’ose bien le dire, que jamais elle ne l’y
remettra, lorsqu’une fois elle en sera sortie.
Cependant
pas un mot, pas une condition d’amnistie.
L’impitoyable Harlove
ne veut pas mériter ma pitié ! Elle est toujours résolue
d’attendre la lettre de Miss Howe ; et si elle trouve alors
quelque difficulté dans ses nouveaux systèmes (c’est me donner
sujet de la remercier de rien)... alors, alors qu’arrivera-t-il ?
Alors même, elle prendra du tems pour considérer si je dois obtenir
grâce ou me voir rejetté pour jamais. Odieuse indifférence, qui en
fait revivre dans mon cœur cent de cette nature ! Cependant
Milady Lawrance et Miss Montaigu déclarent que je dois être
satisfait de cette fière suspension.
Ne seroit-on pas tenté de croire qu’elles ne veulent qu’irriter
ma vengeance ?
Elles
lui sont extrêmement attachées. Tout ce qu’elle dit est
précieusement recueilli de sa bouche. Elles se sont rendues caution,
pour ce soir, de son retour à Hampstead ;
elles doivent y retourner avec elle. Milady Lawrance a donné ses
ordres pour un souper chez Madame Moore.
Tous les appartemens de la maison doivent être remplis par les deux
dames et par leur suite (avec ma permission, comme tu te l’imagines,
car ils m’appartiennent pour un mois). Elles se proposent d’y
demeurer huit jours au moins, ou jusqu’à ce qu’elles aient
obtenu de la charmante rebelle, le pardon qu’elles lui demandent
pour moi, et d’accompagner
Milady Lawrance dans Oxfordshire. La chère personne s’est laissée
amener à ces termes. Elle a promis d’écrire à Miss Howe, pour
l’informer de toutes les circonstances de sa situation. S’il sort
quelque lettre de ses belles mains, tu ne doutes pas que mon génie
ne m’apprenne ce qu’elle aura écrit. Mais je suis trompé, s’il
ne lui prépare pas d’autres occupations.
Milady
Lawrance répète à chaque moment qu’elle est sûre de ma grâce,
quoiqu’elle ose dire que je n’en suis pas digne. « Milady
est trop délicate pour souhaiter des détails, sur la nature de mon
offense : mais une action qui excite de si vifs ressentimens,
doit être une offense contre elle-même, contre Miss Montaigu,
contre toutes les personnes vertueuses de leur sexe.
Cependant elle ne cessera point de demander grâce pour moi. Elle ne
se relâchera point jusqu’à l’heureux jour, où pour mon honneur
et pour celui de ma famille, elle nous verra recevoir secrètement la
bénédiction du mariage. Jusqu’à ce tems, elle approuve
l’expédient de M. Jules Harlowe ;
et devant les étrangers, elle traitera son incomparable nièce comme
ma femme.
« Stedman,
son solliciteur, peut venir prendre ses ordres à Hampstead pour
l’affaire qu’elle plaide à la chancellerie. Elle
ne se privera point une heure de la compagnie et de l’aimable
entretien d’une si chère nièce. Elle lui proposera même de
monter en carrosse, pour aller voir à Londres notre cousine Milady
Lesson, qui est dans une mortelle impatience de la connoître. Mais
quels seront les ravissemens de Milord M., lorsqu’il aura la
satisfaction de l’embrasser, et de la nommer sa nièce ! Que
Milady Sadleir va se croire heureuse ! La perte de sa fille,
qu’elle pleure si amèrement, lui paroîtra bien avantageusement
réparée ».
Miss
Montaigu s’arrête sur chaque mot qui tombe de ses lèvres. « Elle
adore parfaitement sa nouvelle cousine ; car il faut qu’elle
soit sa cousine, et rien ne l’empêchera de lui donner ce nom. Elle
répond d’une admiration égale dans Miss Patty sa sœur ».
