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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, corrigé de la dissertation du 5 novembre, Aix-en-Provence, cours d’agrégation 2008-2009 L’anecdote voltairienneStéphane Lojkine Dans
un dossier du Monde consacré à Voltaire et à Rousseau,
Roland Barthes écrit : « Voltaire part du futile, le maintient
par la simple poussée de l’anecdote, mais chemin faisant prend en
écharpe tout le sérieux du monde : l’histoire, les idées,
les civilisations, les crimes, les rites, la mauvaise foi, bref tout
ce tumulte dans quoi nous nous débattons encore. [...] Ne
voyons-nous pas que ce sont tout de même les œuvres de fiction, si
médiocres soient-elles artistiquement, qui ébranlent le mieux le
sentiment politique ? » (Roland Barthes, « D’eux à
nous », Le Monde, 7 avril 1978, Œuvres complètes, Seuil, 1995, t.3, p. 822.)
I. La « prise en écharpe » du réel :
analyse d’un mécanisme poétique
Broussin connaissait
et exécutait admirablement la recette de la sauce Robert, qui mêle
moutarde, vinaigre et oignons. Une épigramme à ce sujet ouvre
l’article Credo du Dictionnaire philosophique,
précédant l’origine et la définition dogmatique du « symbole »,
qui est le contenu de ce que l’on récite dans le Credo. De
là, à travers l’histoire de l’évolution et des variations du
symbole, se déploie un véritable abrégé de l’histoire des
Conciles, auquel Voltaire oppose le credo théiste de l’abbé
de Saint-Pierre.
L’épigramme sur le
sujet le plus superficiel et le plus mince a ainsi été le prétexte
à un passage en revue des questions les plus graves, qui constituent
l’objet du Dictionnaire philosophique et
l’enjeu du combat voltairien contre l’infâme. Ce renversement au
fil du texte, mais aussi ce jeu paradoxal entre deux niveaux du
discours, d’une part la conversation spirituelle et plaisante,
d’autre part l’indignation, la révolte et l’engagement
militant font dire à Roland Barthes, dans un dossier du Monde,
que « Voltaire part du futile, le maintient par la simple
poussée de l’anecdote, mais chemin faisant prend en écharpe tout
le sérieux du monde : l’histoire, les idées, les
civilisations, les crimes, les rites, la mauvaise foi, bref tout ce
tumulte dans quoi nous nous débattons encore. » Et Barthes
d’ajouter : « Ne voyons-nous pas que ce sont tout de
même les œuvres de fiction, si médiocres soient-elles
artistiquement, qui ébranlent le mieux le sentiment politique ? »
Au paradoxe poétique,
qui ordonne l’écriture de l’article autour d’un renversement
du futile au sérieux, du trait anecdotique au déploiement des
problèmes du monde, Barthes superpose un paradoxe stratégique :
le Dictionnaire philosophique n’est pas une
fiction mais un dispositif qui manipule des fictions (bibliques,
exotiques, mondaines) et n’hésite pas lui-même à décrier leur
médiocrité. Médiocres et futiles, ce sont pourtant ces fictions
qui accomplissent avec la meilleure efficacité l’ébranlement du
lecteur, et la cristallisation en lui, par le plaisir du texte, d’une
conscience politique.
Nous étudierons pour
commencer le mécanisme textuel de la « prise en écharpe » :
comment Voltaire renverse le futile qui lui a servi d’accroche et,
par lui, aborde tout le sérieux du monde.
Nous nous demanderons
dans un second temps quels sont les enjeux de cette « prise en
écharpe » : si l’on cerne vite les contours religieux
de la polémique voltairienne, l’appel au « sentiment
politique » suggéré par Barthes est a priori
plus surprenant.
C’est pourquoi, dans
un troisième temps, nous reviendrons au processus même de la
« prise en écharpe » : cette « poussée »
de l’anecdote, ce « tumulte » du monde, cet
« ébranlement » politique suggèrent tout autre chose
qu’une stratégie concertée : un véritable corps pulsionnel
de l’écriture voltairienne.
