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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine,« Illustrations de l’utopie au XVIIIe siècle », Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, dir. Bronislaw Backo, Michel Porret, François Rosset, Georg Editeur, Chêne-Bourg, Suisse, 2016, p. 565-596. Illustrations de l’utopie au XVIIIe siècleStéphane Lojkine La carte comme dénégation de l’utopie
 Utopiae insulae figura (Thomas More, Utopia, 1516) L’utopie
est d’abord une géographie. La
première image utopique, celle de la gravure frontispice de la
première édition de L’Utopie de
More, à Louvain en 1516,
est une
gravure sur bois anonyme représentant
l’île d’Utopie, organisée, conformément à la description de
More, comme un immense port. L’île n’est pas perdue dans un
océan vide : à l’arrière-plan tout proche, on distingue le
continent, ses villes et ses villages. Devant, les bateaux se
croisent à l’entrée du port. L’île est une interface d’échange
et de communication. En 1595,
le célèbre cartographe anversois Abraham Ortelius, réalise une
carte détaillée de l’île d’Utopie.
Ami et émule de Mercator, auteur en 1570 d’un somptueux Theatrum
orbis terrarum qui sera pendant
un demi siècle l’atlas de l’Europe, Ortelius par cette carte
inscrit l’Utopie dans la géographie réelle : l’île perd
d’ailleurs la forme
symbolique en croissant qu’indiquait la description de Raphaël
Hythlodée, prend la forme irrégulière et découpée d’un rivage
réel que le cartographe aurait minutieusement rendu d’après
une observation de visu.
L’artefact
cartographique la fait entrer dans le jeu du visionnaire et du
visuel : le récit la singularise, la fait émerger comme
singularité dans la représentation ; mais l’observation (ou
le simulacre d’observation qui en tient lieu)
l’authentifie et la normalise, l’inscrit dans une norme
cartographique ; celle
par exemple des Isole piu famose del mondo
de Thomaso Porcacchi,
publiées à Venise en 1572, rééditées et augmentées jusqu’au
début du XVIIe siècle : l’auteur
des cartes, Girolamo Porro,
est aussi le premier illustrateur sur cuivre du Roland
furieux, pour l’édition
Franceschi de 1584.
La cartographie joue là un rôle décisif de
normalisation pour
l’illustration de fiction.
 La carte de l’île de Philippe Quarll (Le solitaire anglais, Paris, 1729) L’île
de Philippe Quarll, le héros du Solitaire anglais
de Dorrington, sur la gravure
frontispice
de l’édition originale de
1727 reprise en 1729,
obéit en quelque sorte
toujours au même principe de représentation : d’un
côté, la quasi symétrie des bosquets d’arbres qui occupent la
surface de l’île, sa forme presque rectangulaire qui sature
l’espace de la page, ordonnent
un espace symbolique irréel qui fait penser à la
carte de
Tendre ;
de l’autre, la
dentelure des rochers qui interdisent l’accès des rivages, mais
aussi la présence toute proche à droite du continent et de ses
toponymes réels, intègrent
l’île utopique dans
l’espace cartographiable du voyage et de la relation des choses
vues.
Avec
Swift, cette tension prend une forme inquiétante. Dans
l’édition originale des Voyages de Gulliver,
en 1726, sur le rectangle blanc d’une gravure presque vide, se
détache, flotte la découpe précise, concentrée, hérissée de
noms, d’une ou plutôt de
deux îles,
Lilliput et sa voisine
Blesuscu, ou
la presque île de
Brobdingnag, crânement,
ironiquement accrochée à l’Amérique du Nord, ou encore Balnibari
avec Luggnagg,
ou enfin Balnibari
avec le
territoire volant de
Laputa, et sa trajectoire aux
segments réguliers, savamment notés en pointillés.
Contrairement à l’île
unique d’Utopie, qui dans les premières éditions de More
dessinait allégoriquement un visage à la manière d’Arcimboldo,
c’est-à-dire la totalité signifiante d’une figure, les couples
d’îles de Swift sont des couples d’authentification : le
continent réel authentifie la presque-île imaginaire ; l’île
marine — l’île volante. Dans
les Voyages de Glantzby dans les mers orientales de la
Tartarie (1729), l’empire
imaginaire de
Norre ou Norreos,
au large du Japon et de la Tartarie, se présente avec des contours
inachevés :
cette étrange carte aux
rivages discontinus
pourrait exhiber par ses
blancs son statut fictionnel si les cartes contemporaines du monde ne
présentaient pas alors elles-mêmes
parfois le même type de
lacunes. Les
contours occidentaux de
l’Amérique du nord
demeurent incertains jusqu’au
milieu du siècle, tandis que
l’existence et le tracé des terres australes font l’objet de
toutes sortes de conjectures : la
déréalisation du blanc sur la carte opère tout aussi bien comme
authentification.
 Carte du monde avec les voyages de Robinson Crusoé (Robinson Crusoe, Londres 1722) Ainsi, au second
tome du Robinson Crusoé
de 1722, la mappemonde intitulée A map of the world on
which is delineated the Voyages of Robinson Cruso
inscrit bien la fiction de Defoe dans une
cartographie réelle de l’espace,
un espace que le trajet pointillé du voyageur occupe, habite,
investit, que les fuseaux des méridiens et le tracé des latitudes
quadrillent
et circonscrivent.
Mais
cet espace lui-même est hanté par le vide : à gauche,
au-dessus du tropique du Cancer, la
côte ouest de l’Amérique
du nord s’interrompt au delà d’une hypothétique île de
Californie ; continent et océan n’y
sont plus départagés.
De
même, à droite, de part et d’autre du tropique du Capricorne, le
contour de la Nouvelle Hollande demeure indécis : seule la côte
occidentale de ce qui deviendra au XIXe siècle l’Australie est
alors connue ; plus au nord, la Nouvelle Guinée s’éventre
dans la mer du sud ;
plus au sud, une mystérieuse Terre de Van Diemen hésite entre la
circonscription d’une île et le rattachement à un continent :
il faudra attendre l’extrême
fin du siècle pour que sa
circumnavigation l’établisse définitivement comme île de
Tasmanie.
 Carte du monde souterrain (Nicolai Klimii iter subterraneum, 1741) Sur la carte du
Voyage de Nicolas Klimius au centre de la terre
du baron Holberg, qui
constitue la première des trois figures de l’édition latine
comme de la traduction française de 1741, c’est
encore le blanc qui
domine :
sur la surface terrestre,
seule
se détache en Norvège la montagne depuis laquelle Niels est tombé
dans le monde souterrain ; en
dessous, le soleil souterrain
rayonne au centre d’un
grand vide dans lequel la petite bille de la planète Nazar et Niels
tombant vers elle paraissent bien petits. Les
jeux de gravitation auxquels Niels est livré en toute fantaisie
étayent
humoristiquement
l’héliocentrisme
copernicien. Si
l’on compare la carte du Voyage de Nicolas Klimius
avec les cercles concentriques du schéma du De
revolutionibus de Copernic
(1566),
on constate la même
disposition, sans le tracé
des trajectoires : le schéma de Copernic
remplit, noircit l’image de
la structure qu’il exhibe ; la carte de Mentzel pour l’utopie
de Holberg évacue la
structure, n’en
conservant que le dispositif. Les pays même que Niels visite dans le
monde souterrain après son exil au firmament de Nazar, Martinia,
Mezendore, Quama, n’y sont que des noms inscrits sous la surface de
l’écorce terrestre. Dans l’édition suédoise de 1767,
l’illustrateur tente de combler ce vide en leur donnant la
substance de quelques montagnes.
