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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, , « Introduction à la scène comme dispositif », Aix-en-Provence, septembre 2008, cours sur La scène de roman, genèse et histoire (version révisée 2009)
Introduction à la scène comme dispositif : Paolo et Francesca
Scène de roman : la chose a existé avant le
mot. Avant le dix-huitième siècle, on n’en parle pour ainsi dire
jamais. Le mot scène n’est jamais prononcé ni dans L’Heptaméron
de Marguerite de Navarre (1558),
ni dans La Princesse de Clèves (1678).
Nous montrerons pourtant que c’est là, en France, que les premiers
dispositifs scéniques du roman furent mis au point. Scène
fait timidement son apparition dans
La Vie de Marianne (1731-1742),
avant d’envahir littéralement la Clarisse de
Richardson (1748), dans la traduction du moins de l’abbé Prévost
(1751) : le basculement s’est opéré précisément entre la
rédaction du texte anglais (où scene est
encore rare) et ce qu’il faut appeler, plus qu’une traduction, et
au sens le plus noble du terme, l’adaptation française de Prévost
(où le mot scène est
omniprésent).
La scène de
théâtre : définitions et filiations
Dans la langue classique, la scène renvoie
quasiment exclusivement à la scène du théâtre et désigne avant
tout le lieu de sa représentation :
« Scène. s. f. Théâtre, ou plutôt lieu où l’on représentoit les premières Pièces Dramatiques. Scena. Ce mot vient du grec σκήνη, tente, pavillon, cabane, où l’on représentoit les premières pièces. » (Dictionnaire de Trévoux, 1771, tome septième, p. 582.)
Mais le mot théâtre est ambigu, se prête à la métaphore. La scène est le théâtre de l’action, c’est-à-dire ce qui est donné à voir de l’action, dans un espace qu’elle délimite. D’un côté donc, la scène est disposée, focalisée vers la concentration du θέατρον (theatron, donné à voir, théâtre) ; de l’autre, la scène se déploie, s’élargit en une rangée d’arbres, en une tente (σκήνη, skênê) et, de là, implicitement, en la Tente par excellence, cette Tente d’assignation, ou Tabernacle, depuis laquelle le Moïse de l’Exode, dans le Désert, communiquait face à face avec Dieu : cet échange de Moïse et de Dieu à l’ombre de la Tente constituerait l’un des archétypes possibles de la scène. Plus exactement, la culture classique a forgé cette origine, y a puisé une légitimité symbolique (il fallait conjurer l’interdit dont le christianisme frappait les spectacles), et une source d’inspiration et de structuration de la représentation.
L’article Scène de l’Encyclopédie confirme et développe cette affiliation du mot :
« Scène, s. f. (Littérature.) théatre, lieu où les pieces dramatiques étoient représentées. Voyez Théatre. Ce mot vient du grec σκήνη, tente, pavillon, ou cabanne, dans laquelle on représentoit d’abord les poëmes dramatiques.
Selon Rolin, la scene étoit proprement une suite d’arbres rangés les uns contre les autres sur deux lignes paralleles qui formoient une allée & un portique champêtre pour donner de l’ombre, σκία, & pour garantir des injures de l’air ceux qui étoient placés dessous. C’étoit-là, dit cet auteur, qu’on représentoit les pieces avant qu’on eût construit les théatres. Cassiodore tire aussi le mot scene de la couverture & de l’ombre du bocage sous lequel les bergers représentoient anciennement les jeux dans la belle saison. »
On retrouve ici l’origine grecque du mot :
l’article ne dit rien du latin scaena,
qui désignait le mur de scène servant de décor de fond dans les
théâtres romains. Mais surtout l’Encyclopédie
développe la représentation d’un
espace enveloppant, abrité, protégé. La scène serait un endroit
« à l’ombre », sous la tente, sous les arbres. Cette
circonscription d’un espace protégé constituera, nous le verrons,
une donnée fondamentale du dispositif scénique.
La scène en
peinture : espace vague et espace restreint
On ne trouve rien, en revanche, dans les
dictionnaires classiques, sur l’usage extra-théâtral du mot
scène. La scène s’exporte pourtant non seulement dans le roman,
mais en peinture. Le mot revient sans cesse sous la plume de Diderot,
lorsqu’il décrit les tableaux des expositions organisées par
l’Académie royale de peinture. Citons quelques exemples :
« Et ce Jugement de Pâris,
que vous en dirai-je ? Il semble que le lieu de la scène devait être
un paysage écarté, silencieux, désert, mais riche… »
(Salon de 1759, à
propos du Jugement de Pâris de
Lagrenée.)
Le « lieu de la scène » est ici le
lieu de la représentation, comme on écrit, au début d’une pièce
de théâtre, « La scène est à Trézène, ville du
Pélopponèse » (Racine, Phèdre,
1677), ou « La scène est dans une place de ville »
(Molière, L’École des femmes,
1662), ou « La scène est à la Mecque » (Voltaire, Le
Fanatisme ou Mahomet le prophète,
1742).
Mais très vite Diderot identifie la scène à une
partie de la toile peinte, à cet espace concentré, délimité, de
la scène proprement dite, du théâtre de l’action :
« Et que fera le roi de Prusse de
ce mauvais Jugement de Pâris ?
Qu’est-ce que ce Pâris ? Est-ce un pâtre ? Est-ce un
galant ? Donne-t-il, refuse-t-il la pomme ? Le moment est
mal choisi. Pâris a jugé. Déjà une des déesses, perdue dans les
nues, est hors de la scène ; l’autre, retirée dans un coin,
est de mauvaise humeur. » (Salon de 1761,
à propos du Jugement de Pâris de
Pierre.)
Une des trois déesses entre lesquelles se
décidait le jugement de Pâris est déjà « hors de la
scène » ; elle est pourtant visible sur la toile :
l’espace de la scène, par rapport à l’espace de la toile, est
donc un espace restreint. Hors de cet espace, des spectateurs
assistent à la scène, comme au théâtre :
« Ces deux soldats, oisifs et
tranquilles spectateurs de la scène, sont inutiles. Ces trois
vieillards, oisifs et tranquilles spectateurs de la scène, sont
inutiles. Et au milieu de ces froids et muets assistants qui donnent
à Jephté l’air d’un assassin, ce jeune homme qui prête son
ministère sans sourciller, sans pitié, sans commisération, sans
révolte, est d’une atrocité insupportable et fausse. »
(Salon de 1765, à propos du
Sacrifice de Jephté de
Lagrenée.)
