‡
|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Bacchanale et rire des dieux dans la peinture de Rubens : à propos d’un dessin de Silène et Églé », Rire des dieux, dir. D. Bertrand et V. Gély-Ghedira, CRLMC, Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2000, p. 151-161 (publication partielle)
De Silène molesté à la chair blanche des
nymphes
Bacchanale et rire des Dieux dans la peinture de
Rubens
La représentation
picturale des scènes de bacchanale à l’époque classique connaît
deux modèles opposés.
Le premier est italien. Hérité du néo-platonisme idéalisant de la
Renaissance, il met en scène le monde utopique et bienheureux des
dieux et des hommes en fête, jouissant des plaisirs de l’otium
au milieu de la musique, de la danse et du vin. Ce « rire des
dieux » où le rire est substantif a pour archétype une
ekphrasis de Philostrate, la description d’un tableau du
IIIème siècle représentant les Andriens.
Les habitants de l’île d’Andros au nord des Cyclades célèbrent
le culte de Bacchus autour de la rivière de vin qui coulait dans
leur île. D’après l’ekphrasis de ce tableau perdu, la
traduction latine de Philostrate par Blaise de Vigenère proposa,
dans l’édition de 1614, une gravure et Titien peignit sa célèbre
Bacchanale des Andriens,
actuellement au musée du Prado : le tableau fut copié par la
suite par Rubens et par Poussin.
Le second modèle est
flamand : dans la veine parodique et burlesque il met en scène
la déchéance des dieux par le vin, la chute ou l’avachissement de
Bacchus ivre et vieillissant, ou encore Silène molesté, avili dans
l’ivresse et exhalant son chant. Ici « rire des dieux »
s’entend comme un verbe et un acte, et non plus comme un nom et un
objet. De la beauté anacréontique des mystères andriens, on est
passé à la laideur repoussante d’un monde décrié, parodié et
déchu. Rubens est l’artisan non pas unique, mais le plus célèbre
de cette seconde veine popularisée par la gravure.
 Figure 1 : Pieter C. Soutman, Silène ivre, 44,3x48,5 cm, musée Plantin-Moretus, Anvers. Gravure d’après Rubens (voir Figure 13 : Bachanale, 1615, musée Pouchkine, Moscou) L’archétype encore
une fois en est textuel : il s’agit de la sixième églogue de
Virgile, qui raconte comment Silène, surpris ivre et endormi par
deux bergers et par la nymphe Églé, fut lié et barbouillé de jus
de mûres :
« Sanguineis frontem moris et tempora pingit »
Églé peignit son front et ses tempes de
mûres sanglantes.
Il s’agissait de le
forcer à chanter. Celui-ci s’exécute volontiers. Son carmen
se révèle être une cosmogonie, partant des principes de toutes
choses (semina terrarumque, animaeque,
marisque […] et
liquidi simul ignis, les
germes de la terre, du souffle, de la mer, et tout en même temps du
feu liquide) pour évoquer quelques grands mythes (le vol de
Prométhée, la disparition d’Hylas, les amours de Pasiphaé,
l’apothéose de Gallus, les deux Scylla, Philomèle et Térée),
jusqu’à ce que la venue du soir interrompe le chant.
 Figure 2 : Christoffel Jegher et Pieter P. Rubens, Silène ivre, 46,3x34,9 cm, musée Plantin Moretus, Anvers. Gravure « moralisée » d’après La Marche de Silène (voir Figure 16 : Rubens, La Marche de Silène, 1618, Munich, Pinacothèque) Le peintre flamand a
accusé la violence du trait dans une mise en scène qui chez Virgile
semblait devoir rester dans les limites innocentes de la farce légère
et du jeu mutuellement consenti. Dans le dessin d’Anvers, qui
pourrait représenter la première mise en scène de cette histoire
par Rubens, Silène affalé, renversé sur un tonneau de vin et un
tigre couché, laisse tomber sa tête sur son avant-bras gauche
replié, où l’on peut distinguer des liens.
Au-dessus de lui, à
gauche, une femme au visage sévère lui maintient le bras droit tout
en encourageant un troisième personnage, probablement un satyre,
soit (si l’on s’en tient à Virgile) à presser entre ses mains
le jus de mûres, soit (si l’on prend en compte les rayures du
dessin) à frapper Silène d’un faisceau de verges. Complètement à
droite, dissimulé derrière le tonneau, un enfant observe la scène.
 Figure 3 : Rubens, Silène et Églé, 14x12,5 cm, plume et encre avec lavis et rehauts de blanc, Anvers, Stedelijk Prentenkabinett Le dispositif scénique
que l’on observe dans ce dessin n’aura pas de suite immédiate :
c’est une autre version de la même scène que Rubens a choisi de
faire proliférer, comme pour faire écran à la violence primitive
de ce qui ici est représenté. Cet autre dessin, conservé
actuellement dans la collection privée de la couronne d’Angleterre,
est plus difficile à déchiffrer car l’histoire de Silène et
d’Églé y est demeurée à l’état d’ébauche. Mais il a servi
de matrice à une bonne dizaine de tableaux rubéniens.
Notre enquête visera
dès lors trois objectifs. Tout d’abord, à partir de l’étude du
dessin de la collection royale d’Angleterre, nous nous pencherons
sur la signification personnelle que prend le mythe bacchique pour
Rubens et sur le parti qu’il tire de cette ambivalence archétypale.
Or le dessin n’a pas
débouché sur le tableau attendu ; la représentation a
bifurqué vers une scène écran qui elle a fait fortune. Nous nous
demanderons comment, par cette scène écran, Rubens a articulé le
noyau imaginaire fourni par Silène et Églé
à un dispositif de retournement symbolique susceptible de faire
œuvre.
Enfin, nous tenterons
de dégager, au travers du dispositif pictural qui se constitue et se
transforme dans l’œuvre, les modalités du rapport rubénien au
symbolique et, au-delà, cette dialectique de la chair et de la loi
propre à la culture classique.
I. Le face-à-face de Silène et d’Églé :
esquisse d’une scène horrifiante
Dans un livre récent,
Svetlana Alpers a avancé, à propos des Silènes ivres
de Rubens, l’hypothèse que le peintre se serait représenté dans
cette figure de vieillard titubant et aurait mis en scène, par
Virgile interposé, le processus même de sa création artistique, le
pingit du vers de la VIème églogue prenant alors un tout
autre sens. Pour Svetlana Alpers, l’enjeu de la bacchanale
rubénienne n’est ni la célébration du vin (Rubens était
d’ailleurs relativement sobre), ni sa condamnation : Rubens
aurait en quelque sorte situé symboliquement le lieu de sa
créativité non dans son atelier, ni dans la compagnie des livres ou
des modèles, mais dans la matérialité de la chair et la naturalité
familière de son exhibition. Le nœud de la démonstration repose
sur ce dessin de la collection particulière d’Elizabeth II
représentant, nous dit-on, Silène, Églé
et d’autres figures.
Ce dessin est difficilement datable à première vue : s’il a
été réalisé après le voyage de Rubens en Italie, ce peut être
en 1608, comme aussi bien en 1620. Nous avancerons plus loin une date
plus précise.
 Figure 4 : Rubens, Silène, Églé & autres figures, Collection privée d’Elizabeth II d’Angleterre L’impression d’une
prolifération anarchique de figures s’estompe dès lors que l’on
saisit le dessin dans le processus de la création artistique et non
comme un ensemble achevé faisant globalement sens. La même scène
est en fait représentée deux et même trois fois, tandis qu’à
ses marges s’esquisse une représentation alternative, celle qui,
dans le tableau, sera finalement choisie.
Description : trois versions d’une même
scène
La première version
de la scène est à peine ébauchée. Tout en haut, au travers des
deux personnages androgynes qui se tournent l’un vers l’autre, un
corps de femme est étendu sur le ventre. Elle redresse la tête et
semble étendre un bras à peine suggéré par l’ébauche de deux
traits hésitants, plutôt comme un mouvement, une direction qu’elle
pointe, que comme un contour ou une indication de volume. C’est là
la première ébauche de la nymphe Églé, les traits d’un visage
de profil, le geste étendu de son bras droit et le modelé de son
corps allongé, un modelé de chair sans contours. Au dessus des
hanches d’Églé, un ovale de visage marque l’emplacement vide
d’un spectateur.
 Figure 5 : Première version de la scène (reconstruction) Formulons l’hypothèse
que Rubens est allé du haut vers le bas de la feuille, affinant,
précisant toujours plus ce qui au départ n’était que la vision
nodale d’un geste, le bras étendu d’Églé et le regard voyeur
porté sur ce geste ambivalent de la nymphe écrasant les mûres sur
le visage de Silène, geste de salissure et d’amour.
La première version
de la scène, à peine ébauchée au bord supérieur du papier, est
répétée en son centre, Églé étant clairement placée au cœur
de la représentation. Cette deuxième version, déjà beaucoup plus
achevée, élargit le champ. Églé, toujours allongée sur le
ventre, appuyée sur son bras gauche, tient une corbeille et étire
un bras droit toujours à peine ébauché vers une forme qui se
réduit à quelques traits, mais que, par anticipation de la
troisième version, nous pouvons déduire être la forme de Silène.
 Figure 6 : Deuxième version de la scène (reconstruction) Au dessus d’Églé se
tiennent assises les deux figures qui mordent sur la première
version : le personnage de gauche se détourne complètement
d’Églé et d’un geste de la main gauche semble se protéger ou
rajuster un vêtement ; le personnage de droite tourne la tête
pour voir, malgré sa position. Ces deux figures jeunes, élégantes,
sont pour ainsi dire androgynes, comme en témoigne la poitrine de
celle de gauche, ni tout à fait plate, ni épanouie dans les
rondeurs flamandes auxquelles Rubens est accoutumé.
Une troisième figure
spectatrice est dessinée complètement à droite, qui fronce les
sourcils d’un air réprobateur. Plus petite, presque fluette, sans
musculature marquée, il doit s’agir d’un enfant. Cette troisième
figure a fait l’objet d’une série de repentirs. Rubens, qui l’a
d’abord placée très à l’écart de la scène, a cherché à
combler le vide entre l’enfant et les trois grands personnages. Il
esquisse un visage de faune ; mais il marque également par un
ovale l’emplacement possible, beaucoup plus près de la scène, de
la tête de l’enfant et remplace celle primitivement dessinée par
une tête de mouton.
 Figure 7 : Troisième version de la scène (reconstruction) La troisième version
de la scène, enfin, est la plus achevée, non seulement dans le
travail du trait, mais dans la cohérence de la composition. En bas
de la page à gauche, Églé est placée cette fois entre les cuisses
de Silène (dans la deuxième version, un repentir sur sa jambe
gauche préparait cette disposition). Elle barbouille le front du
dieu de la main droite, sa main gauche tenant la coupe ou la
corbeille où se trouvent les fruits ou le jus. Derrière Églé, la
figure de gauche, contaminée par l’esquisse du faune, est devenue
un satyre rieur au front couronné de pampres ; la figure de
droite est cette fois nettement féminine, son bras gauche recouvrant
sa poitrine à la manière antique d’une Venus pudica.
Les deux personnages ont été décalés vers la gauche pour
resserrer la scène. A droite, l’enfant spectateur est plus petit,
le geste de ses deux bras plus colérique. Son poing droit qui
s’apprête à frapper les genoux de la pudica permet de
l’intégrer à la scène. Un autre enfant a été ajouté au coin
inférieur gauche, qui semble maintenir prisonnière la main droite
de Silène.
