Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, Communication au séminaire La Scène,
dir. M. Th. Mathet, Toulouse, 7 février 2006
Le dispositif de la chambre double dans Les Démons de Dostoïevski
Résumé :
Ce n’est pas un hasard
si, dans un roman sur le nihilisme, le titre du roman, Biesy, fait
jeu de mots avec la préposition biez, sans. Les personnages y sont
des sans image, le roman est travaillé par une dépression de la
représentation.
Emblématique est le destin du chapitre
central, la confession de Stavroguine chez Tikhone, chapitre
censuré, sans place assignée dans l’ordre des chapitres, et
pourtant chapitre essentiel à la compréhension de l’ensemble de
l’intrigue. Les interlocuteurs de ce chapitre ont d’ailleurs en
quelque sorte échangé leurs noms : Stavroguine, le violeur
nihiliste, porte le nom de la croix ; Tikhone, le saint —
celui du hasard. Tout est fait pour brouiller la représentation,
jusqu’à une certaine économie byzantine du regard, sans
géométralité, qui déroute le lecteur occidental.
Mais la
caractéristique la plus marquante du chapitre est le dispositif de
la chambre double qui s’y manifeste à tous les niveaux : enceinte
du monastère et cellule de Tikhone, entre lesquelles Stavroguine
effectue son chemin de croix ; jeu des deux chambres
constituant la cellule, rappelant et brouillant le jeu du profane et
du sacré ; jeu des deux parties du chapitre, la chronique et
le document ; jeu des deux espaces intimes de la conscience et
de l’inconscient, que révèle ou trahit la confession.
La
cloison qui sépare les deux espaces de la chambre double ne
fonctionne pas comme l’écran de la représentation hérité de
l’invention italienne de la perspective linéaire : elle ne
met pas en œuvre un jeu différentiel, mais un brouillage, pas une
profondeur, mais une initiation. La fin de ce dispositif est un
sublime aveuglement, établissant l’espace d’invisibilité
constitutif du récit.
Dostoïevski naît à Moscou en 1821, la même
année que Baudelaire, que j’évoque à cause de « La
chambre double », 12 ans après Edgar Poe, l’auteur de
Double assassinat dans la rue Morgue. Son père, médecin,
fut assassiné sur ses terres par ses propres paysans : la
nouvelle de sa mort provoqua sa première crise d’épilepsie
(1838). Dostoïevski fait des études puis une carrière d’officier.
De 1847 à 1849 il fréquente le cercle Petrachevski, qui rassemble
des officiers « libéraux » opposés à la politique
conservatrice du tsar Nicolas Ier, le successeur d’Alexandre Ier,
qui s’était opposé à Napoléon et avait fondé la
Sainte-Alliance. En 1849, tous les membres du cercle sont arrêtés
et condamnés à mort. La grâce du tsar n’arriva que devant le
peloton d’exécution. Déporté en Sibérie jusqu’en 1853,
Dostoïevski traverse une crise mystique. Il ne rentre à
Saint-Petersbourg qu’en 1859.
Dostoïevski a commencé à écrire et à
publier dès 1844. Mais ses grands romans datent des années
1860-1870 : Crime et châtiment en 1866 ; L’Idiot
en 1868 ; Les Démons en 1871 ; Les Frères
Karamazov en 1880. Dostoïevski meurt en 1881.

Page de titre des Démons, éd. A. Ph. Marx, Saint Petersbourg, 1895
Le sujet des Démons, c’est le
nihilisme, ou plus exactement une sorte de tableau de la Russie
provinciale à travers le prisme des effets que le nihilisme,
c’est-à-dire les idées, les révoltes anarchistes et
terroristes, ont produit sur cette société dont les structures
sont restées très largement médiévales.
Le titre du livre est énigmatique : Бесы
(Biésy), en russe, est un mot ancien, qu’éclairent deux
citations en exergue du livre : deux strophes de Pouchkine à
peu près contemporaines des Djinns de Hugo évoquent la
ronde infernale des démons.
La deuxième citation est tirée de l’évangile de Luc (VIII,
32-36) et évoque comment Jésus permit aux démons d’entrer dans
un troupeau de cochons, libérant un homme possédé. C’est cette
deuxième citation qui explique le contresens du titre français
parfois adopté pour Бесы,
Les Possédés :
les possédés de l’Évangile de Luc, l’homme puis les cochons,
ce n’est pas бесы, mais
ceux qui sont habités par бесы,
par les démons. Le titre ne porte pas sur l’effet visible de la
possession, mais sur son principe invisible et mouvant, sur cette
force qui se déplace et tourne en rond dans la plaine (Pouchkine),
qui va de possédé en possédé, ne libérant un malheureux que
pour habiter un troupeau d’abjects (Évangile de Luc).
