‡
|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Érotique de l’effondrement scénique : efficacité sadienne de l’image », Efficacité/Efficacy : How To Do Things With Words and Images ?, éd. Véronique Plesch, Catriona MacLeod, Jan Baetens, Word & Image Interactions 7, Amsterdam et New York, Rodopi, 2011, p. 255-271 (publication partielle)
Érotique de l’effondrement scénique
Efficacité sadienne de l’image
Le discours sadien
semble avoir perdu de sa pertinence aujourd’hui. La philosophie du
libertin serait entendue. Lit-on Sade pour y apprendre que le Ciel
est vide, que la loi des hommes, inique ou hypocrite, n’est qu’un
leurre recouvrant la loi naturelle du plus fort, qui s’exerce
universellement ?
Il n’en est pas de
même du scénario sadien, qui toujours fascine et horrifie.
Concurremment au discours qu’il motive, ce scénario met en œuvre
des tableaux érotiques redoutables. Ces tableaux ont
parfois
donné lieu
à une
illustration ;
parfois
non. Mais
indépendamment
même de
la présence
matérielle
de l’image
ils manifestent une persistante
et inquiétante efficacité, qu’on se propose ici d’analyser.
Il
y a bien sûr d’abord l’évidence obscène de l’illustration.
Il faut avoir fait l’expérience, dans le métro, dans le train,
dans le salon des Lumières, dans n’importe quel lieu public ouvert
à l’indiscrétion du regard d’autrui, de lire Sade. Les pages de
texte fournissent l’alibi pervers de la décence ; nul ne
prête attention au retrait recueilli du lecteur. Dans le réseau
social des attentions, le livre pornographique, avec sa couverture
neutre, ses sages enchaînements typographiques, demeure invisible.
Mais qu’une illustration se découvre au détour d’une page
tournée, et la situation change radicalement. La consommation
perverse (celle dans le texte comme celle du lecteur) s’expose
immédiatement, gêne, trouble : ce que l’image manifeste
alors brutalement, ce n’est pas seulement l’obscénité d’un
contenu ; c’est aussi la perversité exhibitionniste d’une
situation de lecture. Muette, la gêne est partagée. Impossible de
regarder paisiblement l’estampe sur la page, qui demande, vite, à
être tournée. Le livre, lui, est devenu visible et polarise
l’espace social : il concentre les attentions et dissémine
son effet, répercutant hors de lui le jeu même, intrinsèque, de
l’image érotique : compression-dissémination ; tel est
en effet, en la matière, le maître mot de l’efficacité.
Il
y a là un paradoxe de l’efficacité : focalisant toutes les
attentions, l’image pornographique ne surgit pas exactement pour
être vue, mais plutôt comme théâtralité défaite, comme
battement pulsionnel du voir, entre exhibition et interdiction. Elle
rend la fiction socialement visible et dans le même temps elle en
brouille la visibilité ; elle ouvre le scénario pervers à
l’objectivation sociale du voir et elle le referme dans
l’incommunicabilité de sa honteuse obscénité. Image qu’on ne
peut pas ne pas voir et qui, précisément par cette attention, se
dérobe à la vue.
En
apparence, rien dans le texte sadien ne répercute cette pulsation de
la honte et de l’exhibition : le libertin affiche son
impudence et son impunité, en déploie à plaisir le discours, le
système. L’horreur, l’expression de la moindre réserve, sont
l’apanage des victimes, immédiatement réinvesti dans un
supplément de jouissance. La narration n‘a pas d’états d’âme.
Mais la narration n’est pas la matrice fictionnelle du récit,
qu’elle recouvre au contraire d’une trompeuse superstructure.
Car c’est dans le
dispositif même que met en œuvre le scénario sadien, c’est-à-dire
dans le contenu de ce qui est imaginé et détruit, dans la
récurrence de ses dispositions, qu’il faut aller chercher le
ressort de ce qui va constituer la représentation érotique comme
théâtralité effondrée et, par ce dispositif, faire basculer la
scène romanesque, avec son efficacité aristocratique de scandale,
vers une nouvelle efficacité, libidinale, dont J.-F. Lyotard a
montré qu’elle était l’efficacité même, dérégulatrice et
disséminante, du capitalisme.
