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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Marillier, l’appel du mièvre » (Postface), Imager la romancie, coll. La République des Belles Lettres, dir. Aurélie Zygel-Basso, Hermann, 2013, p. 427-449 Marillier, l’appel du mièvreStéphane Lojkine  François Boucher, Léda et le cygne, 1741, New York, Metropolitan Museum Pour désigner ce qu’on entend aujourd’hui par
mièvre et mièvrerie, on parlait dans la langue classique de mignard
et de mignardise. C’est le mot qu’employait Diderot pour fustiger
Boucher et le style rococo :
« Quelles couleurs ! quelle
variété ! Quelle richesse d’objets et d’idées ! Cet
homme a tout, excepté la vérité. […] Son élégance, sa
mignardise, sa galanterie romanesque, sa coquetterie, son goût, sa
facilité, sa variété, son éclat, ses carnations fardées ;
sa débauche, doivent captiver les petits-maîtres, les petites
femmes, les jeunes gens, les gens du monde, la foule de ceux qui sont
étrangers au vrai goût, à la vérité, aux idées justes, à la
sévérité de l’art » (Salon de 1761,
DPV XIII 222)
La mignardise est un
exercice de style libertin, qui n’a rien à voir avec le programme
vertueux de la mièvrerie. Mièvre existait pourtant dans la langue
classique ; il est attesté par le Dictionnaire de Trévoux dès
l’édition de 1738 :
Mièvre,
adj. m. & f. Alacer, malignus. Terme populaire qui se dit
des enfans éveillez, remuans & malins, qui font toujours quelque
friponnerie ou quelque malice aux autres. Un garçon qui est miévre
à l’âge de dix ou douze ans n’en vaut pas mieux ; c’est
un signe d’esprit & de courage. Ce mot est bas.
En Normandie on dit
niévre, d’où Ménage a conclu que miévre vient de
nebulo, qui signifie garnement.
Miévreté.
s. f. Fraus, puerilis alacritas.
Petite niche ou malice, qu’un enfant miévre a coûtume de faire.
Il est bas. (Dictionnaire de Trévoux, éd. de 1738, t. IV, col.
1259)
Le mot est donc populaire et bas ; il est lié
à l’enfance, mais ne désigne pas tout de suite la fadeur des
mignardises. Avant la « petite niche ou malice », il y a
d’abord une énergie du mièvre : « c’est un signe
d’esprit et de courage », c’est la qualité du garnement.
Mièvreté, non mièvrerie : par cette agacerie ponctuelle
qu’elle identifie comme un trait coutumier, la langue s’empare de
quelque chose qui émerge sur la scène intime, qu’on n’avait pas
pris la peine jusque là de caractériser. Avec la mièvrerie à la
fin du siècle, l’enfance accède à la représentation, d’abord
comme accessoire de la scène de genre, puis comme sujet central,
enfin comme proposition d’une norme globale : une
représentation qui serait conçue à l’aune de l’enfance, dans
la fiction de son point de vue et avec les codes que la société
élabore pour elle.
Marillier joue un
rôle essentiel dans cette émergence. Son style, son œuvre tout
entière répondent à l’appel du mièvre, au moment où se
constitue un public de lecteurs enfants : ici s’ébauchent les
canons de l’illustration pour la jeunesse,
alors même que ces images, celles du Cabinet des fées,
des Voyages imaginaires,
et plus encore des romans et pièces de théâtre que Marillier a
illustrés, ne leur étaient pas primitivement destinées.
Marillier participe
ainsi à une véritable conversion de la représentation, qu’il ne
faut pas réduire à la naissance d’un genre ou d’un produit, une
littérature de jeunesse qui viendrait prendre place à côté
d’autres catégories de librairie : c’est l’ensemble de la
culture et de ses représentations qui glisse et change d’âge, et
va utiliser l’enfance comme supplément des bienséances
effondrées. Fusionnant et transformant l’étiquette de cour des
romans baroques, les dilemmes aristocratiques de la tragédie, les
cas de conscience galants, en une seule norme gobale, la mièvrerie,
avec ses exigences de vertu et de sensibilité, devient le nouveau
code.
La mignardise rococo
s’était développée contre le grand genre, à l’abri de la
pastorale et des fêtes galantes ; en cette fin de siècle, la
mièvrerie absorbe tous les genres et s’empare au premier chef de
la barbarie. Une barbarie mièvre serait une barbarie qu’on
pourrait mettre entre toutes les mains : tout dire, tout
montrer, tout aseptiser.
I. Barbaries douces
La possibilité de représenter la barbarie était,
à l’âge classique, une prérogative du grand genre, héroïque et
tragique. Le style bas de la comédie n’engageait pas seulement des
caractères bas, mais des actions basses : quand la pastorale
met en scène des crimes et des sacrifices, elle devient tragique.
Avec l’émergence et le développement de la fable et du conte,
cette polarité du style haut et du style bas se brouille et
s’estompe : l’exotisme de la fiction autorise paradoxalement
la familiarité de la représentation et démocratise la barbarie ;
n’importe qui peut se faire, avec la plus grande facilité, couper
la tête.