 Figure 8 : Silène, Églé & autres figures, détail en haut à gauche Mais Silène constitue
la grande nouveauté de cette troisième version. Lui qui tient la
place centrale dans l’églogue de Virgile vient en dernier, comme
rejeté à la périphérie de la représentation, là où la scène,
rehaussée de lavis brun, est à la fois la plus sombre, la plus
expressive, la plus achevée.
Les trois versions de
la scène traversent donc le papier en diagonale, laissant libres les
coins supérieur gauche et inférieur droit, que Rubens utilise pour
travailler la figure jusque là négligée de Silène.
 Figure 9 : Détail en bas à droite On distingue en haut
une tête dont les yeux clos contrastent avec le regard agressé du
Silène du bas. Plus à gauche, une silhouette titubante aux contours
peu clairs se réduit au pur mouvement d’un corps qui s’effondre.
Enfin, en bas à droite, un personnage comme maintenu debout par une
barre passée sous ses aisselles (barrière, branche, bras ?),
apparaît encadré de deux acolytes. Cette barre horizontale, plus
visible en bas, se retrouve en haut sous les épaules du Silène
ébauché en quatre traits face à l’Églé centrale (dans la
deuxième version, donc), comme si là s’ouvrait l’alternative
entre la scène ici représentée, Églé barbouillant Silène de jus
de mûres, et la scène que nous retrouverons dans le tableau
postérieur de Münich (voir Figure 16), Silène titubant soutenu par
ses compagnons de beuverie.
Si l’on reprend la
sixième églogue de Virgile, il apparaît que Silène a été
découvert par deux bergers, Chromis et Mnasyle.
Il semble que Rubens ait d’abord figuré les deux pueri
dionysiaques aux traits efféminés, puis, s’écartant de la source
livresque, les ait différenciés dans la scène du bas en un faune
rieur et une jeune femme potelée et pudique, comme pour marquer et
contraster les identités sexuelles.
Interprétation : de l’identification à
la scène primitive
Cet écart pourrait
constituer le premier indice du basculement qui s’opère ici de
l’univers bucolique virgilien vers le monde de Rubens, où la
virilité est tranchée, la chair — féminine et ronde, où le
« donné à voir » de la scène est vif et gourmand. Un
autre personnage suscite l’interrogation : que signifie cet
enfant courroucé qui, dans la scène, fait pendant à Silène
outragé ? Par ailleurs, pourquoi Rubens fait-il bifurquer la
scène, abandonne-t-il finalement Églé pour le Silène ivre de Münich qui s’ébauche comme un repentir aux
marges inoccupées de la diagonale primitive ? Enfin, que
signifie au-dessus de la figure centrale d’Églé l’inscription
énigmatique qui se détache dans un vide laissé par le dessin ?
Commençons par
l’inscription. S. Alpers, reprenant une interprétation d’E. Mc
Grath, propose de lire vitula - gaud[ium],
par référence au vers 85 de la troisième églogue, auquel Rubens
serait arrivé par le jeu des renvois et l’index du commentateur
Pontanus. Pourquoi renvoyer à la troisième églogue, quand il
s’agit de représenter la sixième ? Que vient faire vitula,
la génisse, dans une scène sans animaux, tout au plus une vague
esquisse de mouton en haut à droite du dessin ?
 Figure 10 : Inscription au haut du dessin Nous proposons une
lecture plus hasardeuse peut-être au déchiffrement, mais dont le
sens paraît plus satisfaisant : « vincla-gaud[ium] ».
Si le second mot est resté inachevé, il n’est peut-être pas
absurde d’envisager que, dans le premier le mot, le c n’ait pas
été parfaitement formé. Or vincla, contraction courante
pour vincula, pourrait bien dévoiler l’enjeu de la
représentation. On peut lire en effet au vers 23 de la sixième
églogue :
« Ille dolum ridens : Quo
vincula nectitis, inquit ;
Solvite me, pueri ; satis est
potuisse videri. »
« Silène riant de leur ruse leur
dit : pourquoi nouez-vous des liens ; déliez moi,
enfants ; c’est assez que j’aie pu être vu. »
De la contrainte des
liens naîtra le chant de Silène et la jouissance qu’il procure,
non pas laetitia, la liesse expansive de la bacchanale, mais
gaudium, la jouissance intérieure. Voilà qui nous éloigne
du discours conventionnel sur la chair rubénienne, interprétée
comme le moteur d’un pur plaisir expansif de création colorée.
C’est la chair entravée et la chair masculine de Silène qui
suscite la jouissance. Svetlana Alpers remarque ce glissement du
féminin au masculin et suggère d’y voir pour Rubens et peut-être
au delà une ambivalence sexuelle fondamentale de l’acte créateur.
Mais outre que cette explication n’articule pas la question de la
chair au motif du lien, central dans la sixième églogue quel que
soit le déchiffrement des mots griffonnés par le peintre, elle
contredit le mouvement créateur qui s’ébauche ici dans les trois
versions de la même scène, mouvement non pas de retournement du
masculin en féminin (la chair du peintre devenant celle des femmes
qu’il peint, selon S. Alpers), mais de différenciation et même
d’accentuation des différences sexuelles.
Nous touchons ici au
cœur de l’analyse proposée par S. Alpers et à ce qui, à notre
avis, pointe sa faiblesse théorique essentielle. La perspective de
son chapitre II intitulé « La Créativité incarnée »
est psychologique : la représentation représenterait
fondamentalement le créateur créant, et Rubens aurait personnalisé
cet archétype sous la forme du Silène chantant de la sixième
églogue de Virgile, avec lequel il entretiendrait des affinités
particulières.
Cette identification,
à supposer que ce soit bien là le but et l’enjeu de la
représentation en général, et de la peinture en particulier,
est-elle consciente ou inconsciente ? Si elle est consciente,
elle n’a pas seulement une signification (dont S. Alpers avance la
séduisante analyse), mais une intention. Quelle est cette
intention ? Comment est-elle marquée ? Aucun indice, ni
ressemblance, ni attribut, ne désigne Silène comme une figure de
Rubens, ou du peintre en général, dans une peinture par ailleurs
rompue à tous les procédés, toutes les ruses de l’allégorie. Il
y a même plus : rien n’indique que Silène chante ; lui,
le dernier venu sur la scène, se contorsionne et se tait.
L’identification
serait donc inconsciente. Elle relève dès lors non plus de la
psychologie, mais de la psychanalyse : la représentation n’est
plus déchiffrée dès lors comme une allégorie, mais saisie comme
un rêve, avec ses procédés de condensation et de déplacement. Et
le rêve ne renvoie qu’accessoirement à ce que fait le
sujet ; Freud a montré comment le matériau essentiel du rêve,
réveillé conjoncturellement par telle ou telle circonstance
récente, était constitué des accidents psychiques de la petite
enfance, non pas ce que fait, mais ce qu’est le sujet
dans son rapport avec les objets primaires de l’identification et
du désir, le père, la mère, et avec les intrus, frères, sœurs,
ou tout autre nouveau venu gênant ces relations privilégiées.
Le rêve, bien souvent
donc, réveille la scène primitive ou tout du moins lui fait écran,
scène où l’enfant purement spectateur perce le mystère de ce qui
se trame entre ses parents, de cet acte par lequel il a été créé
et qui advient à son regard comme une blessure. A la racine du rêve,
au point nodal de ce qui fait sens en lui, le sujet est donc absenté,
puisque s’y représente ce qui fait qu’il est avant qu’il ne
soit, ou plus exactement en dehors, à côté de lui : blessure
subjective déchirante, horrible, et pourtant constitutive de tout
savoir.
Si, comme nous le
croyons, le dessin de Silène et Églé
figure et tout en même temps occulte pour Rubens la scène
primitive, si fondamentalement il constitue l’écran à partir
duquel se déploie toute la création rubénienne, le peintre ne s’y
est représenté qu’accessoirement : il est le spectateur
indigné d’une scène insoutenable, cet enfant qui recule d’abord,
puis s’avance et se révolte, frappant du poing celle qui, Venus
pudica, doit être sa mère. Quant à Silène, que Rubens
identifie dans d’autres représentations à Bacchus, il est le
Liber pater, à la fois dieu italique du vin et
ce père de Peter Paul aux mœurs trop libres dont la liaison avec
Anne de Saxe coûta si cher à la famille Rubens. Comment ne pas
reconnaître ici ce père pris dans les liens de l’amour adultère
puis dans ceux de la prison où Guillaume le Taciturne, l’époux
trompé, le précipita, le condamna à mort et ne le gracia qu’après
les démarches obstinées et l’entrevue obtenue de Maria
Pypelinckx, l’épouse dévouée qui allait devenir la mère de
Peter Paul ? Le père se débat dans ses liens ; ses
contorsions rappellent celles du Laocoon de marbre que les anneaux
d’un serpent monstrueux entraînent avec ses fils vers la mer.
Rubens avait dessiné la célèbre sculpture de l’écolde de
Pergame lors de son séjour à Rome.
Entre ses jambes, Églé
porte la main contre lui, offrant jouissance et douleur des liens,
vincla et gaudium. Elle est
l’autre femme du père, l’intruse jamais vue suscitant la
fascination et la révolte de l’enfant.
La première ébauche
ne représentait que le dos d’Églé et le contour d’un visage de
spectateur : tel est le noyau de la scène primitive pour
Rubens, le fils surprenant le secret du père, le vinclagaud
de Jan subjugué par Anne de Saxe ; scène impossible
rappelons-le, puisque les faits eurent lieu avant la naissance du
peintre, et qu’Anne de Saxe divorcée de son époux et emprisonnée
par lui ne revit jamais son amant. Le corps du père n’advient
qu’après la différenciation, lorsque le fils se dissocie du père,
glisse de la fascination marquée par l’ovale suspendu au dessus du
dos d’Églé (dans la première version de la scène) à la révolte
de ce bras droit dressé qui curieusement, dans la troisième scène,
répète en quelque sorte le geste, l’agression de la naïade.
Quelque chose, donc,
dans cette scène, se révolte et se retourne, quelque chose qui a à
voir à la fois avec la déchéance du père (ce que Lacan appelle le
« maître châtré »)
et avec la révélation d’un savoir, soit un savoir tenant lieu de
la jouissance (c’est la cosmogonie chantée de Silène), soit le
savoir de la jouissance même, dont la scène offre le tableau. Cette
déchéance du père, ce savoir qu’il communique dans la révolte
du fils, cette identification au père qui ici se défait, suscitant
la différenciation sexuelle, voilà qui constitue à la fois le
matériau de la scène primitive rubénienne et le ressort de ce
« rire des dieux » dont l’ambivalence s’avère
recouvrir le couple dialectique de la jouissance et du savoir :
les dieux, le père et ses femmes, jouissent ; mais découvrir
leur jouissance, c’est la retourner, à la fois retourner gaudium
en vincla et retourner la puissance phallique du père en
dérision du phallus, qui est le savoir sur le phallus.
