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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Entre scandale et leurre : la représentation du mariage dans Paméla de Richardson », Le Mariage dans la littérature narrative avant 1800 , dir. F. Lavocat et G. Hautcœur, 27-30 juin 2007, université Paris7-Denis Diderot. Entre scandale et leurre : la représentation du mariage dans Paméla de RichardsonStéphane Lojkine  Joseph Highmore, Le Mariage de Pamela , 1743-1744, huile sur toile, 62,8x76 cm, Londres, The Tate Gallery
En
écrivant Paméla en 1740, Richardson a fait fortune par
l’histoire d’un mariage. Le mariage de Paméla avec son séducteur
et maître, Mr. B., constitue l’épisode central du roman,
articulant, avant lui, le désir de parvenir à l’état noble et
vertueux de femme mariée, et, après lui, celui d’être reconnue
dans cet état et de jouir de toutes ses prérogatives. Mais ce désir
se manifeste toujours dans le déni. Avant le mariage, les lettres de
Paméla à ses parents, puis son journal, ne portent que le scandale
des brutalités obscènes de Mr. B. Après le mariage, l’effort de
reconnaissance ne s’exprime que retourné en défense contre toute
une série d’agressions sociales. Paméla s’imagine le regard
qu’on lui destine et s’efforce de satisfaire au plus juste à la
représentation sociale qui lui est désormais dévolue :
l’économie du leurre succède alors à l’économie du scandale.
Entre
scandale et leurre, l’événement ni surtout l’état
du mariage ne saurait être représenté. Le roman s’affronte alors
à une gageure de la représentation, à laquelle non seulement le
romancier, mais ses illustrateurs cherchent à répondre en biaisant.
C’est ce biais, ou autrement dit ce dispositif, que je me propose
ici d’étudier.
Je
partirai, pour cette enquête, de l’édition en 39 volumes des
Œuvres choisies de Prévost , publiée de 1783 à 1785
et reprise en 1823. Cette édition a joué un rôle majeur dans
l’assimilation par la culture française de l’œuvre
richardsonienne, annexée comme partie intégrante du corpus
romanesque de Prévost.
I. La proposition de Mr B., ou la scène comme
scandale

Pamela et Mr B. dans le petit cabinet du jardin, gravure de Texier d’après Marillier, Œuvres de Prévost , 1784 Dans
les éditions que j’ai consultées, Paméla a le droit à
trois figures, parmi lesquelles le mariage, événement capital du
roman, n’est pas représenté.
Sur la première gravure, dans un intérieur luxueux orné de
peintures, Paméla, renversée à droite sur un fauteuil, résiste
faiblement aux avances de son maître agenouillé devant elle. Elle a
juste eu le temps de déposer son ouvrage de broderie sur la table.
De son coffret à ouvrage ouvert à terre une pelote s’est échappée
et a roulé au premier plan. Au fond, le tableau représente la
métamorphose de Daphné, au moment où elle est rattrapée dans sa
fuite par Apollon. Sorti d’entre les roseaux, un dieu fluvial
observe Apollon et Daphné, comme nous observons Paméla résistant à
Mr. B. La figure allégorique du dieu fleuve à l’urne renversée
observant la métamorphose de Daphné est traditionnelle :
Daphné invoque son père, le fleuve Pénée, au moment où Apollon
la rattrape. Pénée répond à sa prière en la métamorphosant.
Dans la scène de Paméla et de Mr B., c’est l’encadrement de la
porte qui suggère, à gauche, une sortie possible.
La
gravure doit se lire de droite à gauche, au rebours de la lecture
textuelle : le trajet de la pelote, le sens de la fuite de
Daphné indiquent cette direction. Paméla ôte de sa main gauche la
main de Mr. B. sur son cou ; de son bras droit, elle freine
l’avance de son bras contre sa taille ; mais son corps penche
inexorablement vers celui dont elle cherche à se déprendre. Sa tête
se fond dans la sienne : symboliquement, la bordure d’Apollon
et Daphné vient in extremis les séparer : la tête
de Paméla s’inscrit dans le coin inférieur gauche du tableau,
devant l’urne versée du dieu fleuve. La tête de Mr. B. est
repoussée hors du tableau, vers l’urne posée sur un piédestal au
coin de la pièce : dans cette urne pousse un arbuste fleuri.