 Mme Sinclair effraie Clarisse (Clarissa, Novelist's Mag. 1784 fig19) - Stothard Oui,
dis-je, la larme à l’œil, (assez haut pour être entendu) :
que cette pauvre Patty va se trouver attendrie à la première
entrevue ! Quel charme pour elle, de voir paroître une cousine
si longtems promise, avec un air si gracieux ! si noble !
si naturel !
« Heureuse,
heureuse famille ! » nous écrions-nous ensemble.
En
un mot, la joie et les transports règnent ici comme à Hampstead.
Tout le monde est dans l’ivresse, à l’exception de ma
bien-aimée, sur le visage de laquelle on voit, au milieu de
ses charmes, un air d’inquiétude, et quelques traces de la
répugnance extrême qu’elle a marquée, pour venir prendre
elle-même son linge et ses habits dans cette maison.
Il
me semble, Belford, que la pitié cherche à me surprendre. Mais
loin, loin, mouvemens hors de saison, qui m’avez déja perdu plus
d’une fois. Adieu réflexion. Adieu remords, égards, compassion.
Je vous congédie tous au moins pour huit jours. Souviens-toi,
Lovelace, de la parole qu’elle a violée ! de sa fuite, dans
un tems où ta folle tendresse t’inclinoit à la pitié !
Souviens-toi de la manière dont elle t’a traité dans sa dernière
lettre ;
et de tous les outrages qu’elle t’a fait essuyer à Hampstead !
N’oublie
pas la préférence qu’elle donne au célibat sur ton amour ;
qu’elle te méprise ; qu’elle va jusqu’à refuser d’être
ta femme !
Ton cœur orgueilleux, refusé par une femme ! refusé avec plus
d’orgueil encore, par une fille des Harloves ! tandis que deux
dames de ta maison (c’est du moins l’opinion qu’elle en a),
la supplient en vain d’accorder le retour de son affection à leur
parent méprisé, et prennent la loi de son humeur hautaine !
Rappelle-toi
d’autre part les imprécations de son audacieuse amie, qui ne
viennent que de ses représentations, et dont la peine doit retomber
par conséquent sur elle-même. Rappelle-toi plus particulièrement
le complot de la Townsend,
qui a pris naissance entre ces deux filles, qui doit éclater dans un
jour ou deux ; et n’oublie pas les humiliantes menaces
de la petite furie.
L’heure
de l’épreuve n’est-elle pas arrivée ? Ne suis-je pas au
moment que je me suis efforcé d’avancer, par tant de peines, de
dépenses et d’inventions ? Est-il besoin de jetter les
offenses de sa maudite famille dans la balance ?
J’abhorre
la force. Je me souviens de l’avoir dit. Il n’y a point de
triomphe sur la volonté dans la force. Mais ne l’aurois-je pas
évitée, si je l’avois pu ? N’ai-je pas essayé toutes les
autres méthodes ? Me reste-t-il d’autre ressource ? Son
ressentiment peut-il aller plus loin pour le dernier outrage, qu’elle
ne le pousse pour une entreprise puérile ? A quelque excès que
je le suppose, n’ai-je pas une réparation présente dans l’offre
du mariage ? Elle ne la refusera pas. J’en suis sûr, Belford.
La fière beauté ne refusera rien, lorsqu’elle verra son orgueil
abattu, lorsqu’elle sentira que ses récits, ses plaintes, et
toutes ses affectations de résistance, seront suspects à son propre
sexe, et lorsque sa modestie, en remplissant son cœur de
ressentiment, n’en aura pas moins le pouvoir de lui fermer la
bouche.
Mais
qui sait si toutes ces difficultés ne sont pas autant de chimères,
que je me plais moi-même à former ? Clarisse n’est-elle pas
une femme ? Quel remède pour un mal commis ? Ne faut-il
pas qu’elle vive ? Sa vertu est une sûreté pour sa vie. Le
tems ne fera-t-il pas le reste ? En un mot, quel parti
aura-t-elle à prendre ? Elle ne peut me fuir. Elle sera forcée
de me pardonner ; et, comme je l’ai souvent répété, être
pardonné une fois c’est l’être pour toujours.