 Les Mille et un jours, histoire du roi Quoutbeddin. Dessins de Marillier pour le Cabinet des fées, Paris, Bnf, Fonds Rotschild Qu’est-ce qu’une décapitation mièvre ?
C’est l’exercice d’une barbarie douce, non parce qu’elle est
humaine, mais par la facilité de son avènement, la fluidité de son
cours, la légèreté de son acceptation. La dépense d’affect,
pour le lecteur et le spectateur, y est mesurée, l’horreur en est
atténuée, adoucie. Le cadre du conte en autorise, et du coup en
limite la brutalité.
Voyons plutôt.
Quoutbeddin (XVI, 2)
Le cabinet est exigu,
ou nous nous trouvons dans sa partie la plus reculée. Le riche tapis
et les parements de bois peint des murs contrastent avec l’absence
de mobilier.
Il n’y a là guère qu’un matelas, sur lequel un vieillard
portant barbe blanche et turban est étendu. Un jeune serviteur, à
droite, lui apporte un coussin pour le redresser. A gauche, deux
domestiques éclairent la scène de leurs flambeaux. Au premier plan,
un Turc coiffé d’un fez s’avance, se précipite même sabre au
clair, brandissant une tête de femme décapitée qu’il tient par
les cheveux.
La scène est
étrangement tranquille. Tous les regards sont fixés sur l’objet
central, horrible, sur cette tête décapitée. Aucun pourtant
n’exprime l’horreur ni la stupéfaction. Un peu d’étonnement
peut-être dans le regard du vieillard allongé, qui désigne la tête
de l’index droit. Le jeune homme au coussin s’est interrompu un
moment dans son travail d’arrangement ; les porte-flambeaux
restent imperturbables ; l’exécuteur est empressé :
aucun mouvement de recul, aucun haut-le-cœur, la barbarie s’exécute
aimablement, l’innommable est une affaire réglée. Est-ce bien la
tête que j’ai demandée ? Oui c’est elle. — Alors, qu’on
lui donne sa récompense, et qu’on passe à autre chose.
Il faut dire que
l’histoire se prête à cette tentation d’insouciance mièvre :
Le roi de Syrie, Quoutbeddin, tombé follement amoureux de la fille
de son visir, Ghulrouk aux joues de rose, la surprend badinant avec
un page. Quoutbeddin est ivre, la fureur le saisit, il ordonne qu’on
la saisisse et la décapite. La scène qu’illustre ici Marillier
est celle où, quelques heures après, l’exécuteur revient
« chargé d’une tête pâle & sanglante ».
L’article indéfini met la puce à l’oreille… Revenu de son
ivresse, Quoutbeddin regrette violemment son emportement impulsif,
dépérit, parle de renoncer au trône. Le visir lui révèle alors
que ce n’est pas sa fille Ghulrouk qui a été décapitée, mais
une misérable condamnée des prisons de la ville. Ghulrouk est
rendue au roi, tout s’arrange.
 Le cauchemar de Valcour. Sade, Aline et Valcour ou Le Roman philosophique, Paris, Veuve Girouard, 1795, lettre LXV La tête n’est donc pas la
vraie tête qui compte, celle de la fille chérie du visir, mais une
tête sans valeur, qu’on peut
regarder avec indifférence. La scène tragique n’est pas jouée,
mais mimée, représentée au second degré, émoussée en quelque
sorte dans son rapport à la brutalité du réel. Marillier pouvait
puiser au répertoire du grand genre :
c’est par exemple Persée brandissant la tête de Méduse pour
pétrifier Phinée et ses compagnons venus lui réclamer sa fiancée
Andromède.
Dix ans après Marillier, l’illustrateur anonyme d’Aline
et Valcour retrouvera la base
horrifiante sérieuse de la scène, à la fin du roman, pour évoquer
le cauchemar de Valcour, le fantôme de M. de Blamont, père de sa
maîtresse Aline, brandissant devant lui la tête ensanglantée de sa
fille.
De fait, quelques lettres plus loin, Julie retrouvera sa maîtresse
Aline suicidée, noyée dans son sang.
Il y a donc une scène
de sang et d’horreur, que le conte récupère, atténue, adapte,
adoucit. Les personnages sans maturité
de Marillier, soit des adolescents imberbes et assexués, soit des
vieillards, sont perçus au prisme de l’enfance, inconsciente de sa
jeunesse et ne distribuant ses interlocuteurs qu’en deux classes
d’âge, les normaux (sans type) et les vieux. Ils mettent en scène
une barbarie mièvre, c’est-à-dire redite dans le registre de
l’enfance, non pas censurée, mais en quelque sorte déformée au
jeu de la mièvrerie. Il ne s’agit pas seulement de l’expression
des personnages. Dans ces fictions d’enfance, l’espace est clos,
étouffé, barré, sans perspective : c’est l’espace de la
chambre, à la fois chaudement calfeutré, familier, proche, et
saturé d’angoisse parce que sans issue. Une scène qui aurait été
murée.