Comme
les deux arbres, la femme laurier de la peinture et l’arbuste en
pot, les deux urnes, symboliquement, se répondent : l’une
déverse l’eau pure de la nature, le refuge de l’innocence
persécutée ; l’autre contient la nature et la domestique ;
l’une appartient au monde grandiose mais nu de l’allégorie,
l’autre à l’aristocratie triviale mais riche du roman. Mr. B.
devra contenir son désir pour arracher Paméla à son innocence,
pour la faire sortir de l’allégorie et la faire entrer dans le
roman. Le processus du roman consistera à passer d’une urne à
l’autre, de l’union refusée à l’union acceptée, de la
métamorphose tragique au mariage bourgeois.
Structure sémiotique de l’image
Symboliquement,
donc, Marillier place la figure de Paméla sous la protection du père
absent, et oppose le laurier sauvage de Daphné à l’arbuste policé
poussant dans l’urne du cabinet de Mr. B. Cette opposition est
redoublée par celle des deux urnes : celle de gauche désigne
le mariage à venir ; celle de droite, le viol tout juste évité.
Scène dans la scène, l’Apollon et Daphné du cabinet du
jardin n’est donc pas seulement l’allégorie mythologique de ce
qui se joue dans cette scène de roman : il figure l’ensemble
du premier volume où Paméla résiste victorieusement, tandis que
Paméla dans son fauteuil, amollie, déjà consentante, annonce en
quelque sorte l’acceptation du mariage et préfigure le volume
suivant. Ainsi s’explique l’écart de la Paméla farouchement
résistante du texte à la Paméla insidieusement abandonnée dans
l’image. Marillier figure le jeu, la transformation romanesque de
la figure de Paméla : de Paméla laurier, rustique et
inexorable, à Lady Paméla, policée et ouverte à la jouissance. Si
le récit agence nécessairement une succession d’événements et
d’états (Paméla servante puis Paméla lady), l’image
juxtapose les figures et les présente simultanément (Daphné fuyant
et Paméla s’abandonnant) : la juxtaposition visuelle
équivaut ici à la succession narrative.
Une scène interdite
Cette
différence de fonctionnement sémiologique est confirmée par la
comparaison avec le texte de la lettre XI, que la gravure est censée
illustrer : Paméla, dans son récit, ne fait nulle part mention
ni du tableau d’Apollon et Daphné , ni de l’arbuste en
pot, qui portent sur la gravure la signification symbolique de la
scène. Elle insiste au contraire sur le caractère irreprésentable
de ce qui s’est joué dans cette scène : textuellement, le
dispositif scénique repose sur cette irreprésentabilité, dont il
met en œuvre quand même, mais au prix d’un détour, la
représentation interdite.
Tout
d’abord, Mr. B. a subtilisé la lettre où Pamela racontait la
scène à ses parents : « quelqu’un m’a volé ma
lettre, et je ne sais ce qu’elle est devenue. Elle étoit assez
longue ; je soupçonne que c’est lui qui l’a prise ».
Ce que nous lisons constitue donc une seconde version résumée de la
lettre disparue : « Je ne saurois trouver ma lettre ;
c’est pourquoi je vous raconterai le tout aussi brièvement qu’il
me sera possible. » Le texte n’est là que comme supplément,
et par cette mise en scène de sa disparition, exprime liminairement
l’interdit qui le frappe, l’écran de la représentation
scénique.
Dans
le récit même, Paméla insiste d’abord sur l’absence de
témoins : « car il n’y avoit pas une ame proche de
nous ». Puis, lorsque Mr. B. comprend qu’il ne vaincra pas sa
résistance, il conjure Paméla de garder le secret : « Si
tu peux garder le secret sur tout ceci, j’en aurai meilleure
opinion de ta prudence » et, plus loin, « Je te commande
de ne pas dire un mot de ce qui s’est passé, et tout ira bien, et
je te pardonnerai. » Même après que Paméla est sortie, Mr.