 Rencontre avec Caton devant le mont du Purgatoire (Dante, Purgatoire, chant 1) - Botticelli L’utopie se donne à
voir par la carte, mais une carte paradoxale, noyée de blanc, une
carte qui déconcerte le repérage, s’authentifie pourtant de ce
vacillement des repères, oscillant entre le continent invisible des
visions imaginaires et les continents méconnus de l’observation
impossible. Devant le monde souterrain d’Holberg plus encore
peut-être que face aux îles de Swift, le lecteur éprouve ce
vacillement : c’est une chute vertigineuse et un équilibre
d’orbites. Cette chute relève encore de la cosmographie symbolique
que Dante mobilise et que Boticelli illustre pour la Divine
comédie. La montagne creuse d’où Niels tombe a la forme du
Purgatoire où Dante et Virgile émergent des Enfers.
Holberg concilie curieusement l’ancien système géocentrique avec
l’héliocentrique en plaçant le soleil de la fiction au centre de
la terre. Le jeu concentrique des sphères fut d’abord
ptolémaïque : Béatrice en rappelle l’ordre à Dante au
chant II du Paradis. Pour figurer l’ébranlement du poète saisi
par la révélation des mystères du cosmos, Botticelli dissout
l’espace dans le blanc du cercle où il inscrit ses personnages,
Dante vacillant devant le jeu des sphères que sa Dame déploie
devant lui.
Sans doute les esquisses de Botticelli étaient-elles destinées à
recevoir de la couleur et d’autres traits. Il n’empêche :
l’inscription des deux figures dans un cercle revient obstinément
dans les dessins suivants, jusqu’au chant XXIV où elle se
dissémine en tourbillon concentrique de lumières, rayonnant depuis
le principe divin.
 Le Temple du Soleil des Mezzoraniens (Gaudence de Lucques, 2, 1753) - Le Lorain Aux cartes d’îles
et de mondes, sans doute faudrait-il ajouter les vues et plans de
villes idéales, qui dessinent des figures plus assurées. Mais, face
aux descriptions de cités idéales et de temples géométriquement
parfaits, qu’affectionnent
les textes utopiques, les
images sont rares. Tout
juste peut-on citer, en
frontispice de la deuxième partie des Mémoires de
Gaudence de Lucques, pour la
traduction française de 1753, le Temple du Soleil des Mezzoraniens
ou,
dans
la traduction française des
Hommes volants,
le
plan en
croix de
la ville de Sassdoorptswangeanti.
C’est que la fonction
de la carte n’est pas de déployer, mais au contraire de nier
l’utopie, de ramener la fiction sans lieu à l’espace authentique
et mesurable du voyage. Le blanc de la carte fait retour depuis cette
dénégation. Ce n’est pas la carte qui fonde et délimite le genre
utopique, mais son évidement, ou la perte des repères qui devraient
en assurer la lisibilité : le trait s’y défait ou s’y
perd, l’articulation de l’espace utopique à l’espace réel,
sous la forme par exemple du trajet du continent à l’île, de
l’île connue à l’île inconnue, y est brouillée, escamotée.
L’équivalent narratif de ce blanc de la carte est le topos
du naufrage, qui envahit cette littérature du voyage imaginaire, et
se répercutera d’ailleurs dans son illustration. Le naufrage rompt
le tracé du trajet, introduit entre le départ et la destination un
blanc dans la carte. Raphaël Hythlodée, chez More, n’était pas
un naufragé…
Figure et défiguration
 Portrait de Gulliver (Gulliver's Travels, 1726) - Sturt & Sheppard L’utopie des
Lumières met à l’œuvre la défection du trait, et du geste
discursif de figuration que ce trait accompagne et scénographie. Si
la carte fonde originairement le trait, la figure en constitue
l’assomption classique. Bien souvent, la série iconographique
d’une édition illustrée commence par un portrait. L’édition
originale des Gulliver’s Travels
s’ouvre en 1726 avec le portrait du Captain Lemuel
Gulliver of Redriff ætat[is] suæ LVIII,
comme si Gulliver âgé de 58 ans était l’auteur réel du livre :
Sturt et Sheppard, qui signent la gravure, pourraient bien avoir
gravé Swift lui-même, qui eut 58 ans en 1725. Toute l’histoire
des Voyages de Gulliver
peut ensuite se lire comme un jeu de défigurations successives de ce
portrait initial : Gulliver géant à Lilliput, nain à
Brobdingnag, oublié à terre sous
Laputa, nu parmi les Houyhnhnms : c’est ainsi du moins que le
représente l’illustrateur de la première traduction française,
en 1727, substituant ces figures aux cartes de l’édition
anglaise ; la série iconographique sera reprise la même année
en Hollande, à nouveau à Paris en 1762 et en 1795.
Le réveil de Gulliver à Lilliput, entravé de liens minuscules,
deviendra même l’image emblématique du livre : le texte
produit, pour chaque nouveau voyage, la description d’une nouvelle
île, de nouveaux habitants, de leurs mœurs, de leurs discours et de
leurs controverses ; mais l’image, anticipant sur le devenir
de ces textes qui vont participer à l’émergence au dix-neuvième
siècle d’une littérature de jeunesse refoulant le discours
utopique sous l’imaginaire du voyage, décline des figures de
Gulliver, c’est-à-dire, selon la logique même, classique, de la
figure, des altérations, des défigurations. Le portrait noble,
auctorial, de Swift-Gulliver tombe dans l’oubli au profit de ces
figures de l’humanité démunie, décentrée, humoristiquement
humiliée : dans l’édition parisienne de 1797, un portrait du
« Docteur Swift »,
placé dans un ovale similaire à celui du Gulliver de 1726, rompt la
fiction autobiographique.
 Robinson Crusoé (frontispice de l’édition originale de 1719) - Clark & Pine Si, au contraire de
celui de Gulliver en Swift, le portrait liminaire de Robinson Crusoé
devient durablement une véritable signature du roman de Defoe, c’est
parce qu’il s’agit d’un portrait défiguré. Il s’agit
pourtant d’abord, comme chez Swift, d’un artefact de portrait
d’auteur : Defoe avait pris soin de mettre en scène, dans son
île, la rédaction par Robinson de son journal. L’édition
originale publiée à Londres en 1719 ne comporte qu’une gravure
frontispice,
réalisée par Clark et Pine, représentant Robinson armé de deux
fusils et d’un sabre, vêtu d’un chapeau de fortune en cône et
d’un manteau de peau de bêtes, campé sur son île entre son abri
fortifié dont on distingue à droite la palissade, et son vaisseau
s’abîmant à gauche dans les flots. L’image sera reprise, avec
quelques variations, par Clark lui-même en 1722,
puis par Picart dans la première traduction française de 1720.
La gravure de Picart, qui fait disparaître le naufrage, ajoute un
parasol et remplace le sabre par une scie, devient ensuite le modèle
pour les gravures anonymes des éditions ultérieures : la
traduction hollandaise de la même année,
l’édition publiée en français à Amsterdam en 1764 (« Robinson
allant à la chasse »)
et les autres éditions de Hollande qui reprennent son programme
iconographique.