Ce que Diderot critique ici, ce n’est pas la
présence de spectateurs en dehors de la scène, mais leur
tranquillité oisive face à l’horreur d’un sacrifice humain :
sur la toile, les spectateurs qui assistent à la scène ont une
fonction dramatique décisive ; ils la caractérisent, ils
indiquent comment le spectateur réel, en dehors du tableau, doit
réagir face à ce qui est placé devant ses yeux. Entre l’espace
restreint de la scène et la place du spectateur réel face à la
toile, ces spectateurs peints servent de médiateurs à la
constitution du sens, et occupent un espace intermédiaire, qui n’est
ni celui du réel, ni à proprement parler celui de la
représentation, un espace vague, entre scène et monde.
Pourquoi il faut
définir la scène comme un dispositif
Dans un roman, lorsque le récit ne caractérise
pas lui-même ce qu’il raconte comme une scène, il peut être
embarrassant de déterminer si l’on a affaire véritablement à une
scène, ou à une simple séquence narrative. Le critère de la
dilatation temporelle, proposé par Gérard Genette,
est bien subjectif : une scène n’est pas une histoire qu’on
raconte plus lentement, avec plus de détails. La scène de roman
n’est pas une narration dilatée : ce qu’elle met en œuvre
n’est pas d’ordre narratif. Le mode de représentation auquel
elle recourt a été importé du théâtre, a circulé dans la
peinture. Empruntant ses effets à la fois à la performance d’acteur
et à l’effet visuel global de la composition peinte, la scène de
roman ne saurait s’expliquer en termes d’écriture et de
narration. Ce qui est en jeu, c’est un système non textuel de
significations et d’effets sensibles capable de s’exporter dans
tous les genres, dans tous les supports de la représentation :
ce système, nous le définissons comme dispositif.
Analyse d’un
exemple : Paolo et Francesca, le tableau d’Ingres
Pour définir ce dispositif, prenons pour exemple
une peinture réalisée par Jean Auguste Dominique Ingres en 1819, et
conservée actuellement au musée des Beaux-Arts d’Angers. La toile
est intitulée Paolo et Francesca.
 Jean-Auguste-Dominique Ingres, Paolo et Francesca, 1819, huile sur toile, 48x39 cm, Angers, musée des Beaux-Arts Au premier plan, à gauche, une jeune femme
portant une ample robe d’un rouge éclatant est assise sur un banc
de bois et laisse échapper un livre. Il est en train de tomber
ouvert en son milieu. La jeune femme, il s’agit de Francesca, est
rêveuse, souriante, heureuse. Un très jeune homme à son côté,
vêtu de couleurs vives et portant l’épée, s’apprête à
l’embrasser. Ce jeune et brillant aristocrate a déjà passé une
main derrière son cou, tandis que l’autre s’empare de la sienne.
L’instant d’avant, Paolo était assis sur un tabouret : il
écoutait la lecture de Francesca. Il se lève à demi, il se penche
vers Francesca, tout son corps est déséquilibré par le geste qu’il
entreprend.
Le petit meuble de bois à gauche est un lutrin,
c’est-à-dire un meuble destiné à la lecture : on y pose les
livres, notamment volumineux, pour les lire commodément. Sur le pied
du lutrin est posé un vase orné de trois fleurs, rouge comme la
robe de Francesca, blanche comme les chemises des deux amants qui
débordent des crevés de leurs manches, brune enfin, comme les murs
de la pièce où ils se croient seuls.
Au fond de la pièce se trouve très probablement
une porte que masque une grande tenture où figurent, sous la forme
de deux écus blasonnés, les armes de Gianciotto Malatesta, seigneur
de Rimini, l’époux de Francesca.
Gianciotto justement surgit de derrière la
tenture : vieux, contrefait, boiteux, vêtu de noir, il
s’apprête à tirer son épée. Dans un instant, ce moment de grâce
entre Francesca et son amant Paolo, le jeune frère de Gianciotto, se
retournera en bain de sang : le mari furieux passera son frère
et sa femme adultère par le fil de son épée.
L’histoire de Paolo
et Francesca : Dante et Boccace
La scène que peint ici Ingres a un fondement
historique réel. Elle se situe en Italie, à la fin du XIIIe siècle.
Francesca était la tante de Guido Novello da Polenta, près de qui
Dante trouva refuge dans les dernières années de sa vie. Francesca
avait épousé vers 1276 Gianciotto Malatesta, seigneur de Rimini,
vaillant chevalier, mais, dit-on, laid et difforme. Boccace
raconte que c’est Paolo
Malatesta, le jeune frère de Gianciotto (Jean le déhanché), qui
négocia le mariage, et que Francesca crut épouser Paolo. Que
l’anecdote soit vraie ou fausse, Paolo devint son amant. Paolo
Malatesta fut capitaine du peuple à Florence en 1282, une fonction
politique importante dans la république florentine. Dante, alors âgé
de 17 ans, l’a peut-être connu à ce moment là. Le meurtre des
deux amants par Gianciotto eut lieu vers 1285.
L’histoire de Paolo et de Francesca devint
célèbre à cause des vers que Dante leur consacra au chant V de
L’Enfer, la première des
trois parties de la Divine comédie.
Dans L’Enfer, Dante
raconte comment, accompagné par l’ombre de Virgile, il a traversé
les neuf cercles de l’Enfer avant d’arriver face à Lucifer.
Cette traversée des Enfers est émaillée de rencontres, dont celle,
dans le second cercle dit des Luxurieux, de Paolo et de Francesca.
C’est la jeune femme qui prend la parole face à Dante et lui
raconte son infortune :
« Nous lisions un jour, pour nous divertir, la geste de Lancelot et comment amour s’empara de lui ; nous étions seuls et sans aucune défiance.
À plusieurs reprises, cette lecture fit nos yeux se chercher et pâlir nos visages ; mais seul un passage triompha de nous.
Quand nous lûmes que le sourire tant désiré fut baisé par un tel amant, celui-ci, qui de moi ne sera jamais séparé,
La bouche me baisa tout tremblant. Galehaut fut le livre et qui l’a écrit. Ce jour là nous ne lûmes pas plus avant. » (Trad. A. Masseron.)