Le contresens comme souvent est très
significatif d’une incompréhension profonde du roman, le plus
difficile de Dostoïevski, le plus actuel aussi, incompréhension
liée à son dispositif. Nous y reviendrons.
Il y a au moins deux mots en russe pour dire
démon. Бес est, on l’a
dit, un très vieux mot slavon que Fasmer
met en rapport avec le lithuanien baisa, l’épouvante,
baydýti, épouvanter et avec le russe бояться,
avoir peur, voire avec le latin bestia. Le mot est
concurrencé par Демон, qui
donne son titre au célèbre grand poème lyrique de Lermontov
publié en 1838. Бесы fait
donc probablement écho à Демон,
comme à l’intérieur du roman de Dostoïevski la vague nihiliste
est sans cesse mise en rapport avec la première vague libérale
qui, à la génération précédente, avait été inaugurée en
Russie par le complot des décembristes au moment de l’avènement
de Nicolas Ier en décembre 1825, complot dont le roman de
Lermontov, Un héros de notre temps (1839-1840), se fait
l’écho.
Бесы,
les démons, ce sont donc les idées nihilistes, mais beaucoup plus
généralement et subtilement un certain travail de la négativité
qui habite tous les personnages du roman et constitue le principe
social que Dostoïevski entend analyser. Car le mot, dans le
contexte du livre, mais déjà dans le poème de Pouchkine,
fait jeu de mots : без
avec un z est en russe la préposition « sans ». Or les
sonores finales en russe se prononcent comme des sourdes : без
(sans) et бес (démon) sont
donc absolument homonymes, de sorte que Бесы
peut se comprendre comme « les sans », au sens
restreint, les nihilistes, et plus largement, les sans image, les
invisibles.
Dostoïevski a fait publier son roman par
Katkov, le rédacteur du Русский
Вестник (Le Courrier
russe), mais celui-ci lui refusa la publication d’un chapitre
intitulé « Chez Tikhone », connu aujourd’hui sous le
nom de « Confession de Stavroguine ». Or ce chapitre est
la clef de voûte du roman, puisqu’il donne l'explication de la
conduite énigmatique du héros central, Nikolaï Vsevolodovitch
Stavroguine, non pas le chef de file, mais plutôt l’idole malgré
lui des nihilistes de la petite ville qui sert de théâtre au
roman. Dostoïevski devra donc faire sans la confession de
Stavroguine, dont il ne récupère que quelques détails, insérés
ailleurs dans le roman, de telle sorte que « tout le roman,
alors, se met en branle autour de ce centre absent. Tout prend sens
à partir de lui, et tout désigne cette absence » (André
Markowicz, Les
Démons, t. 3, p. 390).
De cette confession, il existe deux versions :
les épreuves refusées par Katkov sont la version originale, où
Stavroguine lit sa confession à Tikhone et décrit le viol puis le
suicide de Matriocha ; la copie de la main d’Anna Grigorievna
Dostoïevskaïa constitue une deuxième version atténuée et
indirecte, proposée par Dostoïevski après le refus de Katkov,
mais également refusée par lui.
La version des épreuves refusées par Katkov a
été publiée pour la première fois en français par A. Markowicz
en 1995.
En russe, le chapitre controversé ne parut donc
pas dans la première publication du roman, dans la revue Le
Courrier russe. Il ne parut pas non plus dans la première
édition séparée de 1873, ni dans les éditions suivantes. Il fut
publié pour la première fois par Fritch dans le premier numéro de
la revue Documents sur l’histoire de la littérature et de
l’opinion,
à Moscou en 1922. La copie d’A. G. Dostoïevskaïa fut publiée
également à Moscou la même année dans la revue Былое
(Jadis), n°18, avec un article de Komarovitch. La première
édition complète du roman est celle des Œuvres complètes de
Dostoïevski, Moscou-Leningrad, 1927, sous la direction de
Tomachevski et Khalabaieva.
I. La chambre double de Tikhone

Cellule dans un monastère orthodoxe russe
Commençons tout de suite par ce chapitre au
destin éditorial si difficile. Au début du roman, Stavroguine, un
brillant jeune homme de bonne famille que sa mère a envoyé faire
ses études à Saint-Petersbourg, rentre au pays et se conduit
bizarrement. Cette conduite étrange est en quelque sorte expliquée
dans le chapitre « Chez Tikhone », que l’édition
Markowicz place à la fin de la deuxième partie du roman :
Stavroguine se rend chez Tikhone et lui lit sa confession, qu’il a
fait imprimer à l’étranger et entend diffuser à la manière
d’un tract pour réparer ses torts. Tikhone l’en dissuade et
Stavroguine se suicide.