B. la rappelle avec la même injonction : « Il m’appela,
disant, garde le secret, Pamela, je te le commande ; et ne
rentre pas encore, comme je te l’ai dit. » Pour lui obéir,
Paméla fait alors disparaître de son visage les traces visibles de
la scène passée : « Je soufflai dans ma main pour sécher
mes yeux, parce que je ne voulois pas paroître trop désobéissante. »
Sans
témoins, marquée du sceau du secret, frappée d’invisibilité, la
scène est enfin quasiment muette : rien dans le discours des
personnages n’en porte le contenu réel. Mr. B. annonce bien qu’il
a une déclaration à faire : « non, Paméla, ne t’en va
point ; j’ai quelque chose à te dire » ; et plus
loin : « je veux que tu demeures, pour entendre ce que
j’ai à te dire ». Mais ce qu’il dit n’est pas réellement
ce qu’il a à dire :
« Ma sœur Davers, dit-il (et il
me semble qu’il avoit l’air aussi embarrassé que moi), vouloit
que tu demeurasses avec elle ; mais elle n’auroit pas fait
pour toi ce que j’ai dessein de faire, si tu continues d’être
fidèle et obligeante. Qu’en dis-tu ma fille, ajouta-t-il avec
quelque ardeur ? n’aimes-tu pas mieux demeurer avec moi, que
d’aller chez ma sœur Davers ? »
La
question de Mr. B. est en apparence purement professionnelle :
il s’agit pour Paméla de choisir entre deux places et d’en
comparer les avantages. Mais précisément le contenu de ces
avantages demeure implicite.
Le discours du maître
Le
discours de Mr. B. est vide de contenu ; ou plus exactement la
puissance de ce discours tient dans le fait qu’il met en
circulation un contenu caché, un signifié sans signifiant, obscène
et terrifiant précisément parce qu’il échappe à la maîtrise, à
la mesure d’une formulation discursive. Le contenu est signifié
par tous les éléments non verbaux de la scène. C’est d’abord
l’air de Mr. B., « l’air aussi embarrassé que moi »,
puis son regard néantisant, où se lit en creux la pétrification de
Paméla :
« Il avoit un regard qui me
pénétra de frayeur ; je ne sais comment l’exprimer ;
c’étoit, je pense, un regard égaré.
Dès que je pus parler… »
De
ce Dès que je pus parler , nous pouvons déduire qu’auparavant
Paméla ne le pouvait pas. Mais la paralysie de Paméla, comme le
désir qu’implique implicitement le discours du maître, demeurent
informulables, et la parole de la jeune fille ne peut aller jusqu’à
sa destination réelle :
« j’aimerois mieux aller servir
milady Davers, si vous vouliez bien me le permettre, parce que…
J’allois continuer ; mais il m’interrompit brusquement ».
Parce
que doit introduire la demande réelle de Mr. B., parce que
vous voulez me violer , parce que votre désir me menace .
Le viol, le danger de l’atteinte corporelle est l’enjeu du
discours du maître, enjeu dont le signifié demeure jusqu’au bout
sans signifiant. Le discours du maître se définit par cette
impossibilité maintenue : il met en circulation un signifié
sans signifiant et le maintient toujours affleurant, toujours
inexprimé.
Mr.
B. coupe la parole à Paméla et achève lui-même sa phrase,
superposant à la fin attendue (l’évocation de la demande réelle
du maître), la menace et l’expression du rapport de force :
« J’allois continuer ; mais
il m’interrompit brusquement, en disant, parce que tu es une petite
sotte, et que tu ne sais pas ce qui te convient ».
La
suite du dialogue repose sur cette même circulation du signifié
sans signifiant : le maître formule sa demande de façon
voilée, puis interdit à Paméla de formuler sa réponse.
« Je ne te ferai point de mal,
Pamela, n’ayes pas peur de moi. Je ne veux point rester ici,
répondis-je. Tu ne veux point rester, petite impertinente,
reprit-il ? Sais-tu à qui tu parles ? »
L’insulte
prolonge verbalement l’attaque physique en déplaçant la brutalité
du signifié réellement en jeu (le viol, l’agression qui se joue
dans le moment même du dialogue) vers la figure de Paméla, qu’elle
défigure et salit : la sublime et désirable Paméla, dans le
moment même où le désir de Mr. B. est près d’être consommé,
devient une « petite sotte », une « petite
impertinente », et même, dans l’édition de 1743, une
« petite saloppe ».