Hassan et Zatime (XVI, 3)
Voici maintenant le
vestibule d’un palais oriental. Des chinoiseries ornent le mur du
fond ; à l’arrière-plan à droite une colonnade dans le
genre égyptien ou perse conduit vers l’extérieur ; à
gauche, le long drapé d’un rideau à fleurs laisse deviner
l’ouverture d’une fenêtre devant laquelle sont disposés une
banquette et une desserte supportant une théière, une tasse
retournée et un étrange pichet ; le sol est recouvert d’un
épais tapis. Ici encore, bien que la scène soit théoriquement
ouverte au fond et à gauche vers l’extérieur, ces ouvertures sont
pratiquement barrées pour le regard.
 Histoire d’Hassan et de Zatime. Dessins de Marillier pour le Cabinet des fées, Paris, Bnf, Fonds Rotschild Le jeune Achmet, mais
c’est plutôt un enfant que nous voyons ici, s’est jeté aux
genoux du sultan Soliman qui ouvre les bras pour lui pardonner. À
droite, le père d’Achmet, Amulaki, s’avance pour relever son
fils. La sœur d’Achmet, Attalide, se tient à gauche en retrait,
baissant timidement les yeux.
En théorie, la scène
est du plus grand pathétique. L’Histoire d’Hassan et de Zatime,
6e histoire des Voyages de Zulma dans le pays des
fées de l’abbé Nadal,
dont c’est ici le dénouement, commence par l’exil d’Hassan,
bacha de Chio, et l’esclavage de Zatime, son épouse, poursuivie
par la vengeance d’un amant éconduit. Leur fille Almansine, vendue
au visir du sultan Soliman, lui est livrée à la place de sa propre
fille Attalide pour devenir sa concubine. Tous les éléments d’une
histoire tragique orientale sont donc réunis, que la mièvrerie du
nouveau genre qui se constitue tout au long des Lumières va
s’employer à adoucir : Soliman est un desposte éclairé et
sensible, qui respecte la vertu d’Almansine. Après Almansine pour
Attalide, c’est Achmet, le fils du visir, qui se fait passer pour
sa sœur quand le sultan réclame à nouveau qu’on la lui livre :
Achmet retrouve ainsi Almansine qu’il aime et dont il est aimé ;
tous deux prennent la fuite sur un bateau pour Smyrne. Le sultan se
fait enfin livrer le visir et sa fille, dont il tombe aussitôt
amoureux. Une frégate de Soliman arraisonne le bateau des fuyards :
Achmet arrêté est conduit devant le Sultan, qui lui pardonne :
c’est la scène que Marillier illustre, où le prince réunit la
famille et ne satisfait son désir qu’au prix de cette réunion.
Les bras étendus des quatre personnages dessinent le cercle
familial, qui unit et en quelque sorte égalise l’enfant à genoux
(Achmet) et le sultan en majesté, portant tiare et manteau
d’hermine, l’accordée rougissante (pour Attalide, Marillier se
souvient de Greuze)
et le visir jardinier.
Jeté aux genoux de
Soliman pour recevoir son châtiment, Achmet retrouve sa sœur et son
père. Le despote vengeur s’avère son bienfaiteur, l’horreur
tragique se mue en tranquillité bourgeoise des retrouvailles
familiales. Mais surtout le cercle se referme : au cercle visuel
que dessine Marillier correspond le cercle des substitutions mises en
œuvre dans le récit : Almansine pour Attalide pour Achmet ;
la différence des figures tombe, elles sont interchangeables,
indiscernables. Sans jeu des différences, point d’expression
possible des passions. La contagion sensible ménage au contraire une
normalisation vertueuse des identités.
 Pamela retrouve son père. Illustration de Marillier pour les Œuvres de Prévost, Paris, Boulland-Tardieu, 1823, tome XVIII (reprise de l'édition de l'hôtel Serpente, 1783-1784) Le grand projet qui a
occupé Marillier avant le Cabinet des fées est
l’illustration des œuvres complètes de Prévost, où figure une
traduction en deux volumes de la Paméla de Richardson.
L’édition obéit au même principe que celle du Cabinet des
fées, avec deux gravures par volume : parmi les quatre
gravures consacrées à Paméla, Marillier choisit d’illustrer
les retrouvailles de Paméla et de son père, sous les auspices de Mr
B. Dans un cadre complètement différent, la trame narrative est la
même que celle de l’Histoire d’Hassan et de Zatime : un
maître despotique (Mr B., Soliman) a commencé par essayer de
s’emparer par la force d’une jeune fille vertueuse (Paméla,
Attalide) ; il renonce finalement à la force, pardonne au
prétendu prétendant rival (le pasteur Williams, Achmet) et restitue
le père de famille (M. Andrews, le visir Amulaki). Sans doute la
scène n’est-elle pas la même, et Marillier dispose-t-il les
personnages différemment : Mr. B n’est que le spectateur, à
gauche, des retrouvailles à droite de la fille aux genoux de son
père ;
Soliman au contraire occupe le centre de la composition, tandis
qu’Attalide et Amulaki, qui assistent en spectateurs à la
supplication d’Achmet, se répartissent de part et d’autre du
couple central.