 Philippe Quarll avec Beaufidelle (Le solitaire anglais, Paris, 1729) Robinson barbu,
hirsute, vêtu comme un sauvage et armé jusqu’aux dents, posant
pour le portrait, paradant même, est un portrait spectaculaire, à
la fois conquérant et déshumanisé. Ce n’est pas un autre
portrait, une figure de l’altérité ; c’est soi-même, le
je auctorial que le lecteur sera amené à prononcer, à incorporer,
un soi défiguré, fondant l’autre monde utopique à partir de sa
propre défiguration. La défiguration de la figure vient se
superposer à la dénégation de l’utopie par la carte et par le
portrait. Le dénuement de Robinson est figuré, dans le portrait
frontispice, par un suréquipement : démuni, il surabonde en
munitions ; exilé, il exhibe son autonomie.
Le portrait de Robinson
fit des émules : Philippe Quarll, le Solitaire anglais de
Dorrington, apparaît au frontispice de l’édition de 1729
torse nu, la barbe tombant jusqu’au ventre, armé d’une hache et
d’un tas de fagots : parodie de Vendredi, son singe
Beaufidelle le suit avec sa part de bois, singe homme à la manière
des hommes singes de la Physiognomonie de Della Porta,
dont le traité de 1586 a servi de base et de modèle à la
théorisation classique de l’expression des passions. Beaufidelle
trahit le travail de l’animalité à l’œuvre dans la figure de
Robinson.
 Martinien en perruque (Nicolai Klimii iter subterraneum, 1741) Car il y a, dans
l’iconographie utopique des Lumières, bien d’autres hommes
animaux : le peuple raffiné des singes martiniens du Voyage
de Nicolas Klimius de Holberg,
ou les hommes-singes de La Découverte australe de Restif
et tous leurs avatars hybrides des îles voisines. En 1786, les
Voyages imaginaires ne tolèrent plus ces débordements de
l’économie classique de la figure. À l’intégration directe de
l’animalité dans la figure, Marillier préfère la rencontre de
l’homme et de l’animal, exotique ou monstrueux : l’énorme
morue de Philippe Quarll,
le serpent abattu par M. de Courmelles,
l’autruche de l’Histoire des oiseaux,
le griffon de Nicolas Klimius,
l’aigle géant de L’Île inconnue tué par le chevalier
des Gastines,
l’alligator des Hommes volants,
l’oiseau géant qui enlève Jacques Sadeur
constituent autant de défigurations dissociées de la figure. Dans
les rares représentations de métamorphose, le merveilleux ne se
décèle guère à l’image : le gros chien des Lutins de
Kernosi est en fait Noble-Épine changée en ourse ;
on a peine à distinguer un reste de bec de hibou sur le visage de
Sinoüis embrassant Lamékis.
 Nicolas Klimius en empereur (Nicolai Klimii iter subterraneum, 1741) - Mentzel Comme chez Swift, Defoe
et Dorrington, le frontispice du Voyage de Nicolas Klimius est
un portrait du héros voyageur supposé autobiographe, que ce soit
dans les éditions latine et française de 1741, l’édition
française augmentée de 1753 ou la traduction suédoise de 1767 :
Nicolas Klimius (Niels Klim) y pose majestueusement en empereur du
monde souterrain (cf. chap. XIV). Même si la gravure, très
sérieuse, n’en laisse rien paraître, la majesté de l’empereur
éphémère est parodique et l’histoire de Niels est avant tout
celle, paradoxale d’une double chute : de la terre vers Nazar,
puis de Quama, dans le firmament souterrain, vers la terre. Dans la
luxueuse édition danoise de 1789, le portrait équivoque disparaît :
Niels est représenté en frontispice dans sa chute paradoxale,
tombant à l’envers de son trou terrestre vers le ciel souterrain.
L’équilibre de la dénégation utopique se rompt, permettant dans
les gravures suivantes le déploiement d’un espace imaginaire
continu, où le lecteur voit ce que voit le héros : son rêve,
la retraite spirituelle des hommes-arbres du pays de Potu,
les sénateurs potuans jugeant leur prince défunt ;
réalité référentielle, visions et récits rapportés au narrateur
se fondent en un seul continuum imaginaire, dont la grotte et le
trou, représentés comme un œil géant dont Niels serait la
pupille, figurent désormais le passage.
Une nouvelle figuration, d’enfance et de rêverie, deviendra alors
possible.
 Respect du culte religieux (Voyage du prince de Montberaud dans l’île de Naudely, 1705) - d’après Harrewyn La logique de la
défiguration n’atteint pas seulement le narrateur : à partir
de lui, elle se déploie dans la diversité de ses rencontres,
déclinées comme autant de variations dans la défiguration.
L’animal est au principe de la figure ; le monde est son
devenir et son accomplissement : la singularité de la figure
s’inscrit dans une typologie, dont le tableau déploie une
structure du monde.
Le déploiement de
l’illustration par portraits constituant un monde caractérise la
première tendance de l’utopie des Lumières. La logique du
portrait n’entraîne pas nécessairement la représentation d’une
figure simple, d’autant que le dispositif scénique est déjà à
l’œuvre. Dans la très morale Relation du voyage du prince de
Montberaud dans l’île de Naudély, de Lesconvel (1703), les
gravures de Jacques Harrewyn semblent suivre un programme dicté par
La Bruyère, ou plus exactement renversé en vœu pieux que
soulignent lourdement les légendes ajoutées en cartouche dans la
contrefaçon de 1705 : Piété dans les églises,
humilité des évêques,
respect des juges pour les nobles,
modestie des femmes :
les gravures ici ressemblent à des scènes alors qu’elles ne
s’appuient sur aucun événement narratif dramatisé ; le
portrait moral fait tableau et, par la série des tableaux, constitue
un monde.
 Habillement des femmes de Manghalour (Les Femmes militaires, 1735) - Sixe Les Femmes militaires
de Rustaing de Saint-Jory (1735) relèvent
de la même veine morale. Le
naufrage du protagoniste
dans l’île de Manghalour permet le déploiement d’une utopie
d’abord pastorale (le peuple de Manghalour descend de chevaliers
des croisades échoués là au XIIe siècle), puis orientale :
les deux estampes les plus
notables, dessinées par Louis-Antoine Sixe, représentent l’une le
vêtement des femmes de Manghalour,
lance et bouclier au poing car elles participent quand il le faut à
l’effort militaire, l’autre la Montagnarde aux trois amants,
observée dans un miroir magique par la princesse Bulbul, dans
l’histoire enchâssée qui conte l’origine des Guèbres. La
bergère vertueuse et guerrière de Manghalour s’oppose ainsi à la
Montagnarde coquette, dans un diptyque moral de cartes à jouer.
La même esthétique de
la carte à jouer se retrouve avec plus de fantaisie dans la première
édition du Voyage de Nicolas Klimius (1741), après le
portrait du narrateur en empereur, en frontispice, et la carte du
monde souterrain. Deux gravures représentent successivement un
citoyen potuan (Typus Civis Potuani, un caractère, un type)
et un Martinien, c’est-à-dire un citoyen arbre et un citoyen
singe,
sans action ni mise en scène, comme des figures pures, et en même
temps des figures impossibles : la tête et les pieds du Potuan
émergent difficilement du palmier qui les enserre, tandis que le
singe en perruque, comme projeté en avant, semble prêt à retomber
à quatre pattes : l’animal et le végétal aspirent la figure
vers sa défiguration. Dans la Découverte australe, cette
aspiration prolifère : des simples hommes-de-nuits
on passe, d’île en île, aux hommes singes, ours, chiens, cochons…
jusqu’aux hommes-oiseaux.