Le « punto »
de la scène
 Guenièvre embrasse Lancelot, enluminure du Maître des cleres femmes, Lancelot du lac, Bibliothèque nationale de Fance, manuscrit français 118, folio 219 verso, début du XVe siècle. Au centre, Galehaut encourage Lancelot. À gauche, la dame de Malehaut et ses compagnes feignent de ne rien voir. Selon le récit de Francesca, c’est donc en
lisant ensemble Lancelot du lac,
un roman anonyme du début du XIIIe siècle,
que Paolo et Francesca sont tombés amoureux l’un de l’autre. Un
passage, ou plus exactement un « point d’arrêt » dans
le récit (un punto),
a vaincu les deux lecteurs : ce point, c’est le moment où
Lancelot, le preux chevalier, embrasse la reine Guenièvre, l’épouse
du roi Arthur auquel Lancelot a juré fidélité, grâce à
l’entremise de son ami Galehaut.
« Ce jour là nous ne lûmes pas
plus avant. » Francesca n’en dit pas plus. Elle signifie par
là le commencement de sa relation adultère avec Paolo : les
amours de Guenièvre et de Lancelot ont servi de modèle pour Paolo
et Francesca. Mais lorsque, cinq siècles plus tard, le sujet a
commencé d’intéresser dessinateurs et peintres, le texte a été
compris, ou en tout cas représenté autrement : si Paolo et
Francesca ne lurent pas plus avant ce jour là, ce n’est pas
seulement parce que la lecture de Francesca fut interrompue par le
baiser de Paolo, mais c’est aussi parce que l’étreinte des
amants, surprise par Gianciotto, se conclut, dans le même instant,
par la mort des jeunes coupables.
Le punto de
la scène est donc à la fois le point d’arrêt dans le temps de la
lecture, le moment de suspension dramatique dans le temps du récit,
et le coup de poignard qui point les protagonistes, Gianciotto de
découvrir la trahison de son épouse, les deux amants d’être
surpris et châtiés.
La fiction d’un
arrêt du temps : la notion d’instant prégnant
On touche ici à une première caractéristique de
la scène : l’instant qu’elle représente semble se
présenter comme le produit d’une concentration narrative, la scène
condensant en un seul moment plusieurs événements successifs. Le
moment de la scène fait apparaître comme simultanés un avant, un
pendant et un après, ici, le temps de la lecture, matérialisé par
le livre en bas à gauche, puis le temps du baiser, au centre de la
toile, enfin le temps du châtiment, au fond à droite. La peinture
ne représente pas pour autant, comme le ferait une bande dessinée
ou une image narrative dans le style gothique (XIVe-XVIe siècles),
une succession d’épisodes, un enchaînement de séquences :
il n’y a qu’une scène, où tout se tient, dans la fiction, dans
l’illusion que tout se passe en même temps. C’est dans cette
condensation que réside l’efficacité dramatique de la scène.
 Le roi Marc surprend Tristan dans la chambre d’Yseut ; Tristan doit s’enfuir. Enluminure d’un Tristan en prose du début du XVe siècle. Bibliothèque nationale de France, manuscrit français 100, folio 91 Ce moment de la scène, gros de ce qui a précédé,
lourd de ce qui va suivre, porte un nom : c’est l’instant
prégnant, une notion théorisée par Roland Barthes en 1973, à
partir des réflexions esthétiques développées par Lessing dans le
Laocoon (1766).
Pour expliquer ce phénomène, Lessing prend l’exemple de Médée
méditant la mort de ses enfants :
« Timomaque
n’a pas peint Médée à l’instant même où elle tue ses
enfants, mais quelques instants avant, lorsque l’amour maternel
lutte encore avec la jalousie. Nous prévoyons la fin de cette lutte
; nous tremblons d’avance de voir bientôt Médée livrée toute à
sa fureur, et notre imagination devance de bien loin tout ce que le
peintre pourrait nous montrer dans ce terrible instant. […] Pour
ses compositions, qui supposent la simultanéité, la peinture ne
peut exploiter qu’un seul instant de l’action et doit par
conséquent choisir le plus fécond,
celui qui fera le mieux comprendre l’instant qui précède et celui
qui suit. […] Dans les grands tableaux d’histoire, le moment
choisi est presque toujours un peu étendu et il n’existe peut-être
aucun ouvrage très riche en personnages, dans lequel chacun d’entre
eux ait exactement la place et la pose qu’il devait avoir au moment
de l’action principale ; pour l’un, elles sont un peu
antérieures, pour l’autre, un peu postérieures. C’est là une
liberté que le maître doit justifier par quelque artifice de
disposition. » (III, 56-57 ; XVI, 120 ; XVIII, 132.)
On le voit, l’instant prégnant est un moment
complètement artificiel : pour produire cette concentration
temporelle et dramatique, le peintre ramène un moment qui, dans le
réel, serait « toujours un peu étendu » à « un
seul instant de l’action », au punto dantesque.
Les personnages n’occupent pas « exactement la place et la
pose » qu’ils auraient occupée si on avait photographié un
instantané de la scène « au moment de l’action
principale ». Tout a été légèrement resserré, regroupé
pour faire système : ce resserrement, ce regroupement dans
l’espace qui donne l’illusion d’un arrêt dans le temps
constitue la base du dispositif scénique.
Dans la scène de roman, l’effet de l’instant
prégnant n’est pas produit exactement de la même manière. Si le
peintre doit donner l’illusion du temps et du mouvement dans une
composition immobile, et juxtapose pour cette raison dans l’espace
ce qui à la limite se succède dans le temps, le romancier doit au
contraire conjurer le déroulement inexorable du temps narratif, du
flux de l’énoncé, et donner l’illusion d’un arrêt, d’un
suspens dramatique, d’une situation qui, hors temps, fait tableau.
Il n’y a donc pas, à proprement parler, dans la scène de roman,
de dilatation temporelle, mais plutôt un arrêt du temps et le
passage d’un régime discursif de la représentation (qui raconte
une histoire au lecteur) à un régime visuel (qui lui donne à voir,
à imaginer une scène).
Ce changement de régime, qui constitue dans le
roman l’instant prégnant, peut se manifester par la délibération :
le protagoniste de la scène délibère s’il passera ou non à
l’acte, s’il prendra ou non la parole.
Plus souvent, la scène de roman met en abîme ce changement de
régime, elle le fictionnalise : l’histoire raconte alors
comment le discours ne marche plus
et comment on est obligé de passer à l’image.
Concrètement, les personnages bégayent,
cessent de parler, ou parlent pour ne rien dire, ou tiennent des
discours que personne n’écoute. Pendant ce temps, ils font
tableau : leurs
gestes, leur expression, leur attitude expriment, signifient ce que
leurs paroles échouent à dire, ou refusent de formuler.