I. Compression
Deux cousines pendues
Le chapitre XI de La
Nouvelle Justine est consacré à l’histoire
de Jérôme. Dès l’enfance, Jérôme s’associe avec son cousin
Alexandre pour dépuceler leurs sœurs respectives, les pousser à
empoisonner leurs mères et les conduire à l’échafaud. Tandis que
l’exécution s’apprête, Jérôme court chercher Alexandre :
« Volons ; la foule
s’assemble ; nos sœurs vont arriver aux pieds de l’échafaud ;
allons jouir de leurs derniers instants. » Nous louons une
croisée ; à peine y sommes-nous, que nos victimes
s’approchent. « Ô Thémis ! m’écrié-je, que tu es
aimable de servir ainsi nos passions. » Alexandre bandait, je
le branle ; il me rend le même service ; et nos lunettes,
braquées sur le cou pris de nos deux putains, nous nous arrosons
mutuellement les cuisses de foutre, au même instant où les tristes
jouets de notre scélératesse expirent par nos soins de la plus
cruelle des morts. « Voilà, me dit Alexandre, de véritables
plaisirs ; je n’en connais pas au monde de plus vifs. »
(P. 713.)
Par la fenêtre, les
deux jeunes gens jouissent en privé du spectacle de leurs sœurs
suppliciées sur les tréteaux montés d’une scène publique. Le
scénario sadien met en œuvre une scène et l’exécute, moyennant
jouissance. La narration produit un tableau, qui se donne à voir
théâtralement : les lunettes braquées sur le cou des deux
victimes sont des jumelles de théâtre et exportent devant
l’échafaud un rituel mondain inventé pour la scène. Scandaleux,
cet observatoire pervers déroute par l’image ce que le discours a
prétendu ironiquement instituer : Jérôme invoque Thémis, au
moment où la justice des hommes prétend officiellement la
satisfaire. Mais la double scène des cousins onanistes et de leurs
sœurs pendues manifeste visuellement le contraire, que c’est de
l’injustice même du spectacle que les libertins tirent
l’efficacité de leur jouissance.
Pourtant, si les
formes de la théâtralité sont respectées, jusque dans le principe
de son efficacité par le scandale, le dispositif scénique est ici
brutalement effondré. Point de quatrième mur dans ce scénario
pourtant parfaitement orchestré : Jérôme et Alexandre ne
surprennent pas un secret par effraction ; ils ne craignent pas
non plus d’être surpris. Aucun secret n’est découvert, aucune
vérité n’est révélée. Rien n’est signifié à personne :
l’effet de la scène tient dans son effondrement, dans la
destruction des objets du désir, dans l’affirmation sauvage de
l’irréversibilité des positions ; entre le consommateur
libertin et la marchandise sexuelle (« les tristes jouets de
notre scélératesse »), entre le Maître et la Chose, point de
commune mesure, point d’échange, point de subjectivation possible.
Dans la 6e
partie de l’Histoire de
Juliette, Sade exploitera littéralement cet effondrement
scénique, lors de l’épisode de la cocagne. Le « grand
échafaud » (p. 1086) où les vivres sont livrées à
l’avidité de la populace, une fois déclenché le pillage, « tout
à coup s’enfonce, et plus de quatre cents personnes sont
écrasées » (p. 1087), tandis que sur le balcon du roi de
Naples « la plus délicieuse de toutes les scènes de lubricité
s’exécuta, pour ainsi dire, sur les cendres des malheureux,
sacrifiés par cette scélératesse » (ibid.). Le
scénario exécute la scène (l’accomplit et la détruit),
abolissant ainsi la distance prévue par le dispositif. La victime
suppliciée n’existe pas comme altérité extérieure à un Sujet
jouissant. Sophie, la sœur de Jérôme, était si belle dans les
premières pages de son Histoire ! « Sa délicieuse
physionomie, ses cheveux superbes, sa taille enchanteresse »
(p. 704) se réduisent pourtant au moment de son exécution
à l’étranglement du cou par la corde, métaphore d’une
convulsion musculaire autour de la verge où sujet et objet du désir
se trouvent dépersonnalisés, et pour ainsi dire abstraits dans le
tableau distancié du scénario sadien.
L’apparente variété
des horreurs sadiennes se déploie rigoureusement sur ce dispositif
uniforme : le libertin jouit de sa Chose à distance, qui joue
pour lui la scène de sa destruction ; la Chose n’est pas
Autre ; elle mime dans son anéantissement le mécanisme viril
de la jouissance, elle prolonge la verge et exprime, par défi, la
possibilité de son auto-suffisance. L’efficacité érotique de
l’image réside dans ce défi : non d’exister à côté d’un
effet sexuel que l’image produirait, mais de refermer le jeu du
phallus sur lui-même, d’offrir cette auto-suffisance au regard qui
la saisirait. D’où la gêne face à l’image pornographique :
ce qu’elle montre, c’est toujours moi qui la regarde, mon
corps-sexe affiché dans le défi exhibitionniste de son
auto-suffisance.
