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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « On n’y voit rien : l’invisibilité fictionnelle à l’épreuve de la scène dans Le Roman comique », Fictions de la rencontre : Le Roman comique de Scrarron, dir. S. Lojkine et P. Ronzeaud, Presses de l’Université de Provence, « Textuelles », 2011, 221 p. On n’y voit rien : l’invisibilité fictionnelle à l’épreuve de la scène dans Le Roman comiqueStéphane Lojkine E tenebris autem quae sunt in luce tuemur De
rerum natura, IV,
337
 Pierre-Denis Martin, L’Enlèvement du curé de Domfront, 1720, huile sur toile, 86x116 cm, Le Mans, Musée de Tessé
« Ce n’est pas assez de m’ouïr parler,
lui dis-je, il faut aussi me voir. — Je crois, repartit-elle, qu’il
ne faut ni l’un ni l’autre. » (I, 15, 123.)
Ce
badinage de Garigues, alias Le Destin, avec Mlle de Léri, alias
Madame Madelon, dans le jardin de Saldagne, qui n’est pas seulement
le frère de la maîtresse de Verville, mais aussi le ravisseur
manqué de Léonore, alias Mlle de L’Étoile, résume assez bien le
rapport difficile que la narration du Roman
comique entretient
savamment avec la vue : à cause de l’obscurité, on n’y
voit rien dans les rencontres qu’elle organise, et lorsque la
lumière est là, c’est un masque, un voile, un emplâtre qui
empêche de reconnaître des personnages dont l’identité
compliquée, brouillée, favorise d’inextricables quiproquos.
« Ce
n’est pas assez de m’ouïr parler, il faut aussi me voir » :
la parole est ici le supplément non seulement d’une reconnaissance
visuelle, mais d’un plaisir de voir. Mlle de Léri, qui se plaît à
la maigre conversation de Garigues, et reconnaît dans son laconisme
la noblesse de cœur de son interlocuteur, gagnerait à voir une
figure bien faite. Elle se défie pourtant de l’une et de l’autre,
y reconnaissant les pièges de la séduction. On n’y voit rien,
parce qu’on basculerait dans l’idylle. On n’y voit rien, comme
marque de fabrique du roman comique, c’est-à-dire du roman bas,
s’ingéniant à conjurer les visibilités solaires de la fiction
baroque.
D’entrée de jeu, le soleil tombe :
« Le soleil avait achevé plus de
la moitié de sa course et son char, ayant attrapé le penchant du
monde, roulait plus vite qu’il ne voulait. » (I, 1, 37.)
À la nuit tombante de la première partie
surenchérit « une nuit fort obscure » au commencement de
la seconde :
![Jean Baptiste Oudry, <i>Ragotin est renversé dans la boue</i>, in <i>Vingt-six scènes piquantes du Roman comique de Scarron</i>, Paris, Desnos [1760?], gravure sur cuivre, Versailles, Bibliothèque municipale centrale, Rés. J-58](../Images/A/7/A7216.jpg) Jean Baptiste Oudry, Ragotin est renversé dans la boue, in Vingt-six scènes piquantes du Roman comique de Scarron, Paris, Desnos [1760?], gravure sur cuivre, Versailles, Bibliothèque municipale centrale, Rés. J-58
« Le
soleil donnait à plomb sur nos antipodes et ne prêtait à sa sœur
qu’autant de lumière qu’il lui en fallait pour se conduire dans
une nuit fort obscure. » (II, 1, 195.)
D’un côté, donc, un char du soleil qui bascule
pour annoncer l’arrivée tardive des comédiens au Mans ; de
l’autre, un char de la lune avançant pour ainsi dire à tâtons
sous une lumière chiche. Ces deux parodies de triomphe baroque
préfigurent en quelque sorte tous les véhicules embarrassés,
précipités de la suite du roman : le brancard de la Rancune
planté dans un bourbier (I, 7, 56) ; l’enlèvement du curé
de Domfront et le cheval de son brancard qui bronche (I, 14, 111) ;
l’histoire de l’avare qui, avant de mourir dans l’hôtellerie,
marcha pieds nus aux côtés de son cheval déferré (II, 6, 221) ;
Ragotin pris pour le fou du village parce qu’il était nu, enlevé
par les paysans, puis versé dans la boue (II, 16, 296).
I. Quelque chose de méconnaissable
La naissance du comte de Glaris
Perte de
visibilité ou chute honteuse, c’est tout un. L’obscurité comme
la chute entachent la scène d’un perpétuel soupçon. Le trivial,
le bas guettent dans l’ombre. On tombe pour ne pas avoir vu, pour
ne pas avoir été vu : le méconnaissable est à l’œuvre. On
a vu quelque chose ; quelque chose, c’est dire qu’on n’y
voit rien. Le quelque chose est parfois merveilleux, comme l’éclat
d’une rencontre surnaturelle juste avant la naissance du comte de
Glaris. Le père du Destin est sur la route, en pleine nuit :
« … il aperçut de loin, aux
rayons de la lune, quelque chose de brillant qui traversait la rue.
[…] Le lieu où elle était recevait assez de clarté de la lune
pour faire discerner à mon père qu’elle était fort jeune et fort
bien vêtue ; et c’était ce qui avait brillé de loin à ses
yeux, son habit étant de toile d’argent. » (I, 13, 93-94.)
Le
brocart d’argent de cette robe de Peau
d’âne attire
l’œil concupiscent
de l’avare, qui par ailleurs « ne se mit pas beaucoup en
peine de ce que c’était ». Quand on n’y voit rien, il n’y
a pas d’identité, d’identification possible : le réel
s’enlise dans une vision trouble, et l’œil trouve
une certaine satisfaction à cet enlisement. L’éclat du « quelque
chose » indique ce qui pourrait être l’amorce d’une
fiction noble, que la narration s’efforce à chaque fois de
conjurer, de normaliser.