Caractérisation
spatiale de la scène : les trois plans de la scène
Mais revenons à la peinture : nous avons vu
que la concentration temporelle de l’instant prégnant,
caractéristique de la scène, ne pouvait être obtenue en peinture
qu’au prix d’un certain nombre d’artifices, puisque,
fondamentalement, la peinture ne représente que de l’espace et ne
peut donner qu’indirectement l’illusion du temps. Il ne faut
jamais oublier que l’image peinte est nécessairement sans
mouvement et donc sans durée.
Le peintre a donc dû transposer dans l’espace
les caractéristiques de l’instant prégnant. Lessing suggère que
le peintre recourt pour ce faire à « quelque artifice de
disposition ». Nous avons suggéré que cet artifice consistait
à regrouper dans l’espace de la toile des éléments qui, dans la
scène réelle, n’auraient pas été visibles simultanément.
Essayons de préciser plus concrètement en quoi consiste ce
regroupement.
Dès lors que l’instant prégnant regroupe trois
moments successifs de la narration, un avant, un pendant et un après,
à ces trois moments devraient correspondre trois plans dans l’espace
scénique. La profondeur, dans la scène peinte, est le marqueur de
la durée. Dans le Paolo et Francesca d’Ingres,
l’effet de profondeur est produit par les lignes au sol, dont le
dallage est entrecoupé de lattes de parquet, et par les lignes sur
les murs, également quadrillés de bois. Un premier espace, jusqu’à
la première ligne horizontale claire au sol, est laissé quasiment
vide. Seuls y débordent le bas de la robe rouge de Francesca et
l’épée de Paolo. Le livre s’apprête à y tomber, mais n’y
est pas encore. Cet espace presque vide, qui précède le premier
plan, équivaut à l’espace de l’avant, au temps laissé vacant
de la lecture.
Le second espace, qui constitue le premier plan
proprement dit, est l’espace le plus encombré : il part de
cette première ligne claire au sol et va jusqu’à la première
ligne verticale sur le mur de gauche, prolongée en diagonale au sol,
devant Gianciotto. Cet espace, qui va du banc de Francesca et du
tabouret de Paolo jusqu’à la tenture du fond, est l’espace du
pendant, de la scène proprement dite. C’est ce que nous avons
appelé l’espace restreint de la scène : restreint, car il
est cerné de toutes parts, circonscrit, délimité. Cette
restriction matérialise la condensation scénique. C’est là qu’a
lieu l’action principale de la scène, celle qui focalise tous les
regards, ici, le baiser de Paolo à Francesca.
Enfin, le troisième espace, qui constitue
l’arrière-plan de la composition picturale, est recouvert par la
tenture et occupé par la figure sinistre de Gianciotto dégainant
son épée. C’est l’espace de l’après, ouvert sur les
coulisses mystérieuses, inquiétantes, de la scène. Contrairement à
l’espace restreint, à ce lieu central, éclairé, focalisé de la
scène du baiser, le premier et le troisième espace sont des espaces
vagues, ouverts vers un supplément incertain : on ne sait pas
ce qu’il y a derrière la tenture ; on ne sait pas non plus ce
qu’il y a devant, au-devant de la robe rouge. D’un côté, au
fond, se trouve la réalité historique du meurtre des amants,
réservée aux coulisses selon les bienséances théâtrales
classiques ; de
l’autre, vers nous, se trouve notre réalité à nous, spectateurs
de ce tableau placés devant lui. On peut donc dire que l’espace
vague, ou les espaces vagues, sont les espaces du réel (le meurtre
réel, le spectateur réel), qui s’opposent à l’espace restreint
de la fiction.
Dans la scène de théâtre, cette distinction des
plans de la scène est pré-disposée par l’architecture des lieux
de la représentation : au devant de la scène classique, la
rampe qui l’éclaire ménage un espace vide entre le lieu où les
acteurs se meuvent et le public du parterre.
Sur les côtés et au fond, les coulisses renvoient vers un
hors-scène que la représentation peut convoquer comme extériorité
irreprésentable du réel.
Dans la scène de roman, le lieu des spectateurs, le lieu de la scène
proprement dite et le lieu du réel ne sont pas structurellement
pré-disposés. Il est d’autant plus intéressant de voir le
romancier y recourir, par exemple en inscrivant l’espace d’une
scène intime de confidence ou d’aveu à l’intérieur et à
l’abri d’un espace public, plus vaste et plus indéterminé,
puis en plaçant ce qui se dit et se fait dans la scène sous le
regard d’un tiers spectateur :
mais ce double recours, motivé par le modèle théâtral, n’est
pas une condition nécessaire, une structure qui serait indispensable
à la constitution de toute scène de roman. Bien des scènes ne sont
observées par aucun spectateur externe,
et la mention d’un espace vague, extérieur à la scène proprement
dite et l’enveloppant, n’est pas toujours explicite :
lorsque le vidâme de Chartres organise chez lui, à la demande de
son ami le duc de Nemours, la dernière entrevue de celui-ci avec Mme
de Clèves, Mme de La Fayette précise que la rencontre a lieu « dans
un grand cabinet, au bout de son appartement » (p. 158).
Dès que les deux protagonistes sont en présence,
« le vidame parla d’abord de
choses différentes et sortit, supposant qu’il avait quelque ordre
à donner. Il dit à Mme de Clèves qu’il la priait de faire les
honneurs de chez lui et qu’il allait rentrer dans un moment. »
(P. 159.)
La scène se réduit ensuite à l’épure d’un
dialogue, auquel Mme de Clèves met un terme en quittant la pièce :
« Elle sortit en disant ces
paroles, sans que M. de Nemours pût la retenir. Elle trouva M. le
vidame dans la chambre la plus proche. Il la vit si troublée qu’il
n’osa lui parler et il la remit en son carrosse sans lui rien
dire. » (P. 166.)
On pourrait bien sûr construire un dispositif
scénique opposant l’espace restreint du « grand cabinet »
à l’espace vague de « la chambre la plus proche »,
depuis laquelle le vidame exerce potentiellement la virtualité,
sinon d’un regard, du moins d’une présence englobante. Mais
cette construction ne va-t-elle pas à contresens de la décision
tragique qui est ici signifiée à Nemours ? Mme de Clèves
étant veuve, Nemours ayant parfaitement prouvé sa constance et sa
fidélité, les deux amants ne sont plus contraints par aucune
instance symbolique, par aucun espace externe de jugement : il
n’y a pas d’espace vague, il n’y a plus de contrainte externe.