Convulsions à l’acide
 Figure 1 : Six femmes ayant bu de l’acide. Nouvelle Justine, éd. 1799, chap. XI, fig. 22. Gravure par Claude Bornet ? Crispation,
rétrécissement : on ne s’étonnera donc pas que la
compression du corps de la victime expirante revienne de façon
récurrente chez Sade, comme objectif central du scénario. Parmi les
compagnons de Jérôme, Bonifacio fait arracher les dents de ses
proies pour l’obtenir. Une meilleure solution encore, imaginée par
Chrysostome, consiste à leur faire avaler de l’acide :
« On fit avaler à cette
malheureuse deux gros de sublimé corrosif dans de l’eau forte :
et ses douleurs, ses crispations furent si violentes, qu’il
devenait impossible de la fixer pour en jouir. Chrysostome en vint
cependant à bout ; et ses jouissances furent marquées au coin
de l’ivresse la plus extraordinaire, et du délire le plus
inconcevable : nous voulûmes l’imiter, et nous éprouvâmes
bientôt qu’il n’existait rien en luxure d’aussi piquant que
cette manière de jouir dont Chrysostome faisait ses délices. Cela
est facile à concevoir sans doute : tout se rétrécit alors
dans une femme ; ses sensations, d’ailleurs, sont dans un
degré d’irritation si violent, qu’il est impossible de n’être
pas électrisé soi-même. » (P. 768.)
Le premier temps de
l’expérience, ici décrit, précède le scénario proprement dit,
qui donnera lieu à l’illustration. L’opération consiste à
transformer le corps de la femme en irritation électrique, en
l’irritation même de la verge, qu’il décuple.
Mais lorsque le
scénario s’exécute dans sa forme achevée, amenée à se répéter
indéfiniment, cette convulsion, qui est la convulsion même du
libertin, est disposée à distance de lui, comme pur spectacle
visuel, et plus exactement comme effondrement scénique :
« Nous en vînmes au point d’en
sacrifier six à la fois de cette manière ; trois palpitaient
sous nos yeux, pendant que nous en foutions chacun une en con, en cul
et en bouche. Après les filles, nous essayâmes des garçons ;
et nos lubricités redoublèrent. » (P. 770.)
Le redoublement du
plaisir par le spectacle est en même temps une annulation de toute
forme d’altérité : le libertin n’est en prise ni avec la
femme qu’il tient, ni avec celles qu’il regarde ; cette
double distraction objective sa jouissance, qui n’est pas même
celle d’un Sujet jouissant, puisqu’elle ne s’accomplit comme
totalité que par la somme des trois opérations, orale, anale et
vaginale. C’est le scénario tout entier qui jouit : la
jouissance est l’œuvre du dispositif.
 Figure 2 : Massacre des Indiens, gravure de Théodore de Bry, 1594, Bibliothèque Herzog August de Wolfenbüttel La gravure puise ici,
pour son premier plan, dans le répertoire iconographique des
massacres : massacres bibliques, ou plutôt peut-être massacres
des Indiens du nouveau monde, dont l’image avait été diffusée
par les gravures de Théodore de Bry. On ne retiendra pas ici les
gravures circonstancielles, destinées à illustrer les épisodes les
plus spectaculaires de la Très brève
relation de la destruction
des Indes de Bartolomé de Las Casas à
partir de 1598, mais une gravure légèrement antérieure qui, en
quelque sorte les synthétise toutes. Cette gravure, dont un
exemplaire est conservé à Wolfenbüttel, représente au premier
plan les Indiens déchirés par des chiens,
tandis qu’au second plan les Conquistadors exhibent leurs riches
atours et leurs armes de parade. L’image s’articule
syntaxiquement chez Théodore de Bry, comme dispositif scénique :
à la parade des signifiants en haut, de ceux qui détiennent le
monopole du discours et occupent la scène de leur ostentatoire
triomphe, s’oppose l’horreur du réel en bas, l’image
saisissante de ceux à qui aucune parole ne saurait être donnée, la
victime de gauche recevant du chien qui la déchire le baiser de la
mort. Le massacre est infra-scénique, la scène proprement dite
ayant été délimitée comme une sorte d’île au-dessus, avec, au
fond, son décor exotique autorisé. Théodore de Bry met en œuvre
le scandale aristocratique de la scène, en opposant l’institution
symbolique du discours à la brutalité du réel qu’il recouvre, et
en exprimant cette brutalité par l’efficacité scopique des membra
disjecta en bas contre l’ordonnance ritualisée de la
parade en haut.