II. Retournement exhibitionniste et
bacchanale-écran : Silène entre deux femmes
La scène-écran de
Silène et Églé qu’esquissait
le dessin d’Anvers et que complète celui de la collection royale
d’Angleterre ne débouchera jamais directement sur une peinture,
comme si le face-à-face de la femme dévorante et du père lié ne
pouvait être soutenu. Rubens lui substitue une Bacchanale
plus anodine en apparence, où le nœud fantasmatique est voilé
et décentré, noyé dans une multitude de personnages. Le peintre
devait tenir tout particulièrement à cette petite Bacchanale
du musée Pouchkine qui lui valut une certaine notoriété et qu’il
reproduit au premier plan de l’Allégorie de
la vue, un tableau peint en collaboration
avec Jan Brueghel de Velours.
 Figure 11 : Jean Brueghel de Velours et Pierre-Paul Rubens, Allégorie de la vue, Madrid, musée du Prado. Au premier plan, on distingue la Bacchanale de Rubens Dans cette Bacchanale,
Silène n’est plus agressé, ni lié. Le regard terrible, dans le
dessin de Silène et Églé, s’est
ici clos, assoupi : la tête développe ce que Rubens avait
ébauché au coin supérieur gauche du dessin. L’enfant révolté a
disparu. D’ailleurs s’agit-il de Silène ou de Bacchus ?
C’est bien en tout cas le cortège de Bacchus qui est ici mis en
scène, comme en témoigne la présence, au centre du tableau, d’une
femme noire et d’un tigre. Bacchus, dans ses voyages orientaux,
acquit selon la légende les Éthiopiens à son culte et dompta les
tigres. Le noir et le tigre reviendront presque systématiquement
dans les scènes bacchiques ultérieures, fonctionnant comme de
véritables attributs de Silène-Bacchus au même titre que l’aigle
de Jupiter, ou le paon de Junon. Nigra sed formosa
 Figure 12 : Silène, Eglé & autres figures, détail de la tête de Silène, en haut à gauche En apparence donc
l’écran mythologique a achevé ici de dénaturer, d’oblitérer
la scène primitive. Pourtant, dans cette scène de rire et de
dérision légère, l’agression primitive persiste de façon
latente ; effacée du sens obvie, elle demeure disposée
comme une agression. Ce n’est plus une scène d’agression,
puisque au face-à-face de Silène et d’Églé Rubens a substitué
une jolie faunesse dans le dos de Silène. L’affrontement est
dissipé donc, la scène est subjectivement gaie, chaude de coloris,
dansante avec sa structure circulaire et ses jeux de jambes
entremêlées. L’agression est mise en place mais ne fait pas sens.
Elle est le substrat géométral de la représentation, en dehors des
effets scopiques de la couleur et en contradiction avec le décodage
allégorique de la scène.
 Figure 13 : Bachanale, 1615, musée Pouchkine, Moscou Ce qui est ici disposé
s’organise à partir d’une tache centrale d’ombre, produite par
le corps de la femme noire. La texture colorée de la représentation
est ici trouée, précipitée dans un vide angoissant autour duquel
la couronne des personnages dessine un anneau de chair animale. La
femme, prise a tergo par un hideux
chèvre-pied plus animal encore que les autres, est en train de
jouir. Ici s’image la jouissance de la femme comme objet noir d’un
savoir interdit, à la fois cœur et enjeu de la peinture et point de
défection de sa couleur. Or cette jouissance noire, bestiale et
forcée, pourrait bien, symboliquement, renvoyer à son envers
sublime, la jouissance haute et spiritualisée figurée par l’épouse
mystique du Cantique des cantiques, nigra sed
formosa : comme Anne de Saxe pour Jan Rubens, la
reine de Saba pour Salomon fut ce haut objet du désir auquel
s’oppose la chair repoussante, basse et sordide de la maternité,
l’oralité bestiale du plaisir qui s’étale ici, dans cette
Bacchanale de Moscou, en bas à droite, sous la figure d’une
ignoble satyresse dégorgeant le lait de ses seins distendus dans les
bouches voraces de deux satyreaux repoussants. Le motif de la
satyresse allaitante se trouve déjà sur le tableau de Piero di
Cosimo
qui, dans le cycle des Histoires de Silène, représente La
découverte du miel. Mais à
l’enfant unique, sur la toile de Piero, Rubens substitue deux
enfants. Le détail n’est pas fortuit : il y avait déjà deux
enfants dans la troisième version du dessin de la collection royale
d’Angleterre ; il y en aura encore deux, ou au moins deux, sur
les tableaux de Münich, de Londres et de Berlin que nous aurons
l’occasion plus loin d’analyser. Tout se passe comme si
Pierre-Paul ne pouvait se représenter qu’avec son frère Philippe,
né comme lui après l’épisode de Siegen, et avec qui il restera
lié toute sa vie, au point d’en faire, après sa mort, son
exécuteur testamentaire.
 Figure 14 : Piero di Cosimo, La Découverte du miel, Worcester, Massachusetts, The Worcester Art Museum D’autre part, la
satyresse de Piero di Cosimo allaite en regardant son compagnon
satyre. Le moment de la découverte du miel conjoint toutes les
jouissances, maternelle et conjugale, orale et sexuelle, érotique et
gustative. Chez Rubens au contraire, le dispositif de la
représentation instaure un système différentiel opposant
radicalement la jouissance circulaire, refermée sur elle-même, de
la mère immonde avec ses enfants, et la jouissance sexuelle par
derrière de Silène molesté.
 Figure 15 : détail de la Bacchanale du musée Pouchkine Pendant que
Silène-Bacchus, caressé a tergo par une jolie
faunesse à la peau crémeuse, titube en haut à gauche, la satyresse
ivre de lait s’étale en bas à droite avec sa progégniture. De
part et d’autre du trou noir de l’énigme, où l’image de la
jouissance désigne la présence du savoir interdit, Rubens
différencie, sépare les deux femmes du père, celle pour le plaisir
et celle pour la maternité, Anne de Saxe en faunesse blanche et
Maria Pypelinckx en satyresse rose allaitante et avachie. L’agression
primitive, le motif du lien paraissaient occultés ; mais la
scène primitive parvient à se dire autrement, s’organisant en
couple antithétique. En haut à droite, la place du voyeur n’est
pas oubliée : Rubens s’est figuré cette fois non en enfant,
mais lui-même en satyre. Son extériorité s’intègre : cette
fois il est presque de la fête : rire des dieux, c’est
devenir dieu soi-même.
 Figure 16 : Rubens, La Marche de Silène, 1618, Munich, Pinacothèque Mais le jeu des
antithèses ne fonctionne pas seulement entre les deux figures
féminines. La jouissance anale est elle-même représentée deux
fois comme jouissance du père : à droite, Silène et sa
satyresse blanche ; au centre, la négresse et le chèvre-pied
redoublent un même dispositif et l’inversent tout à la fois,
comme si la configuration initiale, celle du père molesté, tendait
à se retourner. Ici advient à la représentation le dédoublement
de la figure du père, à la fois figure noire de surpuissance virile
et maître châtré.
 Figure 17 : Détail de l’Éthiopien sodomite Si l’on date le
dessin de Silène et Églé de la
période qui suit immédiatement le séjour italien de Rubens
(1608-1615) et si l’on considère que la Bacchanale du musée
Pouchkine (1615-1617)
réalise le tableau ébauché dans le dessin comme sortie, ou plus
exactement comme déplacement de la scène primitive trop brutalement
exprimée par lui, La Marche de
Silène qui se trouve à la Pinacothèque de Münich
(1618) constitue la troisième étape du processus qui, du
face-à-face terrifiant imaginé entre Silène et Églé va peu à
peu conduire Rubens à la représentation quintessenciée, modifiée
et apaisée de son mythe personnel, dont le diptyque de Stockholm,
exécuté d’après Titien, constitue l’aboutissement. La
Marche de Silène reprend les
éléments de la Bacchanale de Moscou en les déplaçant et,
surtout, en les condensant. Elle relie ce qui jusque là était
disjoint de part et d’autre du trou central, horrifiant, de la
représentation, le cortège de Silène titubant d’une part, la
satyresse allaitante et mafflue d’autre part, ou autrement dit la
jouissance et la maternité, le côté d’Anne et celui de Marie.
Silène soutenu par un faune à gauche et un noir qui le prend par
derrière à droite, lui pinçant la cuisse, trébuche sur la chair
amoncelée, repue de la satyresse hébétée qui de sa main gauche
caresse le sexe de l’un de ses enfants endormis.
Depuis le corps du père, le sexe de la femme
La violence
homosexuelle de la scène ne doit pas nous leurrer ici : il
s’agit de bien autre chose que d’un fantasme de pénétration
anale, qui vient brouiller ce qui se répète et s’occulte dans le
même temps. L’Éthiopien de Sodome advient à la représentation
par le déplacement et l’inversion de la négresse du musée
Pouchkine.
 Figure 18 : Jules Romain et atelier, Le Banquet noble, vers 1526-1528, Mantoue, Palais du Té, Salle d’Amour et de Psyché Rubens a pu également
être indirectement influencé par le modèle de Bacchanale que lui
offrait à Mantoue la fresque du Banquet noble
de Jules Romain, dans la Salle d’Amour et de Psyché au Palais
du Té. Silène y est représenté assis sur un tabouret, un bouc
entre les jambes et tenant son ane par le mors, tandis que derrière
lui un nègre maintient par la bride un dromadaire blanc. Silène
enlace de son bras gauche un jeune satyre éphèbe. A gauche, un
jeune homme aux longs cheveux blonds couronnés de pampres et vêtu
d’une peau de bête représente probablement Bacchus. A ses pieds,
un couple de tigres est couché, qu’un satyreau agace. Tous les
éléments du matériau allégorique rubénien de la Bacchanale sont
présents dans cette fresque. Entre le Nègre et le mignon
chèvre-pieds, Rubens a pu condenser l’allusion homosexuelle,
perçue comme faisant partie des attributs du dieu.
 Figure 19 : Détail de Silène et du Nègre L’Éthiopien de
Rubens est à la fois l’envers du maître châtré, ombre
inquiétante de la puissance virile du père, et l’envers de la
princesse hétaïre de la scène primitive. Retourné vers une jolie
jeune flamande rose et potelée, il jouit par procuration et fait
couple avec elle, figurant à deux têtes le niger et la
formosa.
Silène outragé
baissant les yeux, tombant, exprime le déni de la jouissance, ce
même trou noir central autour duquel s’articulait la Bacchanale
du musée Pouchkine. Il est le dieu dont on rit, c’est-à-dire à
la fois le mystère et la négation de ce que, au-dessus de lui, les
rieurs du cortège partagent : la connivence d’un certain
savoir bâti, appuyé sur le maître châtré. Mais le dieu déchu ne
tombe pas dans le néant. Du sexe, il passe à la chair blanche qui
se présente en tas sur sa route : sa chute le ramène à la
mère. Pour la première fois, Silène est au centre de la
représentation, articulant dans sa chute les deux instances
symboliques, derrière lui l’instance phallique de la jouissance,
devant lui une instance nouvelle, à partir de laquelle se bâtira la
création rubénienne, une instance faite de chair et de blancheur
qu’il s’agira de détacher progressivement de l’horreur
abjectale de la maternité. Car il y a là bien autre chose qu’une
figure de régression imaginaire à la féminité archaïque :
derrière la satyresse se dressent Maria, et avec elle, retournant,
sublimant l’abjection primitive, la célébration des vertus
conjugales (Rubens se peignant avec son épouse, le jardin familial
et les enfants), de la foi catholique et le combat pour la paix, qui
constituent les trois grands discours de la peinture rubénienne.