La
circulation constitutive du discours du maître cesse quand le
rapport maître esclave, s’objectivant, s’inverse :
« Tu ne veux point rester, petite
impertinente, reprit-il ? Sais-tu à qui tu parles ? Alors
je perdis toute crainte et tout respect : Oui, monsieur,
lui-dis-je, je le sais ; je puis bien oublier que je suis votre
domestique, lorsque vous oubliez ce qui convient à un maître. »
La
révolte de Paméla inverse la circulation discursive. C’est Paméla
tout à coup qui décide de supprimer un signifiant (« je puis
bien oublier que je suis votre domestique »), et se trouve
ainsi en position de force pour négocier. Et négocier quoi d’autre
que son mariage ?
II. L’Accordée, ou la scène comme leurre
 Pamela retrouve son père, gravure de Pauquet d’après Marillier, Œuvres de Prévost , 1784 La
deuxième gravure de Marillier, qui ouvre le tome 18 des Œuvres
de Prévost , renvoie à une scène en tous points antithétique
de la première : alors que Paméla se méfie encore des
dernières dispositions de Mr. B. et craint que le mariage qu’il
lui promet désormais ne soit qu’un mariage supposé, celui-ci
vient la chercher dans sa chambre de l’étage et la prie de
rejoindre la compagnie qui l’attend dans le parloir du
rez-de-chaussée. Mr. B. a fait venir le père de Paméla, Mr.
Andrews. À la scène privée de l’attentat dans le cabinet du
jardin, scène scandaleuse visuellement et moralement frappée
d’interdit, s’oppose la scène publique des retrouvailles du père
et de la fille, complaisamment offerte au regard et à l’approbation
des spectateurs. L’injonction de dire la scène
Autant
la première scène se définissait, dans le texte, comme impossible
à dire, une impossibilité que la gravure signifiait par le détour
du tableau d’Apollon et Daphné , autant celle-ci est, au
contraire, préparée et portée par une très forte injonction
narrative. Il ne s’agit plus ici d’interdit et de scandale, mais
d’exemplarité et de démonstration. Son père l’ayant désormais
rejointe, c’est à sa mère que Paméla s’adresse :
« C’est à-présent, ma chère
mère, qu’il faut que mes lettres s’adressent à vous. […] Mon
maître et [mon père] m’ont tous deux enjoint de vous écrire
comment le tout s’est passé.
[…] On m’a ordonné de le faire »
(pp. 80-81).
Le
récit se trouve ainsi placé sous le patronage du père et du futur
époux. Il ne transgresse, ne subvertit aucun code, mais au contraire
en célèbre les archétypes : la scène sera à la fois une
scène de Bénédiction (il « se préparoit à me donner sa
bénédiction ») et de Reconnaissance (« cette heureuse
rencontre »), où le rituel biblique et la structure
aristotélicienne trouveront une formulation exemplaire.
Poétique de la double contrainte
On
voit alors apparaître le problème poétique fondamental auquel
Richardson a été confronté : comment concilier l’efficacité
poétique de la scène, fondée consubstantiellement sur la
transgression, avec l’exigence morale d’une célébration de la
norme ; comment renverser le scandale scénique en répétition
bourgeoise de la morale ordinaire ? Car il ne s’agit plus ici
de l’exemplarité morale d’une conduite héroïque (telle qu’elle
se manifestait encore dans la première partie de Paméla ),
mais d’une sorte d’exemplarité ordinaire, de célébration
pacifiée du non événement. Pour être efficace, le roman doit
surprendre, saisir, scandaliser ; pour être moral, de cette
morale bourgeoise de la conduite unie et vertueuse, sans hystérie ni
sacrifice, le roman ne doit ni surprendre, ni saisir, ni scandaliser,
mais déployer modestement le gris naturel d’une vie sans
accidents.