Stavroguine et
Tikhone : symbolique des noms
Un mot d’abord sur les noms des personnages,
qui sont tous les deux d’origine slavone et grecque. Stavroguine,
c’est σταυρογένης
(staurogénès),
le fils de la croix. Tikhone, c’est τύχων,
l’homme de la τύχη (tuchè),
celui qui se trouve par hasard, le Hasard. Ce dernier nom propre est
attesté comme nom de dieu païen dès l’antiquité : c’est
le titre d’une comédie perdue d’Aristophane ; on trouve
une référence chez Strabon, une autre dans l’Anthologie
palatine. En russe, le prénom Тихон
est donné comme l’équivalent d’удачный,
celui qui réussit, qui rencontre bien. C’est le nom de plusieurs
saints orthodoxes dont Тихон
Чудотворец, Tikhone le
Thaumaturge, évêque d’Amathonte à Chypre, mort en 425, et
surtout Тихон Калужский,
Tikhone de Kaluga, un ermite qui vivait dans le creux d’un chêne
à la frontière de la principauté de Lituanie et mourut en 1492 ;
ses reliques sont vénérées depuis le règne d’Ivan le
Terrible ; sa vie fut écrite en 1649.
Tikhone n’apparaît que dans ce chapitre, qui
est le récit d’une improbable rencontre entre un nihiliste et un
prophète. Le nihiliste porte le nom christique, et le prophète
porte le nom nihiliste : car Tύχων,
c’est avantb tout le hasard de la rencontre, rencontre de la Grâce
et/ou rencontre du Réel et de ses brutalités.
Tout le chapitre est écrit dans cette tension ;
lui-même il constitue le noyau matriciel à partir duquel
l’ensemble du roman sera conçu. Stavroguine part à la rencontre
de la Grâce pour, nécessairement et tragiquement, déraper de son
propre chef dans cette impossible rencontre et, par sa chute ou sa
profanation, révéler comme indirectement non pas exactement son
crime, sa faute, mais plutôt la brutalité du réel dont il s’est
laissé aller à être l’instrument. Le trajet de Stavroguine est
donc à la fois trajet mystique, allégoriquement et spirituellement
marqué et signifiant, et trajet profanateur, dont tous les signes
sont défaits.
Stations de la croix
Dostoïevski nous décrit méticuleusement le
chemin de Stavroguine jusqu’à Tikhone. Stavroguine a d’abord
passé la nuit chez lui sans dormir, « assis sur le divan,
fixant souvent son regard immobile sur un point, dans un coin, près
de la commode (в углу
у комода,
p. 719). Sa lampe fut allumée toute la nuit. » Ces
détails, indifférents pour le lecteur occidental, renvoient à la
tradition russe, pour laquelle « le beau coin », красный
угол, où brille toujours
une lampe, est le coin de la pièce où est accrochée l’icône.
La veillée devant l’icône prépare la confession au monastère.
Pourtant, il n’y a pas d’icône et Stavroguine fixe un point
vide : устремляя
неподвижный взор
в одну
точку, tendant un regard
immobile vers un point. Seule subsiste l’intensité d’un regard
dont l’objet, la destination, sont absentés. Le regard sans
objet, ce regard dans l’ordre des choses
reviendra constamment dans le chapitre, comme promesse de sens et
sens refusé, comme symptôme de l’irruption inquiétante du réel.
Le point de départ du chapitre est la chambre
de Stavroguine où celui-ci fixe un point qui n’est pas l’icône,
l’image en attente de quoi, en manque de quoi il se trouve en
quête. Dehors, de même, Stavroguine regarde intensément sans
objet : « Dehors, il marcha, les yeux fixés au sol, dans
une songerie profonde, et, en ne relevant la tête que par instants,
il affichait parfois une sorte d’inquiétude vague mais très
forte » (p. 438). Dans ce trajet de la maison au
monastère, Stavroguine est arrêté à un carrefour :
en russe, le carrefour (pere-krest-òk), c’est une croix
(krest). Stavroguine doit laisser passer les ouvriers des
Chpigouline qui manifestent dans la rue. Le chemin de croix se
transpose et s’inverse dans la brutalité nihiliste du monde
contemporain. Le monastère s’intitule Спасо-Ефимевский
Богородский,
peut-être par référence au célèbre monastère Spasso-Efimievski
de Souzdal, l’ancienne capitale de l’orthodoxie russe.