Combat de nuit pour le mot de cocu
Quelques pages plus haut, toujours en pleine nuit,
mais cette fois dans l’auberge du Mans, le Destin entend de sa
chambre tout un charivari :
« Il entra dans la chambre d’où
venait la rumeur, où il ne vit goutte et où les coups de poing, les
soufflets et plusieurs voix confuses d’hommes et de femmes qui
s’entre-battaient, mêlées au bruit sourd de plusieurs pieds nus
qui trépignaient dans la chambre, faisaient une rumeur épouvantable.
[…] Au plus fort du combat, il se sentit mordre au gras de la
jambe ; il y porta ses mains et, rencontrant quelque chose de
pelu, il crut être mordu d’un chien » (I, 12, 89).
Dans l’obscurité, la rumeur, les voix, les
trépignements suppléent fort mal la disposition géométrale des
figures et des lieux : la visibilité théâtrale de la scène
ne peut s’établir, l’événement visuel de la rencontre se
dégrade en sensation de morsure ; le Destin est confronté à
« quelque chose de pelu », une agression animale, sans
visage, l’abjection brutale du rapport à l’Autre absolu, un
rapport qui n’est pas même un face à face, car il n’y a pas de
face.
« … mais la Caverne et sa fille,
qui parurent à la porte de la chambre avec de la lumière, comme le
feu Saint-Elme après une tempête, virent Destin et lui firent voir
qu’il était au milieu de sept personnes en chemise qui se
défaisaient l’une l’autre très cruellement et qui se
décramponnèrent d’elles-mêmes aussitôt que la lumière parut.
[…] Le Destin voulut les séparer, mais l’hôtesse, qui était la
bête qui l’avait mordu et qu’il avait prise pour un chien, à
cause qu’elle avait la tête nue et les cheveux courts, lui sauta
aux yeux, assistée de deux servantes aussi nues et décoiffées
qu’elle. » (Suite du précédent.)
La
projection de lumière sur cette obscure mêlée introduit la
distance de la scène : face au tumulte, à l’abjection de
l’obscurité et de ses coups, le regard extérieur de la Caverne et
de sa fille établissent un champ, à partir duquel démêler des
figures, une disposition. « Comme le feu Saint-Elme après une
tempête », l’arrivée providentielle de la lumière rétablit
un ordre des choses, c’est-à-dire un ordre des visibilités :
les deux femmes « virent
Destin et lui firent
voir qu’il
était au milieu de sept personnes en chemise ». Le feu de
Saint-Elme est un phénomène électrique, qu’on observe
généralement en mer ; saint Elme, ou Érasme de Formie est un
patron des marins : la tempête qu’évoque Scarron est une
tempête en mer : il ne s’agit pas seulement de métaphoriser
la bagarre ; c’est le lieu même de la scène qui est en jeu,
un lieu qui, dans l’obscurité, se dérobe sous les pieds, un lieu
instable et mouvant que l’arrivée de la lumière stabilise et, par
là, ouvre à la représentation géométrale.
 Pierre-Denis Martin, Combat de nuit pour le mot de cocu, 1720, huile sur toile, 85x114 cm, Le Mans, Musée de Tessé
Bien sûr, il ne faut pas exagérer la dimension
angoissante, l’horreur cauchemardesque de cette nuit pré-scénique :
la séquence est essentiellement burlesque, et comique. Le feu de
saint-Elme est un élément de décor épique, qu’on trouve par
exemple dans l’Arioste, et qui tranche ici comiquement avec une
bagarre de chiffonniers dont la cause est une insomnie de Roquebrune,
le poète, levé en pleine nuit pour demander des chandelles et
écrire « les deux plus belles stances que l’on eût jamais
ouïes » (I, 12, 90). On ne doit pas oublier cependant que le
ressort du comique est la levée brusque d’une angoisse
sous-jacente : ce qui fait rire, c’est la levée de cette
hypothèque, la conjuration de l’« on n’y voit rien »
liminaire.
La scène
est illustrée dès le premier programme iconographique concernant Le
Roman comique,
par un des tableaux de la série exécutée en 1720 par Pierre Denis
Martin pour le château de Vernie, à côté du Mans. Martin rend
admirablement l’effet de contraste, qui projette une lumière crue
sur un désordre généralisé. La scène ne s’ordonne pas encore
et ce qui s’offre aux yeux est plutôt un tumulte obscur,
brutalement livré à la vue. Contrairement aux indications du texte,
la lumière vient à la fois de la droite et de la gauche, pour
éclairer deux groupes parallèles : à gauche, le Destin
fessant l’hôtesse qui le mord ; à droite, l’hôte devrait
logiquement être occupé du derrière de Roquebrune, qui l’a
traité de cocu, mais il semble que Martin ait préféré, pour
l’œil, mettre en scène un derrière de femme. Les deux saynètes
sont séparées par une chaise ; elles ont chacune leurs
spectateurs, leur jeu de clair-obscur. On pourrait presque couper le
tableau en deux, comme Martin l’a fait ailleurs, représentant deux
épisodes distincts sur une même toile, séparés par un trait.
 Jean-Baptiste Oudry, Combat dans l’hôtellerie pour le mot de cocu. La Rappinière met fin au combat, encre noire, lavis gris et noir, papier bleu, pierre noire, pinceau, signé et daté en bas à gauche « JB. Oudry 1727 », Paris, Musée du Louvre, RF1689 Ainsi, même à la lumière revenue, on continue
de ne rien y voir. Quelques années plus tard, en 1727, Oudry
redessine la scène et y met ordre : la chaise qui coupait
l’espace en deux tombe à terre, ménageant au premier plan un
espace intermédiaire d’embrayage visuel ; un portrait placé
sur le mur du fond en haut au milieu unifie l’espace, qui se
polarise désormais entre la gauche, avec sa porte entrebâillée
d’où arrive la Rappinière, qui « fit cesser les coups au
nom du roi » (I, 12, 91), et la droite, où la cheminée
procure désormais presque exclusivement la lumière, dessinant dans
l’espace le triangle géométral à partir duquel la scène
s’ordonne.