L’illustrateur de
Sade reprend en apparence la même disposition : en haut, la
parade des Maîtres qui jouissent ; en bas, les convulsions des
femmes qui expirent. Mais la séparation nette des deux espaces n’est
plus articulée sur le mode de l’opposition comme chez Théodore de
Bry : aux trois suppliciées du bas correspondent les trois du
haut, jusque dans la répétition des postures : celle qui
présente en haut à gauche sa bouche est reprise en bas à droite
par celle qui exhibe son visage et sa gorge ; celle qui au
centre est sodomisée se retrouve inversée au-dessous, dans la
victime qui lève les jambes ; quant aux jambes écartées
présentant le sexe, elles figurent à la fois en haut à droite et
en bas à gauche.
 Figure 3 : Histoire de Juliette, éd. 1799, 1ère partie, fig. 6 et 7. Mondor devant son théâtre ; Mondor dans sa pyramide Non que les deux
scènes, du haut et du bas, soient équivalentes. Mais les figures
qui sont utilisées en haut sont jetées en bas, de sorte que l’image
ne représente pas seulement un scénario à six, global et
simultané, mais figure également une succession et un déchet, une
scène et son effondrement. Lorsque le tableau sadien se dispose
réellement comme une scène de théâtre, il échoue à produire la
jouissance. C’est l’épisode du vieux Mondor, au début de
l’Histoire de Juliette :
sur le théâtre privé de Mondor, « le tableau le plus neuf et
le plus libertin qu’il fût possible d’imaginer » (p. 320)
ne réchauffe guère « l’outil glacé de mon pauvre maître »
(p. 322). Seule la pluie excrémentielle du haut de la pyramide
que le scénario construit autour de lui déclenche finalement « les
déplorables jets de sa défaillante luxure » (p. 324).
On pourrait multiplier
les exemples de doubles scènes constitutives du scénario sadien :
Roland, le faux monnayeur, pendant ses captives dans l’un de ses
souterrains, puis se faisant pendre par Justine (chap. XVIII,
p. 1030) ; Eulalie décapitée par l’évêque de Grenoble
tandis qu’un abbé sodomise Justine (chap. XIX, p. 1063) ;
chez M. de Cardoville, un juge pervers, « Justine est placée
sur une roue aux yeux de l’assemblée » (chap. XX,
p. 1095) : aussitôt « l’assemblée se forme en
cercle ». La roue du spectacle devient cercle des spectateurs,
la forme du supplice se retourne en disposition du scénario et se
dissémine dans l’assemblée, se défait dans le groupe.
II. Dissémination
L’effondrement de la
scène ne se traduit donc pas seulement par une compression
(gorge étranglée, spasmes de la douleur, angoisse de la mort qui
resserre les chairs) ; il déclenche une dissémination
par laquelle s’abolit la frontière du représentant et du
représenté (le spectateur et l’actrice, le Maître et la
victime) : la constitution même du sujet, et notamment du sujet
désirant sans lequel on n’imaginait pas de jouissance possible,
est alors radicalement ébranlée. C’est au niveau global du
scénario que la jouissance s’accomplit, le libertin n’en
constituant qu’une pièce, qu’un agent. La formule sadienne est
que « ce groupe intéressant s’exécute » (p. 1094) :
cette voix moyenne du verbe, « s’exécute », dit assez
qu’il n’y a là ni sujet, ni objet de la scène, mais une
coalescence d’agents tenus ensemble par l’aiguillon de la mort :
la scène sadienne est un échafaud et son accomplissement — une
exécution.
La mort de Joséphine
La mort de Joséphine
réalise de façon spectaculaire la dissémination subjective qui
fait l’enjeu du scenario sadien. Joséphine est à la fois l’une
des premières et des dernières victimes de Jérôme : fille de
Moldane, où il travaille comme précepteur, elle est trois fois
livrée au supplice et trois fois en réchappe, pour toujours
retomber à la merci de son séducteur. Elle l’aide finalement à
s’évader de chez le bey de Tunis, avec un certain Delmas, qui met
la voile en direction de Marseille. Jérôme croit exécuter
Joséphine dans les bras de Delmas, mais celle-ci, comme l’Agrippine
de Tacite,
doit la vie sauve à une servante avec qui elle avait échangé son
identité. Jérôme la retrouve cependant sur le bateau d’un
corsaire qui les araisonne. Le corsaire est défait, et Joséphine
enchaînée.
 Figure 4 : Jérôme fait exploser Joséphine sur le bateau des corsaires. Nouvelle Justine, éd. 1799, chap. XI, fig. 23. Gravure par Claude Bornet ? Après l’avoir fait
violer par tout l’équipage, Jérôme ordonne qu’on l’attache
au mat du navire dont il vient de se rendre maître :
« Je fis garotter Joséphine, nue,
au mât de ce vaisseau : je le chargeai de poudre ; je fis
coupler les câbles qui l’attachaient au mien ; puis allumant
une mèche de communication, seul lien qui restât entre ce navire et
nous, je le fis éclater dans les airs, et me donnai, tout en foutant
mon petit mousse, le délicieux plaisir de voir retomber pour jamais
dans les flots les membres déchirés de celle qui m’avait tant
aimé jadis, et qui tout récemment encore venait de me rendre à la
fois une fortune et la liberté… Oh ! quelle décharge, mes
amis ! je n’en avais jamais fait de meilleure. »
(P. 790.)