Les anecdotes
fourmillent dans le Dictionnaire philosophique,
pour le plus grand plaisir du lecteur. Dans le Catéchisme chinois,
Voltaire reprend une histoire de Bérose au sujet des discussions
religieuses des Chaldéens : ils adoraient « un fameux
brochet nommé Oannès » (4e entretien, p. 77),
interdisaient de manger du brochet, et se divisaient en deux partis,
les uns prétendant que le brochet était laité, les autres —
œuvé. Le roi Daon mit les deux partis au jeûne, fit ouvrir devant
eux un brochet, dont le ventre contenait « la plus belle laite
du monde » elle-même composée d’œufs, et força les uns et
les autres à manger du brochet. L’apologue renvoie bien-sûr
implicitement aux interdits alimentaires de la Bible, mais au-delà à
toutes les querelles scolastiques sur tel ou tel point du dogme,
comme celles qui disputent de la Trinité (article Antitrinitaires),
de la divinité de Jésus (article Arius), de la nature de l’âme
et de son immortalité (article Âme), de la célébration de
l’eucharistie (article Transsubstantiation).
Il y a une certaine
gratuité de l’apologue. Voltaire ne vise pas nécessairement le
sérieux d’un discours engagé, ni la construction d’un
raisonnement religieux ou politique. L’apologue constitue l’amorce,
mais aussi bien la fin de l’article, qu’il prend ainsi en écharpe
non pour dévoiler un contenu, mais pour le réduire, le fixer dans
une image plaisante, rabaissante. À la fin du long article Religion,
lui-même décomposé en huit questions, Voltaire rapporte l’histoire
d’une dissension entre moines tibétains, sectateurs de Fo pour les
uns, de Sammonocodom pour les autres. L’anecdote vient de
l’Histoire générale des voyages (1746-1754), à laquelle Prévost a participé. Le
dalaï-lama sommé de régler cette dissension (comme le roi Daon
face aux deux factions chaldéennes d’adorateurs du brochet)
« commence, selon son divin usage, par leur distribuer sa
chaise percée » (p. 347).
Séchée, enchâssées
en chapelets, les crottes sont baisées dévotement, puis jetées
« au nez du vice-dieu » quand la conciliation échoue. Le
dalaï-lama rit et distribue à nouveau « sa chaise percée à
quiconque veut bien recevoir les déjections du bon-père lama. »
Prendre en écharpe
tout le sérieux du monde, ce n’est donc pas seulement le saisir à
partir d’une anecdote ; c’est aussi le réduire à
l’anecdote, en conjurer l’efficace symbolique, en désamorcer les
discours ravageurs qui le polarisent et le brutalisent.
La joute verbale, le
choc des discours sont ramenés à une absurde et dérisoire
coprophagie, qu’on retrouve à l’article Ézéchiel :
Voltaire y prétend que le Seigneur aurait commandé au prophète de
manger du pain couvert d’excréments humains. « Comme il
n’est point d’usage de manger de telles confitures sur son pain,
la plupart des hommes trouvent ces commandements indignes de la
majesté divine. » Les confitures d’Ézéchiel, dont Voltaire
ressasse l’image dans sa correspondance et dans ses écrits pendant
plus de vingt ans, sont le prétexte à une lecture iconoclaste
d’Ézéchiel comme contradicteur de Moïse, qui aurait « donné
aux Juifs des préceptes qui ne sont pas bons ». Les ordures
que Voltaire repère complaisamment dans le texte sont le prétexte à
une désacralisation généralisée de la parole biblique. Et
l’article de se conclure par cette pointe célèbre :
« Quiconque aime les prophéties d’Ézéchiel mérite de
déjeuner avec lui. »
Il ne s’agit pas
seulement de raconter des anecdotes nouvelles, de produire de la
fable : Voltaire fictionalise tout ce qu’il aborde ; il
retraite les données familières d’une histoire connue et supposée
respectée. Ainsi d’Abraham, dont les voyages aux itinéraires
délirants le conduisent en Égypte avec « sa femme Sara, qui
était extrêmement jeune, et presque enfant en comparaison de lui,
car elle n’avait que 65 ans » (p. 7). Abraham prostitue
Sara au pharaon, puis au roi des « déserts horribles de
Cadès ». La vie du plus grand patriarche de la Bible devient
un vaudeville aussi grotesque qu’absurde, tandis que le séjour en
Égypte, qui prépare, depuis la Genèse, l’épopée mosaïque de
l’Exode, est présenté comme une parenthèse illogique et
rocambolesque. Le récit de la Genèse devient, sous la plume de
Voltaire, futile et éclate en fragments anecdotiques qui en
disséminent, en déconstruisent l’efficacité discursive.