Il est donc placé sous le triple patronage du Christ, de la Vierge
et de Saint Euthyme, le grand moine anachorète du désert de
Palestine dont la résistance aux hérésies monophysite et
nestorienne du cinquième siècle symbolise pour les églises
d'Orient le triomphe de l’orthodoxie. Stavroguine, le fils de la
croix, part de la maison de sa mère vers Tikhone, à qui il demande
de lui dire l’orthodoxie. Le triple patronage du monastère
emblématise déjà le dispositif du chapitre.

Iconostase de la cathédrale Alexandre-Nievski à Petrozavodsk, en Karélie. 19e siècle
Stavroguine parvient jusqu’aux portes
et pénètre dans l’enceinte :
le texte souligne le franchissement d’un seuil qui délimite un
espace sacré. Depuis ce premier espace, Stavroguine se rend dans un
espace plus retiré, plus sacré et protégé, la cellule de
Tikhone, dont la porte est gardée par un moine.
Chambre double et
iconostase
Ce double espace, l’enceinte du monastère,
puis la cellule de Tikhone, n’aurait rien que de très naturel et
insignifiant s’il n'était le prélude à un enchâssement de
dédoublements spatiaux. Car la cellule de Tikhone est composée
elle-même de deux chambres.
La seconde, où a lieu l’entretien, est désignée précisément :
кабинет (kabinet),
c’est le cabinet de travail, l’espace le plus intime. L’enceinte
et la cellule, puis l’antichambre et le cabinet reproduisent le
dispositif spatial de l’église orthodoxe, qui est resté fidèle
à l’organisation spatiale du temple de Jerusalem et, au-delà, du
tabernacle. La pièce maîtresse de l’église orthodoxe, c’est
l’iconostase, mur d’icônes séparant l’espace où sont réunis
les fidèles, de l’espace réservé aux prêtres, où est placé
l’autel et célébrée l’eucharistie, de sorte qu’une partie
du service religieux était invisible pour l’assistance, jusqu’à
ce que, sous l’influence occidentale, l’iconostrase soit
abaissée et ajourée, et ce dès les premières réalisations
architecturales italo-russes du dix-huitième siècle. Les textes
canoniques et liturgiques orthodoxes spécifient explicitement que
la fonction de l’iconostase est de séparer, dans l’église, un
Saint et un Saint-des-Saints.
Dans la description de la cellule de Tikhone,
cette organisation spatiale est répétée et en même temps
profondément brouillée :
« À côté de vieux meubles de
chêne au cuir usé, on pouvait voir trois ou quatre objets plus
élégants ; un fauteuil profond très luxueux, un grand bureau
de facture splendide, une élégante bibliothèque sculptée, des
petites tables, des étagères — tout cela était offert. Il y
avait un somptueux tapis de Boukhara, et, à côté, des nattes. Il
y avait des gravures de contenu “mondain” et mythologique, et à
côté, dans un coin, de grandes icônes garnies d’or et d’argent,
dont l’une remontait à une époque très ancienne, et avait des
reliques. La bibliothèque, elle aussi, disait-on, était composée
de manière très éclectique et très contradictoire ; auprès
des livres des grands saints et des grandes figures du
christianisme, on trouvait des ouvrages de théâtre, des romans et
même peut-être pire. »

Tambov, Église de l’archange Saint-Michel, 1890. Iconostase en porcelaine
La description de Dostoïevski fait ressortir
l’opposition entre le profane et le sacré qui est l’opposition
structurante du dispositif ecclésial orthodoxe. Aux livres sacrés
s’opposent les livres profanes, aux meubles dédiés à la
méditation spirituelle, ceux qui invitent à la conversation
mondaine, aux icônes les plus vénérables, des gravures presque
licencieuses. Mais cette opposition n’est pas spatialement
ordonnée, n’est pas répartie entre les deux chambres par
exemple. Au contraire, Dostoïevski souligne le bric-à-brac, la
juxtaposition insolite : рядом
(riàdom),
à côté, est répété deux fois ; c'est dans le même coin,
тут же
в углу,
que sont accrochées les gravures douteuses et l’armoire vitrée
aux icônes. La bibliothèque est contradictoire, ce qui se dit en
russe противуположно
(protivu-polòjno),
placé contre, c’est-à-dire en termes de position et non comme en
français en termes de discours. Le maître mot de cette description
est la juxtaposition hétéroclite, qui vient brouiller l’opposition
théologique : le dispositif est posé et défait, la chambre
double installe un système différentiel de signification et abolit
ce système.