Cette
double contrainte poétique dans laquelle Richardson est pris
(utiliser techniquement l’efficacité de la scène, mais éliminer
symboliquement sa dimension scandaleuse) est thématisée dans le
roman par la double contrainte dans laquelle Paméla doit toujours se
débattre : dans la première partie, il s’agit de résister à
son maître pour sauver sa vertu, mais dans le même temps de lui
obéir, parce que d’une autre manière, sa vertu y est également
engagée ; dans la seconde partie, il lui faut s’imposer
socialement comme lady, épouse, et mère, renverser donc la figure
de la servante maîtresse : or la révolte, la prise de pouvoir
qu’impose ce renversement symbolique ne peut jamais prendre la
forme d’un affrontement, qui ravalerait précisément Paméla à ce
dont il s’agit de se déprendre pour occuper la position de
maîtrise ; ce sont les esclaves, non les maîtres qui se
révoltent.
Un scandale imaginaire : stratagème du
quiproquo
Pour
satisfaire cette double contrainte dans la scène qui nous occupe,
Richardson organise un quiproquo : Paméla descendant au parloir
s’imagine y rencontrer Mr. Williams, le jeune pasteur qui, prenant
fait et cause pour son innocence persécutée, s’est attiré, dans
la première partie, la vindicative jalousie de Mr. B. Celui-ci l’a
lui-même engagée dans cette fausse piste : « Pamela, me
dit-il, ne seriez-vous pas surprise, si vous alliez voir M. Williams
en descendant là-bas ? » (P. 78.) Paméla en son for
intérieur ébauche alors la scène terriblement gênante de sa
confrontation avec Williams, à qui elle croit devoir dans un instant
faire face : « Je voudrois pourtant bien que ce monsieur
Williams n’eût pas choisi pour venir ici le temps qu’ils y sont
tous, à cause des regards malins qu’ils nous jeteront à lui et à
moi. » (P. 79.)
La
scène convenue, morale et plate, de la bénédiction paternelle et
des retrouvailles familiales va donc être parasitée par la scène
absente du honteux face à face avec l’amant supposé :
Williams en fait n’est pas là, et il n’a de toute façon jamais
été l’amant de Paméla. C’est lui pourtant que Paméla cherche
à éviter des yeux : « Je ne voyais pas mon cher père
[…]. Les dames avoient les yeux fixés de son côté ; mais
croyant toujours que M. Williams étoit là, je me gardai bien
d’y jeter les miens. » (P. 89.) Même évitement
quelques lignes plus loin : « mais quoique je fusse en
face de lui, avec la table devant moi, j’évitois de jeter les yeux
vers la porte, de peur d’apercevoir M. Williams. »
Le
scandale purement virtuel de la confrontation avec Williams perpétue
l’efficacité subversive de la scène, dans un cadre où la norme
et les bons sentiments triomphent pourtant. Il va s’agir dès lors
pour Paméla de passer de la scène leurre, véritablement scénique,
à la scène réelle, qui ne l’est pas. La scène ne s’ordonnera
donc ni autour de la bénédiction, ni même autour de l’« heureuse
rencontre » promise, mais comme surprise pour Paméla de
découvrir son père en la place de son amant supposé.
Un père sans figure
Car
le père dans la scène est sans figure. La figure, c’est Williams,
l’absent. Le père, immobile et stupéfié, constitue le point
aveugle de la scène :
« Je ne voyais pas mon cher père ;
il avoit apparemment le cœur trop plein pour pouvoir ouvrir la
bouche ; car il se leva et se rassit trois ou quatre fois de
suite, sans pouvoir venir à moi, ni proférer un seul mot. »
Lorsque
enfin il laisse éclater son émotion, ses larmes paralysent à la
fois sa parole et ses mouvements. De la part de Paméla comme de son
père, le jeu théâtral de la scène fait l’objet d’un déni,
les personnages se refusant à remplir le rôle d’acteurs que le
public attend d’eux.
Car
cette scène de surprise et de retrouvailles n’est évidemment
nullement fortuite. Elle a été préparée, disposée par Mr. B.,
dans la perspective d’une efficacité théâtrale maximale, comme
en témoigne la conversation qui la précède, où Mr. B. titille
milady Darnford, M. et Mme Péters, et toute la bonne société du
canton qu’il a conviée pour l’occasion.
« Ah ! monsieur,
s’écrièrent-ils presque tous à-la-fois, ne verrons-nous pas ce
bon vieillard, dont vous nous avez tant exalté la simplicité, le
bon sens et la probité ? Si je croyois, dit-il que Paméla ne
fût pas trop émue de la surprise, je vous rendrois tous témoins de
leur première entrevue » (p. 86).