 Figure 20 : La Marche de Silène, Munich, détail (les sexes) Le point
d’articulation des deux instances symboliques est le sexe de
Silène, ou plutôt son absence sous les maigres feuilles du pampre
qui le cache, cette zone d’ombre jouant structuralement le même
rôle que la chair noire du corps de la négresse dans la Bacchanale
du musée Pouchkine. Là est le point de néantisation scopique que
l’enfant à droite, redoublant la curiosité du spectateur, se
hausse pour distinguer. Silène sans phallus saisi a tergo
incarne par sa négativité de dieu déchu, de maître châtré et
sodomisé, le sexe de la femme, tandis que, par un déplacement et
une inversion identiques à ce qui articule Silène à l’Éthiopien,
le satyre de gauche avec ses cornes, son rire paillard et ses jambes
velues, dissimule sous ses grappes abondantes de raisin mûr et gorgé
le phallus ici absenté.
 Figure 21 : La Marche de Silène, Munich, détail (les têtes) Les personnages du
haut, disposés en une bande horizontale homogène, font ainsi
alterner symboliquement masculinité et féminité : de la
gauche à la droite, le musculeux joueur de flûte, le satyre cornu,
le nègre manifestent la puissance virile ; alternant avec eux,
la vieille, Silène et la jolie bacchante figurent la féminité. A
cet entrelacement correspond le savant entrelacement des jambes, de
sorte que l’on pourrait définir la composition du tableau non
comme une frise, mais comme une tresse.
Il peut paraître
contradictoire d’identifier le nègre tantôt à la femme noire de
la Bacchanale de Moscou, c’est-à-dire au mystère même de
la jouissance féminine, tantôt à la puissance virile qui
s’épanouit avec une agressivité joyeuse dans la bestialité du
rut dionysiaque. De même, il est quelque peu déconcertant de voir
Silène figurer successivement la dérision du père et l’animalité
béante du sexe féminin. Mais la condensation et le déplacement ne
produisent pas, comme dans la fixation allégorique du sens par un
système stable de figures et d’attributs, des représentations
univoques et irréversibles, que l’on devrait envisager d’un
tableau à l’autre comme si le dispositif investi de la scène
primitive et de ses écrans ne continuait pas à travailler à
l’intérieur même de l’œuvre, dans des réseaux, des parcours
multiples où les bifurcations sémantiques sont possibles. Les
figures ne font sens que dans le réseau où elles sont prises :
il y a d’abord, comme dans le dessin de Silène et
Églé, la diagonale descendante qui, de la droite à la
gauche du tableau, va du nègre et de la bacchante à Silène, puis
de Silène à la satyresse, pour signifier la position du père entre
les deux expériences de l’altérité féminine. Il y a ensuite la
tresse de têtes horizontale supérieure, où l’alternance des
sexes est immédiatement signifiée par le jeu de l’ombre et de la
lumière : nuque sombre du flûtiste détourné, puis foulard
blanc de la vieille, puis visage cuivré et sombre du vieux faune,
puis chatoiement blanc de l’épaule avancée de Silène, puis
retrait de l’Éthiopien dans l’ombre, puis mouvement avancé de
la bacchante lumineuse, dont l’épaule satinée est rehaussée par
le fichu blanc d’une seconde vieille. Ici c’est un autre réseau,
un second dispositif qui fait sens autrement, récupérant des
figures déjà utilisées pour les investir dans une nouvelle
configuration. Par cette tresse joyeuse, nous sortons déjà de la
scène horrifiante qui barrait obliquement le tableau. Le sexe de la
femme advient à la représentation dans le corps du père, encadré
par les deux figures phalliques de l’Éthiopien et du satyre. La
féminité rubénienne apparaît donc comme une élaboration
secondaire, comme la sublimation de ce qui, des vincla
horrifiants où le père de la scène primitive est pris, émerge
comme trou noir de la jouissance, comme savoir du maître châtré,
que viendra tout à la fois dire et voiler la chair blanche des
nymphes.
Parallèlement à ce
processus qui constitue la chair de Rubens comme texture symbolique
du savoir, ce qui se tisse dans la Marche de
Silène, c’est à la fois l’affirmation forte de la
différence sexuelle et la construction d’un lien social unissant
dans la fête jeunes et vieux, faunes et hommes, esclaves et hommes
libres : on retrouve ici le très vieux motif de la (con)fusion
sociale dionysiaque. Mais ce qui importe n’est pas tant que Rubens
revienne ainsi à l’enjeu mythologique essentiel du culte
bacchique : c’est que par la peinture il retourne l’horreur
primitive de la scène du père déchu en tresse du lien social. Le
passage à l’ordre symbolique ne s’effectue pas par la castration
mais, face au spectacle du père châtré (le père, non le fils),
par le retournement de l’abjection maternelle. La mère est
l’obstacle où achoppe la chute, la chair et le ressort du
retournement, de la révolte. Ses bras, ses seins enchevêtrés aux
corps des satyreaux préparent en bas le dispositif de la tresse qui
s’organise en haut, tandis que le petit pénis qu’elle caresse
récupère et relance la fonction du phallus.
 Figure 22 : Rubens, Bacchanale, catalogue des œuvres présumées détruites en mai 1945 à Berlin, n°776B Après cette Marche
de Silène, la mère abjecte disparaît de
la peinture rubénienne ou tout du moins ne se manifeste plus que de
façon indirecte, médiée par l’allégorie ou par le mythe. La
peinture rubénienne retourne, révolte ce matériau brut, cette
chair maternelle amoncelée pour créer ces corps de femmes lumineux
et désirables, ces beautés plantureuses et divines qui lui vaudront
la célébrité à partir des années 1620. Un interdit se lève, une
disjonction se défait, comme si la fonction du père, cette instance
de la séparation, du dédoublement du féminin, était
provisoirement inhibée.
 Figure 23 : Isabella Brant en bacchante Une deuxième version
de la Marche de Silène était conservée
autrefois à Berlin, mais a disparu, probablement détruite durant la
seconde guerre mondiale. Max Rooses, qui l’estime partiellement de
la main de Van Dyck, la date approximativement de 1620. La satyresse
a disparu et la composition s’est scindée en deux scènes : à
gauche, on retrouve le vieux Silène pincé a tergo
par un nègre tandis qu’à droite apparaît un jeune satyre
étreignant deux femmes. L’une d’elles est une belle bacchante
blonde jouant du tambourin ; pour l’autre, qui est brune,
Rubens a fait poser sa femme Isabella Brant. Cette seconde scène
retourne et sublime la scène primitive : Rubens se
l’approprie ; peignant sa femme en bacchante, il prend la
place du père au moment où il fait disparaître la figure
maternelle.
Une répartition se
dessine alors entre d’une part le jeune satyre avec les deux
femmes, qui récupère et idéalise la scène primitive, et d’autre
part le vieux silène molesté par un nègre et un satyre, qui
parodie et détache par la dérision cette même scène : soit
rire des dieux et par là s’en défaire, soit être le rire des
dieux, en être : telle semble être l’alternative que se
propose Rubens.
 Figure 24 : Rubens, Bacchanale, Londres, National Gallery On peut suivre très
précisément le processus de sublimation qui se déclenche alors
grâce à une troisième version de la Marche de
Silène, conservée actuellement à la National Gallery de
Londres et attribuée à l’atelier de Rubens, pour des raisons
probablement plus morales qu’esthétiques, car la jouissance s’y
étale avec un exhibitionnisme insolent.
Le cadrage différent de la scène, qui fait disparaître les pieds
des personnages, occulte une nouvelle fois la satyresse allaitante du
premier plan. Comme pour réunifier la scène, la jeune bacchante
blonde de Berlin réapparaît sur la gauche, tenant dans sa main
droite levée une grappe de raisin, devant la face détournée de
Silène qui se dérobe. On songe au geste d’Églé barbouillant de
jus le visage de Silène ivre, dans le dessin de la collection royale
d’Angleterre. Silène est ici encore pris entre deux feux.
 Figure 25 : Détail de la Bacchante à la grappe de raisin Mais l’agression
s’est muée en mouvement pacifiant, presque aérien, de la danse à
sa gauche tandis que le protagoniste du coïtus a
tergo, à sa droite, substitue à la figure inquiétante
et mystérieuse du Noir la bouche ouverte pour le cri jubilatoire
d’un homme barbu, peut-être d’un satyre, dont les yeux perdus
dans le vague expriment le moment de l’orgasme.
A droite, un satyre
embrasse une vieille d’un lascif baiser lingual. Silène attrappe
les grappes que lui tendent les deux enfants, comme si tout le
travail des fils consistait à rétablir, ou tout du moins à
suppléer par la production artistique, la puissance phallique
compromise par le père. Alors, par un retournement dans la peinture
de la scène primitive, la puissance jubilatoire de l’acte sexuel
s’extériorise, se libère, au moment même où les chairs
s’éclaircissent, où la chair rubénienne s’invente. La jeune
bacchante cueillant les grappes de raisin presse le jus comme l’Églé
du dessin de Londres. Pourtant le bras tendu vers le père n’est
plus d’agression, mais de danse, comme s’il s’agissait, par le
rituel bacchique, par l’apparent dérèglement qui y règne, de
régler au contraire, d’apaiser le rapport au féminin. Silène ne
tombe plus en avant, ne bute plus sur la mère ; il se laisse
glisser en arrière, il s’affale voluptueusement.
III. Du père phallique au père dévorant :
symboliques de la chair
D’Hercule à Silène, l’Œdipe déconstruit
 Figure 26 : La Marche de Silène, Cassel, Gemäldegalerie Alte Meister, Schloß Wilhelmshöhe  Figure 27 : Hercule ivre soutenu par un faune et une faunesse, (1601-1608 ?), Gemäldegalerie, Dresde Cette position avachie
en arrière du Silène de Londres, entre homme et femme,
reprend le dispositif d’un tableau de jeunesse du peintre
représentant Hercule ivre soutenu
par un faune et
par une faunesse. Ce tableau
actuellement conservé au musée de Dresde avait été commandé à
Rubens par le duc Vincent de Gonzague lors du séjour du jeune homme
à Mantoue (à partir de 1601). Hercule y apparaît titubant, soutenu
par un faune et par une faunesse et figure allégoriquement le héros
succombant à ses mauvaises passions, l’intempérance et la
volupté. Or l’Hercule ivre fut peint avec un
pendant, également conservé à Dresde, représentant la Vertu
triomphante. Le demi-dieu y écrase victorieusement Silène
ivre tandis qu’une Victoire ailée, à gauche, le couronne. A
droite, Vénus contemple maussade le triomphe de sa rivale assise de
dos. Appuyé à elle, Cupidon joue les enfants mécontents. Au dessus
des deux, l’Envie, sur le modèle de celle de Giotto, avale un
serpent. Les deux Hercules peints pour le duc de Mantoue
désignaient-ils déjà, derrière les deux figures du père, les
deux modalités du féminin et les deux instances symboliques ?
 Figure 28 : Rubens, La Vertu triomphante, Gemäldegalerie, Dresde C’est surtout dans la
Vertu triomphante qu’on est tenté de lire,
une fois de plus, le père entre ses deux femmes ; en Cupidon,
le fils révolté ; dans l’Envie, le redoublement du fils, sa
souffrance d’enfant avalant les couleuvres de l’adultère
paternel. Mais Hercule semble fonctionner comme figure
d’identification, qui foule aux pieds le paternel : la
configuration nette de la scène primitive ne s’est pas encore
décantée. L’accent est mis, banalement, sur la révolte œdipienne
et l’instauration de la loi morale par le meurtre du père.