II. Le court-circuit sémiotique
Un regard sans objet
Il faudrait ensuite analyser en détail la
conversation de Stavroguine et de Tikhone, avec ses silences et ses
regards si déconcertants pour le lecteur français, regards que
j’ai définis tout à l’heure comme relevant de l’ordre des
choses, c’est-à-dire situés dans l’indétermination
pré-objectale qui prépare la rupture brutale et l’abjection de
l’aveu. Je traduis plus littéralement que dans la traduction
française : Stavroguine « regarda autour de lui dans le
cabinet, visiblement sans remarquer ce qui était examiné »
(723/442). Et plus loin : Tikhone « comme par honte,
baisse les yeux avec une sorte de sourire tout à fait inutile »
(ibid.) Puis Tikhone regarde franchement Stavroguine et le
« reconnaît », prétendant avoir rencontré Stavroguine
quatre ans auparavant (ce qui est impossible puisqu’il était
alors à Saint-Petersbourg). Cette reconnaissance les yeux dans les
yeux va et vient par « accès » (451/731, припадками)
pendant plus d’une page, le regard retombant dans l’indéterminé
et la « songerie indistincte » (неопределённую
задумчивость),
jusqu’à ce que Tikhone formule cette reconnaissance : « Je
vous regardais, et je repensais aux traits du visage de Madame votre
mère. Même s’il y a peu de ressemblance extérieure, on sent une
grande ressemblance intérieure, spirituelle. » (443/724.)
Ressemblance,
différence

Ilia Efimovitch Répine (1844-1930), Portrait de Léon Tolstoï, 1887, huile sur toile, Moscou, Galerie Tretiakov
Ressemblance, en russe, se dit ici сходство
(skhòdstvo),
c’est-à-dire ce qui va ensemble ; c’est encore une
juxtaposition, à laquelle on peut donner, ou ne pas donner une
signification. Mais le fait que Stavroguine vienne de la maison de
sa mère veuve chez Tikhone, dont le nom signifie le Réel et, pour
la confession, tient lieu du Père, prend sens ici. Stavroguine
refuse brutalement cette ressemblance et donc cette filiation que le
dispositif du récit établissait pourtant et que Tikhone avait
reconnue : « Aucune ressemblance, surtout spirituelle. Et
même AB-SO-LU-MENT aucune ! »
Le récit brouille donc une fois de plus le système différentiel
établi par le dispositif. Le regard, qui n’est pas ici le regard
perspectiviste occidental, mais le regard de la théologie byzantine
des images, propose un sens contre lequel le texte, le jeu même du
dialogue et de la langue, fomente un trouble, une révolte, une
rébellion.
J’avance très lentement dans ma démonstration
car toutes nos catégories interprétatives sont ici bouleversées
et notamment tout le jeu entre logique discursive et logique
iconique est articulé aux antipodes de notre iconicité subversive
héritée de l’humanisme occidental.
Stavroguine avoue d’abord à Tikhone qu’il
est hanté par un fantôme, ou plus exactement par привидение,
une apparition (446/726), jusqu’à ce que le mot vienne, avec
difficulté : бес (biès),
le démon.
« comme je viens d’ajouter
cette… phrase, vous pensez, je parie, que je doute toujours, et
que je ne suis pas sûr que ce soit moi, et pas, réellement, un
démon ? »
Le dialogue de Stavroguine et de Tikhone sur бес,
ce démon qui le hante et fait tache d’huile, de l’intimité
ignoble du héros au tableau général de la société, donne la
clef du titre énigmatique du livre : c’est pour être
exorcisé que Stavroguine vient chez Tikhone et c’est en même
temps en le mettant au défi de ne pas l’exorciser, le transfert
du démon dans les pourceaux, dans la parabole de Luc en exergue du
roman, préfigurant la propagation de l’atteinte intime du héros
dans l’atteinte collective de la négativité terroriste.

Ilia Efimovitch Répine, Autoportrait, huile sur toile, 1878, Saint-Petersbourg, Musée russe
Cette question du transfert constitue le non-dit
du dialogue, où la folie est renvoyée de l’un à l’autre par
la circulation de la parole. Stavroguine vient confesser sa folie à
un homme qui est bien-sûr taxé de folie mystique, en russe
юродивый (iuròdivyi),
fol-en-Christ dans la tradition orthodoxe de la folie de la Croix :
« comme s’ils voulaient cacher
on ne savait quoi à son propos, peut-être une faiblesse qu’il
aurait eue, ou son côté fol-en-Christ » (p. 440)
« Vous êtes quand même un
toqué, un fol-en-Christ » (p. 451) .
À la sainte folie de Tikhone s’oppose la folie
démoniaque de Stavroguine hanté par son démon :
« Et vous, bien-sûr, [ma mère]
est venue vous dire que j’étais fou, ajouta-t-il soudain.
— Non, non, pas que vous étiez fou.
