|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « La déchirure et le “faire-surface” : dynamique de la scène dans Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, in La Scène. Littérature et arts visuels, dir. Marie-Thérèse Mathet, L’Harmattan, 2001, p. 223-239. La déchirure et le “faire-surface” : dynamique de la scène dans Les Confessions de Jean-Jacques RousseauStéphane Lojkine Le portrait déchiré
A Hongkong, un magnat
de la presse internationale et des médias a établi ses quartiers
dans une tour gigantesque sur laquelle est affiché, symbole de son
pouvoir sur le monde, un portrait de lui imprimé sur une toile
immense. James Bond et sa coéquipière chinoise, emprisonnés au
dernier étage de ladite tour, s’échappent en sautant par la
fenêtre. Ils s’accrochent au portrait qui, se déchirant lentement
par le milieu, amortit leur chute. Le couple tombe et le portrait se
déchire. Sans cette déchirure, le portrait, image entre les images
d’un monde qui en fourmille, passerait inaperçu malgré son
gigantisme. Dans la jungle de la ville tentaculaire, il ne ferait pas
surface. La déchirure du portrait déclenche son « faire-surface »,
c’est-à-dire une autre modalité du sens que celle, rhétorique,
qui du signifiant gigantesque du portrait, renvoie au signifié
phallique de sa toute-puissance. Le portrait signifie désormais, et
combien plus efficacement, en tant que le sens s’y révolte, s’y
subvertit : ce n’est plus l’image de l’homme puissant,
mais la surface matérielle de la toile qui fait sens ; ce n’est
plus la puissance manipulatrice des informations mensongères, mais
la force principielle de la vérité du réel qui fait ici son
apparition.
La scène se constitue
de ce double jeu : elle déchire la surface rhétorique de la
constitution du sens comme jeu entre un signifiant codifié et un
signifié consensuel, idéologiquement admis et permis. Mais
déchirant cette surface, elle la révèle comme matérialité d’une
surface et de cette matérialité même naît un autre sens, articulé
directement au réel. Est-ce un hasard si ce saut dans le vide
consacre, cristallise le couple inattendu des deux espions ? La
surface déchirée du portrait, aux portes de la Chine, ne renvoie
plus ici à l’économie phallique du pouvoir, que le couple met en
échec, mais à une économie symbolique de l’hymen, marquée par
l’initiative et l’indépendance de celle qui refuse de se laisser
réduire au rôle de James Bond girl : l’hymen est la surface
sensible offerte à la déchirure, une déchirure non plus
déconstructive (offerte), mais fondatrice (assumée). La surface
photographique du portrait se transmue en surface sensible du sexe
féminin ; l’économie phallique du signifié devient économie
de la jouissance féminine.
Cette scène du
portrait déchiré pourrait constituer l’emblème de toute scène
littéraire. Elle image en effet ce que l’on pourrait appeler son
ambiguïté métonymique fondamentale, le fait qu’elle conjoint un
contenant et un contenu, la surface d’un dispositif spatial (la
tour, le portrait) et le trait d’une action qui court-circuite le
langage (la chute, la déchirure).
I. L’action et son lieu : une métonymie
fondatrice
Cette ambiguïté
métonymique s’explique historiquement par l’origine théâtrale
du mot et le travail (sinon scientifique, du moins culturel) de son
étymologie. En effet, on est frappé, en lisant les définitions des
dictionnaires classiques, par ce qu’ils ne disent pas.
Pour nous, une scène
désigne d’abord un paroxysme de l’action : Dans La Religieuse, Suzanne refuse de prononcer ses vœux ;
dans Le Père Goriot, les soldats
viennent arrêter Vautrin ; dans Les Confessions,
le catéchumène esclavon de Turin manque violer Rousseau.
Pour le dictionnaire,
la scène est scène de théâtre et désigne avant tout un lieu :
« Scène. s. f. Théâtre, ou
plutôt lieu où l’on représentoit les premières Pièces
Dramatiques. Scena. Ce mot vient du grec σκηνὴ,
tente, pavillon, cabane, où l’on représentoit
les premières pièces. » (Dictionnaire de Trévoux, 1771, tome
septième, p. 582.)
Mais le mot théâtre
est ambigu, se prête à la métaphore. La scène est le théâtre de
l’action, c’est-à-dire ce qui, de l’action, dans un espace
qu’elle délimite, est donné à voir (θεᾶσθαι).
D’un côté donc, la scène est disposée, focalisée vers la
concentration du θέατρον ;
de l’autre, la scène se déploie, s’élargit en une rangée
d’arbres, en une tente (σκηνὴ)
et, de là, implicitement, en la Tente par excellence, cette Tente
d’assignation où Moïse cerné par son peuple communiquait avec le
Père absent : cet échange de Moïse et de Dieu à l’ombre de
la Tente constituerait l’un des archétypes possibles de la scène,
l’origine de ce par quoi la scène se dispose comme le moment de
l’assomption de la loi. L’assomption de la loi se constitue de sa
défection : c’est après que le Christ a dans un cri douté
du Père (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné ? ») que dans le noir de l’éclipse il expire
et que le rideau suspendu dans le temple, la surface du Tabernacle
donc, « se déchira en deux depuis le haut jusqu’en bas »
(Matthieu, 27, 51 ; Marc, 15, 38). La nouvelle loi fait surface
de ce que l’ancienne déchire son pourtour.
Une tension, voire une
contradiction se dessine alors entre la scène comme point de mire,
comme lieu exposé d’une aveuglante monstration et, de l’autre
côté, la scène comme pourtour abrité, comme ombre protectrice de
la tente ou des branches entrelacées renvoyant à un ailleurs
indicible et fulgurant :
« C’étoit, dit M. Rollin, une
suite d’arbres plantés les uns près des autres, sur deux lignes
parallèles, qui donnoient de l’ombre, σκιὰ,
à ceux qui étoient placés dessous pour voir les pièces qu’on y
représentoit, avant qu’on eut imaginé les théâtres :
d’autres disent une ramée, un assemblage de branches entrelacées
sous lesquelles les Bergers représentoient leurs jeux. »
(Ibid.)