 Mme Sinclair effraie Clarisse (Clarisse, Nourse 1751 fig17) - Pasquier Pourquoi
donc mon foible cœur se laisseroit-il amollir par la pitié ?
Non, non. J’aurai toutes ces idées présentes. Je n’aurai
qu’elles dans l’esprit ; pour soutenir une résolution, que
les femmes dont je suis environné veulent parier encore que je
n’exécuterai pas. Je t’apprendrai, ma chère et charmante
personne, à me le disputer en invention. Je t’apprendrai à former
des complots contre ton conquérant. Je te forcerai de reconnoître
que les systèmes de contrebande ne sont pas ton partage ; et
que c’est d’un Lovelace, que toi, ta Miss Howe et ta Townsend,
doivent prendre des leçons.
Qu’allons-nous
faire à présent ? Nous sommes plongés dans un abîme de
douleur et de crainte. Que les femmes souffrent impatiemment qu’on
leur manque ! On s’attendoit à partir pour Hampstead, et à
quitter pour jamais une maison où l’on n’étoit rentrée qu’avec
une mortelle répugnance. Les habits étoient rangés, les malles
fermées, elle-même disposée au départ, et moi prêt à
l’accompagner. Elle commence à craindre que ce ne soit pas pour ce
soir. Dans sa douleur et son désespoir, elle s’est jettée dans
son ancien appartement ; elle s’y est enfermée, et Dorcas l’a
vue à genoux par le trou de la serrure, priant sans doute pour son
heureuse délivrance.
Et
pourquoi ? D’où vient cette fâcheuse agonie ?
Que
veux-tu ? Cette Milady Lawrance, ayant quelques ordres à donner
avant que de partir pour Hampstead, a repris le chemin de sa maison
dans son carrosse ; et Miss Montaigu, qui devoit l’attendre
ici, est montée avec elle, sous prétexte d’aller prendre ses
habits de nuit, et d’autres commodités, sans lesquelles on ne
passe point la nuit hors de chez soi. Je ne suis pas moins étonné
que ma charmante, de ne pas les voir revenir. J’ai envoyé savoir
ce que signifie ce retardement.
Dans
le trouble de ses esprits, Miss Clarisse souhaiteroit que j’y fusse
allé moi-même. J’ai beaucoup de peine à la calmer. Cette fille
est insupportable. Je ne sais d’où viennent ses craintes.
Je
maudis le délai de mes deux parentes, et la lenteur de mon laquais,
qui se fait attendre aussi. Que le diable les emporte, ai-je déjà
dit vingt fois. Qu’elles envoient leur carrosse, et nous partirons
sans elles. J’ai même ordonné au messager de le dire à Milady
Lawrance, et j’ai eu soin que ma charmante pût l’entendre. Je
dis à présent, que peut-être s’arrête-t-il pour nous amener la
voiture, s’il est survenu quelque chose qui ne permette point aux
dames d’accompagner aujourd’hui ma charmante.
Je
ne cesse point de les donner au diable. Elles avoient promis de ne
pas s’arrêter, parce qu’il n’y a pas deux jours qu’un
carrosse fut volé au pied de la colline de Hampstead ; ce qui a
fort allarmé ma chère Clarisse, lorsqu’on lui a fait ce récit.
Mais
je vois revenir mon laquais, avec un billet de ma tante.
A
M. Lovelace.
Lundi
au soir.
Faites
agréer nos excuses, je vous en supplie mon cher neveu, à ma très
chère et très aimable nièce. Une nuit ne changera rien à nos
arrangemens. Depuis notre arrivée, Miss Montaigu s’est évanouie
trois fois successivement. L’excès de sa joie, je m’imagine,
d’avoir trouvé votre chère dame si supérieure à notre attente,
et son empressement trop vif pour la rejoindre, ont causé ce fâcheux
contre-tems. Pauvre Charlotte ! Malgré son air de santé, vous
savez qu’elle est très foible.