La gratuité perverse
du supplice, revendiquée par le narrateur, ne nous empêche pas de
le motiver narrativement : il s’agit d’en finir une fois
pour toutes avec une femme qui n’en finissait pas de revenir de sa
propre destruction. Disséminée dans les airs par l’explosion des
barils de poudre, Joséphine est enfin définitivement détruite
comme objet, ramenée à ce lot de « membres déchirés »
qu’administre le scénario de la jouissance sadienne, en deça des
personnes, au niveau de la combinatoire des agents.
Mais de même que
l’éranglement et la convulsion des victimes prolongeait la
compression spasmodique des chairs autour de la verge jouissant, la
dissémination du corps supplicié anticipe l’éjaculation du
libertin : « quelle décharge » se superpose à
« éclater dans les airs », l’explosion aérienne du
premier bateau préfigurant en quelque sorte l’explosion intime
dans le second. Il s’agit moins d’ailleurs d’une préfiguration
que d’un prolongement : le sexe, comme la lunette sur la
gravure, pointe vers la déflagration qu’il produit. Mais ce qui
n’est que suggéré par le texte sadien prend toute sa consistance
dès lors que l’illustration de La Nouvelle
Justine est mise en relation avec l’image qui lui a
probablement servi de modèle, l’illustration du naufrage de
Bontekoe.
La naufrage de Bontekoe
Le Journal
ou description remarquable
du voyage aux Indes
Orientales de Guillaume
Ysbrantsz Bontekoe, de
Hoorn, contenant un grand
nombre d’aventures
surprenantes et périlleuses
qui lui sont arrivées
dans ce voyage, commencé
le 18 décembre 1618
et terminé le 16
novembre 1625,
fut publié à Hoorn en 1646, et traduit deux
fois en français, en 1663 et en 1681.
Navigateur hollandais, Bontekoe avait été chargé d’une mission
commerciale par un marchand, Heyn-Rol ; son navire, chargé de
poudre pour parer aux attaques éventuelles des pirates, explosa
accidentellement, marquant le début d’une extraordinaire aventure
en terre australe. Le récit a été illustré au moins deux fois, en
1650 et en 1716, la seconde série de gravures s’inspirant très
largement de la première. Les deux séries proposent une
représentation de l’explosion du navire, qui est elle-même
reprise en toile de fond du portrait frontispice de 1716. Le
caractère sensationnel de cet épisode tient au fait que le
capitaine, qui est le narrateur, a lui-même explosé avec le bateau,
et malgré cela survécu grâce aux deux chaloupes larguées en douce
à la mer par certains de ses marins.
 Figure 5 : Explosion et naufrage du navire de Bontekoe. Journal de G. Y. Bontekoe, Amsterdam, de Groot, 1716, p. 9 « Finalement le feu prit aux
poudres, l’on en avoit dêja jetté hors bord 60 barils, il en
restoit encore bien 300 où le feu prit, qui firent sauter le navire
avec 119 personnes en l’air. J’étois sur le tillac proche des
grandes écoutes, avec 65 personnes, qui environnoient le grand mast,
lors que le feu prit aux poudres, pour recevoir l’eau, qui
sautérent tous en l’air, & le reste un moment aprés, sans
qu’on en pût voir aucune piéce. Et moi, qui étois le Capitaine,
ne voyant rien autre chose que la mort devant les yeux, je m’écriai :
Hà, mon Dieu ! ayez pitié de moi : croyant que ce fût le
dernier moment de ma vie.
Quoi que le saût me donnât beaucoup
d’étourdissement, je ne perdi pourtant pas tout-à-fait le
jugement, & il sembloit que mon cœur eût quelque petit reste
d’espoir, & de courage, ainsi je retombai dans l’eau, proche
le débris du navire, qui étoit en plus de mille piéces. Je repri
un peu haleine, puis regardant çà & là, je vis à mon côté
le grand mast & de l’autre le mast de devant ; je montai
sur le grand mast, considérant ce naufrage, en m’écriant :
Helas ! mon Dieu, ce beau vaisseau est péri dans un clin
d’œuil, comme Sodome & Gomorre. » (Trad. 1681.)
Outre la similitude des
gravures, la référence du très pieux capitaine à Sodome et à
Gomorre motive le rapprochement avec La Nouvelle
Justine, malgré l’hétérogénéité narrative des deux
textes.