 Figure 29 : Rubens, Un héros couronné par la victoire, Vienne, Kunsthistorisches Museum Dans la Marche
de Silène de Berlin, les deux scènes du
diptyque mantouan sont intégrées en une composition unique, dont
l’articulation morale est totalement retournée : la scène du
triomphe est la scène où s’affichent les prérogatives de la
jouissance, tandis que la scène de dérision met à l’index, non
directement le vice, mais le père et sa loi. En remplaçant Hercule
triomphant par Silène ivre, et dans la version de Munich le Silène
écrasé par la satyresse allaitante, Rubens relègue au second plan
la thématique de la castration pour mettre en avant l’ambivalence
du père et la double articulation qu’il incarne entre les deux
principes féminins du symbolique, la séduction et la maternité.
Parallèlement à
cette transformation du noyau fantasmatique, Rubens produit plusieurs
peintures représentant Diane endormie surprise par des satyres :
le rapport des sexes dans la scène primitive, marqué par le viol du
père, s’inverse dans le temps même où le fils prend la place du
père. Le faune ne surprend plus le père molesté, mais la beauté
blanche et virginale de Diane et de ses nymphes. La représentation
du corps féminin s’idéalise, la chair sous le voile soulevé,
dans Le Repos de Diane
de Münich, devient presque vaporeuse, contrastant avec les
dépouilles de la chasse brutalement exposées au devant de la scène.
On voit bien ici s’articuler la transfusion de la chair morte et
sombre peinte par Jean Brughel de Velours en chair satinée,
délicatement endormie, des quatre femmes qui reposent.
Le retour au modèle italien
Le parcours que nous
avons esquissé du dessin d’Anvers au Silène de Berlin nous
amène à proposer, à titre tout à fait conjectural bien sûr, les
datations suivantes pour les œuvres que nous avons jusqu’ici
envisagées :
Titre et localisation actuelle des
tableaux
|
Analyse sommaire
|
Datation ?
|
Hercule
ivre et
La Vertu
triomphante,
Gemäldegalerie, Dresde.
|
Commande du
duc de
Mantoue, période
italienne, configuration
œdipienne. Diptyque :
la scène
n’est
pas encore
unifiée.
|
1601-1608
|
Dessin
de Silène
& Églé,
Anvers, Stedelijk
Prentenkabinett.
|
Contours très
dessinés, femme
masculine,
caractéristiques de
la période
italienne et
immédiatement
postérieure ; mise
en place
du dispositif
scénique, mais
il n’y
a encore
qu’une
femme.
|
1608-1610
|
Dessin
de Silène
& Églé,
collection particulière
de la
couronne d’Angleterre.
|
Cristallisation
de la
scène primitive,
le père
entre ses
deux femmes,
la configuration
n’est
plus œdipienne.
|
1610-1615
|
Bacchanale,
musée Pouchkine,
Moscou
.
|
Fonctionnalisation
des deux femmes du père ; l’énigme de la jouissance
féminine est placée au centre.
|
Avant
1617, (Allégorie
de la
vue)
1615 ?
|
La
Marche de
Silène,
Munich,
Pinacothèque.
|
Unification
de la scène, le père bute sur la mère. Accentuation de la mise
en scène du père comme maître châtré.
|
1618
|
Bacchanale,
détruite à
Berlin en
1945.
|
Déplacement
des deux
bacchantes autour
d’un
jeune satyre
qui n’est
pas Silène
ivre. Dédoublement
de la
scène. Le
fils assume
les deux
femmes du
père. Apparition
d’Isabella
Brant en
bacchante.
|
Années 1620, probablement avant
1626, date de la mort d’I. Brant.
|
Bacchanale,
Londres, National
Gallery.
|
Disparition de
la figure
de la
maternité abjecte.
La bacchante
qui tend
la main
n’est
plus une
Églé horrifiante,
mais une
séduisante jeune
femme. Extériorisation
de la
jouissance du
sodomite.
|
1627
(datation de Max Rooses)
|
Évidemment, la date
de 1627 pour la Bacchanale de Londres n’est pas
indifférente, puisqu’elle se situe après la mort d’Isabella
Brant et avant la seconde vie conjugale de Rubens, qu’ouvre en
décembre 1630 son mariage avec Hélène Fourment. Rubens réalisera
ainsi dans le temps et en toute légitimité le désir de son père.
Lui aussi aura aimé deux femmes, mais sans adultère.
Tout se passe alors
comme si la possibilité offerte au peintre par les circonstances de
prendre à son compte, d’actualiser et de légitimer par un second
mariage le double désir du père déclenchait un processus de
sublimation dont nous avons dégagé les prémisses dans la
Bacchanale de Londres, mais qui se réalise pleinement dans le
retour au modèle italien de la bacchanale, fourni par Bellini et le
Titien. Jeffrey M. Müller a montré que les deux copies d’après
Titien du Triomphe de Vénus et de
laBacchanale des Andriens
actuellement conservées au Nationalmuseum de Stockholm, ne pouvaient
avoir été peintes qu’après 1626 :
elles s’inscrivent donc bien dans le mouvement initié par la
Bacchanale de Londres.
 Figure 30 : Les Andriens, gravure des Images ou tableaux de platte peinture des deux Philostrates, mis en françois par Blaise de Vigenère, Paris, 1614 L’étude détaillée
des peintures du Titien telles qu’elles furent disposées dans le
cabinet d’Alfonse d’Este entre 1518 et 1519 pour faire pendant à
la toile de Bellini, elle-même probablement retouchée par le Titien
dans les années 1520, nous éloignerait de notre objet.
Contentons-nous de remarquer le glissement qui s’y effectue, par
rapport au modèle textuel fourni par Philostrate, de la
représentation de Bacchus ivre cuvant son vin affalé dans les
grappes de raisins vers la représentation, au premier plan, du corps
éclatant de blancheur d’une belle nymphe endormie. Ce glissement
est saisissant si l’on compare la gravure des Andriens qui
figure dans l’édition de 1614 des Images ou
tableaux de platte peinture
avec la représentation énigmatique que propose le Titien. Cette
comparaison, qui n’a guère de sens pour Titien à cause de
l’anachronisme, est en revanche révélatrice pour Rubens, qui a
très bien pu la faire.
 Figure 31 : Titien, Bacchanale des Andriens, Madrid, musée du Prado Titien semble avoir
peint ses Andriens pour faire pendant à La Fête
des dieux de Bellini dans le cabinet
d’Alfonse d’Este. Sa bacchante répond à la déesse endormie qui
figure déjà en bas à droite de ce tableau. Une comparaison groupe
par groupe de tous les éléments des deux tableaux serait d’ailleurs
presque possible, jusqu’au satyre retourné, à la gauche du
Bellini, auquel répond le Silène buvant de face, à la gauche du
Titien.
 Figure 32 : Bellini, La Fête des dieux, 1518, National Gallery of Art, Washington La logique qui préside
à la composition de la toile du Titien n’est donc pas une logique
purement textuelle : il ne s’agit pas seulement de mettre en
image l’ekphrasis de Philostrate, mais de répondre au
dispositif offert par Bellini, d’intégrer un discours hétérogène
dans un dispositif iconique préexistant.
 Figure 33 : Détail de la femme de droite Cette double
contrainte du texte et du dispositif iconique explique probablement
la relégation de Bacchus ivre à l’arrière-plan de la toile du
Titien, sur la droite comme la Bacchante, couché dans le sens
inverse comme pour mieux lui répondre. Or, quoique il passe presque
inaperçu dans la composition d’ensemble du Titien, ce détail de
la toile constitue son point de basculement essentiel ; il est
le punctum par lequel la logique textuelle se retourne ici et
se subvertit en logique iconique.

Figure 34 : Attribué à Bertoja, Bacchanale des Andriens, cliché Matthiesen Fine Art Limited, Londres Bertoja ne s’y
trompe pas, en reprenant après Titien le thème des Andriens, qui
dispose Bacchus sur un second plan parallèle à la bacchante du
premier : l’espace de la scène,
circonscrit autour du dieu ivre par le chemin devant et le rocher
derrière, est l’espace du signifiant, auquel répondent, de part
et d’autre, au premier et à l’arrière-plan, le flottement et la
danse du signifié.
 Figure 35 : Détail des Andriens du Titien. Bacchus ivre Rubens n’entre pas
dans cette logique sémiologique qui isole et coupe le signifiant
scénique.
 Figure 36 : Détail des Andriens de Rubens. Berger jouant de la flûte au milieu de ses moutons Très audacieusement,
alors même qu’il semble avoir scrupuleusement reproduit la
disposition des personnages du Titien au premier plan, il fait
disparaître le Bacchus ivre du fond, auquel il substitue un berger
jouant de la flûte, assis avec son chien à l’ombre d’un
bosquet, au milieu de ses moutons.
 Figure 37 : Titien, Les Andriens, détail central Dans le même
mouvement de déconstruction allégorique, le personnage du Titien
qui, au bout du bras de l’éphèbe échanson, change l’eau en vin
ou mêle le vin et l’eau sous le regard curieux de son chien
devient, chez Rubens, un simple pécheur à la ligne.
 Figure 38 : Rubens, Les Andriens, détail central Quant au bateau aux
voiles blanches gonflées de vent qui, chez Titien, signifie
l’arrivée de Bacchus par la mer, il est remplacé chez Rubens par
deux bateaux étageant les plans, ouvrant la profondeur du champ et
indiquant la ligne de fuite. Le récit est devenu paysage, la
peinture d’histoire a glissé vers la pastorale.
Mais le rapprochement du berger rubénien avec le Silène de la
sixième églogue de Virgile nous paraît plus significatif. Ce qui
se représente ici, c’est le moment où l’ivresse se transmue en
chant bucolique, l’éviction des basses jouissances, le passage du
vin pur à la musique pure. Rubens fait toujours jouer la
correspondance instaurée par Titien entre la bacchante du premier
plan et le fond. Mais il ne s’agit plus d’articuler le dispositif
de Bellini à l’ekphrasis de Philostrate.
Le chant de
Silène-Bacchus
est ici identifié à la chair blanche et vaporeuse de cette
bacchante en extase (son visage aux yeux exorbités, sa bouche
écumeuse diffèrent radicalement de la pose délicatement endormie
imaginée par le Titien) qui vient se superposer à lui. La bacchante
tient lieu de Silène ivre, la chair rubénienne se constitue de
l’incorporation du père molesté, au moment où Pierre-Paul
s’apprête à jouer, dans sa vie, la version moralisée du fantasme
horrifiant. La chair est l’écran pacifié de la scène primitive.
 Figure 39 : Rubens, Les Andriens, Stockholm, Nationalmuseum Les transformations
que Rubens fait subir au Triomphe de Vénus
sont moins spectaculaires. La scène imaginée par le Titien est
également tirée d’une ekphrasis de Philostrate et la
présence de la statue de Vénus et de la bacchante au miroir tendu,
à droite du tableau, rappelle indirectement, une fois encore, le
dispositif instauré par Bellini. Les figures féminines de la droite
contrastent avec la scène brouillonne des putti assemblés, comme la
bacchante allongée contrastait avec les réjouissances autour du vin
des Andriens. Titien avait joué sur le symbolisme des fruits,
décorant Les Andriens de raisin, symbole de
Bacchus, tandis que Le Triomphe de
Vénus était parsemé de pommes, emblèmes de la déesse
de l’amour.