Σκηνὴ,
la scène, la tente, viendrait de σκιὰ,
l’ombre. La scène est un cœur qu’on exhibe et une enveloppe qui
occulte, elle fait mouche et fait écran.
Il y a donc dans la
scène une concentration de l’action, une sorte de passage à la
limite du discours qui, se condensant, transmue la linéarité
syntagmatique en cristallisation paradigmatique du visible,
synthétisant le message en une seule image qui se livre en bloc :
les acteurs se taisent, s’exclament, balbutient, confrontés
hors-discours à « quelque chose en jeu ». Mais cette
cristallisation ne peut s’opérer que par la médiation d’un lieu
qui se constitue pour la scène, pour en délimiter l’image, et au
besoin pour faire écran à l’insoutenable révélation qu’elle
représente. En ce sens, la scène qui nous apparaît renvoie
toujours à une autre scène, à cette épiphanie du symbolique que
la mythographie néo-testamentaire image dans la Résurrection du
Christ (c’est la scène centrale des Évangiles, et c’est en même
temps la scène manquante), ou dans son apparition à Paul sur le
chemin de Damas, apparition éblouissante qui fonde la reconnaissance
sur l’aveuglement.
Toujours la scène est
le lieu de cette ignition qui bloque la parole et manifeste la
présence du symbolique, et dans le même temps elle manque cette
ignition, ou plus exactement l’occulte parce que le processus de
condensation discursive, le mouvement de synthèse énonciative qui
amènent la scène la confrontent à une sorte de déséquilibre
entre le trop-plein du signifié et la défaillance du signifiant. Le
dispositif scénique ne peut alors que couvrir l’horreur ou
l’éblouissement de cet irreprésentable. En effet, la condensation
discursive et la cristallisation de l’image fonctionnent en même
temps comme passage au dispositif, comme construction d’un lieu
scénique et, à rebours, comme épure symbolique, comme mise à nu
de son principe en deçà des méandres, des entrelacements de
l’institution du langage. Ce dénudement, cette ignition, conjugués
à la mise en évidence matérielle de la σκηνὴ
(le décor, le fond, le pourtour, l’ombrage), constituent le
mécanisme même de la représentation. La scène est donc toujours
programmée pour rater : ni Marie Madeleine au jardin, ni Paul
sur la route ne reconnaissent le Christ ; la révélation qu’ils
reçoivent se fonde sur un échec essentiel, nécessaire de la
rencontre.
Ou plus exactement, si
la scène ne rate pas, elle plonge dans l’ombre ce qu’elle mène
à la lumière, dans le double geste du Tabernacle qui s’entrouvre
et qui se referme, qui du statut de lieu de la rencontre passe à
celui d’objet matériel de toile, de surface même de la
représentation, de son décor.
« Scène, se prend plus
particulièrement pour décoration, tout ce qui sert au théâtre.
Scenalis species, decor scenicus.
Ainsi l’on dit que la scène change, pour exprimer le
changement de décoration. La scène représente un palais,
une forêt, une montagne, &c. Il y avoit selon Vitruve, trois
sortes de scènes ou de décorations de théâtre chez les
anciens. » (Ibid.)
La tragédie classique
rejette toujours hors de la scène, dans les coulisses, l’horreur
qu’elle place pourtant au cœur de la représentation. La
dramaturgie qu’elle promeut court au crime qu’elle ne peut
pourtant mettre en scène. Tous les discours ne sont là que pour
préparer ce qui ne peut advenir, comme si la représentation ne se
tissait que de ce qui la déchire, de ce rapport à la Chose
symbolique dont elle promeut l’éblouissant aveuglement et dans le
même temps délimite, à l’arrière, le sanctuaire qu’un décor,
une scène, vient recouvrir. Derrière « la scène
représente un palais », on lira donc la présence invisible
des entrailles de ce palais, le non-lieu réel de l’autre scène,
dont les discours des acteurs viennent devant nous ouvrir la brèche
et refermer le décor.
II. De la scène théâtrale à la scène
romanesque
La scène romanesque
vient se structurer métaphoriquement par rapport à ce mécanisme
théâtral de la représentation. Parler de scène dans un roman,
c’est parler par emprunt d’un phénomène proprement théâtral,
inscrit dans l’espace et dans le jeu du théâtre, pour un texte et
un genre dans lequel, stricto sensu, il n’y a
ni espace, ni jeu, où tout est recouvert par le langage. La scène
romanesque fonctionne donc comme supplément, non pas ce supplément
de la parole que constituerait l’écriture selon Derrida, mais,
parole et écriture confondues, le supplément par et dans le langage
de ce qui est irréductible au langage et pourtant le fonde, cette
métonymie fondamentale de la scène qui conjugue le θέατρον
avec la σκηνὴ,
le donné à voir focal où se joue le gestus et le lieu
abrité, le pourtour pourvoyeur d’ombre de ce jeu. La dialectique
du supplément ne se joue pas à l’intérieur du langage entre
parole vive et absentement de l’écriture, mais entre l’intériorité
et l’extériorité du langage, entre la logique discursive et la
logique du dispositif.
Le quelque chose et son transport : le
catéchumène de Turin
C’est à ce titre
que l’entreprise des Confessions constitue en quelque sorte
un paradigme pur de la scène. Se mettre à nu dans un livre pour un
public, c’est conjoindre le cœur et l’enveloppe du langage, le
« moi » comme instance énonciative et le « moi »
comme objet de l’énoncé. Le « moi » constitue à la
fois le « donné à voir » et le dispositif des
Confessions, qui se construisent donc comme une gigantesque
scène. Cette dynamique de la scène chez Rousseau, génériquement
programmée pour rater, échoue, se défait dans l’échange
épistolaire
à partir du livre neuvième, lorsque, avec la retraite à
l’Hermitage, la tentative même de la rencontre avec l’Autre
devient impossible.