Oudry déplace donc le moment scénique, ou plus
exactement il le concentre artificiellement : le Destin à
gauche fesse encore l’hôtesse, l’aubergiste à droite est
toujours occupé avec son antagoniste, comme lorsque l’obscurité
régnait dans la pièce ; au fond, la Caverne et Angélique ont
apporté la lumière, mais en vain ; à gauche, la Rappinière,
le bras droit levé et l’index tendu, prononce l’avènement de la
loi. Il y a trois moments, de l’obscurité, de la lumière et du
retour à l’ordre, condensés en un instant prégnant.
L’espace scénique, désormais limité, contenu,
représente un désordre symétrisé : il n’y a plus deux,
mais trois groupes de combattants, auxquels correspondent trois
groupes de spectateurs qui les encadrent : le modèle
scénographique normalisé, qui se généralise dans la
représentation picturale et théâtrale des Lumières, est désormais
en place.
La Rappinière embroché par une chèvre
Chez
Scarron, ce modèle n’est qu’émergent. Au règlement mesuré des
visibilités, Le
Roman comique préfère
la puissance de l’émergence à partir de l’« on n’y voit
rien ». Dans le combat de nuit, le Destin est saisi, croqué
« rencontrant quelque chose de pelu ». De la même façon,
au chapitre 4, dans l’obscurité de son logis où il s’imagine
déjà que sa femme a un rendez-vous galant avec le Destin, la
Rappinière rencontre quelque chose de pointu :
« À la sortie de sa chambre, il
entendit marcher devant lui, il suivit quelque temps le bruit qu’il
entendait et, au milieu d’une petite galerie qui conduisait à la
chambre de Destin, il se trouva si près de ce qu’il suivait qu’il
crut lui marcher sur les talons. Il pensa se jeter sur sa femme et la
saisir en criant : Ah ! putain ! Ses mains ne
trouvèrent rien et, ses pieds rencontrant quelque chose, il donna du
nez en terre et se sentit enfoncer dans l’estomac quelque chose de
pointu. » (I, 4, 46.)
 Pierre-Denis Martin, La Rappinière embroché par une chèvre et La Rancune renverse son pot sur son compagnon de lit, 1720, huile sur toile, 85x114 cm, Le Mans, Musée de Tessé Croyant saisir sa femme, la Rappinière se fait
embrocher par une chèvre. Une fois de plus, on n’y voit rien :
le tumulte mime un viol pour rire, un viol à l’envers à coups de
nez et de cornes. Le « quelque chose de pointu »
cristallise ce qui n’est pas encore une scène, mais va servir de
point d’appui au déploiement des visibilités, lorsque « la
servante, avec une chandelle », survient. L’analyse du
tableau de Martin et du dessin d’Oudry confirmerait ici le même
processus d’émergence du dispositif scénique : dans le
compartiment qui occupe la moitié de la toile de Martin, l’effet
visuel est d’un violent contraste, en clair-obscur, entre les
chemises de nuit blanches et la pénombre rouge de la galerie. Les
personnages forment un cercle homogène, dans lequel la Rappinière
est inclus, comme le Destin, au-dessus de sa femme, brandissant son
épée. Oudry au contraire distingue trois plans, la scène
proprement dite, où la Rappinière fait corps avec la chèvre ;
autour de la scène, les spectateurs faisant cercle et, par ce
cercle, la délimitant ; au-dessus de la scène enfin, le Destin
survenant avec son épée unifie l’espace comme faisait le portrait
sur le mur du fond dans le combat de nuit. La distinction des trois
plans permet une fois encore l’amalgame de trois temporalités, la
rencontre avec quelque chose de pointu dans l’obscurité, puis
l’irruption de la lumière qui de cette rencontre fait un tableau,
enfin l’épée brandie qui met un terme au tumulte : cette
hiérarchie n’est pas sensible dans la composition de Martin. Chez
Scarron, elle n’est qu’en germe :
« … tout le monde vint à son
aide en même temps : la servante, avec une chandelle, la
Rancune et le valet en chemises sales, la Caverne en jupe fort
méchante, le Destin l’épée à la main et mademoiselle de la
Rappinière vint la dernière et fut bien étonnée, aussi bien que
les autres, de trouver son mari tout furieux, luttant contre une
chèvre qui allaitait, dans la maison, les petits d’une chienne
morte en couche. » (I, 4, 46.)
 Jean-Baptiste Oudry, Le Destin tombe sur la Rappinière embroché par une chèvre, encre noire, lavis gris et noir, papier bleu, pierre noire, pinceau, signé et daté en bas à gauche « JB. Oudry 1727 », Paris, Musée du Louvre, RF1686 Scarron hésite. Dans un premier temps, il décrit
une arrivée tumultueuse, simultanée : « tout le monde
vint à son aide en même temps ». Mais dans un second temps,
il hiérarchise cette arrivée, l’énumération des personnages
devenant une succession dans le temps, et même une gradation
hiérarchique : « mademoiselle de la Rappinière vint la
dernière » ; elle ne vint donc pas en même temps.
Contrairement à Oudry, qui fait du Destin le dernier arrivé,
Scarron donne ce rôle à la femme de la Rappinière. C’est à elle
que revient la prérogative du regard distancié, qui circonscrit et
reconnaît la scène, qui lui donne une visibilité signifiante.
Scarron la nomme « mademoiselle » : c’est une
femme d’un certain rang, dont la noblesse contraste évidemment
avec ce pour quoi la Rappinière l’a prise.
Scarron
n’évoque pourtant pas le regard de mademoiselle de la Rappinière.