Si
la force lui revient, nous irons certainement vous prendre demain,
après notre déjeuner. Mais, soit qu’elle soit mieux ou non, je ne
perdrai pas le plaisir de conduire votre chère dame à Hampstead, et
je serai demain chez vous, dans cette vue, avant neuf heures du
matin. Mille complimens, tels que je les dois, au digne objet de vos
affections. Je suis votre affectionnée, etc.
Elizabeth
Lawrance.
De
bonne foi, Belford, je ne sais plus où j’en suis moi-même ;
car à ce moment, ayant fait porter ce billet
en haut par Dorcas, ma chère Clarisse est sortie de sa chambre, le
billet à la main, dans un véritable accès de frénésie. Elle
s’étoit plainte aujourd’hui d’un grand mal de tête. Dorcas
est venue me dire, hors d’haleine, que sa maîtresse descendoit
dans quelque étrange dessein ; mais elle n’a pas eu le tems
d’achever. J’ai su depuis qu’après avoir lu le billet, elle
s’étoit écriée d’un ton lamentable : C’est à
présent que je suis perdue ! Ô malheureuse Clarisse !
Dans le même transport, elle a déchiré sa coiffure et ses
manchettes. Elle a demandé où j’étois ; et se précipitant
sur l’escalier, elle est entrée dans le parloir, ses beaux cheveux
flottant sur ses épaules, ses manchettes en pièces sur ses mains,
les bras étendus, et les yeux si égarés, qu’ils paroissoient
prêts à sortir de leur orbe. Elle s’est jettée à mes pieds ;
et m’embrassant les genoux : Cher Lovelace ! m’a-t-elle
dit, d’une voix tremblante ! si jamais..., si jamais..., si
jamais... Là, sans pouvoir ajouter un seul mot, et lâchant mes
genoux, elle est tombée sans mouvement sur le plancher.
Je
suis demeuré dans l’étonnement que tu peux te représenter. Tous
mes projets ont été suspendus quelques instans. Je ne savois ce que
j’avois à dire ou à faire. Mais, après un peu de réflexion ;
suis-je prêt, ai-je pensé, à me trahir encore une fois ? Et
me laisserai-je ici jouer ou vaincre ? Si je recule, c’est
fait de moi pour jamais.
Je
l’ai soulevée ; mais elle est retombée aussitôt, les jambes
lui manquant, comme s’il s’étoit fait une dissolution dans ses
jointures. Cependant elle ne paroissoit pas évanouie. Je n’ai
jamais vu, ni entendu rien d’approchant. Presque sans vie, ou du
moins sans usage de la voix pendant quelques momens. Quelle doit
avoir été sa terreur ! Cependant à l’occasion de quoi ?
Cette chère âme se fait de furieuses idées des choses !
Ignorance pure, ai-je pensé.
Cependant
je suis parvenu à la lever. Je l’ai placée sur une chaise ;
et je lui ai reproché de se livrer à de vaines allarmes. Je lui en
ai marqué de l’étonnement. Je l’ai conjurée de se rassurer ;
de se reposer sur ma foi et mon honneur. Je lui ai renouvelé tous
mes anciens sermens, et j’en ai prodigué de nouveaux. A la fin,
ouvrant la bouche, avec un sanglot capable de fendre le cœur, elle
m’a dit en termes interrompus ; je vois... je vois,
M. Lovelace, je vois... je vois que je suis perdue... si... si
votre pitié... ah ! J’implore votre pitié : et sa tête,
comme un lis surchargé de rosée, dont la tige est à demi rompue,
s’est abaissée sur son sein, avec un soupir qui m’a réellement
pénétré l’âme.
Je
lui ai représenté tout ce qui m’est venu à l’esprit pour
relever son courage. Lorsqu’elle s’est trouvé un peu plus de
force, elle m’a demandé pourquoi je n’avois pas envoyé chercher
le carrosse, comme je l’avois proposé ? J’ai répondu qu’on
y étoit allé sur le champ, mais que Milady avoit envoyé chercher
un médecin pour Miss Montaigu, dans la crainte qu’il ne se fît
trop attendre. M. Lovelace ! m’a-t-elle dit, d’un air
de défiance, et la douleur dans les yeux.