 Glum habillé, vu par devant et par derrière (Les hommes volans, 1763) Les cartes Pokemon et
leurs avatars, que tous les enfants de la fin du XXe siècle ont
collectionnées avec passion, sont les héritières directes de cette
figure utopique qui s’est constituée entre plantes et animaux à
l’époque des Lumières. La plupart des Pokemons disposent d’au
moins deux figures, le charmant animal de compagnie inoffensif et son
« évolution » terrifiante, la figure et sa défiguration.
La figure part de soi (le doudou informe, l’animal familier) pour
aller vers les monstres, qu’elle identifie par la collection qu’ils
constituent, au monde. Chez Rétif, ce ne sont pas directement
Victorin, Christine et leurs charmants enfants qui observent les
hommes-animaux : la médiation d’un utopique royaume du
bonheur, et des machines volantes qui en garantissent
l’inaccessibilité, puis l’expansion colonisatrice, leur est
nécessaire. Face à la faune exotique et difforme qu’ils
découvrent, au-dessus d’elle, Binet, l’illustrateur de Rétif,
déploie les ailes artificielles et gracieuses des aventuriers
volants. L’homme observateur est déjà un animal observé :
l’identité devient quasiment parfaite lorsque les oiseaux
mécaniques qu’ils sont devenus parviennent dans l’île des
hommes-oiseaux. Sans doute Rétif s’inspire-t-il, outre le
Telliamed de Benoît de Maillet, des Aventures de Peter
Wilkins, de Robert Paltock (1751), dont la traduction française
en 1763 était illustrée : les planches I, II et IV,
représentant un Glum par devant, par derrière, puis avec son
éventail déployé, relèvent encore de l’esthétique de la carte
à jouer.
La Planche VI
représente cependant une mutation intéressante : Pierre assis
sur une chaise et tenant son fusil, regarde Nasgig et le général
Harlokin combattre dans les airs devant lui. Les figures s’ordonnent
en scène, comme cela deviendra systématique dans les compositions
de Binet pour La Découverte australe en 1781. Mais cette
ordonnance scénique est comme entravée par la constitution figurale
dont elle est issue : chacun des combattants, environné des
arrêtes de ses ailes, peine à atteindre l’autre, comme si
l’autonomie de la figure entravait la relation narrative, tandis
que Pierre spectateur, assis sur un improbable tapis, semble relever
d’un autre monde.
L’intégration scénique
 Raphaël Hythlodée avec les amis de More (Thomas More, Utopie, Bâle, 1518) La scène, sa tension narrative, son dispositif de
représentation, constituent l’horizon d’efficacité de l’utopie
des Lumières. Elle permet d’articuler l’espace de la carte à la
singularité des figures, de faire jouer dynamiquement leurs
singularités. La scène totalise et homogénéise les hétérogénéités
constitutives de l’univers utopique. Elle rend l’utopie
facilement, immédiatement communicable, elle la scénarise, la
normalise : mais, ce faisant, elle en abdique la teneur
discursive, la vocation théorique, l’ambition politique. L’utopie
devient voyage imaginaire, glisse de la littérature savante vers le
divertissement enfantin.
Le travail de normalisation scénique est sensible
dès le début du siècle. Les seize gravures de l’édition de 1715
de L’Utopie de More
constituent un témoignage
significatif : dans l’édition de 1518, Holbein
disposait Pierre Gilles, Thomas More, Raphaël Hythlodée et
le jeune John Clement dans le
jardin d’Anvers où leur
dialogue est censé avoir eu lieu ;
le banc de gazon surplombant
le dallage du jardin déployait en frise
le cadre dialogique du jeu
discursif de l’utopie. Les deux premières gravures de 1715
transforment ce cadre en scène :
la rencontre de More avec
Pierre Gilles et
Raphaël Hythlodée dans
la collégiale est
traitée à la manière des intérieurs d’églises hollandaises de
Saenredam,
et reprend la composition de
Hendrik van Steenwijk l’Ancien pour l’intérieur de la cathédrale
Notre-Dame d’Anvers.
Au premier plan à gauche, le secrétaire de la ville d’Anvers,
représenté en jeune cavalier portant l’épée (il a 29 ans en
1515, date supposée de
l’entretien), tire
à l’écart More, vêtu de
l’austère
manteau puritain,
et délaisse un moment Raphaël
Hythlodée qu’on distingue au second plan attendant
entre les deux pierres
tombales, reconnaissable à sa
longue barbe blanche et à sa
cape jetée sur l’épaule. Le
graveur ne représente pas simplement la rencontre de More et de
Raphaël, mais le jeu complexe entre les personnages : More a
aperçu Pierre Gilles en conversation avec un inconnu ; Pierre
Gilles l’a délaissé un moment, prend More à part, lui explique
qui est Raphaël ; dans un troisième temps, après celui choisi
par l’illustrateur, More s’avancera vers Raphaël pour l’inviter
chez lui. Pierre Gilles est disposé ici entre More et Raphaël
Hythlodée, faisant écran, et par cet écran le donnant à voir :
More peut, tandis que Gilles lui explique qui est Raphaël,
discrètement observer l’inconnu qui s’est poliment détourné.
 Raphaël invité dans le jardin de More (More, Utopie, 1715) De la même manière,
dans la deuxième gravure,
le banc de gazon où sont assis les interlocuteurs du dialogue n’est
plus qu’un petit élément de la composition générale, qui ouvre
la perspective d’un vaste jardin à la française du XVIIe siècle,
avec fontaine baroque et parterres à motifs géométriques :
c’est aussi bien le cadre des conversations d’Adamas et d’Alexis
au jardin du château de Marcilly, dans L’Astrée de 1633.
L’audace de l’estampe de 1715 consiste à placer les personnages
au second plan : au jeu animé de leur conversation (Pierre
Gilles à gauche, reconnaissable à son épée, s’est levé)
s’oppose le jeu réglé des eaux de la fontaine devant eux, que
domine une statue de Neptune tenant un trident, comme si l’ordonnance
de la fontaine préfigurait celle de l’utopie.
Le tour de force des gravures suivantes consiste à
transposer en scènes le discours systématique de L’Utopie.
La composition pour la
Punition des voleurs
s’ordonne en trois plans : au premier plan dans l’ombre, le
fouet pour les récalcitrants aux travaux d’intérêt général ;
au second plan dans la lumière, l’heureux labourage, auquel
s’adonnent, l’un avec une
charrue, l’autre avec une pelle, un troisième à la herse, les
prisonniers qui s’amendent ; au fond, vers la mer, s’étend
la ville, dont les rues tirées au cordeau et la forme circulaire
indiquent discrètement le statut utopique : il pourrait presque
s’agir de n’importe quelle ville, de n’importe quel paysage
venant servir d’écrin au jeu différentiel des premiers plans. La
représentation du Port d’Utopie, qui constituait la
base de la carte allégorique originale, est désormais assujettie à
cette tripartition : l’illustrateur lui assigne un vaste
ciel de Marine hollandaise et un premier
plan dramatique, les débris du navire romano-égyptien jadis échoué
en Utopie,
un incident du récit qui ne
concerne pas directement Raphaël, mais, monté
en épingle par l’image,
permet de normaliser le récit utopique en plaçant à sa tête le
naufrage constitutif du voyage utopique classique :
l’épisode
du naufrage, quasiment systématique dans l’utopie
des Lumières, est illustré
dans Robinson Crusoé,
dans Les Femmes militaires,
dans L’Île inconnue.