On peut d’ailleurs
penser que s’il y a eu influence effective, ce n’est pas sur le
romancier, mais bien sur l’illustrateur qu’elle s’est exercée.
Dans l’illustration
du naufrage de Bontekoe, le très chrétien capitaine, véritable
exemplum virtutis pris entre la tyrannie d’un
marchand cupide, les faiblesses de toutes sortes de son équipage et
l’hostilité des éléments, occupe la même place que, dans
l’estampe de La Nouvelle Justine,
la malheureuse Joséphine, séduite, dépravée et torturée par le
libertin Jérôme. Non seulement la morale, mais les rôles se
renversent : Bontekoe explose lui-même, là où Jérôme n’est
que l’artisan et le spectateur de l’explosion ; cette
position de spectateur est celle de l’équipage de Bontekoe, que sa
désobéissance va sauver : ils ont quitté le navire au lieu
d’essayer vainement d’éteindre l’incendie ; ils
recueilleront finalement leur capitaine agrippé au mat flottant du
navire, assurant son salut là où Jérôme orchestre la perte de sa
victime.
La similitude
troublante de ces images qui tiennent des discours opposés permet de
dégager l’efficacité proprement visuelle du dispositif qu’elles
mettent toutes deux en œuvre : désarticulant le corps
jouissant l’image conjoint victime et bourreau dans une même
dépossession explosive de soi. L’effondrement de la scène
classique, dont Sade exploite radicalement l’épuisement
sémiologique, ne se traduit pas par une dépression du sens, mais
libère au contraire une extraordinaire énergie représentative.
C’est le statut symbolique de cette énergie que nous nous
proposons maintenant d’analyser.
III. Énergie
Saignées
 Figure 6 : Justine saignée chez Gernande. Nouvelle Justine, éd. 1799, chap. XIII, fig. 26. Gravure par Claude Bornet ? La mise en scène de
la dissémination du corps de la victime est particulièrement
spectaculaire dans un autre épisode de Justine : celui
de Gernande jouissant des saignées de son épouse. Nous y sommes
introduits par un préliminaire, qui a donné lieu à illustration,
où Justine remplace la comtesse dans le scénario lubrique de son
époux (chap. XIII, p. 854) :
« Gernande empoignait les reins de
Zéphyre ; il le comprimait contre lui, ne le quittant de temps en
temps que pour porter ses regards lascifs, tantôt sur la malheureuse
phlébotomisée, tantôt sur le groupe en action qu’inondait le
sang de Justine. Celle-ci néanmoins se sent affaiblir : Monsieur,
monsieur, s’écrie-t-elle, ayez pitié de moi, je m’évanouis.
Elle chancelle effectivement ; elle tomberait sans les rubans qui la
soutiennent ; ses bras varient ; sa tête flotte sur ses épaules ;
les jets de sang, détournés par ces oscillations, viennent inonder
son visage. Le comte est dans l’ivresse » (Pléiade, pp. 854-856).
Tandis que Justine,
dont les bras attachés au plafond par deux longs rubans noirs se
vident de leur sang, s’évanouit de faiblesse, Gernande jouit à la
fois de sa propre action et du tableau qui lui est offert.
Gernande comprime son
mignon (« il le comprimait contre lui »), tandis que
Justine inonde les libertins (« le groupe qu’inondait le sang
de Justine », « les jets de sang viennent inonder son
visage »). Ailleurs, comprimer désigne l’action sur les bras
noués de la victime : Gernande
« visite les ligatures ; ne
les trouvant pas assez comprimées, il les resserre de toute sa
force, afin, dit-il que le sang jaillisse avec plus de violence. Il
baise ces bras ainsi comprimés ; il tète les veines, et les
pîque aussitôt toutes deux presque en même temps. »
(P. 874.)
Mais Gernande lui-même,
au moment de jouir, « étranglerait sa femme, s’il n’était
contenu par les vieilles et par Justine » (p. 875). Le
scénario combine ainsi compression et dissémination ; il les
superpose ; il organise, de l’une à l’autre, un battement
où sujet et objet se fondent et s’identifient. Justine, ou Mme de
Gernande, réalisent la décharge que celui-ci ne peut produire, ou
ne produit qu’avec peine :
« Sept ou huit cuillers eussent à
peine contenu la dose élancée, et la plus épaisse bouillie en
peindrait mal la consistance […]. Le comte mangeait excessivement,
et dissipait fort peu. » (P. 875.)