Milady
Lawrance, ai-je repris, pourroit trouver étrange qu’elle se fît
une peine de demeurer une nuit pour l’attendre, dans une maison où
elle en avoit passé un si grand nombre. Elle m’a donné,
là-dessus, des noms injurieux. J’ai pris patience.
Elle
a parlé de se rendre chez Milady Lawrance. Oui, elle y vouloit aller
sur le champ... du moins (en se reprenant avec un soupir) si la
personne à laquelle je donnois ce nom, étoit Milady Lawrance en
effet.
Si !
ma chère ! juste ciel ! Quelle horrible idée ce doute
m’apprend que vous vous faites de moi ?
Pourquoi
l’y forçois-je ? m’a-t-elle dit. Mais, si ses soupçons
étoient mal fondés, qu’il lui fût permis du moins d’aller chez
Milady Lesson. Alors, prenant un ton plus résolu ; J’irai,
a-t-elle repris. Je demanderai mon chemin. J’irai seule... et dans
ce mouvement, elle a voulu forcer le passage. Je l’ai retenue, en
passant mes deux bras autour d’elle. Je lui ai représenté l’état
de Miss Montaigu, et combien son impatience alloit augmenter
l’incommodité de cette pauvre cousine.
Elle
a protesté qu’elle ne me croyoit plus, qu’elle ne me croiroit
jamais, si je ne faisois venir sur le champ un carrosse du coin de la
rue, puisqu’il ne lui étoit permis d’aller, ni chez Milady
Lawrance, ni chez Milady Lesson ; et si je ne lui laissois la
liberté de retourner à Hampstead, quelque heure qu’il pût être.
Elle partiroit seule. Tant mieux si je la laissois partir seule. Tout
lui paroissoit si révoltant, si insupportable, dans une maison dont
Milady Lawrance, qui s’en étoit informée, avoit elle-même une
fort mauvaise opinion, qu’elle étoit résolue
de n’y pas demeurer la nuit. Remarque, Belford, que pour éloigner
ses défiances, mes nouvelles parentes ne lui avoient pas parlé trop
avantageusement de Madame Sinclair et de sa maison.
La
violence de ses agitations m’a fait appréhender sérieusement
quelque désordre pour son esprit ; et prévoyant qu’avant la
fin de la nuit elle auroit d’autres assauts à soutenir, j’ai
pris le parti de la flatter, en ordonnant à mon laquais d’amener
sur le champ, à quel prix que ce fût, un carrosse pour la conduire
à Hampstead. J’ai tenté de l’effrayer par la crainte des
voleurs. Elle a méprisé le danger. Il m’a semblé que je faisois
le sujet de ses craintes, et que la maison causoit toute sa terreur :
car j’ai vu clairement que l’histoire de Milady Lawrance et de
Miss Montaigu ne lui paroissoit plus qu’une imposture. Mais la
confiance et la crédulité commencent à lui manquer un peu trop
tard.
Que
te dirai-je, Belford ! l’amour et la vengeance ont pris
possession de tous mes sens ! Ils me déchirent tour à tour !
Les pas que j’ai déjà faits ! les instigations des femmes !
le pouvoir que j’ai de pousser l’épreuve à son dernier point,
et de me marier ensuite, si je ne puis obtenir d’autre
composition !
Que je périsse si je laisse échapper l’occasion !
Mon
laquais ne paroît point encore. Il est près d’onze heures.
Enfin
mon laquais est arrivé. On ne trouve plus de carrosse, à prix d’or
ni d’argent. La nuit est trop avancée.
Elle
me presse encore une fois, elle me conjure de la laisser aller chez
Milady Lesson. Cher Lovelace ! Bon Lovelace ! Faites-moi
conduire chez Milady Lesson. L’incommodité de Miss Montaigu
est-elle comparable à ma terreur ! Au nom du Tout-Puissant !
M. Lovelace ! les mains jointes, et les serrant l’une
contre l’autre.
Ô
mon ange ! dans quel désordre je vous vois ! savez-vous,
mon cher amour, quel air vos chimériques terreurs ont répandu sur
votre charmant visage ? savez-vous qu’il est onze heures
passées ?