Ce qui fait sens, c’est que le vidame se retire, qu’il ne peut
dire un mot : à la limite, l’enveloppe sociale de la scène
intime n’existe plus. La décision de Mme de Clèves procède d’une
nécessité intime ; elle est motivée sur scène, depuis
l’espace restreint, ici parfaitement clos et autonome, de la scène.
Il y a scène ici précisément parce que celle-ci ne se déroule pas
sous le regard d’un tiers, et ne s’inscrit pas dans l’extériorité
d’un espace vague.
Ce qui, dans la scène de roman, constitue
essentiellement le dispositif n’est donc ni le regard d’un tiers,
ni le jeu d’un espace vague et d’un espace restreint. Ce sont là
des caractérisations externes de la scène, qu’il ne faut pas
négliger car on les retrouve souvent ; mais seules les
caractérisations internes de la scène sont essentiellement
constitutives. Et tout d’abord, même sans regard externe, même
sans espace vague, l’espace de la scène demeure un espace
restreint. Cette restriction de l’espace scénique est la propriété
interne fondamentale du dispositif scénique.
Fonction scopique et
champ du regard
 Caractérisation scopique de la scène. Schéma dit de la « double carotte » Revenons à Paolo et Francesca.
Sur la toile, ce ne sont pas essentiellement les lignes des murs et
du sol qui délimitent l’espace restreint de la scène. Ce qui en
fait un espace cerné, pris entre deux, c’est d’abord le
croisement de deux regards : d’un côté le regard de
Gianciotto Malatesta surprenant les deux amants ; de l’autre,
notre regard de spectateurs jouissant de la grâce du baiser. Notre
regard est prévu par la composition d’Ingres, qui ne s’arrête
pas au bord inférieur de la toile, mais ménage un premier plan
vide, le das d’un espace de médiation, entre le spectateur du
tableau et la scène proprement dite.
Ce qui délimite cette scène proprement dite,
c’est le croisement de deux regards : d’un côté le regard
de celui qui regarde, qui cherche à surprendre la vérité, le
regard de Gianciotto, surgi depuis le point de fuite de la
composition ; de l’autre le regard de celui qui voit, qui
jouit de ce qu’il y a à voir, le regard du spectateur, placé du
côté du sujet de la représentation. Sur le schéma, à gauche,
nous spectateurs extérieurs au tableau (ou lecteurs du roman), nous
voyons la scène. Nous la voyons complètement, nous prenons plaisir
à la voir, nous en tirons une jouissance esthétique. C’est là la
fonction de l’œil, que le schéma distingue de celle du regard, à
droite. Cette fonction de l’œil, avec tout ce qu’elle suppose de
jeu pulsionnel, d’exacerbation ou, au contraire, de satisfaction
d’un désir qui passe par le regard, est appelée fonction
scopique.
Il n’y a de fonction scopique qu’à rebours
d’un champ préalable du regard : du fond de la pièce en
effet, Gianciotto regarde la scène qui, dans une certaine mesure, se
déploie à partir de son regard. Mais dans une certaine mesure
seulement : Gianciotto regarde la scène, mais il ne la voit pas
complètement : Paolo et Francesca lui tournent le dos, et le
livre qui a scellé leur union lui est invisible. Gianciotto ne voit
pas la scène ; il est représenté, au fond de la scène, la
regardant. Gianciotto met en œuvre, dans la représentation, le
champ du regard, qui n’est pas une fonction, mais une délimitation.
Le regard de Gianciotto décèle une disposition suspecte ; il
pointe un symptôme ; il cerne l’objet de la représentation.
Mais dans le champ du regard, cet objet (les lèvres de Francesca, le
livre qui les a livrées à Paolo) demeure inaccessible, invisible ou
incompréhensible : pour Gianciotto, pour le sujet du regard,
cet objet est frappé par le manque, il fait défaut.
Ce que Gianciotto saisit par son regard (et avec
fureur), c’est que cet objet, ce punto lui
échappe. A rebours, en contre-champ, la fonction scopique révèle
pour le spectateur l’objet de la représentation, le donne à voir,
fournit la satisfaction, la jouissance dont le champ du regard
pointait la présence-absence (elle est là, mais pas pour moi). La
fonction scopique est un supplément : elle n’existe pas en
soi, mais pallie ce que le champ du regard a pointé comme manque,
comme défaut.
L’écran de la
représentation
Le schéma distingue ainsi, dans le dispositif de
la scène, d’une part ce qui constitue le champ du regard (le
regard de Gianciotto) et, par ce regard, désigne, crée un manque,
une demande, d’autre part la fonction scopique, ou fonction de
l’œil (ici, notre œil de spectateur), qui dans ce champ vient en
réponse, à rebours, en supplément. Il ne s’agit pas simplement
de deux points de vue sur un même objet. Le regard fait apparaître
dans la scène un écran, ce punto qu’il
ne voit pas ; l’œil lève l’écran, renverse le caché en
montré, révèle le punto et
en jouit. Le regard dispose froidement les objets de la scène, mais
leur demeure extérieur, étranger ; l’œil voit les choses,
en saisit la globalité, les comprend.
Entre l’œil et le regard, le dispositif
scénique interpose un écran de la représentation. L’écran
empêche le regard de voir. Ici, sur le tableau d’Ingres, la
diagonale colorée formée par le corps de Paolo scinde l’espace de
la représentation en deux : le corps de Paolo fait obstacle,
fait écran au regard de Gianciotto, lui dérobe la vue de Francesca
et du livre de Lancelot. En haut à droite, Gianciotto signifie par
son geste la condamnation morale du baiser adultère. En bas à
gauche, le livre de Lancelot contient la représentation et donne la
signification de ce baiser. Entre les deux, le corps penché de Paolo
constitue une interface : d’un côté, du nôtre, il donne
l’image du baiser ; de l’autre côté, du côté de
Gianciotto, il fait écran et dérobe cette image au mari furieux.
L’écran fonctionne ainsi comme barre sémiotique.
Il articule le signifiant de la scène, le geste de Gianciotto, à
son signifié, le livre de Lancelot. Cette fonction sémiotique de
l’écran peut se formuler comme celle du signe linguistique
(Signe=Signifiant/Signifié) :
L’analyse de la scène de roman comme dispositif
passe d’abord, du moins pour la période classique, par le repérage
de l’écran qui organise le système de ses visibilités,
c’est-à-dire qui articule un champ du regard à une fonction
scopique. L’écran n’est pas une pure articulation théorique :
il se manifeste matériellement comme barre sémiotique, comme
obstacle empêchant le regard de pénétrer, de comprendre l’ensemble
de la scène, et en même temps, par cet empêchement, pointant ce
qu’il y a à voir.