 Figure 40 : Titien, Le Triomphe de Vénus, Madrid, Musée du Prado  Figure 41 : Rubens, Le Triomphe de Vénus, Stockholm, Nationalmuseum Rubens, une fois
encore, brouille le décodage allégorique en mêlant dans la
corbeille de fruits du premier plan des raisins et des pommes.
Jouissances bacchique et vénérienne se confondent.
 Figure 42 : Détail de la corbeille de pommes et de raisins  Figure 43 : Détail d’Apollon sur son char Dans le ciel, il ajoute
le char d’Apollon tiré par des cygnes, et derrière la statue de
Vénus, un Triton, qui rappelle sa naissance marine. D’ailleurs le
fond n’est plus une plaine, mais une baie baignée par des eaux
calmes : comme dans sa version des Andriens, où la
rivière au premier plan lui permet d’exploiter tout un jeu de
reflets absent du Titien, l’élément liquide gagne ici aussi.
Entre l’Apollon aérien, qui semble cautionner ici le culte rendu à
Vénus, et le groupe de femmes en bas s’établit le même écho
qu’entre la bacchante endormie et le personnage du fond, berger
musicien ou Bacchus ivre. La char d’Apollon est tiré par deux
cygnes ; la statue de Vénus est entourée de deux femmes :
c’est trio contre trio.
Alors, le dispositif
imaginé par Titien prend pour Rubens un tout autre sens : le
bras tendu de la femme au miroir
s’allonge encore chez Rubens, comme pour rappeler l’agression
d’Églé, qui devient ici appel féminin du désir. Chez Rubens
comme chez Titien, la robe rouge de la femme échevelée contraste
avec la robe bleue de sa compagne retournée, qui tient un petit
objet, probablement un livre (Vénus inspire les poètes). Mais chez
Rubens le regard de la femme en rouge ne vise ni Vénus, ni le miroir
qu’elle brandit : Apollon est dans la mire. Avec ses deux
cygnes il figure au ciel le père entre ses deux femmes, dont le
rapport divergent au désir, au premier plan, s’indique à la
divergence des regards. Entre le dieu sur son char en haut et les
deux femmes en bas, la statue de Vénus, vient faire écran, soutenue
par un poisson ondoyant qui, avec son regard exorbité, offre un
exact pendant au miroir tendu, comme pour redoubler la figuration du
sexe féminin. Entre le maître et ses deux femmes, l’énigme de la
jouissance féminine fait écran non comme un obstacle, mais comme un
jeu de bascule et de métaphore. Le miroir renvoie une couleur sombre
qui, vu sa position, ne peut guère être que la couleur de la robe
bleue : aimer l’une et jouir de l’autre ? Le savoir du
maître ouvre à une jouissance idéale, fondue, nimbée. Ainsi
déplacé, divinisé et éloigné, le père assure la fusion des deux
femmes ; sa faute ouvre à la légitimité de la jouissance
double ; il est le substrat recouvert auquel la chair féminine
fait écran.
 Figure 44 : Rubens, La Fête de Vénus, huile sur toile, 217x350 cm, Kunsthistorishes Museum, Vienne Tout se passe comme si
le peintre tendait toujours à ramener ses sujets, ses scènes, ses
dispositifs, vers la bacchanale matricielle, vers la scène-écran à
partir de laquelle son art s’est cristallisé. La deuxième version
du Triomphe de Vénus,
probablement peinte en 1637, est caractéristique de cet
infléchissement. Tandis que Vénus est recentrée et plus
explicitement placée dans la position maternelle de la Venus
pudica, Rubens ajoute en bas à gauche, au premier plan,
une danse bacchique. Le motif de l’enveloppement du corps féminin
devient le motif général de la composition : enveloppement de la
statue de Vénus dans un long voile, étreinte a tergo
du satyre et de la Bacchante au tambourin à gauche, farandole des
putti entourant la statue, farandole de satyres et de bacchantes au
second plan à droite, chaque corps tendant à recouvrir l’autre ;
il n’est pas jusqu’à la disposition d’un rideau en dais dans
l’arbre, au dôme du temple à gauche, au pont ruiné sous lequel se
déverse la cascade, qui ne soulignent le motif de l’enveloppement.
Ce n’est pas ici
seulement, à un niveau très général, la dynamique de la
représentation, son en-deçà féminin, l’interposition de l’écran
et le travail du dévoilement qui sont en jeu. Le bras tendu qui
enveloppe est le bras de l’agression primitive, transmué en geste
de danse ; l’étreinte par derrière infligée au père violé
se sublime ici en draperie de nuit posée sur la chair marmoréenne
de Vénus.
En deçà de la chair, l’autre père
Ainsi, le corps
féminin, chez Rubens, n’est pas une donnée première de sa
peinture ; il n’est pas le brutal donné-à-voir de
l’imaginaire coloriste qui s’opposerait aux dispositifs
symboliques du dessin. La chair rubénienne est le produit idéalisant
d’un renversement de la scène primitive autour de laquelle, à son
retour d’Italie, il a bâti son œuvre. Elle ouvre la peinture à
un nouveau type d’allégorie, dont ni le système de codage, ni la
visée idéologique ne sont celles du jeu rhétorico moral de la
sémiotique phallique. Autre chose est en jeu.
 Figure 45 : Rubens, Le Festin de Térée, Madrid, Musée du Prado Tout se passe comme si
le rapport au père, visiblement central dans l’imaginaire
rubénien, se traduisait sur les toiles par la peinture de la chair
féminine, comme si Silène molesté produisait la chair blanche des
nymphes. Ce n’est pas ici la castration du fils, les yeux crevés
d’œdipe, qui déclenchent la coupure sémiotique et la
symbolisation. Dans le processus de la création viennent coïncider
l’impossible regard du fils, sa révolte et cette matérialité de
la texture charnelle. Ce rapport de la chair à la scène primitive
réveille dans l’imaginaire rubénien plusieurs autres mythes.
 Figure 46 : Détail du spectateur et de la tête coupée Il y a d’abord
l’histoire de Philomèle et Procné, évoquée dans la sixième
églogue de Virgile et représentée par Rubens sur l’une des
toiles commandées par Philippe V pour la Torre de la Parada, en
1636.
Térée avait violé sa
belle-sœur Philomèle et lui avait arraché la langue pour lui
imposer le silence. Philomèle instruisit malgré tout sa sœur
Procné, la femme de Térée. Celle-ci, révoltée, tua son propre
fils, Itys, et en fit manger à son époux. Chez Ovide, les dieux
fatigués de ces cruautés continuelles changèrent tous les
protagonistes en oiseaux, Térée en épervier, Philomèle en
rossignol, Procné en hirondelle.
 Figure 47 : Détail architectural du Festin de Térée. Angelot allongé Mais ce n’est pas le
moment de la métamorphose que Rubens a privilégié. A la fin du
terrible repas où il a mangé son fils Itys, le roi de Thrace est
représenté à gauche, assis sur un lit de banquet, sous un dais.
Renversé par l’horreur de ce qui s’avance devant lui, il fait
basculer la table ronde, la vaisselle et les reliefs du festin.
Devant lui, au centre, Procné habillée en bacchante — on
distingue une peau de tigre autour de sa taille — présente au roi
horrifié la tête livide et dégouttante de l’enfant sur ses mains
étendues. Derrière elle, retenant l’ardeur de sa sœur de sa main
droite posée sur son épaule, Philomèle, dont la bouche noire
ouverte laisse deviner la langue manquante, a également revêtu
l’habit de bacchante : elle tient de la main droite, derrière
elle comme pour le dissimuler, le thyrse bacchique. Le fond de la
scène représente une architecture de palais. Entre Térée et
Procné, c’est-à-dire entre les deux époux légitimes, une porte
est ouverte et un jeune homme observe la scène à la dérobée.
 Figure 48 : Silène, Églé et autres figures, détail du Silène de la troisième version Cette effraction sans
référent dans le mythe peut se justifier techniquement : il
est courant, dans la peinture classique, de disposer un spectateur
voyeur en deçà de la scène, pour lui donner de la profondeur et
tout à la fois pour métaphoriser et intégrer le regard hors-toile
du spectateur réel face au tableau. Le procédé est commenté par
Diderot dans le Salon de 1767 à
propos de la Suzanne et les
vieillards de Lagrenée, et fait l’objet d’une longue
analyse dans La Place du
spectateur, de Michael Fried.
 Figure 49 : Rubens, La Fête de Vénus, détail en bas à droite Mais le
travestissement bacchique de la scène ovidienne, la représentation
du père horrifié entre ses deux femmes, la superposition dans le
dispositif pictural du spectateur-voyeur et du fils décapité
permettent d’avancer l’hypothèse qu’ici encore la scène
primitive du père molesté a constitué le noyau imaginaire
structurant de l’ensemble de la composition, surtout si l’on
prête attention à un détail architectural du fond qui à notre
avis sert ici de signature du lien : l’angelot au-dessus de la
porte est placé dans la position même du Silène de la scène-écran,
sa jambe gauche levée en avant comme pour prendre la place d’Églé,
l’évacuer, pour effectuer le mouvement que sa présence bloquait.
Rubens, à la même
époque, peint un putto similaire dans la Fête de
Vénus de Vienne : on est frappé par son visage
contraint, ce geste de la main gauche pour échapper à l’emprise
de son compagnon, et le mouvement de la jambe gauche,
incompréhensible chez l’ange de pierre du Festin de
Térée, prend ici tout son sens : le putto
refuse d’être plaqué au sol, cherche à se rétablir. Le mode
léger du jeu d’enfant, l’aimable chahut sur un gazon de fête
pourrait recouvrir une nouvelle fois l’évocation du viol du père.
Par la peinture, les membres qui résistent prennent leur revanche,
l’enfant prend la place du maître tandis que la femme intruse est
recouverte, définitivement substituée par la jambe révoltée.
 Figure 50 : Giulio Campagnola, Saturne, XVème siècle Cependant, sous la
figure de Térée, le père révèle ici un nouveau visage, moins
avantageux. En dévorant le corps de son fils, il a réduit celui-ci
à la pure voyure d’un regard mortifié, impossible : le
regard du fils sur sa propre tête, une fois son tronc ingurgité.
Le père molesté
recouvre donc un autre père, non plus horrifié, mais horrifiant,
non plus Silène molesté, mais Saturne dévorant ses enfants. En
effet, E. Panowski a montré, dans Saturne et
la mélancolie, comment la figure du vieil
homme allongé, accoudé, celle-là même qui représente Silène
dans le dessin de Silène et Églé,
avait servi à représenter Saturne, le dieu du temps, identifié au
Cronos grec qui dévorait ses enfants.