Il n’empêche :
le jeu est le même. L’image ignore la différence narrative de ce
qui se joue d’abord entre Paméla et son père, puis entre Achmet
et le sultan. C’est toujours un enfant aux pieds d’un homme fait
qui s’attendrit, abdique sa puissance et fait droit à sa
sensibilité. C’est aussi une contagion douce, un attendrissement
qui se communique d’un personnage à l’autre. C’est enfin un
espace fermé, ou plus exactement faussement ouvert : dans les
deux cas, le mur du fond bloque la perspective, selon une
scénographie dont Greuze a été l’initiateur.
L’extérieur, l’espace vague du hors scène, sont suggérés par
la porte dans la gravure de Paméla, la colonnade dans celle
d’Hassan et Zatime, comme un souvenir de la scène
classique. Mais il ne s’agit pas de cela, de cette profondeur du
point de fuite qui permettait autrefois d’articuler la scène
saisie au premier plan aux lointains du monde et aux enchaînements
du récit.
L’image dans le livre devient une image intime, épousant les
contours de l’espace dans lequel il est lu, un espace retiré,
protégé, où laisser libre cours aux fictions de la vertu et de ses
sensibilités. Si c’est un palais, c’en est le boudoir,
l’escalier, l’arrière-cour ou le cachot ; si c’est une
forêt, c’en est le jardin, la grotte ou le chemin creux ; et
quand exceptionnellement Marillier esquisse, pour une scène
d’extérieur, une perspective urbaine, il dresse un mur à
mi-hauteur qui délimite strictement le chemin de scène des
personnages au premier plan.
II. La scène comme artefact
Ce resserrement n’est pas un étouffement. Nulle
oppression dans ces dessins pleins de vivacité, mais plutôt une
réduction, qui est aussi une normalisation. Quel que soit le lieu de
la fiction, la fantaisie ou la féerie du récit, il s’agit d’en
ramener la matière à un dispositif scénique familier et réfléchi :
la profondeur des temps, le cheminement des voyages sont escamotés
au profit de la surprise convenue d’une rencontre, de la simplicité
d’un face à face.
Boca, ou la vertu récompensée (XVIII, 3)
Dans l’histoire de
Boca, de Françoise Le Marchand, Marillier choisit d’illustrer
une scène énigmatique dont le sens ne s’éclairera que dans les
dernières pages du conte. Boca, jeune et pauvre sculpteur péruvien,
a été engagé par une série de prodiges dans un long voyage en
Orient. A Java, il pense d’abord s’embarquer pour le Japon, mais
il est conduit sur un bateau commandé par des insectes et dirigé
par des oiseaux qui l’emporte jusqu’à un rivage inconnu, mais
riant. Boca traverse une forêt en quête d’un gîte où passer la
nuit. A l’endroit du texte où l’illustration est insérée, on
lit :
 Boca, ou La vertu récompensée. Dessin de Marillier pour le Cabinet des fées, Paris, Bnf, Fonds Rotschild « Il y avoit environ
quatre heures qu’il marchoit sans se détourner de la grande route,
quand des cris douloureux, qui pénétroient jusqu’au cœur, lui
causèrent une émotion extraordinaire : plus il avançoit, plus les
cris redoubloient. Quelle fut sa frayeur ! quand il vit une femme que
deux hommes achevoient de lier à un arbre. Alors, un mouvement de
pitié plus fort que la crainte lui faisant oublier qu’il étoit
sans armes & sans défense, il courut à elle avec ardeur ;
& voyant que les cruels tiroient tous deux leurs sabres pour
frapper cette infortunée : Arrêter, leur cria-t-il, arrêtez,
barbares, inhumains. A ces mots, ces hommes lançant des
regards terribles ; Sois notre première victime, dirent-ils, meurs,
malheureux. Aussitôt, levant le bras sur lui pour l’immoler à
leur fureur, ils restèrent tous deux immobiles, & peu s’en
falloit que Boca ne leur ressemblât, attendant le coup prêt à
tomber sur sa tête : cependant, rassuré par le prodige qui
venoit de garantir ses jours, il sentit succéder à sa frayeur un
mortel déplaisir : il venoit de s’arrêter. » (Cabinet
des fées, t. XVIII,
p. 355-6)
Pitié de Boca, regards terribles des cruels
spadassins aux sabres levés, tous les ingrédients de la scène
tragique sont réunis dans ce texte, jusqu’au temps suspendu de
l’instant prégnant. Le récit insiste lourdement sur cette
suspension. D’une part, une force mystérieuse arrête les deux
hommes dans l’élan de leur geste ; ils restent pétrifiés,
comme si la narratrice avait prévu leur pose pour le tableau.