De Gernande aux femmes
qu’il saigne, le scénario organise et érotise la circulation de
la nourriture au sang et à la semence, tendant vers l’épure
parfaite d’une jouissance dépersonnalisée où ne se manifesterait
plus que le flux énergétique d’une accumulation et d’une
consommation, d’une concentration et d’une déperdition,
c’est-à-dire le pur diagramme de l’épuisement capitaliste.
C’est ainsi que Dorothée confie à Gernande :
« J’avoue qu’en me gonflant
ainsi de nourriture, une de mes voluptés la plus sensuelle serait de
placer sous mes yeux des infortunés qu’exténuerait la faim. —
Je le conçois, dit Bressac : mais il faudrait que l’homme qui
exercerait la passion que vous dîtes, fût assez puissant, assez
élevé, pour que sa gourmandise épuisât tout ce qui l’entoure,
et que ce fût à cause de sa jouissance immodérée que ce qui lui
serait subordonné mourût de faim. » (P. 863.)
La jouissance du
pervers sadien dessine et construit, sur le mode érotique, le
processus de l’accumulation du capital et indique les conditions
nécessaires à cette accumulation : d’abord la disparition
des objets du désir, progressivement intégrés comme pièces (ou
agents) dans la machinerie du sujet jouissant ; puis la
disparition du sujet même, qui fusionne dans un dispositif global de
compression/dissémination.
D’une certaine
manière, le premier livre du Capital de Marx dit la même
disparition des objets, transformés par l’échange capitaliste en
marchandises, c’est-à-dire en choses désubjectivées :
« La marchandise est d’abord un
objet extérieur, une chose, qui satisfait, grâce à ses qualités
propres, des besoins humains d’une espèce quelconque. La nature de
ces besoins, qu’ils surgissent dans l’estomac ou dans
l’imagination, ne change rien à l’affaire ».
« Un objet
extérieur, une chose » : ce glissement liminaire fonde
l’ensemble du raisonnement : c’est préciséent
l’extériorité des objets qu’entreprend de supprimer le
capitalisme, par leur intégration dans un réseau globalisé et
normalisé d’échanges marchands. Scindée en une valeur d’usage
et une valeur d’échange, réduite bientôt au seul échange, qui
lui donne la valeur que gère le système capitaliste, la marchandise
fait parade de la modernité des choses, contre l’ancienne
spécificité des objets. Dans le domaine de la culture, la langue
classique était la langue des objets : la tragédie disposait
des objets de haine et de désir, hypostasiait de beaux et
d’horribles objets, uniques, fixés, indépassables. La littérature
du dix-neuvième siècle, au contraire, promeut l’indétermination
des choses, la chose que n’épuise aucune description, le quelque
chose de Flaubert, la Chose fantastique, le Çà freudien.
L’efficacité de la chose visible remplace les articulations du
discours sur les objets. La chose dissémine l’objet, mais, faisant
tableau par cette dissémination, produit la compression énergétique
qui rend possible la jouissance sadienne, ou le flux capitaliste :
jouissance sans désir, rendue à son immédiate efficacité
énergétique. La dissémination détruit le discours (dans le râle
et l’extase, dans le glissement des échanges), mais ordonne le
flux des images, organsie par elles la compression généralisée des
contenus, assurant ainsi l’efficacité planétaire d’une
jouissance libertine et libérale, révoltyée et normalisée.
Danaé
L’efficacité
érotique des images trouve son accomplissement dans le capitalisme,
dont Sade fictionalise le scénario. Le dispositif de la scène (que
réalise et incarne Suzanne au bain surprise par les vieillards) s’y
effondre, pour donner un scénario sans écran ni sujet, sans objets
ni discours, tout entier tenu, informé, signifié par l’énergie
qu’il concentre et décharge.
 Figure 7 : Mme de Gernande, liée et saignée, assiste au libertinage de son époux. Justine, en Hollande, 1800, 3e éd., t. II, à côté de la p. 68 Les lancettes de
Gernande ont donné lieu à une autre illustration, dans la troisième
édition de Justine, dite « En Hollande 1800 » :
Peu importe que Mme de
Gernande ait remplacé Justine dans la position de la victime saignée
dont le sang jaillit des bras ; le scénario est bien le même.
Mais l’illustrateur a
ajouté un détail que le texte de Sade n’avait pas mentionné :
sur le mur un tableau représente Danaé recevant la pluie d’or de
Zeus. Les flots de sang de Mme de Gernande font ainsi écho à la
dissémination du dieu amoureux, qui féconda Danaé enfermée par
son père dans une « salle souterraine, toute en bronze »
: produire ou recevoir la dissémination de soi, c’est tout un.