Parce qu’elle
renvoie à cette extériorité du langage, parce qu’elle vient là
comme supplément de ce manque irréductible du θέατρον
et de la σκηνὴ,
la scène romanesque est travaillée par la métaphore. Elle est
l’effort de l’écriture narrative pour sortir de son cadre
fictionnel et rhétorique ; elle est la révolte du récit
contre la tyrannie du langage, le passage à l’en-deçà
pragmatique de la coupure, les retrouvailles avec le gestus,
avec l’exigence principielle du Réel dans son point primordial de
conjonction avec le questionnement éthique : « quelque
chose » se passe, « quelque chose » est en jeu.
« Quelque chose », ce n’est pas du langage.
Ce dénudement du
langage vers un « quelque chose » qui est de l’ordre du
θέατρον, du
donné à voir de la scène, est particulièrement sensible dans la
scène de provocation sexuelle que subit Rousseau à l’hospice des
catéchumènes de Turin :
« Le lendemain d’assez bon matin
nous étions tous deux seuls sans la salle d’assemblée. Il
recommença ses caresses, mais avec des mouvemens si violens qu’il
en étoit effrayant. Enfin il voulut passer par degrés aux privautés
les plus mal propres
et me forcer en disposant de ma main d’en faire autant. Je me
dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en
arriére, et sans marquer ni indignation ni colere, car je n’avois
pas la moindre idée de ce dont il s’agissoit, j’exprimai ma
surprise et mon dégout avec tant d’énergie qu’il me laissa là :
mais tandis qu’il achevoit de se démener,
je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de
gluant et de blanchâtre qui me fit soulever le cœur. Je m’élançai
sur le balcon plus ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne
l’avais été de ma vie, et prêt à me trouver mal. » (II,
104-105/67.)
Tous discours
suspendus, la scène, très brève, se constitue de cette trajectoire
répugnante, de l’indicible horreur du « je ne sais quoi de
gluant » où se joue la jouissance, à laquelle répond la
trajectoire inverse de Rousseau, de la pièce vers le balcon,
c’est-à-dire spatialement, encore une fois d’un dedans vers un
dehors. Au trajet matériel, géométral, qui délimite la scène,
correspond un trajet symbolique, ce que Rousseau nomme le
« transport ». Le « quelque chose » de la
scène a à voir avec ce transport de la jouissance, en tant que ce
qui y est donné à voir y est par elle aussitôt aveuglé, fasciné
pour que cela ait lieu. Rousseau conclut en effet :
« Je n’ai jamais vu d’autre
homme en pareil état ; mais si nous sommes ainsi dans nos
transports près des femmes, il faut qu’elles aient les yeux bien
fascinés pour ne pas nous prendre en horreur. »
Le « quelque
chose » en jeu dans la scène est l’horreur aveuglante que
projette la réalité principielle de la Chose, à la fois réalité
de la jouissance et force originaire de la loi morale, cette énergie
du dégoût que viendra recouvrir, gauchir sous prétexte de
l’expliciter, le discours du jésuite administrateur (« s’imaginant
que la cause de ma résistance était la crainte de la douleur, il
m’assura que cette crainte était vaine, et qu’il ne fallait pas
s’alarmer de rien »). La scène rousseauiste rate ici comme
elle rate toujours, par excès de visibilité, par ce dégoût
clairvoyant qui interdit la fascination.
Et pourtant ce
« quelque chose » hors langage ne se manifeste que parce
que le langage tourne autour et, hors de lui, par défaut, le
circonscrit. Pour Rousseau, la scène du bandit catéchumène
métaphorise toute scène de jouissance et, de là, renvoie l’image
même, par définition doublement irreprésentable, du « moi »
jouissant : un « moi » fait Autre de la scène, un
« moi » pétrifiant, fascinant, transmué en ce « quelque
chose », ou plutôt ce « je ne sais quoi »
horrifiant de la scène. Par la scène, l’écriture fait semblant
de sortir non seulement d’elle-même, mais du jeu même du langage.
Autre chose est en jeu, la Chose même pourrait-on dire, c’est-à-dire
le réel. Cette retombée feinte dans le réel s’opère dans la
scène par l’annulation provisoire du « comme si » de
la métaphore, par l’élision momentanée de la coupure
métaphorique. On croit avoir réellement affaire au catéchumène
pédéraste, à un cas unique dont l’unicité fait scène :
« Je n’ai jamais vu d’autre homme en pareil état ».
Mais cet « autre » que Rousseau ne peut voir se révèle
aussitôt après, indirectement, dans le « nous » (« si
nous sommes ainsi dans nos transports ») : c’est
Rousseau lui-même, saisi dans l’horreur spéculaire de la
jouissance. La métaphore essentielle se révèle alors, qui n’opère
pas le déplacement d’un genre littéraire dans un autre, mais,
quelle que soit la forme littéraire ou artistique de la scène, qui
effectue le glissement, la conjonction, le passage du réel même
dans la représentation (ici du « moi » dans le
catéchumène) : la scène se déroule comme si c’était du
théâtre (scénographié par le cri et par la double trajectoire)
et, de là, beaucoup plus fondamentalement, comme si c’était du
réel : ici, la réalité même de la jouissance masculine.
Quelque chose se retourne : le téton borgne
de Zulietta
Le dispositif est
récurrent dans Les Confessions. On le retrouve
lorsque à Venise, pour prix des services rendus à un marchand,
Rousseau se voit offrir les charmes d’une courtisane, la belle
Zulietta :
« J’entrai dans la chambre d’une
Courtisane comme dans le sanctuaire de l’amour et de la beauté ;
j’en crus voir la divinité dans sa personne. » (VII,
60/320.)