D’autre part, Boca saisi par cette rencontre interrompt sa marche,
et cette interruption constitue une menace : une mystérieuse
consigne lui a en effet été donnée au moment d’entreprendre ce
voyage :
« Ne t’arrête
point en chemin, Quoique tu trouves des
obstacles, Boca, pour faire des
miracles, Il te suffira d’être humain. »
(Ibid., p. 340)
La jeune Zineby, qu’il délie, le rassure :
il s’est arrêté dans sa marche par humanité face au péril qui
la menaçait ; la seconde injonction, d’humanité, l’emporte
sur la première, de ne pas s’arrêter. Il n’empêche : la
pause menace le récit, indique le tableau, et en quelque sorte
programme l’illustration.
Nulle marque de fatigue sur le visage d’enfant
que Marillier dessine pour Boca ; il esquisse, par ses deux bras
tendus devant lui, un recul effrayé face à l’horreur de ce qui
s’apprête devant lui. Mais son effroi est modéré. A peine
distingue-t-on, à sa ceinture, un petit bâton, le bâton d’ébène
dont on apprendra, à la fin de l’histoire, que c’est sa
puissance magique qui a immobilisé les deux mauvais génies de
Kiribanou, le persécuteur de la princesse Abdelazis et de sa
suivante Zineby.
Au contraire du visage de Boca Marillier imprime
sur le visage de Zineby toutes les marques de l’horreur :
sourcil levé, œil dilaté, bouche ouverte. Mais ce visage est un
masque vide. La jeune fille ne regarde ni ses agresseurs, ni son
sauveur. La barbarie qui s’apprête sur elle est neutralisée par
le récit de Françoise Le Marchand : les agresseurs ne
frapperont jamais car le petit bâton magique est plus puissant que
les deux sabres ; le monde de féerie absorbe la scène
tragique, mais la désamorce ; le petit bâton de bois ramène
la menace barbare à un jeu d’enfant.
Rien ne transparaît, enfin, sur le dessin de
Marillier, du voyage de Boca. Point de bateau, ni de rivage à
l’arrière-plan ; le chemin même n’est pas clairement
tracé. La forêt enserre les personnages. Dans le récit de F. Le
Marchand, Zineby n’a pu être arraisonnée par les deux génies de
Kiribanou que parce que, partie à la rencontre de Boca qu’elle
savait devoir venir, elle a quitté l’enceinte protectrice
invisible que ceux-ci ne pouvaient franchir. La scène de barbarie
factice s’avère fonctionner comme seuil :
il s’agit pour Boca de pénétrer cette retraite
inaccessible, interdite aux hommes, à partir de laquelle toute la
fiction est construite. C’est là que la princesse Abdelazis a
toujours été enfermée, d’abord comme fiancée du Prince Jaloux
qui souhaitait la dérober aux regards indiscrets, puis, changée en
statue par lui quand il apprit son infidélité. Dans cette retraite,
les palais sont des dômes,
les jardins des ovales :
le compartiment règne, avec ses replis, ses secrets, ses
invisibilités.
Florine (XIX, 3)
 Florine ou la belle Italienne. Dessin de Marillier pour le Cabinet des fées La théâtralité de la scène de Zineby en proie
aux deux spadassins fait écran à cette zone protégée. Elle est le
dernier artefact de l’héroïque et du visible avant la pénétration
dans le bocage, dans l’invisible, dans le féminin. On trouve le
même motif de la protection invisible au début de Florine,
un autre conte de Françoise Le Marchand que Marillier illustre en
choisissant le même moment du franchissement périlleux. Florine est
menacée par la fée Mauritianne (comme Abdelazis par Kiribanou) et
son château a été entouré d’une protection invisible que
Mauritiane ne peut franchir. La fée l’attire donc au dehors par un
subterfuge :
« Mauritianne
resta aux environs du château ; & un jour qu’elle
apperçut la princesse qui se promenoit sur une des terrasses de
l’enceinte, elle prit la figure d’une vieille, se plaignant comme
une personne accablée de douleur. La princesse l’ayant entendue,
envoya une suivante pour savoir ce que ce pouvoit être. Cette
suivante lui rapporta que c’étoit une vieille femme étendue par
terre, qui paroissoit très-mal, & qui demandoit du secours. La
princesse y courut. Mauritianne voyant Florine hors de cette
enceinte, la saisit d’une main, &, de l’autre, traça autour
d’elle un cercle mystérieux, & à l’instant elles furent
enveloppées d’un nuage fort épais, qui les déroba aux yeux de la
suivante. » (Cabinet des fées,
t. XIX, p. 379.)
Au premier plan à gauche, la vieille assise au
pied de l’enceinte ici matérialisée par un haut mur surmonté
d’une balustrade a pris la posture d’une mendiante qui excite la
pitié. A droite, la suivante de Florine s’avance à sa rencontre,
tend les bras vers elle : c’est une belle scène d’émotion
et de sensibilité. En haut à droite, Florine assiste à la
rencontre de derrière la balustrade, le corps penché en avant, la
main droite levée dans un geste d’invite et déjà d’abandon :
comme pour Boca, l’humanité
l’emporte sur l’interdit.