 Le rêve de Robinson (Robinson Crusoé, traduction hollandaise, 1720) L’intégration
scénique du matériel utopique est spectaculaire quand on peut
suivre l’évolution des programmes iconographiques d’un même
texte dans ses éditions successives. Nous avons vu par exemple la
fortune extraordinaire du portrait liminaire de Robinson en clochard
suréquipé. Un autre épisode plébiscité par les illustrateurs du
XVIIIe siècle est celui du rêve mystique de Robinson en proie à la
fièvre, rêve qui le conduit à la conversion religieuse : il
retrouve l’usage de la prière et lira désormais régulièrement
la Bible. Dans la traduction
hollandaise de 1720,
l’apparition céleste du
rêve est figurée auréolée
de feu, de plain pied avec Robinson qu’elle
menace
de sa pique. Sur la gravure
de Picart pour la traduction française de la même année, Robinson
est à sa table, sa bible ouverte devant lui. Au-dessus de lui, dans
un ovale lumineux nettement circonscrit et
tranchant avec l’obscurité de la pièce,
la scène du rêve est représentée en modèle réduit : le
rêve est retranché dans une bulle explicative, la performance
symbolique de la vision mystique est circonscrite, ramenée à une
causalité hors-scène : c’est
devant sa Bible ouverte que Robinson fait l’expérience de la
conversion ; la lecture vient concurrencer la vision. Dans
l’édition de 1764,
la mandorle de la vision a disparu, la légende indique que
« Robinson trouve de la consolation dans les paroles qu’il
vient de lire de la Bible » : c’est après
la lecture de la Bible que, repoussant le livre, il lève la tête et
les bras au Ciel pour invoquer Dieu ; la causalité s’est
inversée, le déploiement
visionnaire est complètement intériorisé.
 Guerrier iroquois (Encyclopédie des voyages, 1796) - Labrousse > St Sauveur De la même
manière, la soumission de Vendredi à Robinson qui vient de lui
sauver la vie est décrite dans le texte comme un rituel symbolique
caractéristique, dont on
retrouve la représentation
avec le rituel iroquois de soumission illustré par Grasset de
Saint-Sauveur en 1796.
L’illustration de la
traduction hollandaise de
Robinson Crusoé respecte
scrupuleusement le rituel décrit par Defoe : Vendredi
agenouillé a replié sa tête à terre contre lui, le pied de
Robinson est posé contre sa nuque. Au second plan, on distingue un
cannibale étendu mort, et, derrière lui, un
mourant qui tente de se
relever en prenant
appui sur un coude. La
circonstance est dans le
texte : Robinson le couchera en joue de son fusil, et Vendredi
courra le décapiter. Le
massacre des cannibales par Robinson cause, produit la soumission de
Vendredi ; la soumission
de Vendredi permet de parachever le massacre des cannibales :
l’image n’établit pas un
enchaînement narratif, mais plutôt un système d’équivalences ;
c’est
bien la performance symbolique qui est ici représentée.
 Allégeance de Vendredi (Robinson Crusoe, traduction française, Amsterdam, Chatelain, 1743) - Picart La gravure de
Picart pour la traduction française
s’inspire à première vue de la
composition hollandaise, qu’elle reproduit de façon inversée,
morts et mourants compris. Mais
le geste de Vendredi, saisi
non plus au milieu, mais à la fin de la séquence narrative,
n’est plus le même : il prend le pied de Robinson dans ses
mains ; agenouillé devant lui, il s’apprête à embrasser son
pied. Le geste respecte les bienséances et ménage, comme
on le ferait au théâtre, la
visibilité du visage de Vendredi. La
composition d’ensemble adopte désormais la structure tripartite
d’une
gravure scénique, introduisant,
derrière les deux cannibales terrassés, un
bras de mer et un troisième
plan. Ce bras de mer est
mentionné par Defoe :
Picart n’est pas moins bien informé du texte que l’illustrateur
hollandais. La gravure se lit
ici chronologiquement de haut en bas : en haut, les canots des
cannibales ont accosté sur la plage ; c’est
de là que Vendredi, qui
était promis à être dépecé par eux, s’échappe tandis
qu’ils se repaissent de son compagnon : le guerrier en pagne
équipé d’une lance qui se détache du groupe dansant est
l’un des poursuivants de
Vendredi, comme
le confirme la comparaison avec la gravure sur bois de l’édition
anglaise de
1752, qui représente la séquence sous un autre angle, depuis la
mer.
Defoe écrit que Vendredi
est poursuivi par trois guerriers, mais que deux d’entre eux
seulement franchissent derrière lui le bras de mer qui le sépare de
Robinson. Ce sont, chez
Picart, les deux cadavres du
second plan. Celui qui se trouve juste derrière Vendredi est sans
tête : Vendredi a tranché sa tête et l’a déposée aux
pieds
de Robinson. L’illustration scénique arrive au terme du récit et
en condense les événements ; elle organise la simultanéité
visuelle du déroulement narratif.
 Soumission de Vendredi (Robinson Crusoe, traduction française, Amsterdam, Châtelain, 1768) La gravure de
1764
reprend en la radicalisant
la composition de Picart : on retrouve, en haut à gauche, la
danse des cannibales, puis, sous eux, la crique, puis, perdus un peu
dans les replis du terrain, les deux cadavres, enfin Vendredi aux
pieds de Robinson déposant la tête de son poursuivant décapité.
Le rituel du pied a complètement disparu.
Le
dessin de Marillier pour les Voyages imaginaires
de Garnier revient, en 1786, au rituel original :
comme dans la gravure de la traduction hollandaise de 1720, Vendredi
place le pied de Robinson sur sa tête et le cannibale du second plan
se redresse sur son séant. Mais Marillier relève
la tête de Vendredi : le jeu fondamental est désormais
scopique. Vendredi s’abaissant devant Robinson lui fait pourtant
face, tout se joue dans l’échange intense de leurs regards, barré
par le pied du maître et le bras de l’esclave. Pour ce jeu, il
fallait un témoin : assis derrière Vendredi, son ancien
poursuivant fait office de spectateur. Appuyé à terre d’une main,
se tenant le genou de l’autre, il ne s’apprête pas à bondir ;
il s’installe pour regarder : on a peine à croire que dans un
instant celui qui lui montre le derrière l’aura décapité…
A bien
des égards, la série iconographique réalisée par Marillier pour
les Voyages imaginaires
marque une mutation décisive : Robinson Crusoé,
placé en tête du recueil, acquiert désormais un statut exemplaire
et fédérateur ; il devient le voyage imaginaire dont tous les
autres découlent et, à partir de là, incarne la nouvelle utopie
anti-utopique qui va, avec le
Cabinet des fées dont
les Voyages imaginaires
constituent le pendant,
fonder la littérature de jeunesse. La première image imaginée par
Marillier montre Robinson sur le rivage contemplant désespérément
l’épave de son vaisseau.