La scène se construit
à partir de la pénétration d’un lieu clos, d’une σκηνὴ
qui, le temps de l’illusion théâtrale, fonctionnera comme un
sanctuaire, c’est-à-dire comme l’enceinte forclose d’où
irradie la loi. La dynamique de la scène conduit à son ratage,
c’est-à-dire à la fois à la réduction de la métaphore (le
sanctuaire redevient la chambre d’une courtisane) et au blocage du
transport, au retournement de l’ignition :
« Tout à coup au lieu des flammes
qui me dévoroient, je sens un froid mortel courir dans mes veines ;
les jambes me flageolent, et prêt à me trouver mal, je m’asseye,
et je pleure comme un enfant. »
La panne sexuelle
retourne les flammes du transport en « un froid mortel » qui,
inhibant l’action, marque paradoxalement la retombée dans le réel
et, par cette retombée, le passage de l’imaginaire au symbolique,
du rêve d’étreindre une déesse au questionnement sur le cadre et
les implications sociales de la scène. L’objet du regard, « cet
objet dont je dispose » se réduit alors à quelque chose
autour de quoi tout vient pivoter. Pourquoi une pareille déesse
s’offre-t-elle à Rousseau ?
« Il y a là quelque chose
d’inconcevable. Ou mon cœur me trompe, fascine mes sens et me rend
la dupe d’une indigne salope, ou il faut que quelque défaut secret
que j’ignore détruise l’effet de ses charmes et la rende odieuse
à ceux qui devroient se la disputer. Je me mis à chercher ce défaut
avec une contention d’esprit singuliére […].
Ces reflexions si bien placées,
m’agitérent au point d’en pleurer. Zulietta, pour qui cela
faisoit sûrement un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut
un moment interdite. Mais ayant fait un tour de chambre et passé
devant son miroir, elle comprit, et mes yeux lui confirmèrent que le
dégoût n’avait point de part à ce rat. Il ne lui fut pas
difficile de m’en guérir et d’effacer cette petite honte. Mais
au moment que j’étais prêt à me pâmer sur une gorge qui
sembloit pour la première fois souffrir la bouche et la main d’un
homme, je m’apperçus qu’elle avait un téton borgne. »
Le téton borgne fait
échouer toute l’entreprise. Jean-Jacques se rhabille et ne reverra
jamais plus la charmante Zulietta, qu’il avait tant désirée. La
progression de la scène est ici savante du « quelque chose
d’inconcevable » qui, abstraitement, travaille Rousseau
incrédule face à de si beaux appâts, à « quelque défaut
secret » vers quoi il s’oriente, puis au « rat »,
c’est-à-dire à la bizarrerie qui interdit la jeune femme, jusques
enfin au téton borgne qui accomplit la matérialisation de la Chose
et cristallise le θέατρον
de la scène (le détail donné à voir) sous la forme d’une
déchirure de chair, d’un manque métaphoriquement désigné comme
aveuglement, c’est-à-dire comme castration. Comme dans l’épisode
de Turin, l’abjection de l’autre est ici une image de
l’impuissance sexuelle qui barre le « moi ». La figure
charmante de la déesse dans son sanctuaire s’est retournée en
défaut, en rat (autre métaphore du sexe féminin), en téton
borgne, œil crevé et chair déchirée, horreur irrépressible du
réel et avènement, par la castration, de la loi.
Dédoublement de la scène et travail de la
mémoire : la pervenche de Maman
Le « quelque
chose » de la scène, qui n’est pas un objet mais
l’articulation signifiante de ce qui s’y joue, ne s’y manifeste
pas toujours comme salissure, déjection ou déchirure. Il n’est
qu’à comparer la scène du catéchumène de Turin ou celle de
Zulietta avec celle qui ouvre le livre sixième, lorsque Rousseau
arrive aux Charmettes :
« Le prémier jour que nous
allames coucher aux Charmettes, Maman étoit en chaise à porteurs,
et je la suivois à pied. Le chemin monte, elle étoit assez
pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut
descendre à peu près à moitié chemin pour faire le reste à pied.
En marchant elle vit quelque chose de bleu dans la haye et me dit :
voila de la pervenche encore en fleur. Je n’avois jamais vû de la
pervenche, je ne me baissai pas pour l’examiner, et j’ai la vue
trop courte pour distinguer à terre les plantes de ma hauteur. Je
jettai seulement en passant un coup d’œil sur celle-là, et près
de trente ans sont passés sans que j’aye revu de la pervenche, ou
que j’y aye fait attention. En 1764 étant à Cressier avec mon ami
M. du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle
il a un joli salon
qu’il appelle avec raison Belle-Vue. Je commençois alors
d’herboriser un peu. En montant et regardant parmi les buissons, je
pousse un cri de joye : ah voila de
la pervenche ; et c’en étoit en
effet. Du Peyrou s’apperçut du transport, mais il en ignoroit la
cause ; il l’apprendra, je l’espére lorsqu’un jour il
lira ceci. » (VI, 289-290/226.)
En apparence, il n’y
a aucun rapport entre le raffinement de délicatesse sensible avec
lequel cette anecdote bucolique est contée et l’ignominie des
épisodes de Venise et de Turin. Pourtant, on ne peut s’empêcher
de rapprocher le « je ne sais quoi de blanchâtre » de la
première scène, le « quelque défaut secret » de la
seconde et le « quelque chose de bleu » que l’on trouve
ici, l’abomination du transport sexuel et le transport illuminé de
Rousseau devant sa pervenche, derrière laquelle se profile l’ombre
aimée de Mme de Warens (σκιὰ
de la σκηνὴ,
donnée à voir et occultée). Devant la pervenche comme devant le
catéchumène, la rencontre est d’abord manquée. Rousseau, myope,
ne voit pas l’objet, qui demeure « quelque chose de bleu ».