L’écran est donc à la fois un objet et une
fonction : comme objet, il est disposé dans l’espace de la
scène ; comme fonction, il définit son enjeu symbolique.
L’enjeu de la scène est la levée de l’écran, c’est-à-dire
la suppression de l’obstacle pour le regard, de l’interdit qui
pèse sur les portagonistes. La levée de l’écran se traduit, dans
l’ordre du récit, par un renversement de situation, par une mise
en communication de ce qui demeurait séparé, ou au contraire par un
court-circuit sémiotique qui rendra désormais toute communication
impossible. Le renversement, la communication, le court-circuit
peuvent avoir les traductions narratives les plus diverses :
mais toujours, dans le temps de la scène, on observe cet écran et
cette levée, ce rappel de l’interdit et sa transgression.
Dans La Princesse de Clèves,
les sièges franchis par Nemours pour rejoindre Mme de Clèves sur la
piste de danse constituent l’écran de la représentation. D’un
côté de l’écran, hors-scène, le roi et les reines regardent la
rencontre des deux futurs amants ; regardant, ils ouvrent un
champ ; mais ils regardent sans voir, sans comprendre ce qui se
joue entre le duc de Nemours et la princesse de Clèves. De l’autre
côté de l’écran, depuis le cœur de la scène, Mme de Clèves
voit venir Nemours : « il était difficile de n’être
pas surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu »
(p. 40). Cette surprise est la surprise de l’amour, le coup de
foudre de l’inamoramento.
Mme de Clèves accède à la passion. L’écran est levé, les yeux
de la princesse et du duc communiquent ; à la surprise de Mme
de Clèves correspond la surprise réciproque de M. de Nemours :
« M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que,
lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence,
il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration. »
(Ibid.) C’est
souvent un échange de regards qui manifeste cette levée de
l’écran : dans la scène du portrait, Nemours « rencontra
les yeux de Mme de Clèves, qui étaient encore attachés sur lui, et
il pensa qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il
venait de faire » (p. 80). Dans La Vie de
Marianne, à l’issue de la
scène de l’église, où Marianne a remarqué Valville, « mes
yeux rencontraient toujours les siens » (p. 92). Cette
rencontre établit une connivence, ou au contraire déclenche une
rupture, comme lorsque Valville surprend M. de Climal aux pieds de
Marianne (p. 134). Dans Clarisse,
la scène du bûcher est déclenchée par ce dévoilement qui rend
possible la fonction scopique : « Au moment que je l’ai
apperçu, il m’a conjurée de n’être point effrayée ; et,
s’approchant plus vite que je n’ai pu le fuir, il a ouvert un
grand manteau, qui m’a laissé reconnoître, qui ? Quel autre
que Monsieur Lovelace ? » (P. 91.) Clarisse regarde
et ne voit pas : elle méconnaît Lovelace, qui la séduit.
L’écran, c’est la chaise sautée par le duc
de Nemours, c’est la porte qui mène Valville de la boutique à
l’arrière-boutique de Mme Dutour, c’est le manteau qui
dissimule, puis révèle Lovelace. L’écran manifeste un interdit :
l’interdit de l’adultère pour Mme de Clèves, la corruption où
Marianne a été acculée en recevant sa robe des mains de M. de
Climal, l’interdiction de fréquenter Lovelace qui a été
signifiée à Clarisse par le conseil de famille (lettre 7, p. 59).
Cet interdit que métaphorise l’écran nous conduit à la dimension
et aux enjeux symboliques de la scène.
Caractérisation
symbolique de la scène : le dédoublement symbolique
 Structure sémiotique de la scène et fonction articulatoire de l’écran Revenons au tableau d’Ingres et examinons son
style : il semble anachronique. L’ample robe rouge de
Francesca, le lutrin, la tenture du fond, le quadrillage même des
murs font référence non seulement au monde médiéval dans lequel
l’histoire est censée se dérouler, à la fin du treizième
siècle, mais aussi à l’iconographie de cette époque, ou de celle
qui lui a immédiatement suivi.
 Hubert et Jan Van Eyck, La Madonne d’Ince Hall, 1433, huile sur bois, 22,5x15 cm, Melbourne, National Gallery of Victoria La robe est traitée dans la manière de Van
Eyck (1366-1426), le
célèbre peintre des débuts de la Flandre gothique, tandis que le
soulignement de la perspective par les lignes du sol, des murs et du
plafond évoque l’obsession de la peinture italienne contemporaine
à rendre la profondeur perspective.
Pourtant, bien que le sujet d’Ingres soit
médiéval, il n’a pas été illustré avant le dix-neuvième
siècle : les premières représentations qu’on rencontre de
cette scène du baiser surpris sont un dessin à la plume de Giani
Felice (1805) et un tableau de Marie Philippe Coupin de la Couperie
(1812). Pourtant aucune de ces deux compositions, malgré toutes les
analogies, de la seconde notamment, avec notre tableau, ne produit un
effet « moyen âge » aussi puissant.
 Robert Campin, dit le Maître de Flémalle, Annonciation, vers 1400, huile sur panneau, 76x70 cm, Madrid, Musée du Prado La raison en est qu’Ingres n’a pas seulement
emprunté des objets et des éléments stylistiques à la peinture du
quatorzième ou du quinzième siècle : l’ensemble de sa
composition s’en inspire en fait. La jeune femme assise devant une
tenture de brocart et lisant un livre sur un lutrin condense deux
types iconographiques de la Vierge, la Vierge en majesté, assise
sous un dais de damas qui évoque le tabernacle biblique, et la
Vierge de l’Annonciation lisant la bible, dérangée dans sa
lecture par l’apparition de l’archange Gabriel lui annonçant la
conception de Jésus.
 Marie Philippe Coupin de la Couperie, Les Amours de Rimini, 1812, huile sur toile, 102x82 cm, Lille, Palais des Beaux-Arts Ingres opère donc un double détournement :
le dais de la Vierge qui, dans la tradition chrétienne, identifie le
corps de la Vierge au tabernacle de l’ancien testament,
devient la tenture du crime ; le livre sacré, qui annonce la
venue du Christ, devient roman de Lancelot, qui précipite la mort et
la damnation de Paolo et de Francesca. Avec son visage enfantin et
son corps gracile, Paolo usurpe la figure de l’ange, tandis que
Gianciotto vêtu de noir parodie la figure austère et pénitente du
généreux donateur qu’on peint parfois aux marges des retables
flamands.