Seul devant la mer démontée et le ciel de tempête, dressé sur un
promontoire qui déploie devant lui le panorama pré-romantique,
c’est déjà le Promeneur au-dessus des brumes
de Friedrich.
Dans les éditions du XIXe siècle, le geste de supplique disparaît
au profit de la longue vue de l’observateur : ainsi dans la
composition liminaire de Percy William Justyne pour l’édition de
1863.
 Machine à inventer les livres (Gulliver's Travels, III, 5, 1726) - Hermann Moll
La scène ne se contente pas d’utiliser le
regard comme vecteur d’organisation formelle du dispositif de la
représentation. Elle le thématise : l’illustrateur
privilégiera les moments du récit où le regard joue un rôle
narratif déterminant. On est frappé par exemple, lorsque l’on
compare les séries illustratives de Gulliver,
par l’émergence du regard
du narrateur. L’édition originale de 1726 ne comporte que des
cartes, et reproduit en plus la machine à inventer les livres
imaginée par les savants de Laputa :
comme l’alphabet des Utopiens en 1518,
cette machine s’inscrit dans un monde de signes, en deça même du
jeu des figures qui préparera l’avènement de la scène. Mais
de quelle scène s’agit-il ? En apparence
Gulliver entravé autour
duquel s’affairent les Lilliputiens
se répète à l’identique dans
la traduction française de 1727, chez
Marillier, dans les Voyages imaginaires
de 1786,
et dans l’édition Didot de 1797.
Mais à y bien regarder, les
Lilliputiens de 1727 s’affairent pour attacher Gulliver sans le
regarder ; ils lui tournent même ostensiblement le dos et
occupent l’espace de façon homogène jusqu’à la ville qu’on
distingue au loin. Soixante
ans plus tard, Marillier
choisit le moment où, les liens étant posés, un
Lilliputien s’enhardit à venir parlementer avec Gulliver. Monté
sur le haut de sa poitrine, il s’adresse à lui, et Gulliver fait
un effort de la tête pour, malgré les liens dans ses cheveux, le
regarder. Tous les autres Lilliputiens, qui ont cessé de s’affairer,
observent la scène, à gauche, à droite et derrière lui :
l’espace scénique s’ordonne, circonscrit par le cercle des spectateurs. Dans la
gravure d’après Lefèvre de l’édition de 1797,
Gulliver est encore endormi,
et seuls les premiers liens sont posés. Mais Lefèvre, comme
Marillier, dispose un Lilliputien au haut de la poitrine de Gulliver,
prêt pour le face à face. A l’arrière-plan, c’est toute une
armée qui s’est mise en branle depuis la ville qu’on distingue
au fond à droite : le
cheminement des Lilliputiens ordonne l’espace de la représentation,
établit dans l’espace la chronologie narrative.
 Réveil de Gulliver à Lilliput (Gulliver, Garnier 1873) - Granville
illustrée par Granville,
cet espace d’inscription narrative s’estompe : Gulliver
redresse la tête et dévore des yeux son interlocuteur minuscule. Le
dispositif scénique lui-même est englouti dans ce
regard dévorant.
Après la scène : projection et réserve
imaginaire
Il
ne faut donc pas considérer l’organisation scénique de la gravure
comme une structure fixe, ou comme un régime sémiotique stable, qui
différencierait un genre illustratif par rapport à d’autres
genres, comme la carte ou le portrait. L’intégration ou la
contamination scénique de l’illustration est un phénomène
dynamique, qui suppose toutes sortes de statuts intermédiaires. La
formalisation de l’image comme scène passe par l’inscription des
figures dans un espace et un système de relations, par la mise en
équivalence de cette organisation spatiale avec une progression
narrative et une condensation temporelle, et par la focalisation sur
l’échange des regards et les jeux de
dissimulation et de révélation
que cet échange induit. Ce processus est massif, mais il est
lui-même relayé par ce que l’on pourrait définir comme le
débordement imaginaire de la représentation, où la scène se
dissout.
 Lucidor au cachot de Nabal (Voyages imaginaires, Voyage de la raison) - Marillier La série des 77
dessins de Marillier pour les
Voyages imaginaires
réunis par Garnier se situe précisément
à ce point de basculement,
ou de débordement
du dispositif scénique. La
collection créée par Marillier ne présente grosso modo
que deux dessins par volume, ce
qui implique une sélection sévère des séquences à illustrer :
l’effet
d’ensemble, qui accentue
l’évolution des textes même,
déconcerte
au point que, bien que les Voyages imaginaires contiennent
la collection la plus complète d’écrits utopiques publiée au
XVIIIe siècle, on peut se demander si ce corpus iconographique, pris
dans sa physionomie d’ensemble, a encore quelque chose à voir avec
l’utopie : les lits et
les alcôves, les salutations, rencontres
ou adieux, les serments et
les protestations évoquent immédiatement l’illustration
romanesque. L’espace
se resserre, se privatise : chambres sans ouverture, bosquets
sans perspective, cachots et grottes, évacuent
l’espace public, précipitant
le regard vers l’abîme intérieur de l’imagination.
 La Charité romaine (version de l'Ermitage) - Rubens Pour illustrer
le Voyage de la raison en Europe
de Caraccioli, Marillier choisit la première rencontre de la raison,
qui a pris l’apparence du jeune philosophe Lucidor. La scène se
situe dans la prison où le vieillard Nabal, victime
de l’injustice du tyran,
est enfermé.
On voit à peine la lucarne
grillée qui éclaire le sol depuis la gauche : ce qui frappe,
c’est surtout la large
voûte dénudée qui
bloque la perspective et lisse en quelque sorte l’espace de la
représentation. La visite au
cachot n’est pas un thème nouveau, et Marillier peut puiser dans
le répertoire des Charités romaines, depuis Rubens
jusqu’à Lagrenée.
La visite de Péro au cachot de son
père Cimon suppose la mise en tension de l’horrible intimité du
père et de la
fille, qui l’allaite pour l’empêcher de mourir de faim, avec la
surveillance des gardiens, soit que ceux-ci, depuis la lucarne, la
surprennent et l’observent, soit que la présence simple de la
lucarne, ou le regard inquiet de Péro, suggère la possibilité, à
tout instant, de leur surgissement. Caraccioli
n’évoque aucun gardien lors de la visite de Lucidor au cachot de
Nabal : ils sont censés être seuls. Marillier pourtant
sacrifie aux codes de la représentation scénique, et en supplée un
derrière le vieillard, témoin de leur échange et garant de sa
visibilité pour le spectateur. Mais sa présence gratuite, sans
conséquences dramatiques, le neutralise en quelque sorte ;
c’est ici le mur du cachot
qui devient
l’acteur principal de la scène et porte
les phrases du vénérable vieillard : « J’avois
une place brillante qui auroit pu m’éblouir, je ne m’occupe ici
que de mon ame qu’il est impossible d’enchaîner. Je l’élève
au-dessus de ce corps que vous voyez captif, & je la promène
dans des espaces mille fois plus vastes que la Turquie. »
(Voyages imaginaires, t. 27,
p. 143.)