Techniquement,
Marillier dessine une classique scène d’effraction voyeuriste :
au premier plan, deux personnages entrent en contact, intéragissent,
main tendue contre main tendue, dans un espace fortement délimité
par le mur d’enceinte et la baguette magique de la vieille posée à
terre à portée de main ; derrière la balustrade, Florine,
depuis le vague du hors-scène, enveloppe la scène de son regard.
Elle a ordonné cette rencontre, elle la circonscrit de son regard.
Formellement, Marillier recourt au dispositif scénique le plus
classique, dont on trouve par exemple la disposition dans Le
Rendez-vous à la fontaine de
Jean-François de Troy :
au premier plan, en contrebas, un amant susurre des mots doux à
l’oreille rêveuse de sa maîtresse qui trempe ses doigts dans
l’eau d’une fontaine ; au-dessus d’eux, derrière une
balustrade, une servante qui faisait le guet se penche pour les
prévenir qu’on vient.
Devant, donc, la contagion sensible, l’effusion ;
derrière, le regard attentif et retranché, que coupe l’écran
d’un mur, d’une séparation interposée. Mais autant la scène
mignarde de Jean-François de Troy concentre la matière libertine
qu’il entend signifier, autant la scène mièvre de Marillier
s’avère un leurre, où la vieille n’est pas une vieille, où la
jeune fille du premier plan n’est pas l’héroïne. Toute la scène
ne fait qu’imager le seuil que Florine s’apprête à franchir.
Comme pour Boca,
l’illustration met en balance le moment d’humanité, qui fait
tableau, mais comme leurre piégeant le regard, et l’injonction du
mouvement, venue du dehors, du vague, du lointain, mais arrêtée par
la scène : si la servante invoque timidement l’urgence,
absorbés dans on ne sait quelle contemplation vers la gauche, vers
le haut, les amants s’inscrivent dans une tout autre temporalité,
lente et douce, rêveuse et sensible.
 Florine enlevée par Mauritiane. Illustration pour Le Cabinet des fées, Amsterdam, E. Roger, 1717 Le premier Cabinet
des fées en huit volumes, imprimé par E. Roger à Amsterdam en
1717,
illustrait Florine d’une série exceptionnelle et inédite
de douze gravures. Marillier reprend la séquence narrative exploitée
par la première gravure de 1717, qui représente cependant la scène
quelques instants plus tard, quand le merveilleux, escamoté en
1785,
envahit la scène. Plus de la moitié de la gravure est occupée par
les tourbillons de nuées qui enveloppent le char volant de la fée.
Florine déjà sous l’emprise de Mauritianne, s’apprête à
monter, tandis que sa servante au fond à gauche assiste impuissante,
de derrière le nuage, à l’enlèvement. L’espace restreint de la
nuée magique est l’espace de la fiction et de l’action, duquel
se détachent à gauche, avec tous les effets d’une profondeur
perspective qui dit la distance de la fiction au réel, la servante
qui accourt, l’enceinte du château, puis le château lui-même et
les arbres de son parc.
Si l’on compare
les deux illustrations, de 1717 et de 1785, on s’aperçoit que
Marillier, en choisissant le moment de la ruse, de l’appât, qui
précède celui de l’enlèvement,
se trouve devoir intervertir les positions respectives de Florine et
de sa servante, dont il fait la figure principale. Ce n’est plus
l’action même qu’il nous met sous les yeux, mais son artefact :
on pourrait croire qu’une vieille demande l’aumône, comme on
pouvait croire, devant l’illustration de Boca,
qu’une jeune fille allait être coupée en morceaux, devant celle
de Quoutbeddin que la
tête de sa bien-aimée était apportée au roi, devant celle
d’Hassan et Zatime
qu’Achmet attendait la mort aux genoux de Soliman. A chaque fois,
autre chose est en jeu : la scène fonctionne comme seuil de
normalité, que le texte va défaire, adoucir, ramener au mièvre. La
normalité n’a plus rien à voir ici avec les normes de
vraisemblance et de bienséance classiques qui définissaient une
acceptabilité de l’écart fictionnel comme réel ; selon une
logique maniériste, elle renvoie au contraire à une normalité de
la scène déjà vue, connue et répertoriée, elle-même associée à
une topique des efficacités (héroïques, tragiques, sensibles), à
un palmarès des intensités (effet-Crébillon père,
effet-Richardson, effet-Rousseau…). Le code ne cherche pas à se
faire oublier, mais s’exhibe comme code, pour être ensuite mieux
déçu : de la scène barbare ou pitoyable, quelques indices (le
bâton de Boca à peine visible à la ceinture, la baguette de la
vieille trop courte pour une canne, les bras ouverts de Soliman
malgré son costume d’apparat), des traits d’enfance (les visages
poupins, la disproportion des corps et des objets) guident l’œil
vers cet effet de lissage qui signale l’artefact et précipite
l’appel du mièvre.
III. Dispositif du cabinet
Deux
ans après Le Cabinet des fées,
à partir de 1787, paraissent les Voyages
imaginaires,
avec la même indication en page de titre : « à
Amsterdam, et se trouve à Paris, rue et hôtel Serpente ».