 Figure 51 : Piero di Cosimo, Les Mésaventures de Silène, v. 1505, Cambridge, Fogg Art Museum, Massachusets. Détail en bas à gauche du tableau : Silène piqué par les abeilles est soigné avec des compresses de boue Il n’est qu’à
comparer le Saturne de Giulio Campagnola
avec le Silène de Rubens, lui-même peut-être inspiré de
celui de Piero di Cosimo, dans sa toile des Mésaventures
de Silène : on y retrouve en effet les
mêmes gestes portés sur le visage glabre de ce corps androgyne à
la chair grasse, et jusqu’au détail des deux enfants jouant à ses
pieds. Mais ce qui chez Piero di Cosimo se voulait geste apaisant,
emplâtre de boue délicatement appliqué sur le visage tuméfié par
les piqûres d’abeilles, deviendra chez Rubens agression et
dérision.
 Figure 52 : Rubens, Les Quatre continents, Vienne, Kunsthistorisches Museum, 1615-1616 ? Le Silène de Piero di
Cosimo, potelé, rond et lisse comme un corps de femme, vient donc
ici interférer avec la figure anguleuse, inquiétante de Saturne, ou
plutôt du Cronos grec, celui qu’Hésiode nomme ἀγκυλομήτης,
le dieu de la métis courbe, l’esprit habile aux coups tordus.
Campagnola avait imité, pour son vieillard accoudé, une divinité
fluviale antique sculptée sur l’arc de triomphe de Bénévent.
 Figure 53 : Rubens, Saturne dévorant ses enfants, Madrid, Musée du Prado, 1636 On retrouve d’ailleurs
cette figure dans la représentation par Rubens des quatre
continents, qui se trouve au Kunsthistorishes museum. Cette fois, le
vieillard du premier plan est de dos, mais il tient dans ses bras une
femme noire et, au premier plan, sans justification allégorique
solide, se trouve une tigresse allaitant ses deux petits, synthèse
de la satyresse allaitante et du tigre bacchique. Les
Quatre continents reprennent tous les
éléments de la scène primitive, mais la figure du père molesté
glisse ici vers la représentation quadruple du Saturne mélancolique.
Au delà de l’allégorie plus ou moins sérieuse des continents, il
s’agit ici de l’une des innombrables combinaisons tentées par
Rubens, dans les années 1615-1617, pour représenter une même scène
primitive.
 Figure 54 : Ganymède et l’aigle, v. 1611-1612, huile sur toile, 203x203 cm, palais Schwartzenberg, Vienne Vers la même époque
et dans le même ordre d’idée, Rubens peint un énigmatique
Enlèvement de Ganymède, où le
jeune homme souriant, élevé dans les airs par l’aigle jupitérien
qui l’enveloppe, tend la main vers Hébé pour prendre la coupe
d’échanson, tandis qu’à l’arrière plan on distingue le
banquet des dieux et ses couples entrelacés. La signification du
tableau a laissé perplexes les commentateurs : Ganymède ne
résiste pas à son ravisseur, contrairement au Ganymède que Rubens
peindra en 1636 pour la Torre de la Parada ; il n’y a pas une
mais deux femmes pour figurer Hébé ; enfin, si le gracieux
déhanchement du jeune Ganymède devait suggérer une allégorie
bienveillante de la pédérastie, pourquoi les couples divins, à
l’arrière-plan, sont-ils tous hétérosexuels ?
 Figure 55 : Détail en haut à gauche, le banquet des dieux Comme le sodomite des
Bacchanales, l’aigle figure ici tout autre chose que le
désir du Même : il est le mystère noir de la jouissance qui
enveloppe le père dont la main tendue retourne, ou reprend en
l’inversant le bras tendu de l’Églé primitive. Hébé est
dédoublée pour faire correspondre la scène avec le dispositif
archétypal du père et de ses deux femmes. Ganymède figure ici
encore, par la mise en scène inattendue du père — aigle et
éphèbe, mari et amant, séducteur et séduit — le
mystère de la jouissance qu’accomplit, au fond, le banquet divin,
dont le dieu du premier plan constitue un autre Silène, un autre
dieu fleuve, un autre Saturne.
La mélancolie de
Saturne, comme l’a montré E. Panowski, est liée à un avatar
tardif du mythe, au cours duquel Jupiter coupe les testicules de son
père. On a confondu le châtiment infligé par Cronos à son père
Ouranos à l’instigation de sa mère et décrit dans la Théogonie,
avec le châtiment infligé par Zeus à Cronos. Cette confusion
permettait de recentrer le mythe sur le personnage de Saturne-Cronos,
comme en témoigne par exemple cette présentation de Barthélémy
l’Anglais :
« Il s’appelle Saturne de
saturo, rassasier. Son épouse s’appelle Ops d’opulentia,
l’abondance qu’elle a accordée aux mortels, selon Isidore et
Martianus. A propos de Saturne, la légende raconte que s’il est
représenté si triste, c’est parce qu’on imagine qu’il fut
castré par son propre fils et que ses parties viriles jetées à la
mer donnèrent naissance à Vénus. »
C’est de l’écume
des bourses d’Ouranos qu’Hésiode décrit la naissance
d’Aphrodite sur la mer, au large de l’île de Cythère. Saturne
dévorant devient ainsi Saturne châtré, dieu des rivières
italiques et de l’abondance des Saturnia regna
virgiliens, terrible et mélancolique, furieux et humilié, barbare
et débonnaire.
Le maître châtré
est aussi le père dévorant, que Rubens a figuré non seulement dans
Le Festin de Térée,
mais dans un Saturne dévorant ses
enfants. La chair des nymphes restitue la chair consommée
par le père, un continuum s’établit de ce que le père absorbe à
ce que le fils déploie, d’avoir été absorbé. L’absorbement
imaginaire fait couple avec la théâtralité picturale, non comme
simple couple thématique ou même structural, mais comme dispositif
de révolte symbolique, l’introjection primitive se renversant en
exhibition plantureuse, l’horreur de son propre corps dévoré
devenant exposition pacifiée des chairs blanches.
Contrairement au
Saturne de Goya, qui dévore la tête de son fils, le Saturne
de Rubens, qui pourtant lui a servi de modèle, dévore le haut de sa
poitrine, cœur et foie. Tête et pénis sont préservés, le sexe
n’est pas directement en jeu, mais la matière intérieure même du
corps, la substance vitale des entrailles, le dedans du fils devenant
dedans du père, comme en une offrande librement consentie.
Car cette scène de
dévoration qui vient tardivement se superposer à la scène
primitive du père molesté ne vient pas révéler la vérité
sous-jacente de tous les écrans picturaux. Elle renverse au
contraire la scène primitive, lui apporte en dernier ressort
l’ultime réparation. Au père molesté, le fils peintre vient
apporter le sacrifice de sa chair même, transmuée dans la chair
blanche des nymphes, comme si toute sa peinture, toute cette
surproduction jamais assouvie de produire, apportait au père
humilié, châtré, le supplément de sa dignité perdue.
Il semble que la
représentation horrifiante du père constitue le dernier avatar de
la scène-écran qui traverse tout l’œuvre peint de Rubens. Nous
l’avons vu sous la forme de Térée et de Saturne. Il apparaît
également en Mars fauteur de guerre ou, selon un dispositif
rigoureusement identique, en Pluton enlevant Perséphone, pris entre
ses deux femmes, s’arrachant à l’une pour éventrer ou violer
l’autre. La sublimation de la chair féminine a déplacé l’horreur
vers la figure du père, a retourné l’agression primitive.
 Figure 56 : Rubens, Les Horreurs de la guerre, 204x345 cm, 1637, Palazzo Pitti, Florence (Max Rooses n°827) Pour le tableau des
Horreurs de la guerre,
nous disposons d’une description par Rubens lui-même, précieuse
pour la hiérarchie qu’elle introduit entre les figures :
« La principale figure est Mars
qui, sortant du temple ouvert de Janus (lequel en temps de paix,
selon la coutume romaine, était fermé), marche avec son bouclier et
son épée ensanglantée et menace le peuple de quelque grand
malheur. Il se soucie peu de Vénus, sa bien-aimée, qui, accompagnée
d’amours, s’efforce par ses caresses et baisers de le retenir. De
l’autre côté, Mars est tiré en avant par la furie Alecto qui
tient une torche à la main. Des monstres sont à côté d’eux qui
signifient la Peste et la Famine, compagnes inséparables de la
guerre. […] Cette femme en deuil vêtue de noir, avec son voile
déchiré, dépouillée de toutes ses joies et de ses ornements est
la malheureuse Europe qui déjà, pendant de si longues années,
souffre les rapines, les outrages et les misères qui sont nuisibles
à chacun au-delà de toute expression. » (Extrait d’une
lettre au commanditaire du tableau, Josse Suttermans, peintre
anversois établi à Florence pour le comte du duc de Toscane, 12
mars 1638, cité par Max Rooses)
Dans la multitude des
personnages, la description isole la triade primitive, Mars pris
entre Vénus et Alectô. La femme en noir, à gauche, ne fait que
redoubler Vénus.
 Figure 57 : Rubens, L’Enlèvement de Proserpine, 180x290, Musée du Prado, Madrid L’allégorie est
directement liée aux scènes de Bacchanale, comme en témoigne la
première version du tableau, offerte par le peintre à Charles II
d’Angleterre lors de sa mission d’ambassadeur de la paix avec
l’Espagne, en 1629-1630. Mars est déjà pris entre Alecto et
Minerve, qui deviendra Vénus dans la version des Offices, pour
revenir à Minerve dans l’Enlèvement de
Proserpine. Mais le premier plan conserve encore la
disposition circulaire de la Bacchanale de Moscou. Le tigre
jouant avec les pampres rappelle celui de La Marche
de Silène de Munich et de Berlin et surtout
préfigure celui du Bacchus ivre de l’Ermitage.
Quant à la bacchante au tambourin, à gauche, elle reprend un motif
déjà rencontré dans le tableau de Berlin.
 Figure 58 : Rubens, Allégorie de la paix et de la guerre, appelée également Minerve protégeant la paix contre la guerre (Max Rooses, n° 825), huile sur bois, 203,5x298cm. Londres, National Gallery Mais l’idéalisation
bienheureuse des figures féminines, caractéristique de la période
qui suit immédiatement la mort d’Isabella Brant (il n’est qu’à
comparer avec les tableaux de Stockholm d’après le Titien), laisse
la place dans la dernière période à des représentations beaucoup
plus tourmentées.
Dans Les
Horreurs de la guerre,
Europe figure à côté de Vénus la mère désirante et souffrante. Europe, n’est-ce pas
une manière de figurer la terre, cette Gaia mère de Cronos-Saturne
qui ourdit le châtiment castrateur contre son époux ?
εἶσε δέ μιν κρύψασα λόχῳ· ἐνέθηκε δὲ χερσὶν
ἅρπην καρχαρόδοντα, δόλον δ' ὑπεθήκατο πάντα.
῎Ηλθε δὲ νύκτ' ἐπάγων μέγας Οὐρανός, ἀμφὶ δὲ Γαίῃ
ἱμείρων φιλότητος ἐπέσχετο καί ῥ' ἐτανύσθη
πάντη· ὅ δ' ἐκ λοχεοῖο πάις ὠρέξατο χειρὶ
σκαιῇ, δεξιτερῇ δὲ πελώριον ἔλλαβεν ἅρπην
μακρὴν καρχαρόδοντα, φίλου δ' ἀπὸ μήδεα πατρὸς
ἐσσυμένως ἤμησε, πάλιν δ' ἐρριψε φέρεσθαι
ἐξοπίσω· τὰ μὲν οὔ τι ἐτώσια ἔκφυγε χειρός·
« Et elle l’installa, après
l’avoir caché, en embuscade. Elle plaça alors dans ses mains une
faux aux dents aiguës et lui soumit toute la ruse. Le grand Ouranos
vint, amenant la nuit sur lui, et autour de Gaia, avide d’amour,
il se répandit. Elle était enveloppée de toutes parts. Alors, pour
sortir de son embuscade, le fils éleva sa main gauche et de la
droite il saisit l’énorme faux, longue, aux dents aiguës, et les
bourses de son père, d’un coup il les trancha, pour les jeter au
hasard derrière lui. Mais ce n’est pas en pure perte qu’elles
tombèrent de sa main. » (Hésiode, Théogonie,
174-182.)