Mais j’ai entendu parler de cette idée par d’autres
personnes. » (P. 444.)
L’opposition se brouille cependant car Tikhone
n’est peut-être pas un fol-en-Christ, mais un ivrogne accusé
« de vie frivole, pour ne pas dire d’hérésie »
(p. 440) ; « un être absolument sans intérêt, et,
sans aucun doute, porté sur la bouteille » (ibid.) ;
« Tikhone, à son avis, était résolument ivre »
(p. 442).
D’un autre côté, la folie de Stavroguine
n’est peut-être pas démoniaque, comme le suggère la communion
des deux personnages autour de la parabole de l’ange de Laodicée,
dans l’Apocalypse (Apoc.
III 14-17), « Si seulement tu étais froid ou chaud »,
interprétée comme une porte ouverte au salut pour l’athée
absolu, que Dieu préfèrera au tiède, ou à celui qui croit
seulement au démon.
Folie et confession,
entre chose et objet
L’ensemble de l’épisode fait donc
communiquer deux folies en apparence antithétiques, en réalité
juxtaposées, brouillées par le dialogue. Ces deux folies sont deux
espaces intimes, signifiés par les regards indéterminés des deux
protagonistes. La menace de l’atteinte intime, qu’implique la
confession, est soulignée par Stavroguine :
« Écoutez, je n’aime pas les
espions et les psychologues, du moins ceux qui veulent me fouiller
dans l’âme. Je n’appelle personne à entrer dans mon âme. »
(P. 451.)
Stavroguine par sa démarche accomplit le rituel
de la confession, qui est transfusion du démon intime au
confesseur, mais il évide et annule au dernier moment cette
transfusion en ne demandant ni pardon, ni secret : la
confession, imprimée « en secret dans une imprimerie russe à
l’étranger » (p. 453), est destinée à être diffusée
à tout le monde, c’est-à-dire en quelque sorte à se répandre
dans le troupeau de porcs. La performance scénique de la confession
est donc annulée par l’intrusion de la presse, par
l’objectivation de la chose monstrueuse (« je ne sais quel
secret monstrueux », « une intention extraordinaire,
peut-être monstrueuse », p. 452) en objet technique,
typographique, méticuleusement décrit (cf. p. 453).

Ilia Efimovitch Répine (1844-1930), Le Refus de la confession, 1879-1885, huile sur toile, Moscou, Galerie Tretyakov.
Or la confession était fondée sur un système
différentiel articulant deux espaces intimes, la conscience du
pécheur et la conscience du prêtre, un espace profane et un espace
sacré tous deux englobés dans l’enceinte du monastère, ou de
l’église. La confession était le principe du dispositif de la
chambre double, que la presse, la typographie, l’opinion viennent
brouiller en créant de l’objet, c’est-à-dire une structure
transversale, une signification qui ne se fait plus par différence,
mais par court-circuit.
III. La confession
Chronique et
document ; publicité et intimité ; conscience et
inconscient
La deuxième partie du chapitre « Chez
Tikhone », séparée typographiquement de la première par le
I et le II, est constituée par l’insertion brute de la confession
de Stavroguine, précédée d’une courte introduction à l’objet.
Le narrateur souligne le caractère brut de cette insertion :
« J’insère ce document textuellement dans ma chronique ».
Au néologisme occidental, документ
(dokumiènt),
s’oppose le vieux mot russe, летопись
(liétopisj),
qui renvoie au monde médiéval des chroniques. Un nouveau système
différentiel apparaît donc, opposant textuellement l’espace I
et l’espace II du chapitre comme respectivement l’antichambre
puis le cabinet de cette confession qui n’est pas une confession,
puisque par la typographie (mise en abyme évidente du livre) elle
est retournée en son contraire, une divulgation générale sans
demande de salut ni de pardon :
« S’il y a ne serait-ce qu’une
seule personne qui les lit, sachez que je ne les cacherai plus, tout
le monde les lira. C’est décidé. Je n’ai pas du tout besoin de
vous, parce que j’ai déjà tout décidé. Mais lisez… »
(P. 452.)
La confession, le secret intime, équivalent à
l’espace double de la chambre, dont l’intimité est signifiée
par l’au-delà de la cloison ; cet espace double de la
chambre est lui-même identifié à l’espace double du tabernacle
et à son actualisation orthodoxe, l’église russe séparée par
l’iconostase. Il sera récupéré par Freud, schéma à l’appui,
pour articuler « conscience et inconscient » dans Le
moi et le ça en 1923.
Freud intègre en effet pleinement la nouvelle articulation
(brouillage, fusion, mixion) qui se superpose à l’ancienne
(opposition, système différentiel) :
« Le moi n’est pas nettement
séparé du ça, il fusionne avec lui dans sa partie inférieure.