C’est le savoir taxinomique du botaniste et le travail de la
réminiscence qui permettent à au promeneur, trente après, de
reconnaître la fleur initialement méconnue, de jouir après coup de
l’objet manqué de la jouissance. La pervenche alors excède
l’objet reconnu : elle fait surface comme un souvenir fait
surface, mais également comme une signification s’établit, hors
de la taxinomie botanique, signification singulière du « transport »
où l’autre savoir, le savoir de la jouissance est convoqué. La
pervenche fut d’abord moins qu’une fleur, et puis beaucoup plus :
tel est le « quelque chose » de la scène qui déçoit
pour ensuite sur-combler, qui défait la reconnaissance dans le champ
du langage (« Voilà de la pervenche ») pour reconstruire
ailleurs cette reconnaissance, au terme du transport : transport
dans le temps (après trente ans), dans l’espace (après la montée)
et dans la métaphore, « Ah ! voilà
de la pervenche ! »
écrit en italiques ne prenant sens que comme citation de l’aimée
absente, de celle que Rousseau jamais ne sut définitivement
rencontrer.
On peut analyser
l’écriture de la scène de la pervenche à la manière de Derrida,
en termes de supplément par l’écriture de la parole vive :
la parole de Rousseau supplée la parole de Mme de Warens, vient lui
donner sens pour Rousseau ; l’écriture de cette parole dans
les Confessions supplée à son tour la parole de Rousseau,
dont le transport était resté énigmatique pour son compagnon du
Peyrou. Mais est-ce bien là la dynamique essentielle de ce qui se
joue ? Le cœur de la scène n’est-il pas, plutôt que la
phrase de Mme de Warens, ce « quelque chose de bleu »
qui, l’espace d’un moment, abolit les médiations du langage pour
mettre Rousseau en contact direct avec la nature saisie en-deçà de
l’objet, comme Chose maternelle conjoignant, dans le va-et-vient
d’un regard de connivence d’abord incomprise le corps pesant de
Maman à la tache de couleur délicate de la pervenche ?
La scène romanesque
se manifeste donc comme le moment, dans l’écriture, de la levée
d’une certaine coupure métaphorique, qui est la coupure même où
se fonde la distance, l’écart constitutifs de la représentation.
Cette présence-absence de la coupure métaphorique dans la scène
romanesque est lourde d’implications symboliques : elle est la
coupure de la castration ; elle est la coupure de la révolte ;
elle est la déchirure ; elle est le « faire surface ».
C’est à partir de ce dédoublement symbolique où se joue
l’assomption castratrice de la loi du Père et sa mise en cause
radicale au non de l’instance principielle de la révolte féminine,
que la scène romanesque se constitue. D’une certaine manière, on
peut dire que la scène romanesque a pour fonction d’épuiser ce
dédoublement symbolique, de le jouer jusqu’à l’usure dernière
de ses ressorts.
La fiction du hors-langage
Analyser une scène de
roman, c’est donc partir de la métonymie fondatrice, du jeu entre
la constitution, la délimitation d’un lieu, d’une aire, d’une
surface et la déconstruction, ou plus exactement le dénudement d’un
enjeu symbolique : le maillage des discours se déchire et
« quelque chose » apparaît. Le « faire-surface »
de la scène désigne donc et conjoint deux choses : le passage
d’une logique du récit à une logique du dispositif d’une part
ouvre et délimite un espace de la représentation (une σκηνὴ),
d’autre part transmue le langage en surface sensible, en « quelque
chose » qui dans la scène fait surface, c’est-à-dire est
donné à voir, à éprouver (un θέατρον).
Quant à la déchirure, elle est la pointe affective du
« faire-surface », marquée par le silence ou
l’interjection, par l’ellispe ou par le trait ; elle est la
défection du langage et la révolte inaugurale de la scène.
Mais ce
« faire-surface » de la scène, comme sa déchirure
inaugurale ne s’effectuent que métaphoriquement : le
dispositif scénique, comme le processus d’ignition qui fait
apparaître quelque chose, n’existent pour nous qu’au travers du
langage, que comme faits de langage. Flaubert y insiste, lors de
l’entrée en scène de Mme Arnoux sur le bateau : « Ce
fut comme une apparition ». Le comme indique qu’autre chose
que l’apparition est ici représenté, autre chose qui tend vers
elle comme vers un idéal inaccessible, l’idéal même de la
rencontre avec la Chose, Moïse sous sa tente, Paul sur le chemin de
Damas, Rousseau dans le trajet innommable de l’autre éjaculation.
Le temps de la scène, cet écart du « comme » s’efface
et s’occulte, glisse dans l’ombre : la scène est le moment
où l’écriture tend à s’abolir dans le surgissement feint du
réel, où l’apparition tend à se substituer à la représentation.
Cet effacement du
langage le temps de la scène est chèrement payé par l’écriture.
La constitution de la σκηνὴ
suscite l’épaississement, le retour de σκιὰ,
l’ombre du discours qui cerne la scène : le travail
symbolique de l’ombre discursive pèse lourdement sur la scène. Un
autre jeu se met alors en place : la déchirure, qui défaisait
le langage pour faire apparaître « quelque chose », se
manifeste alors, par effet de retour, comme déchirure fondatrice de
la fonction phallique dans le langage, comme manifestation de la
puissance castratrice de la loi paternelle. A rebours, le dispositif
de la scène, son « faire-surface », déclenche toutes
les résistances de l’écran, initie une dynamique de retournement,
de révolte, de volte-face : dans le lieu, dans le gestus
de la scène, quelque chose refuse de se laisser réduire, de revenir
au langage.