La chair féminine
recouvre la scène-écran du père molesté dans la mesure où le
savoir du maître châtré sur la jouissance a à voir avec cet
enveloppement mystérieux : enveloppement de la scène dans la
nuit, enveloppement du père autour de la mère, enveloppement de la
semence par les bourses. Le père est l’enveloppement, que Rubens
figure par la composition circulaire de la Bacchanale de
Moscou ou de l’Allégorie de
la paix et de
la guerre, par la sodomie de Silène, par
l’aigle du Ganymède aux ailes étendues, par les femmes qui
se collent à Mars guerrier ou à Pluton ravisseur, comme s’il
s’agissait de devenir la peau du père. Le père est l’hymen de
la mère. A partir de ce dispositif d’enveloppement, la castration
n’instaure pas la coupure, mais déchire l’enveloppe, libère la
jouissance, confond le dehors et le dedans. Elle est révolte,
c’est-à-dire retournement de l’enveloppe, ouverture du contenu
caché de la bourse. La castration du père est la formule cachée et
libératrice de la jouissance ; elle permet de se substituer à
lui pour accomplir son désir. Elle établit ainsi une sorte de
connivence qui n’a rien à voir avec le meurtre œdipien ;
comme Jupiter en détrônant Saturne, Rubens libère la fécondité
du père par sa représentation en père molesté. Peindre la chair,
c’est faire blanchir d’écume les bourses coupées du père
dévorant, faire jaillir Vénus de la scène-écran du père molesté.
Le dernier Bacchus
 Figure 59 : Détail des Andriens du Titien. Enfant pissant Rubens est revenu une
dernière fois à la représentation de Bacchus ivre
dans une toile qui se trouve actuellement à l’Ermitage. Bacchus
assis sur son tonneau et foulant du pied un tigre allongé n’est
pas sans rappeler le Silène et Églé
d’Anvers,
tandis que l’enfant qui urine à sa gauche évoque l’enfant des
Andriens.
 Figure 60 : Rubens, Bacchus ivre, v. 1635, Saint-Pétersbourg, Ermitage D’une certaine
manière, ce tableau synthétise les bacchanales précédentes et ne
prend sens que dans le rapport différentiel qu’il entretient avec
elles. Le sodomite qui soutenait Silène s’est retourné pour boire
et le satyreau de gauche, au lieu de téter sa mère, se gorge de
vin. La bacchante ne fait plus face à Silène pour lui tendre la
main : appuyée sur ses grasses épaules, elle se tient à ses
côtés, comme une jeune épouse attentionnée aux côtés d’un
mari maussade et vieillissant. (Elle n’a pourtant pas les traits
d’Hélène Fourment, et Bacchus a été peint sur le modèle de
l’empereur Vitellius, non de Rubens).
 Figure 61 : Détail des Andriens de Rubens. Enfant pissant Rubens a donc conservé
les éléments essentiels du dispositif : au centre la figure du
père est entourée en haut de ses deux acolytes pour la jouissance,
la bacchante en rouge à gauche, le satyre retourné à droite. En
bas, les deux enfants figurent le dedans et le dehors de
l’ingurgitation-dévoration, puisque l’un boit, que l’autre
pisse.
Ce dernier adopte une
position renversée en arrière, contrairement au modèle des
Andriens, penché en avant. L’observation attentive des
Andriens de Stockholm permet d’ailleurs de remarquer que
Rubens y a déjà légèrement redressé l’enfant que Titien avait
peint jambes fléchies, ventre plissé. Dans le Bacchus de
l’Ermitage, il retrouve carrément la position des Silènes ivres
de Moscou et de Londres : le fils s’exhibe aux côtés du
père.
Car c’est bien dans
cette série qu’il faut lire l’enfant qui urine. Avec ou sans
ailes, les putti sont généralement nus. La chemise levée,
ou défaite, vient ici s’inscrire dans la dialectique rubénienne
de la déchirure et de l’enveloppement. Le corps gras et flasque de
Bacchus ne renvoie pas, comme l’imaginait S. Alpers, à
l’ambivalence sexuelle de la chair. Il est le corps mélancolique
du maître châtré, dont la castration, comme celle
d’Ouranos-Saturne, se retourne en enfantement : l’absence du
pénis du père est suppléée par l’exhibition de celui du fils.
Il est le produit de la déchirure, signifiée par l’échancrure de
sa chemise. Assis sur son tonneau, le maître enveloppe tristement de
sa chair le secret de la jouissance, que déverse l’enfant, comme
tout aussi bien le satyre au-dessus de lui, ou la bacchante à
gauche. L’urine et le vin métaphorisent l’une et l’autre le
secret du contenu du tonneau, qui n’est ni l’une ni l’autre,
mais la semence même des bourses de Saturne.
C’est dire que la
castration n’ouvre pas l’accès au langage, mais au temps, dont
Saturne est le dieu ; ou plus exactement elle marque le passage
du temps indéfini au temps cyclique et réglé. Le Bacchus
ivre de l’Ermitage, plus nettement encore que toutes les
autres bacchanales, qui remplissent pourtant génériquement cette
fonction sémantique, signifie la saison des vendanges, l’automne,
c’est-à-dire le retour de l’an, le bouclage des saisons. Bacchus
châtré conjure le dérèglement bacchique, non par l’instauration
castratrice d’une loi jupitérienne, mais par la cristallisation de
l’énergie créatrice du fils.
On lira donc le
Bacchus ivre comme une reconnaissance de
filiation. Par lui, en dernier ressort, Pierre-Paul accepte et
reconnaît son père comme la source de son inspiration, et identifie
la figure de la puissance créatrice à celle du maître châtré.
Conclusion
L’analyse d’un
dessin de la collection royale d’Angleterre représentant Silène,
Églé et d’autres
figures nous a permis d’identifier la scène virgilienne
d’Églé agressant Silène ivre et lié comme scène-écran
fondatrice de l’univers pictural rubénien. Derrière cette
scène-écran, nous avons dégagé la scène primitive qui hante le
peintre, la confrontation de son père et de ses deux femmes, son
épouse Maria Pypelinckx, et sa maîtresse, Anne de Saxe, qui faillit
le conduire à la mort.
 Figure 62 : Cornelis Schut, Silène ivre avec faunes et bacchantes, dessin collé, plume et pinceau marron, avec légers rehauts de lavis, 202x311,5 mm, Stedelijk Prentenkabinet, Anvers
Rubens a sans cesse
repris et remanié cette scène-écran au cours de sa carrière. Nous
avons suivi les avatars du dispositif ainsi constitué, tant dans les
représentations de Bacchanales directement liées au thème du
dessin primitif que dans des peintures mythologiques en apparence
sans aucun rapport avec le noyau du mythe primitif.
Mais le résultat le
plus intéressant de cette enquête n’est pas l’évolution du
mythe personnel rubénien, le passage de la révolte œdipienne
contre l’immoralité du père à l’identification au père, dont
les femmes deviennent les femmes mêmes de Rubens, légitimement car
successivement et conjugalement aimées. Le basculement en 1627 dans
le rapport à la scène-écran, qui déclenche la sublimation et
l’invention de la chair, révèle une fonction du père inédite.
Derrière Silène
molesté, nous avons dégagé les figures de Térée et de Saturne,
les pères dévorants. La castration du père, figurée
magistralement dans le Bacchus ivre des
dernières années du peintre, introduit un fonctionnement du
symbolique fondé sur la dialectique de l’enveloppement et de la
déchirure. Le symbolique n’est pas réglé par la Loi, mais par la
transmutation du savoir du maître dans l’énergie créatrice du
fils. Cette transmutation s’effectue à la fois sous la forme d’une
révolte et de l’acceptation d’une filiation.
Mais la filiation n’a
rien à voir avec une soumission au père, figuré comme un roi
buveur de carnaval, au magistère dérisoire. Elle se manifeste comme
institution d’un temps réglé, comme succession des saisons,
c’est-à-dire des générations. En dernier ressort la Bacchanale
dit le triomphe sans remords du fils et ne couronne le père que pour
mieux l’enterrer : ce que la faillite baroque du signifié met
en cause, ce n’est pas la nécessité d’une régulation
symbolique, mais son efficacité phallique. La chair ouvre à
d’autres principes de régulation.
Bibliographie
Svetlana
Alpers, La Création de Rubens,
1995, Gallimard essais, 1996.
Bacchanals
by Titian and Rubens,
Stockholm, Nationalmuseum, 1987, éd. Görel Cavalli-Björkman.
Giovan
Pietro Bellori, Le Vite de’
pittori, scultori e
architetti moderni, a cura di Evelina Borea,
introduzione di Giovanni Previtali, Giulio Einaudi editore, 1976.
Roger
de Piles, Abrégé de la vie
des peintres, Paris, 1699.
Roger
de Piles, Conversations sur la
connaissance de la
peinture, Genève, Slatkine reprints, 1970.
Granvelle,
Correspondance
E.
Panofsky, Essais d’iconologie.
Les Thèmes humanistes dans
l’art de la
Renaissance, 1939, trad. française, Gallimard,
Bibliothèque des sciences humaines, 1967.
— Saturne
et la mélancolie
— Le
Titien, questions d’iconologie,
1969, éd. française, Hazan, collection 35/37, 1989.
La
Peinture flamande au Prado,
sous la direction de A. Balis, M. Díaz Padrón, C. Van de
Velde, H. Vlieghe, fonds Mercator / Albin Michel, 1989.
La
Peinture flamande au
Kunsthistorisches Museum de
Vienne, A. Balis, F. Baudouin, K. Demus et
alii, , fonds Mercator / Albin Michel, 1989.
Jacobus
Pontanus, Symbolarum libri XVII.
quibus P. Virgilii Maronis
Bucolica, Georgica, Aeneis,
ex probatissimis auctoribus
declarantur, comparantur, illustrantur.
Per Jacobum Pontanum [e
societate] Jesu. Cum
privilegio. Lugduni, apud
Joannem Pillehotte, sub
signo nominis Jesu.
MDCIIII.
Il
tempo di Rubens. Disegni
e stampe dal Seicento
fiammingo, Electa, Milan, 1986 (catalogue d’une
exposition qui s’est tenue à Florence, au Palais Médicis
Riccardi).
Bernard
Quilliet, Guillaume le Taciturne,
Fayard, 1994.
Max
Rooses, L’œuvre de
Pierre Paul Rubens, 1886-1892,
5 volumes.
Charles
Scribner III,Rubens, 1989, Ars Mundi, 1990.
Maria
Varchavskaïa et Xénia Egorova, Rubens : la
sensualité de la vie,
Parkstone/Aurora, 1995.
Cicely
Veronica Wedgwood, Guillaume le Taciturne,
Tallandier, 1978.
|