Mais le refoulé lui aussi se fond avec le ça, il n’est qu’une
partie de celui-ci. Le refoulé n’est nettement séparé du moi
que par les résistances du refoulement, tandis que par le ça il
peut communiquer avec lui. »
Freud décrit bien un système qui tient d’une
certaine manière de l’articulation différentielle, et d’une
autre manière de l’articulation fusionnelle. Or ce système est
le système même de l’intime, où l’opposition des deux choses,
le moi et le ça, est brouillée, mais dans le même temps révélée
et articulée par un objet, qu’il désigne comme refoulé.
Chez Dostoïevski, ce refoulé prend la forme de
la confession imprimée par Stavroguine, confession, donc chose,
imprimée, donc objet. Or la confession met en scène le même
dispositif de la chambre double que j’ai commencé à décrire,
tant au niveau macrostructural du chapitre que dans le cadre
énonciatif que constitue la chambre de Tikhone et son dialogue avec
Stavroguine.
Cloisons
Stavroguine commence en effet par décrire la
chambre qu’il a louée « dans un grand immeuble de la rue
Gorokhovaïa, en plus de son appartement et pour servir à son
libertinage. Cette chambre est donc une chambre de rencontre, τύχη,
comme est rencontre la visite à Tikhone qui l’enchasse.
« Je n’y disposais que d’une
chambre (одна лишь
комната), au troisième
étage, que je louais à des petits-bourgeois russes.
Eux-mêmes, ils occupaient une seconde chambre, mitoyenne, plus
étroite, au point que la porte qui nous séparait restait toujours
ouverte, ce que je recherchais. » (P. 454.)
Il s’agit donc d’un appartement composé de
deux chambres. Stavroguine occupe l’une, ses logeurs l’autre.
Mais cette répartition ne va pas tenir : la petite Matriocha,
la fille unique des logeurs, vient faire le ménage chez
Stavroguine, qui la fait punir gratuitement pour le vol supposé
d’un canif, en fait simplement égaré. Sadiquement, Stavroguine
jouit du supplice de Matriocha et cette jouissance, qui ritualise à
la fois la séparation et la circulation entre les deux chambres de
l’appartement, sera répétée chaque fois de façon plus atroce,
jusqu’à la mort de la fillette. Fouettée avec les verges du
balai qui servait au ménage de la chambre, puis violée, puis
suicidée, Matriocha est l’objet du refoulement, comprimé,
écrasé, entre la chambre du ça, la jouissance de Stavroguine, et
la chambre du moi, l’espace théâtral, visible, institutionnel et
injuste de la famille et du supplice. Matriocha est le sexe-cloison
de l’entre-deux-chambres : son nom, Матрёна
(Matriona),
vient par le grec du latin Matrona. Il est le nom païen de
la Mère, le fantasme pervers de la mère, cette Mère sans sexe que
le pervers identifie ici à une jeune fille de quatorze ans, à
peine nubile.

Ilia Efimovitch Répine, Mendiante, 1874, huile sur toile, 73x50 cm, acquis en 1929 par le musée, de la collection de V. P. Soukatchev, Musée des Beaux-Arts d’Irkoutsk. Le peintre peignit la fillette lors de son séjour en Normandie.
Dans le dispositif de la chambre, le désir ne
se projette pas au dehors vers un objet, mais dessine au dedans une
cloison qu’il tend ensuite à annihiler. Cette configuration, au
lieu d’ouvrir au regard (comme la poésie pétrarquiste hypostasie
le regard de la Dame, puis le regard du poète sur cet œil qui le
regarde, ou le prive de son regard), aveugle, interdit le regard par
la cloison qu’elle interpose. La chambre double instaure, par
cette économie du désir pervers à laquelle elle est très
profondément liée, un aveuglement, l’intrusion déconstructive
d’un objet in-regardable, cet objet transversal et monstrueux que
Freud nomme le refoulé et que Dostoïevski met en œuvre dans Les
Démons avec le viol puis le suicide de Matriocha.
Le visage de la
fillette : insignifiance de la face
Le visage de Matriocha est presque toujours
invisible. Une seule fois, Stavroguine le remarque, lorsque la
fillette a été punie, avant même le canif, pour un chiffon
qu’elle n’avait pas volé :
« et c’était la première fois
que j’avais bien remarqué le visage de l’enfant alors que
jusqu’à ce moment là il n’avait fait que passer. »
(P. 456)
Stavroguine remarque le visage de Matriocha
précisément au moment où, le chiffon s’étant retrouvé, la
fillette s’abstient de reprocher à sa mère sa punition injuste.