C’est aussi l’indication des
Œuvres choisies de l’abbé Prévost parues en
1783-1784, également illustrées par Marillier, qui avait
probablement un contrat avec cet imprimeur. Est-ce le même réseau
qui lui commandera de participer aux
Œuvres complettes de
Regnard (Paris, Veuve Duchesne,
1790) ? D’un point de vue esthétique en tous cas, cette
production, qui excède la seule série des dessins du Cabinet
et des Voyages,
manifeste une unité et une cohérence remarquables.
Tout
devrait opposer, a priori,
le Cabinet, son
intimité, sa clôture, son repli spéculatif, aux Voyages
et à ce qu’ils supposent de cheminement et de risque, de
projection et d’ouverture vers le lointain. En fait, la préface
des Voyages imaginaires
nous avertit d’emblée que cette opposition n’a pas lieu d’être :
« le
voyageur décrit les terres qu’il a parcourues, fait le récit de
ses découvertes, & raconte ce qui lui est arrivé chez des
peuples jusqu’alors inconnus & dont il nous transmet les mœurs
& les usages : mais le philosophe a une autre manière de
voyager ; sans autre guide que son imagination, il se transporte
dans des mondes nouveaux, où il recueille des observations qui ne
sont ni moins intéressantes ni moins précieuses. Suivons-le dans
ses courses, & soyons assurés de rapporter autant de fruit de
nos voyages, que si nous avions fait le tour du monde. » (Tome
I, Avertissement de l’éditeur, p. 1)
La
préface des Voyages imaginaires
explique rétrospectivement le fonctionnement du Cabinet
des fées. Les Voyages
ne constituent ni une suite, ni une autre catégorie à côté de
celle du Cabinet. Ils
en fixent, en objectivent le cadre : Le cabinet est le lieu du
voyage,
de la rêverie philosophique depuis lequel l’imagination projette
ses voyages virtuels, sous la forme du conte. La prise de conscience
de cette projection marque le passage, ici explicitement assumé,
d’une économie du parcours
(« les terres qu’il a parcourues ») à une économie du
transport (« il
se transporte dans des mondes nouveaux »), d’une logique
discursive de l’événement (« le voyageur […] fait le
récit […], & raconte ») à une logique iconique du
recueil (« il recueille des observations »). Ces
changements n’affectent pas seulement la technique narrative, ou
l’habillage rhétorique des conventions du genre ; ils
engagent le contenu même de la fiction : non le texte écrit,
puisque la vaste somme des Voyages,
comme celle du Cabinet, ne
fait que combiner des textes existants, mais l’appréhension
imaginaire de ces textes, que guide et informe leur sélection, leur
agencement dans la collection, leur illustration.
Métaphores
réciproques de l’enchaînement discursif, le parcours des terres
et le compte-rendu des événements ne sont ici rappelés que pour
définir les leurres de la fiction (un récit), l’artefact d’une
figure (un voyageur), la forme sous laquelle nous parvient un
matériau (le texte). Ce matériau en réalité est affaire de
philosophe : un philosophe a imaginé ce, ces voyages
imaginaires, en a conçu globalement la fiction ; un autre
philosophe, le lecteur, le suivra dans ses courses et rapportera de
sa lecture le fruit d’un voyage. Fruit global, vision synthétique
d’une somme qui est un tour (comme « si nous avions fait le
tour du monde ») et non un parcours.
Dans
l’esthétique classique, la dénonciation du leurre narratif
s’effectue par la scène : l’espace scénique est le moyen
de court-circuiter la ligne du discours, de globaliser et de
visualiser la fiction. À la fin des Lumières, un autre espace et un
autre modèle se substituent à celui de la scène. C’est le
cabinet, avec tous ses avatars du retrait, de l’intime, de la
rêverie douce, de la solitude angoissée : la chambre, le
boudoir, le bosquet (ou le cabinet
de verdure), mais aussi l’île, la grotte, le tombeau. Le lieu où
se tient le lecteur et le lieu où la fiction campe ses protagonistes
se confondent ; le voyageur des Voyages imaginaires
réunit les deux personnages sous la figure du philosophe. Robinson
Crusoé, le premier des romans
compilés dans les Voyages,
devient alors l’Isle de Robinson,
dont il s’agit de retenir « la solitude de notre voyageur
dans l’Isle inconnue » ;
d’ailleurs « notre voyageur va descendre dans le tombeau qui
se creuse insensiblement sous ses pas » (p. 2). Le médium
de la représentation n’est plus la scène, mais, aux antipodes de
la théâtralité, cet espace d’invisibilité qui tient à la fois
du cabinet de lecture, de l’île inconnue
et du tombeau.
Les
images, les impressions que la fiction produit pour cet espace, sont
informées, normalisées par ce médium : des « spectacles
faits pour déchirer les ames sensibles », « une galerie
de tableaux tristes à la vérité, mais intéressans » (p. 2).