III. Le chiasme du visible
La structure de la
scène romanesque apparaît donc comme une structure chiasmatique, la
déchirure et le « faire-surface » intervertissant par le
jeu de la métaphore leurs fonctions constructive et déconstructive :
 Vers le dispositif de la scène
Or ce chiasme
fondamental pourrait bien être le chiasme inhérent à la
constitution phénoménologique du regard, à ce retournement en
doigt de gant du dehors et du dedans analysé par Maurice
Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible. La cristallisation scénique
marque dans le roman à la fois le passage d’une logique du
discours à une logique de l’image et, comme une traversée du
miroir de la représentation, l’échange des fonctions symboliques
de la déchirure et du « faire-surface ».
De la scène ratée à l’image morale :
« un petit signe du doigt »
Cette cristallisation
et le chiasme propre au passage à l’image sont particulièrement
sensibles dans la scène du « petit signe du doigt ».
Après sa conversion au catholicisme, Rousseau travaille à Turin
comme graveur chez Mme Basile, dont il tombe amoureux :
« Un jour qu’ennuyée des sots
colloques du commis elle avoit monté dans sa chambre, je me hâtai,
dans l’arriére boutique où j’étois d’achever ma petite tâche
et je la suivis. Sa chambre étoit entr’ouverte ; j’y entrai
sans être apperçu. Elle brodoit près d’une fenêtre ayant en
face le côté de la chambre opposé à la porte. Elle ne pouvoit me
voir entrer, ni m’entendre, à cause du bruit que des chariots
faisoient dans la rue. Elle se mettoit toujours bien : ce
jour-là sa parure approchoit de la coquetterie. Son attitude étoit
gracieuse, sa tête un peu baissée laissoit voir la blancheur de son
cou ; ses cheveux relevés avec élegance étoient ornés de
fleurs. Il régnoit dans toute sa figure un charme que j’eus le
tems de considérer,
et qui me mit hors de moi. » (II, 114/75.)
La mise en place du
dispositif de la scène s’ordonne bien autour de l’ambiguïté
métonymique d’un θέατρον
irradiant et d’une σκηνὴ
qui bloque le regard, interdit sa réponse, son retour : « j’y
entrai sans être aperçu » ; « Elle ne pouvait me
voir ». Le lieu de la scène est livré en pâture à l’œil
dévorant du jeune Rousseau, mais livré par effraction, par
entrebâillement de la σκηνὴ :
« Sa chambre était entr’ouverte ». L’œil d’ailleurs
ne voit pas Mme Basile, mais en elle, le quelque chose à quoi
agrippe le transport du désir : « sa tête un peu baissée
laissait voir la blancheur de son cou ». Ici encore, quelque
chose de blanc est en jeu, un éclat qui dépersonnalise la femme
aimée dont la tête baissée glisse hors champ, dont les cheveux
ornés de fleurs font bouquet. Mme Basile se végétalise. Quant à
Rousseau, son transport le dépersonnalise et le paralyse également.
La scène devient alors suspens, cristallisation, pétrification du
« moi » dans son impossible relation à l’Autre :
elle bloque la parole et institue le dispositif.
« Je me jettai à genoux à
l’entrée de la chambre en tendant les bras vers elle d’un
mouvement passionné, bien sur qu’elle ne pouvoit m’entendre, et
ne pensant pas qu’elle put me voir : mais il y avoit à la
cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport
fit sur elle ; elle ne me regarda point, ne me parla point :
mais tournant à demi la tête, d’un simple mouvement de doigt
elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri,
m’élancer à la place qu’elle m’avoit marquée ne fut pour moi
qu’une même chose : mais ce qu’on auroit peine à croire
est que dans cet état je n’osai rien entreprendre au delà, ni
dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher même
dans une attitude aussi contrainte, pour m’appuyer un instant sur
ses genoux. J’étois muet, immobile, mais non pas tranquille
assurément : tout marquoit en moi l’agitation, la joie, la
reconnaissance, les ardens desirs incertains dans leur objet, et
contenus par la frayeur de déplaire sur laquelle mon jeune cœur ne
pouvoit se rassurer. »
Rousseau agit comme au
théâtre. La métaphore est d’autant plus sensible ici que, Mme
Basile n’étant pas censée surprendre son jeu, le soupirant
maladroit profite de cette situation de regard bloqué pour exécuter
jusqu’à son terme, assez comiquement il faut le dire, la pantomime
du « comme si ».
Que l’abolition de
l’écart métaphorique procède d’un retournement spéculaire,
cette scène le montre assez, qui trahit Rousseau par l’entremise
d’un miroir de cheminée. Le regard n’est débloqué, le
processus de la rencontre déclenché que par l’accident du miroir,
qui déchire la forclusion de la σκηνὴ
mais dans le même temps fait surface, c’est-à-dire referme ce
qu’il ouvre en permettant que la rencontre promise, assignée par
lui, n’aboutisse pas, en déréalisant le « donné à voir »
comme si les regards échangés à travers le miroir n’avaient pas
à être assumés, comme si la surface de verre isolait, protégeait,
déresponsabilisait les protagonistes : « elle ne me
regarda point ». Le dispositif, on s’en souvient, est repris
dans la scène du téton borgne, où Zulietta, très professionnelle,
surprend discrètement dans le miroir la panne sexuelle de Rousseau :
si les yeux du soupirant lui parlent alors d’amour, c’est un peu
plus bas que s’expose le réel ou son défaut, le « rat »
de l’érection qui ne vient pas. Dans les deux cas, Rousseau
dispose face à lui un autre féminin pour lui donner à voir sa
propre néantisation et dans le même temps pour envelopper cette
défection, pour la faire glisser dans l’ombre. Mme Basile comme
Zulietta ont vu et n’ont pas vu « quelque chose ».