Le
mot surprise est repris quelques lignes plus loin par Paméla :
« ils pouvoient bien penser que je ne soutiendrois pas une si
agréable surprise ». Après que Paméla a reconnu son
père et s’est évanouie entre ses bras, le mot revient encore dans
la bouche de Mr. B. : « J’ai toujours craint, leur
dit-il, qu’une si grande surprise ne fût plus forte
qu’elle. » (P. 90.) Même mot enfin pour caractériser
Mr. Andrews après les retrouvailles : « je lui confirmai
l’excès des bontés de mon maître, que sa muette surprise
sembloit refuser de croire » (p. 91). La surprise
constitue bel et bien le dispositif réel de la scène préparée par
Mr. B., tandis que la bénédiction et les retrouvailles n’en
fournissent que l’alibi symbolique dans la structure narrative du
récit. En témoigne le déroulement de la scène proprement dite,
très brève, qui a donné lieu à la gravure de Marillier :
« Ah ! ma chère enfant !
s’écria-t-il. Je reconnus sa voix, levai les yeux, et
ne l’eus pas plus tôt aperçu, que je m’élançai vers lui,
renversai la table sans aucun égard pour la compagnie, et me jetai à
ses pieds. Ah ! mon père ! mon père ! m’écriai-je, est-il bien
possible ? est-ce vous ? Oui, c’est lui-même. Donnez votre
bénédiction à votre heureuse… Je ne pus achever, et je
m’évanouis. »
Le
dialogue contient, discursivement, les deux caractérisations
topiques de la scène qui est ici rhétoriquement en jeu : « je
reconnus sa voix » la désigne comme scène de
reconnaissance, tandis que « Donnez votre bénédiction »
introduit la performance à l’issue de laquelle le mariage
deviendra possible. Point de mariage en effet si la jeune fille n’a
pas préalablement été accordée par le père à son futur époux.
Mais
à y regarder de près ces éléments topiques sont systématiquement
brouillés et désamorcés dans leur efficacité théâtrale :
Paméla ne reconnaît pas visuellement son père ; elle
reconnaît sa voix. Aussitôt aperçue, la figure du père est abolie
de façon fracassante : Paméla renverse la table, se jette sur
lui et s’évanouit. M. Andrews ne fait pas tableau : il
cristallise la scène, c’est-à-dire qu’il consomme sa rupture,
jusque dans l’interruption du flux discursif : « Donnez
votre bénédiction à votre heureuse… » Face à cette figure
aveugle, Paméla perd son nom.
Quant
à la bénédiction, elle est doublement dévoyée : dans
L’Accordée de Greuze (1761), c’est à son gendre que le
père de famille accorde sa bénédiction, en même temps qu’il lui
offre la dot de sa fille. Ici, Mr. Andrews est sommé de bénir sa
propre fille, comme pour conjurer la figure scandaleuse de servante
maîtresse qu’on lui donne déjà. Or non seulement la bénédiction
ne vise pas et ne peut pas viser le destinataire convenu, mais,
accomplie en privé, brouillée par l’effusion, elle perd toute
efficacité performative :
« On me permit de me retirer avec
lui […]. Nous nous agenouillâmes, au milieu de mille bénédictions
que nous nous donnions mutuellement ; nous remerciâmes Dieu de
concert, et demeurâmes assez long-temps dans une espèce d’extase.
Mon maître entra peu après : Ah ! monsieur, lui dit mon
père, quel changement est celui-ci ! Dieu veuille vous bénir,
et vous récompenser dans ce monde et dans l’autre ! »
(p. 89-91.)
La
bénédiction a lieu en quelque sorte hors scène, à l’abri des
regards ; elle ne peut ainsi faire son office de rituel social.
Démultipliée, elle perd sa solennité ; réciproque, elle
brouille les hiérarchies et les fonctions. Nous ne sommes plus
témoins d’un rite, mais d’« une espèce d’extase »,
intime, fusionnelle, emportée, dont la sensualité imaginaire
l’emporte sur l’efficacité symbolique.