Voltaire accuse les
Juifs d’avoir falsifié les histoires qu’ils rapportent :
« Les Juifs firent donc de l’histoire et de la fable ancienne
ce que leurs fripiers font de leurs vieux habits ; ils les
retournent et les vendent comme neufs le plus chèrement qu’ils
peuvent » (Abraham, p. 9). Ce retournement en doigt de
gant caractérise précisément le mécanisme du retournement
voltairien dans les articles du Dictionnaire philosophique : par le jeu du futile et du trait, le
vieux, l’éculé (une Bible qu’on ne lit plus, une histoire
ecclésiastique à faire mourir d’ennui, des disputes théologiques
où l’on se perd) est retourné et vendu comme neuf par Voltaire.
Ce retournement est certes polémique et stratégique ; il
renverse le sens des discours qu’il manipule ; mais c’est
aussi un retournement économique, un tout de passe-passe habile pour
rentabiliser, commercialiser une rhétorique hors d’usage, une
prose devenue illisible.
II. Enjeux de la « prise en écharpe » :
l’engagement voltairien
On se demande en effet
parfois quel est l’enjeu réel de l’article voltairien. Si la
manipulation fictionnelle est évidente, si le va-et-vient du futile
au sérieux, de la marge anecdotique à la révolte non feinte, est
avéré, ce va-et-vient semble plutôt orchestrer une circulation
qu’une progression, dont le fin mot, le dernier mot n’est ni
nécessairement politique, ni obligatoirement sérieux.
La jeune Sara de
l’article Abraham fait tableau gratuitement comme pure image
grotesque, au même titre que les « sept vierges de soixante et
dix ans chacune » dont Voltaire rapporte avec verve, d’après
Fleury et Ruinart, le danger qu’elles coururent de « perdre
le plus vieux des pucelages », la noyade, le repêchage et
l’enterrement, au début de l’article Martyre : « On
nous berne de martyres à faire pouffer de rire. » (P. 280.)
Nous pouffons effectivement : mais y a-t-il dans cet apologue
retourné autre chose qu’un dispositif énonciatif techniquement
redoutablement efficace, mais idéologiquement, politiquement futile
et vain ?
On constate
effectivement, à l’article Martyre, une « poussée de
l’anecdote », et un décrochage par rapport au registre
initial de l’absurde (le pucelage des sept vierges d’Ancyre, la
langue de saint Romain, le petit bègue) vers le spasme de
l’indignation voltairienne. Des « cent contes de cette
espèce », on passe à « de bonnes barbaries bien
avérées, des bons massacres bien constatés, des ruisseaux de sang
qui aient coulé en effet » (p. 281) : la prise en
écharpe a bien lieu, et le retournement se fait du conte délirant à
la barbarie réelle, du futile de la fable à l’horreur de
l’Histoire. Le réel rénove la fable, lui restitue l’efficacité
visuelle, pathétique, théâtrale, que l’ironie des horreurs
absurdes lui avait ôtée.
L’évocation de la
croisade contre les Albigeois, des massacres de Mérindol et de
Cabrières perpétrés contre les protestants cévenols, de
« l’épouvantable journée de la Saint-Barthélemy,
constitue-t-elle le véritable objet de l’article Martyre, ou
alimente-t-elle en énergie horrificatrice, en puissance
d’abomination, un verbe voltairien livré sans contrôle à cette
redoutable et irrationnelle pulsation ?
Il y a
indubitablement, dans le Dictionnaire philosophique,
un discours voltairien articulé à un engagement réel de
l’écrivain, qui se concrétise dans les années 1760 notamment par
le rôle que Voltaire a joué dans la réhabilitation des Calas et
dans la défense de la famille Sirven : l’insertion des textes
de Voltaire dans une action politique qui les excède, qui milite
pour une réforme des institutions, marque avec netteté que la
circulation du futile au sérieux ne relève pas de la seule
efficacité poétique, mais a pour fonction d’opérer un
basculement de l’écriture vers le politique.