Le tableau joue donc sur deux codes, deux systèmes
de référence : le code amoureux et courtois d’une part, dont
Paolo et Francesca sont les héros martyrs, et que célèbre la
scène ; les codes de la peinture religieuse d’autre part,
auxquels Ingres emprunte sa composition, et dont il détourne le
sens.
 Felice Giani, Paolo et Francesca surpris par Gianciotto, 1805, dessin à la plume, 34x51 cm, Forlì, Biblioteca civica Ce genre de bricolage signe le dispositif :
point de dispositif scénique sans une manipulation des formes et des
codes. Il ne s’agit plus ici de simples effets ou de rappels
stylistiques ; c’est l’efficacité symbolique même de la
scène qui est en jeu. La scène renvoie à une institution
symbolique, elle la représente même : l’identification de
Francesca à la Vierge lui confère toute sa majesté sacrée. Un
cadre nous est donné, qui n’est pas seulement un cadre
iconographique (une série de tableaux religieux gothiques auxquels
nous pouvons comparer celui-ci), mais renvoie à un monde, à des
valeurs, à des rites : l’Annonciation célèbre la puissance
de la parole de Dieu, capable par sa seule manifestation devant la
Vierge de produire la conception du Christ.
Le déclenchement de la scène coïncide avec la
subversion de cette institution symbolique. Pourtant, rien
d’anti-clérical, ni d’anti-chrétien ici. Il ne s’agit pas de
démonter le code, mais d’introduire, avec lui, un second code, de
produire en quelque sorte un parasitage symbolique. Ce phénomène de
dédoublement symbolique est une caractéristique fondamentale de
tout dispositif scénique. Le phénomène est atténué ici :
peintre officiel, policé et méticuleux, Ingres n’exploite pas les
potentialités subversives d’un dédoublement symbolique dont il ne
retient que le mécanisme technique.
Dans le roman classique, l’institution
symbolique que vise la scène est très souvent l’institution du
mariage : Mme de Clèves devrait rester fidèle à son mariage ;
Marianne orpheline ne saurait prétendre à un mariage
aristocratique ; Clarisse refuse le mariage que sa famille
voudrait lui imposer. Sous l’institution du mariage, la scène
exhume ce qui devrait fonder cette institution, son principe
symbolique : dans La Princesse de Clèves,
c’est la passion, que M. de Clèves reproche à son épouse de ne
pas éprouver envers lui ; dans La Vie de Marianne,
c’est la noblesse de cœur et de physionomie, la noblesse
naturelle, qui devrait légitimer la noblesse sociale ; dans
Clarisse, c’est le
libre arbitre, l’indépendance dans le choix, seuls garants de la
vertu et de sa gloire. Lever l’écran, c’est révéler le
principe qui devrait fonder l’institution symbolique, c’est
retourner ce principe contre l’institution.
Caractérisation
poétique de la scène : l’autoréflexivité
La dernière caractéristique du dispositif
scénique est son autoréflexivité : le dispositif se
représente lui-même à l’intérieur de lui-même. Il se met en
abyme. Paolo et Francesca se sont aimés en lisant l’histoire de
Lancelot, qui représente, sous une forme courtoise et stylisée,
l’histoire même de Paolo, autre Lancelot, et de Francesca, autre
Guenièvre. La lecture du récit s’arrête au moment du baiser de
Guenièvre, le punto, point
d’arrêt, point d’orgue, qui précède et met en abyme la scène
que nous avons sous les yeux. La scène de Paolo et
Francesca se réfléchit dans ce
punto du récit
chevaleresque. En ce sens, elle est autoréflexive.
Nous verrons que la scène de roman joue
continuellement de cette autoréflexivité : d’un côté elle
transgresse les codes et fait jaillir la brutalité du réel (ici, le
coup d’épée de Gianciotto) ; de l’autre, elle représente
sa propre représentation (le livre dans le tableau), dans une
surenchère symbolique qui tend à évacuer le réel.
 « Mme de Clèves aperçut M. de Nemours qui prenait quelque chose sur la table. », gravure d’Edme Bovinet d’après Pierre Jean Baptiste Isidore Choquet, édition de Paris, Veuve Lepetit, 1820 L’autoréflexivité de la scène de roman a
directement à voir avec l’organisation de la temporalité scénique
comme instant prégnant : nous avons vu que l’instant prégnant
condensait l’ensemble du déroulement narratif dans un temps
arrêté, artificiel. Lorsque cette condensation s’appuie sur un
objet qui en vient à incarner le récit tout entier, la
concentration temporelle devient également transposition
médiologique, du texte vers l’image qui le métaphorise (l’objet
dans le récit), ou de l’image vers le texte auquel elle fait
référence (le livre dans le tableau). La combinaison de cette
concentration et de cette transposition produit l’effet de mise en
abyme.
 Le portrait dérobé, dessin préparatoire d’Alphonse Lamotte pour une gravure illustrant La Princesse de Clèves, édition de Paris, Veuve Conquet, 1889 La mise en œuvre du portrait dans la scène est
caractéristique de ce jeu autoréflexif : Nemours volant le
portrait de Mme de Clèves (« Elle n’eut pas de peine à
deviner que c’était son portrait », p. 80), mais aussi,
dans la scène de l’aveu, Mme de Clèves désignant indirectement
l’identité de son amant par le portrait volé (« il est vrai
que je le vis prendre », p. 114), placent au cœur de la
scène un objet qui à lui seul porte la charge, la signification de
l’ensemble de l’intrigue. Le portrait de Mme de Clèves est une
représentation, sa possession — une déclaration. La scène ne
représente pas la déclaration de M. de Nemours, mais le vol du
portrait, puis, plus indirectement encore, la référence à ce vol :
la scène du portrait dérobé représente donc la représentation de
la déclaration de Nemours ; la scène de l’aveu représente
la représentation de cette représentation.
 Clarisse frénétique, gravure de Chodowiecki pour la traduction allemande de 1795 Dans Clarisse,
le viol perpétré par Lovelace constitue le cœur irreprésentable
de la fiction, que de nombreuses scènes transposent, et mettent
ainsi en abyme. L’enlèvement de Clarisse (rape en
anglais, qui signifie aussi viol) en est un premier exemple : la
condensation dramatique se fixe sur la porte du jardin, puis sur la
serrure de cette porte, dont Lovelace confisque la clef… (lettre
91, p. 245). Dans la nuit qui précède le viol, alors que
Clarisse a été prise au piège chez la veuve Sinclair, c’est la
lettre qu’elle reçoit de la fausse Milady Lawrence lui annonçant
qu’on ne viendra pas la chercher pour la ramener à Hampstead qui
cristallise la condensation dramatique :
« ma chère Clarisse est sortie de
sa chambre, le billet à la main, dans un véritable accès de
frénésie. […] Je suis demeuré dans l’étonnement que tu peux
te représenter. Tous mes projets ont été suspendus pour quelques
instans. » (Lettre 245, pp. 418-419.)