Pas encore : il y aura toute une sémiologie du regard dans Le
Roman comique,
mais plus tard, dans la seconde partie. Ce qui importe ici, c’est
d’abord la succession des méconnaissances : la Rappinière a
pris une chèvre pour sa femme ; mais la chèvre elle-même a
pris des chiots pour ses chevreaux. On ne rencontre jamais qui on
devrait rencontrer.
II. La déconnue
L’amante invisible
![<i>Contes et nouvelles de Marguerite de Valois</i>, reine de Navarre, mis en beau langage accommodé au goût de ce temps […], Amsterdam, Georges Gallet, 1698, 1708, Versailles, Bibliothèque municipale centrale, F.A. in-8° E431e, gravure de Romeyn de Hooghe pour la 43e nouvelle](../Images/A/6/A6991.jpg) Contes et nouvelles de Marguerite de Valois, reine de Navarre, mis en beau langage accommodé au goût de ce temps […], Amsterdam, Georges Gallet, 1698, 1708, Versailles, Bibliothèque municipale centrale, F.A. in-8° E431e, gravure de Romeyn de Hooghe pour la 43e nouvelle Cet adage
pourrait servir de titre à la première des nouvelles espagnoles
enchâssées dans le
Roman comique,
intitulée « Histoire de l’amante invisible ». La
nouvelle n’est pas à proprement parler de Scarron, mais de
Solorzano, qu’il traduit : ce n’est donc pas comme invention
narrative, mais comme référence fictionnelle dans la création
scarronienne qu’elle signifie.
Une fois
de plus, force est de constater que la base fictionnelle de
« L’Amante invisible » est le constat qu’on n’y
voit rien. Dom Carlos tombe amoureux de « la dame inconnue »,
« la dame masquée », « son amante invisible »
(I, 9, 61-62), « la dame invisible », « l’invisible »
(p. 63) précisément parce qu’il ne la voit pas. C’est
d’abord, dans la première rencontre à l’église, son esprit qui
le pique, et supplée à la surprise visuelle de l’inamoramento :
« … dom Carlos demeura aussi
piqué de la dame inconnue que s’il l’eût vue au visage, tant
l’esprit a de pouvoir sur ceux qui en ont. » (I, 9, 62.)
Dom Carlos est ensuite attiré par une voix, qui
l’appelle de derrière une jalousie :
« Il
s’approcha de la fenêtre, qui était grillée, et reconnut à la
voix que c’était son amante invisible » (ibid.).
Enfin, l’invisibilité de l’amante désoriente
complètement dom Carlos, le paralyse, et crée la stupeur
amoureuse :
« Elle se retira en achevant ces
paroles, laissant dom Carlos la bouche ouverte et prêt à répondre,
si surpris de la brusque déclaration, si amoureux d’une personne
qu’il ne voyait point et si embarrassé de ce procédé étrange et
qui pouvait aller à quelque tromperie que, sans sortir d’une
place, il fut un grand quart d’heure à faire divers jugements sur
une aventure si extraordinaire. » (I, 9, 63-64.)
L’invisibilité
de l’amante crée un déséquilibre. Dom Carlos s’est donné en
spectacle dans toute la ville : « Il fit des merveilles de
sa personne dans les spectacles publics » ; il « s’habilla
le mieux qu’il put et se trouva avec quantité d’autres tyrans
des cœurs dans l’église de la galanterie » (I, 9, 60),
« qui se miraient dans leurs belles plumes comme des paons »
(p. 61) ; il s’est trouvé « dans tous les combats
de barrière et toutes les courses de bagues » ; il a
« fait voir par ses livrées de noir et de blanc qu’il
n’était point amoureux » (ibid.).
Scarron décrit non sans humour la parade du paon, et le leurre
visuel qu’il tend à l’assemblée des femmes, à laquelle il fait
voir qu’il est à marier. L’éclat, le brillant de la parade se
heurtent cependant au masque, puis à la grille, enfin au simulacre
de l’autre femme, hyper-visibilité contre invisibilité, offre
aveugle d’un donné à voir viril contre regard retranché de
l’amante invisible. Dom Carlos formule ainsi ce déséquilibre :
« car, ajouta-t-il, vous me voyez
et savez qui je suis et moi je ne vous vois point et ne sais qui vous
êtes. » (I, 9, 63.)
Le récit
met ici en œuvre une séparation fondamentale, constitutive du
dispositif scénique. Il n’y a pas de scène sans mise en œuvre
d’une visiblité théâtrale ; mais cette visibilité, au
théâtre, et de là dans les dispositifs scéniques que le roman
importe, est une visibilité clivée. D’un côté, le spectateur
regarde la scène sans être vu, il est l’amante invisible ;
de l’autre, le comédien produit du spectacle, il donne à voir,
comme don Carlos, mais ne voit pas les spectateurs, qui, pour
reprendre la formule de Diderot, doivent demeurer « les témoins
ignorés de la chose ».
Au tumulte indifférencié de l’« on n’y
voit rien » se substitue donc ce clivage : d’un côté
le spectateur, l’amante invisible, instaure un regard surplombant
mais soustrait, déploie le champ d’un regard, qui ordonne, dispose
les visibilités. C’est elle, l’invisible, qui conduit le récit,
dispose les rencontres, ordonne la rouerie. De l’autre côté, le
comédien, dom Carlos, produit du visible, déploie la parade
amoureuse, étale les pièges, les leurres du scopique. Ce ne sont
que des leurres, et qui, ici, prêtent à rire : la fonction
scopique est un effet induit du champ du regard ; elle n’a pas
d’autonomie propre ; c’est une réponse, en aval, au champ
du regard qui s’est ouvert en amont.
Entre le regarder de l’amante et le donné à
voir de don Carlos, le récit interpose un masque, une grille, puis
une avalanche de masques. Tout le récit tient dans cette
interposition, dans cet écran, qui est l’écran de la
représentation.