L’histoire de Danaé
fournit donc l’archétype du dispositif : compression de Danaé
enfermée dans une cave, puis clouée avec son fils dans un coffre
sur la mer ; dissémination de Zeus en pluie d’or. Dans la
peinture classique, cette pluie est représentée comme une pluie de
pièces d’or, autrement dit comme une largesse royale, comme
ce signe de répandre l’or qui caractérise celui qui le fait
verser comme roi. D’allégorie médiévale de la chasteté, parce
qu’elle avait conçu Persée vierge, Danaé s’est changée, avec
l’essor de l’Europe des Marchands, en figure triomphante de
l’Amour vénal. Plus profondément encore, elle pose l’équivalence
de la jouissance par l’image et du flux capitaliste des échanges
commerciaux : Danaé opère la compression de la scène vue et
la dissémination de la pluie d’or, elle superpose corps réceptacle
et corps dispersé.
Le téléphone portable
 Figure 8 : Publicité pour le téléphone portable LGKF750 « Secret »(2008) Une publicité récente
pour un téléphone portable appelé « Secret » exploite
ce dispositif : dans une rotonde souterraine au parquet
magnifique, un jeune homme nu reçoit la seconde peau d’un vêtement
noir, parfaitement élégant et neutre. Le jeune homme devient icône
de mode, fétiche impersonnelle. Dans l’espace de la rotonde, il
explose alors, il se dissémine, puis se recompose : il est
alors devenu le Secret, téléphone noir et flottant, à la manière
des monolithes de Stanley Kubrick, dans 2001 l’Odyssée de l’espace (1968). Au terme
du spot publicitaire, le sujet est devenu l’objet, ou plus
exactement sujet et objet du désir ont été dépersonnalisés,
intégrés l’un dans l’autre comme agents du scénario global. Le
« Secret » est en moi, je suis en lui, il est le ressort
intime et constant de ma jouissance. Je n’ai pas même à le
désirer.
 Figure 9 : 2ème publicité pour le téléphone portable LGKF750 « Secret »(2008) Le second spot
publicitaire, plus long, commence par exploiter l’ancienne
manière : voyeur depuis sa fenêtre sur cour, le jeune homme
photographie au moyen de son téléphone portable une jeune fille qui
se retourne lascivement dans son lit. Il peut ensuite manipuler dans
ses mains souveraines l’image mobile ainsi emprisonnée :
l’objet du désir, vu à distance, de derrière l’écran érotisé
de la honte et de l’interdit, devient sa chose fondue dans sa main
caressante, à la limite de l’onanisme. Le jeune homme allume alors
un cigar qui déclenche sur la jeune fille la pluie de la protection
anti-incendie. Et voici que la nouvelle Danaé s’ébroue dans cette
pluie séminale, à la manière d’Anita Ekberg à la Fontaine de
Trevi, dans la Dolce vita de Fellini (1960).
Sommes-nous de l’autre côté de la cour, dans la chambre de Danaé,
ou sur l’écran du téléphone, dans les mains du jeune homme ?
L’image s’agite tout à coup, la scène se disloque : la
vibration annonce l’arrivée d’un appel téléphonique, le visage
de la mère se substitue à celui de la jeune fille rêvée.
Le scénario fond le
jeune homme, la jeune fille et la mère dans un même continuum de
bien-être rêveur et dépersonnalisé. Les trois chambres viennent
s’agglomérer dans un seul flux visuel. L’effondrement de la
scène voyeuriste produit l’énergie du téléphone, la libido est
convertie en unités de communication. L’échange n’est plus le
medium qui permet la circulation des objets. Il devient Échange en
soi, de la Chose avec elle-même, pure auto-satisfaction d’un monde
global et lisse, dont l’explosion même est aussitôt réinvestie.
Peut-être ne
lisons-nous plus de Sade que le déploiement pervers de ses
scénarios. Il n’empêche que le discours du libertin y décrit un
fonctionnement global de la société. Plus que jamais, notre
société, dans sa banalité même, l’accomplit, et l’accomplit à
partir du scénario sadien. L’efficacité actuelle des images n’a
plus rien à voir en effet aujourd’hui avec l’efficacité magique
des idoles jadis combattues par le monothéisme, contrairement à ce
qui se passait encore dans le dispositif de la scène classique (le
complexe de Suzanne). C’est que l’image n’est plus un objet, ni
même la mise en scène d’un objet. Depuis Sade, qui a imaginé
l’effondrement généralisé de la scène du désir et lui a
substitué le scénario de la jouissance, l’image orchestre le flux
global, visuel, des choses. Écrans et distances s’abolissent au
profit d’une exécution instantanée. Le nouveau dispositif
s’ordonne en deux temps : compression, dissémination. La
compression des données par l’image est la compression du sexe
pour la jouissance ; la dissémination de l’information dans
le monde est la dissémination de soi dans la pluie d’or de Danaé.
|