Ce qui déclenche le désir sadique n’est ni une particularité ni
une expression du visage, mais précisément son visage
scandaleusement inexpressif, insignifiant. L’image ne fait pas
signe et Matriocha fait tableau comme non-signe, comme pas-de-sens
et court-circuit sémiotique.
Avant le viol, le désir monte en Stavroguine au
spectacle de Matriocha retournée :
« Matriocha était assise dans
son réduit, sur un petit banc, de dos vers moi. » (P. 462.)
C’est ce retournement qui identifie la fillette
à celle dont le sexe doit demeurer mystère et absence, à cette
cloison interne offerte à la profanation. Lorsque Stavroguine
commence les caresses, le visage de Matriocha se déforme et brûle :
« Elle souriait comme de honte,
mais avec une sorte de sourire torve. Tout son visage brûlait de
honte. » (P. 462.)
Le plaisir de Stavroguine est alors interrompu
par l’illumination, insupportable pour lui, du visage de la
fillette :
« Son visage exprimait une extase
totale. J’ai failli me lever et je ne suis resté — tellement
c’était désagréable chez un enfant si minuscule — que par
pitié. » (P. 463.)
L’expression du visage tue le désir du
pervers. L’avènement du Signe, l’épiphanie de l’objet sont
insupportables, et désignent dans le même temps, en creux,
l’insoutenable abjection de ce qui est perpétré et très
pudiquement raconté. Mais le visage est inéluctablement promis à
sortir du visible :
« À la fin elle s’est caché
le visage dans les mains, elle s’est mise dans un coin, le visage
contre le mur, immobile. » (Ibid.)
Matriocha est identifiée au mur, son visage se
colle contre le mur, et c’est cette image qui poursuivra désormais
Stavroguine.
« Ce qui naissait en moi, c’était
le mépris, et un dégoût incroyable qu’après tout ça, elle se
soit précipitée dans un coin, et qu’elle se soit caché le
visage dans les mains. » (P. 465.)
Matriocha poursuit désormais Stavroguine de son
visage ; elle le regarde intensément et silencieusement :
« Ensuite, brusquement, à la
vitesse d’un éclair, elle s’est cachée dans ses deux mains. »
(P. 468.)
Autres épisodes
Le temps manque pour montrer comment, dans
l’épisode du suicide qui suit, la cloison joue à nouveau un rôle
fondamental, non pas comme écran du dispositif voyeuriste, mais
bien comme signe-non-signe d’un aveuglement terrifiant et
fondateur, par quoi est signifiée la brutalité du Réel, brutalité
intime de Stavroguine et brutalité du nihilisme-terrorisme russe.
Car le dispositif de la chambre double essaime dans le roman.
Dans la deuxième partie, au chapitre 5, 1, la
visite de la jeunesse dorée chez le prophète Semione Iakovlevitch
(p. 219) se fait dans une grange séparée par une barrière
délimitant un espace pour le public et un espace pour le prophète.
L’enjeu de la scène est de brouiller cette séparation. De même,
lorsque le narrateur rend visite à Maria Timofeevna, la boiteuse
(хромоножка) et
l’épouse secrète de Stavroguine, il pénètre dans un
appartement à deux pièces, toute la visite s’accomplissant comme
une parodie d’Annonciation, puisque c’est là Marie qui a un
secret à annoncer. Enfin, dans la troisième partie du roman,
lorsque Piotr Stepanovitch force Kirillov à se suicider, c’est
encore dans un appartement à deux chambres, avec un dispositif dont
l’accomplissement est un aveuglement, identifié à l’horreur
d’une négation symbolique absolue, dont le nihilisme n’apparaît
que comme une pâle et dérisoire copie.
Pour conclure, je voudrais souligner certes
l’étrangeté exotique du dispositif dostoïevskien de
représentation, que la culture russe, la tradition orthodoxe et la
théologie orientale des images informent d’une façon souvent
déconcertante pour le lecteur occidental. Mais dans le même temps,
parce que le modèle théâtral et le dispositif scénique qui nous
sont familiers et ont innervé toutes nos représentations
classiques, parce que ce modèle n’existe pas, ou marginalement,
pour Dostoïevski, Les Démons entrent directement et de
plain pied dans la représentation contemporaine post-humaniste.
Dostoïevski articule brutalement l’intime avec le sacré, la
terreur sociale avec la chambre aveugle de la nouvelle
représentation. Les dispositifs contemporains de représentation ne
donnent plus essentiellement à voir. Dans l’aveuglement, ils
restaurent quelque chose de l’ordre de la narration, une narration
qui n’est plus enchaînée, mais disposée, disposée selon la
chambre.