Un modèle narratif : Jambicque
Scarron
traduit certes ici Los
efectos que haze el Amor (Les
effets que produit l’Amour), la troisième des nouvelles du recueil
de Solorzano, Los
Alivios de Casandra (Les
Divertissements de Cassandre), publié à Barcelone en 1640. La
modification du titre est significative : le titre espagnol
porte sur le contenu de la narration ; Scarron concentre toute
l’attention sur le dispositif.
Solorzano
n’est d’ailleurs pas le premier à exploiter ce qui constitue un
véritable topos
narratif. Dans la 43e
nouvelle de L’Heptaméron,
Marguerite de Navarre raconte comment la prude Jambicque, tombée
amoureuse d’un gentilhomme, lui donne des rendez-vous masquée pour
préserver sa réputation de sagesse et de vertu, « ayant mis
sa cornette basse et son touret de nez ». Le petit manège dure
un certain temps, sans que le gentilhomme puisse deviner qui est la
dame :
« Et continuerent longuement ceste
vie, sans ce qu’il s’apperceust jamays qui elle estoit :
dont il entra en une grande fantaisye, pensant en luy-mesme qui se
povoit estre ; car il ne pensoit poinct qu’il y eut femme au
monde, qui ne voullut estre vue et aymée. »
Finalement, poussé par la curiosité, il marque à
son insu le dos de Jambicque d’un trait de craie, et court se
poster dans la chambre de la princesse chez qui ils sont l’un et
l’autre hébergés :
« incontinant
qu’elle fut partye, s’en alla hastivement le gentil homme en la
chambre de sa maistresse, et se tint aupres de la porte pour regarder
le derriere des espaules de celles qui y entroient. Entre autres,
veit entrer ceste Jambicque avecq une telle audace, qu’il
craingnoit de la regarder comme les aultres, se tenant très asseuré
que ce ne povoit estre elle. Mais, ainsy qu’elle se tournoit,
advisa sa craye blanche, dont il fut si estonné, qu’à peyne
povoit-il croire ce qu’il voyoit. » (Op.
cit.,
pp. 505-506.)
Chez Marguerite de Navarre, la chute du récit est
obtenue par le retour à une maîtrise masculine du regard. Il n’y
a pas de schize : la femme masquée est démasquée, retournée ;
c’est de derrière que Jambicque se trahit et se révèle. C’est
au bout du compte celle qui regardait qui est donnée à voir.
Contre Jambicque, Urgande la déconnue
Chez
Scarron, l’invisible demeure méconnue : elle doit susciter
une autre femme, la princesse Porcia, dotée d’un visage et d’une
identité, et se désigner comme étant cette Porcia pour mettre un
terme à la fiction. Bien sûr, il n’y a deux femmes que pour dom
Carlos trompé, ces deux femmes n’étant réellement que Porcia
masquée et Porcia sans masque. Mais toute la puissance magique du
récit tient à cette invisibilité fictionnelle maintenue aussi
longtemps que possible : à la limite, et dans la logique de la
fiction, qui est aussi celle des modèles héroïques et merveilleux
que Scarron sollicite, Porcia n’est qu’un mirage suscité par
l’invisible. En témoigne la comparaison qu’il fait de Porcia
avec la célèbre magicienne de l’Amadis
des Gaules :
« Jamais notre Espagnol n’avait
vu une personne de meilleure mine que cette Urgande la déconnue. Il
en fut si ravi et si étonné en même temps que toutes les
révérences et les pas qu’il fit en lui donnant la main jusqu’à
une chambre prochaine où elle le fit entrer furent autant de
bronchades. » (I, 9, 70.)
Une fois
encore, le faux pas, le trébuchement, la chute signifient qu’on
n’y voit rien, même dans le moment le plus lumineux de la
scénographie féerique organisée par Porcia pour mettre dom Carlos
à l’épreuve. Scarron intervient dans le récit, désignant Porcia
comme « cette Urgande la déconnue », Urganda
la Desconocida,
qui dans Amadis
règne sur la
Insola no Hallada,
l’île introuvable, l’île invisible. Desconocida
se traduit aujourd’hui par
méconnaissable, ou par inconnue.
Urganda est un Protée femelle. Elle se présente
ainsi lorsqu’elle apparaît pour la première fois devant Gandales,
le mentor d’Amadis :
« Mon
nom est Vrgande la Descogneuë : & à fin que me coignoissez
vne autre fois, regardez moy biê à present. A l’instant elle qui
s’estoit monstrée à Gandales belle, ieune & fresche, comme de
dix huit ans, se fit tant vieille & si cassée, qu’il
s’estônoit comme elle se pouuoit tenir à cheual. S’il fut lors
esmerveillé vous le pouez penser : mais quãd elle eut esté
quelque peu en ceste forme, tira d’vne boitelette qu’elle
portoit, quelque vnguent, dõt elle se frota, & aussi tost reprit
sa premiere forme, disant à Gãdales : Et bien, que vous en
semble ? à votre auis, me pourriez vous trouuer outre mon gré
cy apres, quelque diligêce que sceussiez faire ? Pourtant ne
vous en donnez peine : car quãt tous les viuans
l’entreprêdroient ilz y perdroiêt leurs pas si bon ne me
sembloit. » (Amadis
de Gaule,
traduction-adaptation de Nicolas Herberay des Essarts, 1540-1548,
F°XVII.)
Au moment
où l’amante invisible se révèle à dom Carlos sous son vrai
visage de Porcia, par lequel celui-ci la méconnaît vertueusement,
c’est-à-dire qu’il la repousse comme n’étant pas l’amante
invisible à qui il a juré fidélité, Scarron nous indique que
Porcia est une Urgande la déconnue, c’est-à-dire non seulement
qu’elle est méconnue par dom Carlos, mais qu’elle maîtrise une
perpétuelle méconnaissance. La célébrité d’Urgande était
telle que Cervantès place en tête de sa première partie du
Quichotte,
après le prologue et en guise de dédicace, dix poèmes en versos
de cabo rato (dont
la dernière syllabe manque) censés avoir été écrits par elle.