L’indirection du miroir permet ce geste contradictoire de
monstration et d’occultation, de constitution d’un « donné à
voir » et d’enveloppement de l’objet, de θέατρον
et de σκηνὴ.
Par cette ambivalence matricielle dans Les Confessions,
le « moi » exposant son impuissance de manière à
l’éviter au regard de l’autre, la perversion de Rousseau épouse
la structure de la scène, se modèle sur son dispositif.
Le miroir déclenche
la scène et la fait rater : Rousseau ne se déclare pas à Mme
Basile. Son état d’agitation ne se cristallise sur aucun désir
d’objet : « tout marquait en moi […] les ardents
désirs incertains dans leur objet ». La déchirure
constitutive de la rencontre interdit finalement celle-ci ; ce
qui, le temps de la scène, avait mis en échec le langage et
instauré la logique du visible et de l’apparition bloque désormais
la rencontre dans le regard, inhibe le passage à l’acte, de la
même façon que Rousseau a manqué ce qui était en jeu avec le
bandit de Turin ou avec la pervenche de Mme de Warens.
Cette « scène
vive et muette » (p. 115) est finalement interrompue par
l’arrivée de la servante, Rosina, dans la plus pure logique de
l’enchaînement théâtral. L’occasion manquée, et qui ne se
représentera plus, l’échec de la scène donc, est alors suppléé,
comme pour la scène de la pervenche, par le travail de la mémoire :
« C’est peut-être pour cela
même que l’image de cette aimable femme est restée empreinte au
fond de mon cœur en traits si charmants. Elle s’y est même
embellie à mesure que j’ai mieux connu le monde et les femmes. […]
Rien de tout ce que m’a fait sentir la possession des femmes ne
vaut les deux minutes que j’ai passées à ses pieds sans même
oser toucher à sa robe. Non, il n’y a point de jouissances
pareilles à celles que peut donner une honnête femme qu’on aime :
tout est faveur auprès d’elle. Un petit signe du doigt, une main
légérement pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je
receus de Made
Basile, et le souvenir de ces faveurs si légeres me transporte
encore en y pensant. » (II, 115-116/76.)
Ce qui fait surface
dans la mémoire n’est plus l’amorce du désir que constituait
l’éclat dépersonnalisé d’une blancheur de cou, mais « l’image
de cette aimable femme », une image vertueuse certes, mais
désexualisée. La jouissance sexuelle s’est transmuée en
jouissance morale, tandis que le signe du doigt ne signifie plus
acceptation et invite, mais ritualise et canalise un commerce qui se
satisfait, se glorifie même de ne « rien entreprendre
au-delà ». La jouissance morale que procure « l’image
[…] empreinte au fond de mon cœur »
est un tableau de La Nouvelle Héloïse
qui vient faire écran à la scène des Confessions ;
elle relève du dispositif de l’échange épistolaire, lorsque
Rousseau renonce définitivement à la rencontre de la scène et
assume son renoncement.
Au « faire
surface » qui préparait la scène, qui instituait le
dispositif scénique en mettant en place autour de Mme Basile, et
comme en écrin, l’espace enveloppant de sa chambre, vient donc ici
s’opposer le « faire surface » de l’après-scène,
l’image moralisée qui vient s’imprimer dans la mémoire. Cette
image est déconstructive : elle défait le « quelque
chose » autour de quoi s’agençait la scène, elle détruit
l’articulation banale du signifiant de la jouissance sexuelle (la
blancheur du cou de Mme Basile, le transport de Rousseau à ses
pieds). Ce signifiant de la jouissance qui ouvrait la dynamique
première de la scène et par qui celle-ci avait échoué devient
enveloppe de l’espace du commerce philosophique avec les femmes. De
quelque chose de blanc, qui signifiait le désir phallique, on passe
à « un petit signe du doigt », à un signe qui ne
signifie justement rien, à un gestus : il n’y a plus
de signifié, mais l’invite est désormais présente. Ici s’ouvre
un autre monde.
Car la scène toujours
amène un autre monde, non seulement l’en-deçà de la σκηνὴ
qu’elle déchire, et la conjonction qui s’y joue du réel et du
symbolique, mais, à partir de cette conjonction, une refondation
principielle du monde, à partir de laquelle Rousseau bâtira son
système. Il n’est qu’à lire la phrase lapidaire à quoi se
résume, dans Les Confessions, l’illumination
de Vincennes :
« A l’instant de cette lecture,
je vis un autre univers, et je devins un autre homme. » (VIII,
94/351.)
La scène déclenche la
vision (elle se résume ici à l’instant du « je vis »)
et dans le même temps institue le nouvel ordre symbolique, à la
fois la proposition d’une révolution politique du monde et la
décision de réforme morale du « moi ».
IV. De la scène romanesque à la scène
politique
L’échec de la scène
romanesque programme non seulement les scènes des Confessions,
mais le trajet même du texte et le cheminement moral qui y est
impliqué. La réforme morale que Rousseau s’impose, jusqu’à sa
retraite à l’Hermitage et au refus intransigeant de toute
compromission dans les liens de la sociabilité littéraire et
mondaine, sert de fondement structural à la dynamique de la scène
qui anime l’écriture des Confessions : la scène est
la mise en scène de l’échec principiel de la rencontre, échec où
le lien social fait surface et dans le même temps se déchire.
Rousseau n’établit pas le lien, dans un gestus ambivalent,
une posture à double entente, entre honte et refus, entre dégoût
et impuissance.
Or cet échec répété,
cette dérobade vis-à-vis de la jouissance, sont dans un second
temps récupérés dans la décision assumée de la retraite :
la scène romanesque disparaît des Confessions à partir du
livre neuvième, et la rencontre est suppléée par l’échange
épistolaire, qui produit ce ballet curieux des lettres et réponses
insérées dans le corps du texte.