Dans
cet emportement lyrique, la dernière bénédiction passe presque
inaperçue. Le père bénit finalement son gendre, il le bénit in
extremis , et accomplit la performance à la faveur d’un
malentendu : il ne le bénit pas directement comme futur époux
de sa fille, mais d’avoir retrouvé le chemin de la vertu (« quel
changement est celui-ci »), c’est-à-dire d’avoir converti
le désir de viol en promesse de mariage. Tout repose sur ce
changement , de même que la scène tout entière repose sur le
changement de scène, d’abord de la scène absente avec Williams à
la surprise du père retrouvé, puis de la surprise publique à
l’extase intime.
Le leurre à l’image : la figure du père
selon Marillier
En
choisissant d’illustrer concurremment la scène de séduction dans
le cabinet du jardin et la scène des retrouvailles de Paméla avec
son père, en tête des deux volumes des Œuvres de Prévost
consacrés à Paméla , Marillier n’opère pas seulement une
sélection de deux moments emblématiques du roman, susceptibles de
donner synthétiquement la physionomie de chacune des deux parties
constituant la première version de Paméla : il établit
une relation entre les deux scènes et compose les deux gravures en
diptyque.
La
symétrie des dispositifs invite à superposer Mr. B., dans la
première, et Mr. Andrews, dans la seconde, de sorte que la seconde
scène apparaît comme la transfiguration de la première ou, si l’on
préfère, sa répétition moralisée. Dans la seconde gravure, le
bienveillant, souriant, bénin Mr. B., qui à gauche étend les mains
en avant comme s’il venait de lâcher Paméla, est exactement dans
la posture de l’Apollon violeur de la première gravure, avec le
même mouvement en avant, la même façon de se tenir sur la pointe
des pieds, les mêmes mains fébrilement tendues vers un corps qui se
dérobe.
La
première gravure contient la proposition sexuelle ; la seconde
représente l’accordée du père, c’est-à-dire en quelque sorte
la réponse symbolique à la demande portée par la première. Cette
réponse est donc décalée. Le mariage de Paméla portera la marque
de ce hiatus fondamental entre la demande réelle et la réponse
symbolique : ce n’est pas le grand mariage ostensible et
consensuel que la jeune femme avait rêvé, et qu’exigerait la
structure du récit ; mais ce mariage ne satisfait pas non plus
purement et simplement le désir de Mr B., dont il conjure et pacifie
l’irruption brutale. Véritable compromis juridique, il constitue
aussi un compromis dans l’ordre de la représentation romanesque,
en se manifestant à la fois comme enjeu central de la représentation
et comme trou perceptif, essentiellement irreprésentable.
III. Le mariage, ou la scène absente
 Williams marie Pamela et Mr B, gravure de Gravelot, Pamela , 1742
La
scène du mariage de Paméla intervient quelques jours et quelques
dizaines de pages après les retrouvailles de la jeune fille avec son
père. Mr. Andrews est reparti annoncer la bonne nouvelle à son
épouse, de sorte que, malgré les instances de Mr. B., il
n’assistera pas au mariage de sa fille. D’autre part, Mr. B.
tient à garder ce mariage secret, au moins dans un premier temps,
pour éviter le scandale.
Le
refus de la publicité, l’escamotage des témoins, des discours, de
la vision même et de la représentation de la scène, tendent à
escamoter la scène scandaleuse et déniée du mariage, qui
symboliquement relève pourtant malgré tout de la publicité et de
l’effet de montre. Pour construire cette théâtralité paradoxale,
Richardson va recourir à nouveau à l’économie du leurre,
suscitant une scène virtuelle concurremment à la scène réelle du
mariage impossible à représenter.