Lovelace décrit ici à son confident Belford la
suspension temporelle, qui n’est pas seulement un arrêt dans le
déroulement narratif (« Tous mes projets ont été
suspendus »), mais donne aussi à voir, concrètement,
l’ensemble du dispositif de la machination : tous les projets
de Lovelace sont désormais découverts pas Clarisse grâce à la
lettre qu’elle tient dans la main, une lettre qui ne la trompe
plus, ne cherche plus même à la tromper. La scène, illustrée par
Chodowiecki, donne à voir cette lettre brandie, non seulement comme
objet constitutif de l’instant prégnant (découvrant le complot
ourdi contre Clarisse et laissant présager sa conclusion par le
viol), mais aussi comme représentation visuelle de ce complot, de
sorte que la scène ne représente pas le complot même (dans sa
lettre, Lovelace s’ingénie à ne pas dire ce qu’il manigance,
mais plutôt à rapporter cyniquement ses manèges ostensibles devant
Clarisse), mais la représentation indirecte de ce complot, dans la
lettre hypocrite de Milady Lawrence (que Lovelace a recopiée dans la
sienne). La lettre dans la scène ne représente pas seulement
indirectement le complot ; elle met en abyme le jeu épistolaire,
qui est le jeu même de l’ensemble du roman. Elle est un dispositif
dans le dispositif, pointant vers lui, faisant signe, faisant retour
vers lui.
Conclusion
Cette première approche de la notion de
dispositif scénique nous a permis d’en dégager les
caractéristiques principales. Nous avons montré tout d’abord
pourquoi on ne peut pas analyser la scène de roman comme une
structure narrative : quand le roman fait appel à la scène, il
sort en quelque sorte de son genre et de son support de
représentation il convoque le théâtre d’abord, la peinture
ensuite. La scène n’est donc pas une affaire de narration. Il y a
plus : la scène produit un effet renversant ;
indépendamment même de l’effet sur le lecteur, elle représente,
hors normes, la sidération, la surprise, la fureur de ses
personnages. Ce bouleversement implique le dépassement de toute
forme de structure, le passage de la structure au dispositif.
Un dispositif scénique, c’est d’abord la
construction, dans l’espace, d’un moment artificiel, l’instant
prégnant, qui condense en un
seul moment un avant, un pendant et un après. La concentration
temporelle de l’instant prégnant s’appuie sur une disposition
dans l’espace : aux trois temporalités contenues dans
l’instant prégnant correspondent les trois plans de l’avant-scène,
de la scène et des coulisses. De ces trois plans, le dispositif
scénique extrapole un jeu fondamental entre deux espaces, l’espace
vague, enveloppant, du dehors,
de l’extérieur, et l’espace restreint de
la scène proprement dite. La scène est regardée depuis l’espace
vague. Ce regard constitue le dispositif scénique : idéalement
voyeur, ou simplement témoin, il ouvre du dehors, sur la scène, un
champ du regard, et
avec ce champ une demande de sens ; en réponse, à rebours, en
supplément, la scène met en œuvre la fonction scopique :
l’œil des protagonistes se repaît du tableau qui se fixe devant
lui ; l’œil jouit de la scène, la comprend, lui donne un
sens et la saisit d’un coup tout entière.
Le jeu de l’espace vague et de l’espace
restreint, puis celui du champ du regard et de la fonction scopique,
est un jeu de bascule dont le pivot, l’articulation à la fois
matérielle et symbolique, est l’écran de la représentation.
Balustrade ou cloison, rideau ou manteau, porte ou fenêtre, l’écran
est d’abord un élément concret du décor, qui introduit dans
l’espace de la scène une partition, et désigne un interdit. La
scène lève l’écran et met en circulation ce qui était séparé.
Cette levée, cette mise en circulation met en
évidence un dédoublement symbolique : l’espace vague et le
champ du regard, la norme sociale, le cadrage de la réalité qu’ils
supposent, supposent une institution symbolique du
monde, que la scène marginalise, met en accusation, retourne. Le
moment de la scène est le moment d’un retour aux principes :
la scène exhume, exhibe le principe symbolique,
c’est-à-dire le fondement légitime de l’institution symbolique,
par lequel l’institution est soit refondée, soit démontée. Cette
dialectique du principe et de l’institution symboliques se
manifeste, sur le plan narratif, par ce qu’on appelle communément
coup de théâtre, ou renversement de situation.
Enfin, comme tout dispositif, le dispositif
scénique, en même temps qu’il assure la représentation de la
scène, pointe dans cette scène la représentation de cette
représentation. Cet effet de mise en abyme renvoie à la dimension
essentiellement autoréflexive de
la scène : moment de concentration, de compréhension aiguë
dans le récit, la scène est aussi le moyen d’une transposition
médiologique du récit vers un objet qui fait tableau, du
déroulement narratif vers une image circonscrite. Cet objet, un
portrait, la serrure d’une porte, une lettre dans la lettre,
réfléchit, comprend l’intrigue à l’intérieur de la scène :
l’autoréflexivité est une concentration ; elle procède du
même mouvement que la constitution de l’instant prégnant.
Questions
sur le cours
1. Racontez l’histoire de Paolo et de Francesca.
Quel poème l’a rendue célèbre ?
2. Qu’est-ce qu’un instant prégnant ?
Quelle est l’origine de cette notion ?
3. On distingue, dans la scène, un espace
restreint et un ou des espaces vagues : expliquez.
4. En quoi le point de vue de Gianciotto et notre
point de vue sur la scène diffèrent-ils ? Expliquez la
distinction qu’on fait, en phénoménologie, entre la fonction
scopique et le champ du regard.
5. Qu’est-ce que l’écran d’une scène ?
Qu’articule-t-il ?
6. Quels modèles Ingres a-t-il utilisés pour
peindre son tableau ? Dégagez, à partir du détournement de
ces modèles, le dédoublement symbolique constitutif de la scène.
7. Pourquoi la scène du baiser de Paolo et de
Francesca est-elle autoréflexive ? Donnez d’autres exemples
d’autoréflexivité de la scène.
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