L’article Torture en
donne un exemple incontestable. Évidemment l’histoire de la
« question », à laquelle se livre d’abord Voltaire,
est de pure fantaisie : « toutes les apparences sont que
cette partie de notre législation dit sa première origine à un
voleur de grand chemin » (p. 381). Le lecteur familier de
Voltaire sait que lorsqu’on lui annonce « toutes les
apparences », lorsque l’information est ainsi préparée et
solennisée, il faut s’attendre à un chausse-trappe : le
grand législateur qui devrait venir ici pour cautionner l’usage de
la torture dans l’appareil judiciaire fut bonnement et simplement
un anonyme « voleur de grand chemin », c’est-à-dire un
client de la machine administrative qu’il s’agit d’expliquer,
l’objet au lieu du sujet de la justice, ce qu’elle poursuit au
lieu de ce qui la motive.
Après les voleurs
viennent les conquérants, après les conquérants, la Providence qui
nous torture avec « la pierre, la gravelle, la goutte, le
scorbut, la lèpre, la vérole grande ou petite, le déchirement
d’entrailles, les convulsions des nerds ». Enfin, les
despotes imitent la Providence et voilà la question judiciaire
instituée. Voltaire la décrit et use là encore sinon de
l’anecdote, du moins du tableau vivant, concret, de la fiction vive
du portrait : face au « conseiller de la Tournelle »
(non un juge en général, mais ce détail de la Tournelle qui sonne
vrai parce qu’il particularise la scène), il campe « un
homme qu’on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la
barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé
dans un cachot » (p. 382). D’un côté, nous suivons
donc cette parole voltairienne qui, de saillie en saillie, prend en
écharpe le monde de bas en haut (les voleurs, les conquérants,
Dieu), puis de haut en bas (Dieu, les despotes, un conseiller de la
Tournelle) ; de l’autre, nous nous laissons prendre à chaque
saillie à ce que R. Barthes nomme la « poussée de
l’anecdote » : le voleur brûlant les pieds des
voyageurs dont il veut extorquer l’argent ; le conquérant
torturant ceux dont il soupçonne un désir de de liberté ; la
Providence et ses maux de ventre ; le magistrat assignant son
prévenu « à la grande et à la petite torture » ?
Chaque saillie, chaque éclat réel ou fictionnel qui pousse
l’anecdote porte en lui la convulsion perverse d’une atteinte
intime, d’une brutalité atroce. Ce n’est pas le développement
d’un discours : quelle logique y a-t-il à passer du
conquérant soupçonneux à l’énumération des maladies chroniques
que Dieu nous envoie ? Ce n’est pas un enchaînement raisonné,
mais une succession de chocs, d’ébranlements qui poussent le texte
vers un paroxysme convulsif, où ironie et barbarie sont tendues en
sens contraire (la distance, la légèreté, le détachement de
l’ironie ; le mordant, l’indignation, la révolte portées
par le tableau de la barbarie) et constituent ce qu’on pourrait
appeler, en reprenant la terminologie lacanienne, l’arc-sémiotique
du pas-de-sens
voltairien.
Cet arc sémiotique de
l’ironie mordante est particulièrement sensible lors de
l’évocation des Juifs dans les livres desquels « il n’est
jamais parlé de question, de torture ». C’est bien dommage,
s’exclame Voltaire, qui évoque au passage quelques rites absurdes
employés dans la Bible, à défaut de torture, pour découvrir la
vérité : jouer la vérité aux dés, la découvrir en
manipulant l’urim et le thumim, et surtout s’en
remettre à Dieu. « Ce fut la seule chose qui manquât aux
mœurs du peuple saint », conclut Voltaire.
L’horreur des
barbaries bibliques affleure à peine le texte, qui la pointe mais la
tait. De même, lors de l’évocation du chevalier de La Barre,
Voltaire concentre l’accusation sur les chansons et le chapeau du
chevalier, mis en balance avec l’atrocité des supplices, « qu’on
lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on
brûlât son corps à petit feu » (p. 383). L’arc
sémiotique consiste dans cette superposition du futile, du léger
(chansons, chapeau) et de l’horrible, du barbare (la torture). La
prise en écharpe débouche sur cet arc sémiotique, cette ironie
mordante, ce pas-de-sens révolté.