 Sinoüis retrouve Lamékis au cachot (Voyages imaginaires, Lamékis 4) - Marillier Le mur de la captivité projette l’immensité du
monde que parcourt l’âme du sage ; le resserrement de cette
scène effondrée sur elle-même constitue une nouvelle réserve
imaginaire, le ressort d’une nouvelle expansion possible.
Contrairement à ce que suggère la légende, le moment choisi par
Marillier n’est d’ailleurs pas celui, fort stoïcien, des paroles
du vieillard, mais de la réponse de Lucidor, dont le bras levé
accompagne le discours : « Il n’y a ni prison ni exil
pour une ame élevée, lui répliqua Lucidor, les murs tombent à
l’aspect d’un homme qui regarde la terre comme un atôme, &
qui ne tient qu’à son devoir. » Le mur du cachot est destiné
à tomber ; le spectacle de la vertu fait tomber le mur ;
l’œil de l’âme se révolte contre cette chambre de l’innocence
persécutée et la raison appelle à une nouvelle liberté.
De même, la dernière illustration de Marillier
pour Lamékis du Chevalier de
Mouhy
représente les retrouvailles de Sinoüis, l’homme-hibou, avec
Lamékis dans l’appartement
souterrain où son épouse
Clémelis a été enfermée par Zélimon.
Lamékis changé en serpent a repris forme humaine en se glissant
dans le lit de Clémelis, mais celle-ci a été
enlevée par Zélimon durant son sommeil.
Lamékis
s’est
retrouvé seul, nu et enfermé. Sur
le dessin de Marillier, les
gardes, ou
culambis, qui
escortent Sinoüis se
tiennent derrière lui ; l’un d’eux, au premier plan à
gauche, tient dans ses mains les chaînes dont il va bientôt charger
Lamékis à la manière de Sinoüis. Une
borne à laquelle une chaîne est scellée (un peu incongrue dans ce
qui est censé être un appartement souterrain !) indique la
captivité à laquelle ils sont destinés. Le
cachot voûté, avec son mur
lisse sur lequel se détache l’embrassade des deux amis, pourrait
être celui de Nabal dans le Voyage de la raison et
remplit le même office que la grotte du premier dessin de Marillier
pour Lamékis,
où le jeune Lamékis se trouve recueilli ; la
même grotte
apparaît, la
même année, à
la suite de L’An mille quatre cent quarante,
pour illustrer
L’Homme de fer de
Mercier.
Pour
Lamékis, Marillier
utilise les culambis
arrêtés derrière
Sinoüis comme des
témoins de la
scène de retrouvailles, de
la même manière que, dans
le
Voyage de la raison,
le gardien derrière le vieillard assistait à la venue de Lucidor.
Même si ici rien n’évoque
la liberté paradoxale du stoïcien dans les fers, la captivité
héroïque de l’ami fidèle et du mari constant est
le prétexte au long récit mutuel des aventures qui les ont menés
l’un vers l’autre : le
cachot opère bien comme réserve imaginaire où vient se projeter
une interminable narration…
 Histoire des Sévarambes. Calénis (Dess pour les Voyages imaginaires) - Marillier Le second dessin pour l’Histoire des
Sévarambes semble contredire
cette tendance.
Ce n’est ni dans un cachot, ni dans un appartement secret, mais
devant le très officiel autel du Temple du Soleil que la jeune
Calénis est représentée dans les bras du vice-roi Sévaristas
qu’elle s’apprête à épouser, trahissant sa foi donnée à
Foristan. Le jeune infortuné surgit à droite au bas des marches de
l’autel et tente de se suicider. L’histoire aura une fin
heureuse : Foristan ne meurt pas, Calénis prise de remords
revient vers lui, et Sévaristas renonce généreusement à elle. La
scène fait penser à l’histoire, beaucoup plus tragique, de
Corésus et Callirhoé, soit dans la version qu’en donne Fragonard
pour son tableau d’agrément,
soit plutôt dans celle gravée par David Coster d’après Robert
Duval pour illustrer l’opéra de Destouches dans le Recueil
des opéras publié
à La Haye en 1718.
Le modèle en est
incontestablement de la grande peinture d’histoire, qui met
en scène un espace public et politique, celui-là même que vise le
discours classique de l’utopie.
Mais précisément
le tableau de Calénis prise entre ses deux amants n’est qu’un
tableau : Marillier dessine d’après la description que
Vairasse donne du tableau accroché dans le Temple du Soleil pour
commémorer la magnanimité de Sévaristas. Chaque
vice-roi est commémoré dans le Temple par une scène exemplaire,
dont la série constitue, dans le texte de Vairasse, un discours
utopique de l’exemplarité. D’un
point de vue sémiotique, il s’agit d’une scène au second
degré : la scène dans le Temple est une représentation de
scène, l’espace public qui s’y déploie est lui-même inscrit à
l’intérieur de l’espace qu’il représente, l’action en est
donnée à méditer aux Sévarites avant d’être livrée au
lecteur. On observe le même
phénomène pour la scène similaire des Mémoires de
Gaudence de Lucques, illustrée
dans l’édition anglaise de 1786,
où Berilla, qui a donné des gages d’amour aux deux fils du
Pophar, est condamnée par ce dernier au célibat. Le fils cadet
s’interpose alors et cède généreusement sa place à son frère.
Gaudence, le narrateur, qui
est devenu le peintre officiel des Mezzoraniens, fait un tableau de
la scène qu’il offre à Sophrosine, la fille du Pophar dont il est
amoureux, de sorte que ce que
nous voyons sur l’image (comme ce que nous lisons dans le texte)
n’est pas à proprement parler l’événement même, mais sa
représentation par Gaudence, dont l’exemplarité vertueuse est
médiée par l’histoire de Sophrosine dans laquelle celle de
Berilla est enchâssée.
 Audience quotidienne du Roi (L’an 2440, éd. 1786) Dans les deux
cas, ce que le lecteur lit
et voit n’est pas
directement l’événement, mais sa commémoration : nous
sommes donc bien dans une logique de projection imaginaire.
La
médiation du tableau
emprunte toutes sortes de formes.
Ainsi la salle du trône
représentée sur le frontispice du tome II de l’édition de 1786
de L’An deux mille quatre cent quarante
de Sébastien Mercier,
dont la composition est très proche du tableau de l’Histoire
des Sévarambes
illustré par Marillier, nous montre l’audience
quotidienne du Roi : il se fait lire l’actualité du jour par
un conseiller à gauche et s’apprête à entendre les doléances
d’une jeune femme qui s’est avancée au premier plan à droite.
L’espace public se déploie ici dans toute sa majesté, en présence
du peuple rassemblé, et dans la solennité d’une vaste salle aux
colonnes corinthiennes du plus grand style. Mais une inscription
attire notre regard, « Eternité », sur la première
marche du trône. Comme le texte de Mercier le précise, le roi est
en fait assis sur le tombeau de son prédécesseur, tombeau qui est
destiné à devenir le sien quand son successeur aura pris sa suite.
Tout est mis en place, dans cette image, pour conjurer la
temporalité : elle ne représente pas l’événement d’une
audience particulière, mais la régularité de l’audience
quotidienne ; elle ne déploie le faste du Roi que comme gangue
enserrant
le noyau sépulcral du
tombeau de tous les rois ; la scène nourrit en son cœur la
réserve imaginaire de ce tombeau et l’inquiétude majestueuse de
l’inscription qu’il porte. Une
permanence
du monument se substitue à la théâtralité de l’événement.