Parmi eux ce conseil :
« Pense qu’il est très
imbé[cile] Sous toit de verre très fra[gile] De prendre une pierre en la [main] Pour la jeter sur le voi[sin]. »
Ce toit de verre, c’est l’ancêtre de la
grille, du voile, de l’écran de la représentation scénique.
L’amante invisible à la scène
Une fois l’« Histoire de l’amante
invisible » achevée, Ragotin, qui est censé l’avoir
racontée devant l’assemblée des comédiens, se vante de pouvoir
la transposer à la scène :
« Le Destin lui dit que l’histoire
qu’il avait contée était fort agréable, mais qu’elle n’était
pas bonne pour le théâtre. Je crois que vous me l’apprendrez, dit
Ragotin, ma mère était filleule du poète Garnier ; et moi,
qui vous parle, j’ai encore chez moi son écritoire. Le Destin lui
dit que le poète Garnier lui-même n’en viendrait pas à son
honneur. Et qu’y trouvez-vous de si difficile ? lui demanda
Ragotin. » (I, 10, 80.)
Et la
querelle de s’enliser jusqu’au souper. Sous ses dehors cocasses,
la question est aussi sérieuse : nous avons tenté de montrer
que c’est précisément le dispositif scénique moderne, avec sa
division du donné à voir et du regarder, avec son écran, qui
émerge comme dispositif hégémonique de représentation et est mis
en représentation dans cette fiction. L’histoire littéraire donne
d’ailleurs raison à Ragotin contre le Destin, avec toute une
production théâtrale exploitant le motif de la dame invisible :
c’est La Belle
invisible ou la constance éprouvée de
Le Métel de Boisrobert (1656), L’Amante
invisible de
Nanteuil (1673), L’Esprit
follet ou La Dame invisible de
Lebreton de Hauteroche (1684) et enfin, au plus près de Solorzano et
de Scarron, Don
Carlos ou l’amante invisible,
opéra donné à Paris en 1778.
La rencontre de Garigues et de Léonore
L’intégration fictionnelle du nouveau
dispositif scénique que l’« Histoire de l’amante
invisible » extrapole à partir de Solorzano s’opère
quelques chapitres plus loin, dans l’« Histoire de Destin et
de mademoiselle de l’Etoile », qui contrairement aux
nouvelles espagnoles est une invention de Scarron. La première
rencontre de Garigues avec Léonore est une scène de viol manquée
dans les vignes romaines, que le narrateur (Garigues-Le Destin)
observe, puis interrompt :
« je vis au détour d’une allée
deux femmes assez bien vêtues, que deux jeunes Français avaient
arrêtées et ne voulaient pas laisser passer outre que la plus jeune
ne levât un voile qui lui couvrait le visage. Un de ces Français,
qui paraissait être le maître de l’autre, fut même assez
insolent pour lui découvrir le visage par force » (I, 13, 99).
La narration met en parallèle le cheminement
arrêté des deux femmes et le voile qui arrête le regard sur le
visage de Léonore. Passer outre Saldagne, l’agresseur, implique
pour Léonore de découvrir son visage. La brutalité, le viol sont
préfigurés, signifiés d’abord par l’interposition sur le
chemin, puis par le voile arraché. La disposition des figures dans
l’espace est donc articulée à la fois à un enjeu scopique
(découvrir le visage de la femme désirée, se repaître de sa vue,
du donné à voir qu’elle peut offrir) et à une transgression
symbolique (le respect chevaleresque, courtois dû aux femmes). Cette
double articulation, scopique et symbolique, est symptomatique d’un
déploiement du dispositif scénique, qui n’était jusque là
qu’émergent. Elle se traduit par la théâtralisation de la levée
du voile :
« Après cela, comme pour me
récompenser du service que je lui avais rendu, elle ajouta qu’ayant
empêché que l’on ne vît sa fille malgré elle, il était juste
que je la visse de son bon gré. Levez donc votre voile, Léonore,
afin que monsieur sache que nous ne sommes pas tout à fait indignes
de l’honneur qu’il nous a fait de nous protéger. Elle n’eut
pas plus tôt achevé de parler que sa fille leva son voile, ou
plutôt m’éblouit. Je n’ai jamais rien vu de plus beau. Elle
leva deux ou trois fois les yeux sur moi comme à la dérobée et,
rencontrant toujours les miens, il lui monta au visage un rouge qui
la fit plus belle qu’un ange. Je vis que la mère l’aimait
extrêmement, car elle me parut participer au plaisir que je prenais
à regarder sa fille. » (I, 13, 99-100.)
On
pourrait penser que la levée du voile abolit la schize de l’œil
et du regard et homogénéise le champ : il n’en est rien. La
levée se théâtralise comme érotisation du seuil. Elle éblouit
Garigues, c’est-à-dire que l’œil de
Léonore l’aveugle, et le maintient dans la méconnaissance du
regard qui ne voit pas. L’œil de
Léonore se pose sur Garigues « comme à la dérobée »,
c’est-à-dire comme s’il continuait de franchir un obstacle pour
parvenir jusqu’à lui, comme si un voile virtuel s’était
substitué au voile levé. Léonore rougit : c’est encore une
manière de devenir méconnaissable ; « plus belle qu’un
ange », elle interpose entre sa personne et celle de son amant
l’écran d’une vision céleste, aveuglante, qui la maintient plus
que jamais dans l’invisibilité.
Garigues ne cessera dès lors de méconnaître
Léonore. Lorsque son hôte le fait inviter à dîner chez sa mère,
il insiste d’abord sur l’aveuglement dont il est frappé :
« J’étais si interdit que je ne voyais goutte »
(p. 101). La vision céleste qui s’impose à lui l’empêche
de reconnaître la personne de Léonore, qu’il ne salue pas :
« Enfin,
l’esprit et la vue me revinrent et je vis Léonore plus belle et
plus charmante que je ne l’avais encore vue, mais je n’eus pas
l’assurance de la saluer. » (Ibid.)