Pourtant, si
formellement la scène romanesque disparaît, l’économie du ratage
et la tension du texte vers la cristallisation scénique d’un autre
monde semblent perdurer, et même se systématiser. Le récit de
Rousseau parvient au moment de la gestation de La Nouvelle
Héloïse, où la fiction permet de perpétuer dans la
nouvelle structure de l’échange épistolaire l’ancien dispositif
de la rencontre programmée pour l’échec. Une autre scène se met
alors en place :
« 6. Ne pouvant goûter dans sa
plenitude cette intime societé dont je sentois le besoin, j’y
cherchois des supplémens qui n’en remplissoient pas le vide, mais
qui me le laissoient moins sentir […].
7. Mon début me mena par une route
nouvelle dans un autre monde intellectuel dont je ne pus sans
enthousiasme, envisager la simple et fiére économie. Bientot à
force de m’en occuper je ne vis plus qu’erreur et folie dans la
doctrine de nos sages, qu’oppression et misère dans notre ordre
social. Dans l’illusion de mon sot orgueil je me crus fait pour
dissiper tous ces prestiges ; et jugeant que, pour me faire
écouter, il falloit mettre ma conduite en accord avec mes principes
je pris l’allure singulière qu’on ne m’a pas permis de suivre,
dont mes prétendus amis ne m’ont pu pardonner l’exemple, qui
d’abord me rendit ridicule, et qui m’eut enfin rendu respectable,
s’il m’eut été possible d’y persevérer.
[…] Voilà d’où naquit ma subite
éloquence ; voila d’où se répandit dans mes prémiers
livres ce feu vraiment céleste qui m’embrasoit » (IX,
168/416).
L’écriture supplée
le ratage du lien social, « cette intime société dont je
sentais le besoin ». Mais ce supplément ne rétablit pas
essentiellement une présence ou un semblant de présence qui
viendrait compenser la déchirure matricielle de cette intimité. Ce
qui est en jeu, c’est la transformation, la « révolution »
d’un « moi » qui, par la cristallisation visuelle de la
scène, par l’image de cet autre monde qu’il voit devant lui ,
prend le parti de la subversion : « je ne vis plus
qu’erreur et folie dans la doctrine de nos sages, qu’oppression
et misère dans notre ordre social ». L’image déclenche la
subversion. Le nouveau support de la scène devient l’éloquence
philosophique, saisie non comme cette écriture qui ramène la
présence, mais comme le support à la représentation de l’« autre
monde », comme la surface où matérialiser la déchirure du
monde. L’éloquence ne se définit ni comme rhétorique, ni comme
écriture, mais comme ignition (« ce feu vraiment céleste qui
m’embrasait »), c’est-à-dire comme moyen proprement
scénique de transmuer la démonstration discursive en théâtre du
monde.
Alors le ratage de la
scène que déclenche le feu de l’éloquence rousseauiste prend un
tout autre sens que celui, somme toute banal, de la défection du
« moi » : il devient révolte contre les doctrines
convenues de nos sages, révolte contre l’oppression et la misère,
non plus échec de la rencontre, mais protestation hautaine contre la
rencontre. La déchirure de la scène n’est plus déceptive, livrée
aux infinis récolements du « moi », mais déchirure de
révolte, par quoi le nouvel ordre symbolique est posé.
Conclusion
J’ai tenté
sommairement de définir la déchirure scénique comme défection,
déconstruction, dénudement du principe symbolique sous les
entrelacements du langage : le cri et le saut face au
catéchumène de Turin, les pleurs devant Zulietta, le coup d’œil
à peine jeté sur quelque chose de bleu, la gesticulation muette aux
pieds de Mme Basile sont autant de réductions du récit à un gestus
supposé livrer le « moi » hors-langage, dans la
vulnérable authenticité de sa déchirure constitutive.
Le « faire-surface »,
quant à lui, se manifeste dans la transmutation du récit en
dispositif scénique, du déroulement narratif en espace de l’action
suspendue. Cet effet de la scène est plus difficile à caractériser.
La trajectoire du « je ne sais quoi de gluant », le
sanctuaire de la courtisane vénitienne, le chemin montant vers les
Charmettes, la chambre entrouverte de Mme Basile ne délivrent pas
tant le lieu de la scène que ce que l’on pourrait désigner comme
son enveloppe sensible, ce qui la cristallise et l’occulte, ce qui
la concentre et l’abrite. Rousseau recourt le plus souvent au terme
de « transport » : la linéarité du parcours se lit
encore dans le mot « transport », au moment où l’on
bascule pourtant dans l’affect, où toute distance, tout écart
mimétique s’abolissent dans la surenchère pathique de ce qui, là,
vient faire surface. Le « faire surface » est un lieu et
un surgissement, un dispositif et un processus.
Entre la déchirure et
le « faire-surface » de la scène s’initie une étrange
dialectique qui, d’abord déconstructive (la scène rate, le
langage s’y défait, la loi y est transgressée) se retourne en
refondation symbolique, dès lors qu’un effet d’image, que la
cristallisation d’un regard y est enclenchée.
Chez Rousseau, cette
refondation est morale et politique : la scène détruite ouvre
l’écriture à une autre scène, ce qu’il nomme lui-même « un
autre univers » ou « un autre monde ». L’échec
de la scène, qui constitue le programme dynamique des Confessions,
est suppléé par la construction intellectuelle de l’état de
nature comme scène constitutive du contrat social, du système
d’éducation et du jeu amoureux.
Je tiens, au terme de
cette communication, à exprimer ma dette envers les travaux sur
Rousseau de Jean-Christophe Sampieri, de l’université Stendhal de
Grenoble.
Communication faite au colloque La Scène,
université de Toulouse-Le Mirail, Centre universitaire d’Albi, 6
mai 1998
|
|