La
série iconographique de L’Île inconnue,
dans les Voyages imaginaires,
mobilise de façon plus explicite encore
la représentation du monument pour
suppléer
la scène exemplaire et
renvoyer à une représentation seconde :
la dernière gravure est
intitulée « Monumens élevés à la mémoire des Bienfaiteurs
de la Patrie ».
On y voit une galerie en
arcade vers laquelle convergent les promeneurs : la scène
exemplaire est le point d’aboutissement de la promenade, le contenu
qui se projette sur le mur de la galerie ; mais sur l’image ce
contenu est invisible.
 Rite à la mémoire des Ancêtres mezzoraniens (G. de Lucques, 2, 1753) - Le Lorain La vignette
liminaire de la deuxième partie des Mémoires de Gaudence
de Lucques, gravée en 1752 par
Fessard d’après Le Lorain,
représente le sacrifice des voyageurs mezzoraniens à la mémoire de
leurs ancêtres au moment d’entrer sur le territoire de leur
patrie. La scène est baignée par les rayons du soleil,
qui est le dieu des Mezzoraniens. A droite, les voyageurs
sont prosternés devant l’autel où officie le Pophar ; à
gauche, Gaudence assiste avec une certaine répugnance à une
cérémonie qui lui semble païenne et idolâtre ; derrière
lui, un des trois chameaux tourne la tête avec curiosité, comme
dans les représentations d’Eliézer et de Rébecca.
Pour mette en œuvre le
dispositif scénique dans un espace réduit, Le Lorain s’écarte du
texte de Berington, fait disparaître la pyramide égyptienne et la
statue sur l’autel de la cérémonie. Cette simplification
universalise la scène, organisée
en cercles concentriques selon les règles de la composition
classique : d’abord les voyageurs allongés sur le ventre
autour de l’autel, puis Gaudence debout hésitant entre rester et
partir, enfin les chameaux.
La même séquence
est illustrée par
Walker d’après Burney dans
l’édition anglaise de 1786, soit 34 ans plus tard, dans
une composition en pleine page.
Burney réintroduit la
pyramide, non certes pour placer l’autel à son sommet, mais comme
paroi de fond devant laquelle se déroule la cérémonie. Gaudence et
le chameau sont déplacés vers le coin inférieur gauche, dans
l’ombre, à laquelle répond l’ombre de la forêt dans le coin
supérieur droit. La pyramide brillamment éclairée introduit en
contraste une large diagonale lumineuse sur
laquelle vient s’appuyer
le rituel du Pophar et de ses acolytes. Sa surface opère comme
surface de projection imaginaire, cernée par l’obscurité où se
trouve Gaudence spectateur, qui est aussi l’obscurité du rêve et
de la forêt. Dans un tout
autre contexte et de façon plus explicite encore, la colonne
pyramidale du frontispice du tome I de L’An mille quatre
cent quarante (1786),
où le narrateur découvre les affiches du Paris futur, fonctionne
doublement comme surface de projection, non seulement pour ce qui s’y
découvre et s’y inscrit, mais parce que les textes affichés y
disent la projection dans le temps.
 Le passage du torrent (Paul et Virginie, 1806) - Roger d’après Girodet La
projection, la réserve imaginaires signent la mort de la scène
classique et du paradigme théâtral qu’elle avait tenté de
généraliser. Parallèlement,
l’utopie cesse d’être pensée comme une étape dans le trajet
narratif du voyage pour se déployer dans le retrait de la poche
imaginaire qu’il lui
ménage. La représentation
scénique subsistera encore longtemps dans l’iconographie du XIXe
siècle, mais, comme un exercice de style que minent et travaillent
d’autres fonctions de la figure, d’autres articulations de
l’espace. Contradictoirement,
l’espace post-scénique
de la représentation s’ouvre
au-delà du théâtre (comme
puissance de la nature, comme mirage de la technique) et
se referme en deçà de ses
personnages (dans la
mélancolie et la peine secrètes, dans le souvenir et la blessure
intimes). Ce
double mouvement
marque l’avènement à l’image de
l’intériorité invisible
du songe et de la vision, vers
quoi tendait déjà la
collection des Voyages imaginaires
de Garnier. L’introspection
ainsi initiée défait les cadres et la structure de la scène
théâtrale, déclenche la jouissance des espaces sans limites. Le
bouillonnement de la tempête, le déploiement des panoramas, la
rêverie sur les tombeaux thématisent ce double mouvement. L’édition
de 1806 de Paul et Virginie,
un roman dont la facture
textuelle est encore celle de l’utopie classique,
en propose des images exemplaires : le Passage du torrent, gravé
par Roger d’après Girodet,
reprend l’iconographie d’Énée et Anchise, que Raphaël avait
déjà transposée dans L’Incendie du Borgo.
Mais l’espace qui environne Paul portant Virginie se trouve
complètement bouleversé : l’incendie de Troie ou de Rome,
avec ses acteurs et ses témoins, désignait l’événement et
composait le jeu des figures comparses sur
lequel venait s’inscrire, différentiellement,
la figure exemplaire ; le torrent au contraire substitue
à la
différence et à l’inscription
des figures la
dissémination de ses gerbes et
le blanc de son tourbillon.
Son bouillonnement se reflète dans le regard terrifié de Virginie,
qui l’absorbe littéralement, s’en pénètre et s’y défait.
Paul, qui observe sa terreur, n’est pas le spectateur d’une
scène, mais le surplomb d’un
effondrement.
 Le naufrage (Paul et Virginie, 1806) - Roger d’après Prud’hon De même, le
naufrage de Virginie, gravé par Roger d’après Prud’hon,
contraste avec la scène dramatique imaginée par Vernet en 1789,
avec son décor de fond, ses spectateurs de côté, et l’action
dramatique de la lamentation sur le cadavre au premier plan.
Rien de tel chez Prud’hon, qui campe Virginie seule sur la carcasse
éventrée de son bateau en train de sombrer, au moment où l’écume
d’une vague de revers s’apprête à la submerger. A y regarder de
près, on retrouve bien, en bas à droite, un comparse qui se noie,
et, derrière, on s’affaire dans
l’ombre sur le rivage pour
tenter de porter secours aux naufragés. Mais
le puissant protagoniste qui écrase tout est la vague où Virginie
est prise : l’image se nourrit de cet effondrement scénique
qui la constitue en réserve imaginaire. Ce
naufrage est figuré comme un suicide et
comme une exhibition, avec la
même coloration pathétique que la Sapho à Leucate
peinte par Gros en 1801.
Enfin
la dernière estampe, gravée par Pillement fils et Bovinet d’après
Isabey,
participe de la même
économie imaginaire : à gauche
des tombeaux des amants disposés dans la bambouseraie, une allée
mélancolique et vide débouche sur un puits aveuglant de lumière.
La clôture du tombeau est ainsi mise en équivalence avec
l’ouverture vague, infinie, du chemin vers la lumière :
enveloppement dans l’abîme
et ouverture vague,
réserve et projection constituent les deux pôles dans la tension
desquels se met en œuvre la nouvelle économie sémiotique qui
verra éclore les machines et les secrets des romans de Jules Verne.
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