Sans
salut, point de reconnaissance : paralysé, stupéfié (« je
fus toujours le même stupide »), l’amant éprouve la
néantisation scopique, qui perpétue l’écran de la représentation
et la schize de l’œil et
du regard, même lorsque le champ semble libre pour la vue :
« je ne fis rien avec assurance que regarder incessamment
Léonore. Je crois qu’elle en fut importunée et que, pour me
punir, elle eut toujours les yeux baissés. » (P. 102.)
Le problème de l’identité de Léonore
Le dispositif essaime ensuite dans la narration :
l’identité de Léonore demeure jusqu’au bout mystérieuse ;
fille d’un mariage clandestin, il faudrait qu’elle soit reconnue
par son père. Cette reconnaissance n’est possible que par la
présentation au père de son propre portrait, dont l’image
prouvera la ressemblance avec sa fille, et dont la possession
légitimera la filiation. Mais le portrait volé par la Rappinière
(I, 18, 156 ; II, 15, 292), le père toujours parti plus loin,
en Hollande d’abord, puis en Angleterre, retardent indéfiniment
cette reconnaissance. La scène utopique de la présentation du
portrait au père constitue l’horizon d’attente de la fiction :
par elle, le système des visibilités pourrait se refermer sur
lui-même, mettant fin au jeu des méconnaissances par la mise en
abyme de la reconnaissance dans le portrait ; il n’y aurait
plus qu’une image, qu’une filiation et qu’une loi, du père
évidemment.
Garigues et Mlle de Léri : généralisation de la méconnaissance
Léonore
est donc une autre Porcia, une autre Urgande la déconnue : elle
tarde, elle échoue à se faire reconnaître ; elle tire son
attrait de cette méconnaissance sans cesse reconduite. De la même
façon, dans le récit des amours de Verville, la rencontre de
Garigues et de Mlle de Léri, la sœur de Saldagne qu’on lui donne
pour une « madame Madelon », est fondée sur la même
méconnaissance. Garigues prévenu, annonce la schize à celle qui
lui est donnée, de force, comme compagne pendant le rendez-vous
clandestin de Verville et de Mlle de Saldagne dans le jardin de son
frère :
« Il y a des filles dans Paris,
interrompis-je, dont je serais ravi de porter les marques ; mais
il y en a aussi que je ne voudrais pas seulement envisager, de peur
d’avoir de mauvais songes. » (I, 15, 123.)
D’un côté, Garigues est prêt à porter les
marques, c’est-à-dire les couleurs, les insignes de la femme qu’il
aimerait, à se faire soi-même image de sa Dame, à s’abîmer dans
la néantisation scopique, à figurer la schize par ces marques qu’il
porterait ; de l’autre, il refuse de porter le regard jusqu’au
visage de celle qui est peut-être laide, comme pour se prémunir
d’une éventuelle vision de cauchemar, de la menace de l’abjection
scopique, comme pour interposer l’écran d’une coupure
protectrice. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de
maintenir la méconnaissance, celle de soi sous les marques ou celle
de l’autre sous le voile : au simulacre de « madame
Madelon », Garigues opposera le simulacre du valet Bas-Breton
dépêché en plein jour auprès des demoiselles, « ce gros
sot », « notre lourdaud » (p. 124), faisant
écran au visage invisible de Garigues, que redouble, dans le récit
cadre, l’emplâtre sur le visage du Destin, censé le préserver de
la fureur vengeresse de Saldagne.
III. La reconnaissance
La rencontre à Nevers
Alors que
s’installe dans Le
Roman comique une
économie généralisée de la méconnaissance, qui n’est plus
exactement celle du tumulte liminaire et de l’invisibilité
désordonnée, mais maintient la visibilité dans un clivage qui
interdit l’accomplissement du regard, la rencontre à Nevers de
Garigues et de Léonore avec sa mère introduit un bouleversement qui
n’est pas seulement de l’ordre de la péripétie narrative, mais
engage l’ensemble de la sémiologie de la représentation
romanesque.
Les deux femmes se promènent sur le « grand
pont de pierre qui traverse la rivière de Loire » (I, 18,
147) ; Garigues arrive en sens inverse, se promenant également :
« Je les saluai sans les regarder
en passant auprès d’elles et me promenai quelque temps sur le
pont, songeant à ma malheureuse fortune et plus souvent à mon
amour. J’étais assez bien vêtu, comme il est nécessaire de
l’être à ceux de qui la condition ne peut faire excuser un
méchant habit. » (P. 148.)
En
apparence, c’est toujours la même méconnaissance visuelle qui
préside à la rencontre. Mais l’éclat de la belle apparence à
changé de côté : alors que Mlle de la Boissière, la mère de
Léonore, est désormais ruinée et malade, Garigues a mis ses habits
de lumière, faisant parade de sa figure pour suppléer à une
condition défaillante, selon une stratégie qui préfigure celle de
la Marianne de Marivaux. Garigues n’est pas ébloui ; absorbé
en lui-même, il omet de regarder deux femmes qui ne font pas tableau
sur le pont ; c’est lui au contraire qui est reconnu :
« … j’entendis dire à demi haut : Pour moi, je
croirais que ce fût lui s’il n’était pas mort. » (Ibid.)
Peu importe cette fausse nouvelle de la mort du jeune homme durant la
guerre de Parme : le fantôme de Garigues, le Garigues néantisé
par le jeu scopique de la méconnaissance fait un instant écran
avant de se dissiper devant l’apparition solaire de celui qui va
devenir le Destin.
Le
narrateur s’étend alors longuement sur la complaisance à son
égard de Mlle de la Boissière aux abois. Le visage de Léonore est
sa dernière carte : « l’état où elle se trouvait ne
lui permettait pas […] de me faire mauvais visage » (p.