Ah !
qu’importe l’heure ? Minuit, deux heures, quatre heures du
matin. Si vos intentions sont honorables, laissez-moi sortir de cette
odieuse maison.
Observe,
Belford, que ce détail, quoiqu’écrit après la scène, est
recueilli aussi fidèlement, que si je m’étois retiré à chaque
circonstance, ou à chaque phrase pour l’écrire. J’aime cette
manière vive de peindre les choses, et je sais que tu l’aimes
aussi.
A
peine ma charmante avoit-elle prononcé ces derniers mots, que Madame
Sinclair est entrée avec beaucoup de chaleur. Quoi donc ?
Madame. Eh, que vous a fait cette maison ? M. Lovelace,
vous me connoissez depuis quelque tems. Si je n’ai pas l’honneur
de plaire à une dame si délicate, je ne crois pas mériter non plus
qu’elle me traite si mal. Et se tournant encore vers ma charmante,
ses deux gros bras appuyés à revers sur ses côtés : Ho !
Madame, je suis bien aise de vous le dire, vos discours m’étonnent.
Vous pourriez ménager un peu plus mon caractère. Et vous, Monsieur,
(en me regardant fixement et secouant la tête) si vous êtes un
galant homme, un homme d’honneur...
Quelque
dégoût que ma charmante eût pour cette femme, elle ne lui avoit
jamais trouvé que des manières honnêtes et soumises. Son air mâle
et ses regards farouches l’ont fort effrayée. Justice du ciel !
s’est-elle écriée ; de quoi suis-je menacée ! Et
tournant de côté et d’autre des yeux comme égarés, qui sera mon
protecteur ? hélas ! que vais-je devenir ?
Comptez
sur moi, ai-je interrompu vivement. Mon cher amour, comptez sur moi.
Mais au fond, vous traitez trop durement cette pauvre Madame
Sinclair. Elle est née demoiselle ;
elle est veuve d’un homme de considération ; et quoique sa
fortune l’oblige de louer des appartemens, elle n’est pas capable
d’une bassesse volontaire.
Peut-être...
peut-être me suis-je trompée, m’a répondu la tremblante
Clarisse ; mais je crois... je crois ne commettre aucun crime,
en disant que je n’aime pas sa maison.
Le
vieux dragon s’est avancé vers elle, les bras encore sur ses deux
côtés, les sourcils hérissés, les yeux étincelans, la lèvre
d’en bas assez remontée sur l’autre pour souffler dans ses
narines, le menton allongé et courbé par la violence de sa
passion ; et de deux Ho, Madame, prononcés avec le même
air de furie, elle a causé tant d’épouvante à la timide
Clarisse, que cette chère personne a pris ma manche pour implorer
mon secours. J’ai commencé à craindre qu’elle ne tombât dans
un mortel évanouissement.
Un regard d’indignation que j’ai jetté sur la Sinclair a fini
cette scène. Je lui ai dit, pour soutenir les apparences, que je ne
comprenois pas quelles pouvoient être ses intentions, soit en
prêtant l’oreille à ce qui se passoit entre ma femme et moi, soit
en paroissant devant nous sans être appellée ; et bien moins,
d’où lui venoit l’audace de prendre des airs si violens. En
effet, Belford, tu me blâmes peut-être d’avoir souffert que cette
malheureuse ait poussé si loin l’effronterie. Mais tu juges bien
qu’elle est venue sans mon ordre.
Elle
n’a pas laissé de me continuer ses services, en se jettant sur une
chaise, où d’une voix mêlée de sanglots, et son mouchoir aux
yeux, elle a gémi de la dureté de Madame et de la mienne. Les
efforts que j’ai faits pour l’appaiser, et pour la réconcilier
avec ma femme, m’ont occupé jusqu’après minuit.
C’est
ainsi que moitié terreur et foiblesse, moitié embarras de voir la
nuit si avancée, elle a perdu l’idée d’aller chez Milady
Lesson, et bientôt celle d’aller dans tout autre lieu.
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