L’appel du mièvre se fait ici sentir : l’effet pathétique
de ces spectacles, de ces tableaux, ne reconduit qu’en apparence le
jeu académique de l’expression des passions ; le déchirement
sensible, la maesta voluptas
que déclenche le tableau de catastrophe, la volupté des naufrages,
ne sont possibles que depuis la retraite du cabinet ; mieux, ils
figurent cette retraite, l’effondrement de l’espace public de
représentation, sa conversion en déchirement sensible,
l’introversion du vague du monde, terrible, formidable, dans
l’abîme sensible du cabinet : un abîme post-pathétique,
sous la forme et les figures de l’enfance.
C’est de Rousseau et de l’Émile
que se réclame le préfacier, qui rappelle, à propos de Robinson
Crusoé, que « le citoyen
de Genève en faisoit un cas particulier. Dans son traité
d’éducation, il refuse une bibliothèque à son Emile. […] mais
le roman de Robinson
est excepté de cette proscription générale ; c’est le
premier ouvrage dont il lui ordonne la lecture ; il veut même
que ce livre compose seul, pendant quelque tems, toute sa
bibliothèque. » (p. 5) L’exception faite à Robinson
constitue, plus qu’un éloge, un symptôme : inexorablement,
la littérature glisse vers l’enfance, et avec elle son objet, non
plus le jeu théâtral du public et du privé, qui constitue le monde
des hommes faits, mais le jeu océanique du voyage et du cabinet, qui
se situe au seuil de ce monde, et en dispose les tableaux comme
autant d’artefacts.
La
première gravure de Marillier pour les Voyages imaginaires
représente Robinson debout sur le rivage de son île, tournant les
yeux du côté de son vaisseau échoué, couché sur le flanc,
invoquant Dieu : « comment est-il possible que je sois
venu à terre ? ». Le parcours, le trajet du voyage
devient incompréhensible ; l’accès à l’île fictionnelle
est un abîme, un naufrage. Ce que Robinson regarde, c’est le
gouffre de la mer, un spectacle vague, qui ne peut faire sens comme
scène, mais désigne le seuil pour ainsi dire pédagogique de
l’entreprise romanesque.
L’esthétique est déjà celle du promeneur romantique (le
Promeneur au-dessus des brumes
de Friedrich),
qu’exploitera Laisné en 1852,
pour représenter, à la fin du Père Goriot,
Rastignac au Père-Lachaise défiant Paris à ses pieds : une
société effondrée, une carrière à faire. On le retrouve dessiné
par Sidney Paget en 1901 pour Le Chien des Baskerville :
c’est Watson en capeline dans le vent, contemplant la lande depuis
un promontoire rocheux.
Pour
Les Songes d’un hermite,
de Mercier,
Marillier illustre le huitième songe, « Les lunettes ».
Un homme qui vient de perdre et de retrouver ses lunettes, rêve
qu’il en trouve d’autres « bien merveilleuses » :
« par
leur moyen je pouvois, sans être apperçu, voir à découvert les
pensées des hommes : elles se présentoient à moi à travers
ces lunettes, à-peu-près comme on voit les objets dans la chambre
obscure. » (XXXI, p. 274)
Les lunettes de l’ermite sont en quelque sorte
la métaphore du dispositif du cabinet qui ordonne l’ensemble de la
machine représentative au centre de laquelle se trouve Marillier. La
retraite de l’ermite (à laquelle Rousseau a donné un sens
nouveau, politique et sensible), l’espace de la retraite qu’est
le cabinet, le médium de la camera obscura
à quoi l’intérieur de l’esprit est comparé, définissent le
mouvement océanique de transport, l’introversion qu’opère ce
dispositif, par quoi peut s’opérer le voyage imaginaire en
chambre.
Le songe des Lunettes nous présente alors une
succession de portraits, parmi lesquels Marillier choisit « la
chambre d’un petit-maître » :
« Tout y étoit bouleversé.
J’apperçus sur une table un éventail cassé, une boîte de
pillules, quelques livres dont le titre me scandalisa, me souvenant
que j’étois hermite ; des listes de marchands, un portrait de
femme, une épée rompue, plusieurs jeux de cartes déchirées, des
pots d’onguent, & autres objets semblables. Lui-même étoit
étendu, d’un air harrassé, sur une chaise longue ; il avoit
le visage pâle et abattu, & tiroit un de ses bas, en regardant
sa jambe avec complaisance. J’eus beau fixer le siége de ses
idées, tourner & retourner ma lunette, je n’y vis que lui-même
en miniature » (p. 278)
On connaît ce
tableau des désordres du libertin, dont Hogarth,
Baudouin,
Moreau le Jeune
ont fait leur commerce. Dans ce tableau pourtant, Marillier introduit
une différence : il fait glisser le portrait de femme, que
Mercier imaginait en miniature sur une table, vers le mur du cabinet,
surplombant le jeune homme absorbé, le regardant avec réprobation.
Cette femme qui le regarde dans le désordre de sa chambre ne peut
plus être la maîtresse dont il a obtenu le portrait. C’est un
portrait de famille qui le surveille, une mère muette face à une
bouderie d’adolescent.
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