149) ; « la fille me parut avec un visage aussi triste que
je l’avais trouvée gaie un moment auparavant » (ibid.) ;
« je n’étais plus cet homme odieux à qui l’on avait
refusé la porte dans Rome et pour qui Léonore n’était pas
visible » (p. 150) ; « Léonore me parut ce
jour-là habillée avec plus de soin » (p. 151). Exposée,
Léonore fait l’objet d’une reconnaissance, qui ne règle pas la
méconnaissance symbolique du père mais, sur le plan imaginaire,
lève l’écran scénique, met un terme à la schize :
« Elle
vint à m’aimer autant que je l’aimais ; et vous avez bien
pu reconnaître, depuis le temps que vous vous voyez l’un et
l’autre, que cet amour réciproque n’est point encore diminué.
Quoi ! interrompit Angélique ; mademoiselle de l’Étoile
est donc Léonore ? » (Ibid.)
 Jean-Baptiste Joseph Pater, Ragotin à cheval avec sa carabine, 1729-1732, huile sur toile, 28,7x38,3 cm, Berlin, Nouveau Palais de Sans-Souci La reconnaissance narrative met un terme à l’« on
n’y voit rien » fictionnel. Elle fixe les figures, leur
assigne positions et identités, mais par là même met un terme au
jeu scénique, c’est-à-dire à la fois aux effets de la scène de
roman dans le récit et, dans la fiction, au statut flottant de
comédiens emprunté temporairement par les protagonistes.
Ragotin et Roquebrune tombent de cheval
Plus exactement, le passage de la méconnaissance
à la reconnaissance achève la scène : il en fixe les règles,
il en stabilise le jeu des visibilités. L’aventure, l’accident,
l’occasion, la rencontre se feront désormais dans un espace autour
duquel les spectateurs auront été disposés. Suppléant l’« on
n’y voit rien » pré-scénique, le « donné à voir »
servira la reconnaissance, pour un spectacle sans risque.
L’instauration de cette nouvelle économie est très nette dans la
double scène au cours de laquelle Ragotin se met en selle assis sur
sa carabine, puis Roquebrune, accomplissant le même exercice avec la
même maladresse, en perd ses chausses :
« L’accident de Ragotin n’avait
fait rire personne, à cause de la peur qu’on avait eue qu’il ne
se blessât ; mais celui de Roquebrune fut accompagné de grands
éclats de risée que l’on fit dans les carrosses. » (I, 20,
164.)
 Jean-Baptiste Joseph Pater, Le Poète Roquebrune perd ses chausses, 1729-1732, huile sur toile, 28,7x38,3 cm, Berlin, Nouveau Palais de Sans-Souci Contrairement aux épisodes tumultueux du début
du roman, cette double chute fait tableau en plein air et en public,
« à la vue des carrosses qui s’étaient arrêtés pour le
secourir ou plutôt pour en avoir le plaisir ». La scène
s’ordonne donc naturellement, avec son espace restreint délimité
par les carrosses arrêtés. La première fois, on craint réellement
l’accident : il subsiste quelque chose de l’angoisse liée à
l’invisibilité fictionnelle. La seconde fois, le spectacle est
purement gratuit, et peut déclencher le rire général. Le
dispositif est désormais rodé.
Liste des illustrations :
Fig.
1 : Jean Baptiste Oudry, La
Rancune en brancard abbatu dans un bourbier,
in Vingt-six
scènes piquantes du Roman comique de Scarron,
Paris, Desnos [1760?], gravure sur cuivre, Versailles, Bibliothèque
municipale centrale, Rés. J-58
Fig.
2 : Pierre-Denis Martin, L’Enlèvement
du curé de Domfront,
1720, huile sur toile, 86x116 cm, Le Mans, Musée de Tessé
Fig. 3 :
Jean Baptiste Oudry, Ragotin
est renversé dans la boue,
in Vingt-six
scènes piquantes du Roman comique de Scarron,
Paris, Desnos [1760?], gravure sur cuivre, Versailles, Bibliothèque
municipale centrale, Rés. J-58
Fig. 4 :
Pierre-Denis Martin, Combat
de nuit pour le mot de cocu,
1720, huile sur toile, 85x114 cm, Le Mans, Musée de Tessé
Fig.
5 : Jean-Baptiste Oudry, Combat
dans l’hôtellerie pour le mot de cocu. La Rappinière met fin au
combat, encre
noire, lavis gris et noir, papier bleu, pierre noire, pinceau, signé
et daté en bas à gauche « JB. Oudry 1727 », Paris,
Musée du Louvre, RF1689
Fig.
6 : Pierre-Denis Martin, La
Rappinière embroché par une chèvre et
la Rancune
renverse son pot sur son compagnon de lit,
1720, huile sur toile, 85x114 cm, Le Mans, Musée de Tessé
Fig.
7 : Jean-Baptiste Oudry, Le
Destin tombe sur la Rappinière embroché par une chèvre,
encre noire, lavis gris et noir, papier bleu, pierre noire, pinceau,
signé et daté en bas à gauche « JB. Oudry 1727 »,
Paris, Musée du Louvre, RF1686
Fig.
8 : Contes et
nouvelles de Marguerite de Valois, reine de Navarre,
mis en beau langage accommodé au goût de ce temps […], Amsterdam,
Georges Gallet, 1698, 1708, Versailles, Bibliothèque municipale
centrale, F.A. in-8° E431e, gravure de Romeyn de Hooghe pour la 43e
nouvelle.
Fig.
9 : Jean-Baptiste Joseph Pater, Ragotin
à cheval avec sa carabine,
1729-1732, huile sur toile, 28,7x38,3 cm, Berlin, Nouveau Palais de
Sans-Souci.
Fig.
10 : Jean-Baptiste Joseph Pater, Le
Poète Roquebrune perd ses chausses,
1729-1732, huile sur toile, 28,7x38,3 cm, Berlin, Nouveau Palais de
Sans-Souci.
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