Il
s’agira d’abord de se rendre à la chapelle de Mr. B. sans
éveiller les soupçons des domestiques, et notamment d’Abraham :
Mr. Péters, convié pour tenir lieu de père à Paméla et de témoin
à Mr. B., Mr. Williams, qui fera office de prêtre pour la cérémonie
secrète, ainsi que les deux futurs époux, jouent donc toute une
comédie ostensible devant la domesticité :
« Quand Abraham entra pour servir,
mon Maître, pour empêcher les domestiques de rien soupçonner, dit
à ces Messieurs : vous avez bien fait de venir déjeûner ;
car ma chère Enfant & moi allions prendre l’air jusqu’à
l’heure du dîner. »
Tout
un roman virtuel s’ébauche alors, imaginé et disposé par Mr. B.,
et improvisé au fur et à mesure par ses hôtes, qui s’adaptent à
la fiction déployée devant eux : il ne s’agit pas du mariage
de Paméla, mais d’une promenade après le petit déjeûner, dont
le but est la visite de la chapelle du domaine, où le Maître a
ordonné des embellissements. Paméla, désignée non comme une
maîtresse ou une épouse, mais paternellement comme « ma chère
Enfant », est supposée s’être foulée la cheville, pour
donner de la vraisemblance à son trouble extraordinaire, et à
l’attelage du « grand carrosse » d’apparat, fermé
pour garantir l’incognito, au lieu du petit « carrosse
coupé ». Paméla même participe à cette scène ostensible,
demandant à Mme Jewkes, son chaperon, avec la naïveté la plus
hypocrite :
« Savez-vous, ajoûtai-je, quels
si grands changemens on doit faire à la chapelle, qu’il nous en
faille tous dire notre opinion ? »
À
cette scène haute, jouée pour la domesticité, s’oppose la scène
basse,
où Paméla tétanisée glisse progressivement vers l’invisibilité
stupéfiée que nous avons vue à l’œuvre dans les scènes
précédentes :
« Je ne pus manger, quoique
j’essaïasse de le faire. La main me trembloit si violemment, que
je répandis une partie de mon chocolat, & fus obligée de
remettre ma tasse sur la table. Ils eurent tous la bonté de ne pas
faire semblant de s’en apercevoir, & de regarder d’un autre
côté. »
Paméla
devient la figure passive, invisible, qu’occupait son père dans la
scène de reconnaissance. Dans cet espace d’invisibilité, elle
engage un dialogue secret avec la Jewkes, derrière l’écran
d’Abraham, supposé ne rien voir ni comprendre :
« À la fin, je la pris par le
bras, & passant devant Abraham, vraiment, dis-je à la Jewkes,
cette vilaine glissade que j’ai faite en descendant l’escalier,
m’a fait boîter, & il faut que je me soutienne sur vous. […] Elle me dit qu’on avoit mis Nanon du
sécret, & qu’elle lui avoit ordonné de demeurer à la porte
de la chapelle pour prendre garde que personne n’y entrât. »
Mme
Jewkes ne répond pas au discours ostensible, qui légitime la
faiblesse de Paméla et leur mise à l’écart des oreilles
indiscrètes, mais à la demande réelle, indicible, de Paméla, et
elle répond en décrivant le dispositif d’écran de la scène du
mariage à venir (Nanon à la porte).
La
promenade à la chapelle et la discussion sur son embellissement ne
constituent d’ailleurs pas seulement ici des leurres : elles
pointent le dispositif qu’elles masquent en transposant l’enjeu,
le contenu scandaleux de la scène, dans l’espace, dans la
disposition spatiale qui vont porter ce contenu.
La
cérémonie même du mariage se déroule alors que Paméla perd peu à
peu conscience. Lorsque la scène réelle succède à la scène jouée
(la visite à la chapelle, dont le statut métaleptique est celui de
l’Apollon et Daphné dans notre première gravure), Paméla
glisse dans l’invisibilité et s’absente en quelque sorte du réel
et du scandale. Son mariage figure ainsi l’irréductibilité de la
scène, moyen central pourtant de la représentation romanesque, à
la représentation même et surtout lorsque cette scène joue en
quelque sorte, par le mariage, sa propre normalisation.
Du
coup, la représentation du mariage de Paméla ne constitue pas
seulement un compromis sémiologique entre l’économie
aristocratique du scandale et l’économie bourgeoise du leurre. La
scène du mariage exploite pleinement les contradictions
consubstantielles du dispositif scénique classique : elle est à
la fois le lieu focal, le point de convergence de la représentation
et la mise en évidence de son infigurabilité ; la
transgression scandaleuse du rituel social et l’établissement même
de ce rituel. Ainsi se dit le paradoxe de la scène des Lumières, se
dérobant au scandale qu’elle promeut, dans le leurre d’une
révolte qu’elle esquive.
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