L’ébranlement en
est physique, convulsif avant même d’être intellectualisé. Mais
il est orienté vers le politique : le monde regarde la France,
qui doit être réformée. La conclusion de l’article Torture est
cinglante et prend des résonances prophétiques : « Malheur
à une nation qui, étant depuis longtemps civilisée, est encore
conduite par d’anciens usages atroces ! “Pourquoi
changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle : l’Europe
se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers ;
donc nos lois sont bonnes. » (P. 384.)
L’enjeu de la prise
en écharpe, c’est la loi et donc l’investissement du politique.
Mais la loi, mais l’espace politique où elle se décide, sont le
grand impensé français des Lumières : dans une monarchie
absolue, il n’y a pas de sphère politique. Voltaire la bricole
dans le lieu imaginaire de cette prise en écharpe, par le futile, du
sérieux du monde. Jusqu’au terme de l’article Torture, le
futile est maintenu comme base négative de l’arc sémiotique qui
tend le discours. La France des cuisiniers, des tailleurs, des
perruquiers, du luxe raffiné mais inutile, est la base réelle,
visible, médiatique, depuis laquelle bâtir la représentation
inversée, non pas fictive, mais fictionnelle car cachée, de la
France de la torture, de l’horreur de ses prisons, de l’injustice
d’état qui la gouverne. Ce que l’on voit, c’est le luxe, le
brillant des Lumières, futile, gracieux : « Les nations
étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans,
par les jolis vers, par les filles d’Opéra. » (P. 383.)
Mais l’envers barbare de cette vitrine resplendissante est
invisible, inaccessible, soustrait à la scène : « Elles
ne savent pas qu’il n’y a point au fond de nation plus cruelle
que la française. »
La barbarie, ce fond
atroce de la révolte voltairienne, qui pousse l’ébranlement
sensible jusqu’à la revendication politique, est une force
irreprésentable. L’horreur sous-jacente à la loi ne se
théâtralise pas : Voltaire recourt pour cette raison aussi à
l’anecdote, à laquelle il adjoint un imaginaire fictionnel de
l’abomination. Dans l’article Torture, l’évocation des
« livres juifs » semble a priori
totalement gratuite puisque Voltaire ne les mentionne, ne les
parcourt que pour constater qu’il n’y a là ni législation, ni
même pratique de la torture. Après l’évocation du despote et
avant celle du juge, le détour juif apparaît gratuit, inutile.
Il est pourtant
fondamental : « les livres juifs », c’est-à-dire
le pentateuque, détiennent les fondements de la Loi, l’origine de
toute Loi, qui fascine et révolte Voltaire tout à la fois.
L’absence de torture dans le livre de la Loi prépare sur le plan
religieux, cautionne la condamnation politique de la torture à la
fin de l’article. Mais cette caution n’est pas rationnelle :
elle n’est pas même explicite. Seule la disposition de l’article
Torture la fait apparaître, comme le produit d’une condensation
(lacune biblique // horreur française) et d’un déplacement (loi
religieuse –> loi politique).
III. Le corps pulsionnel de l’écriture
voltairienne
Tout le problème de
cette visée politique voltairienne tient à l’irrationalité
fondamentale du processus poétique qui la conduit. Voltaire n’a
pas de programme politique, ou un programme non seulement timoré,
mais sur bien des plans cynique. Dans le Catéchisme du curé, il
préconise le travail le dimanche :
« je leur permettrai, je les
presserai même de cultiver leurs champs les jours de fête après le
service divin, que je ferai de très bonne heure. […] ce travail
est nécessaire à l’État. Supposons cinq millions d’hommes qui
font par jour pour dix sous d’ouvrage l’un portant l’autre, et
ce compte est bien modéré ; vous rendez ces cinq millions
d’hommes inutiles trente jours de l’année : c’est donc
trente fois cinq millions de pièces de dix sous que l’État perd
en main d’œuvre. » (P. 88.)
La tolérance
voltairienne a donc des arrière-pensées économiques que l’article
Tolérance met d’ailleurs en avant sans complexes : il faut
tolérer toutes les religions parce qu’à la bourse toutes les
nations et donc toutes les religions doivent pouvoir commercer
ensemble, dans le cadre d’une économie mondialisée. la tolérance
est bâtie sur le modèle économique de la bourse, dont elle
favorise à son tour le développement. Elle est un libéralisme, et
c’est logiquement que Voltaire, dans ce cadre, fait avec constance
l’apologie du luxe. À l’article Luxe, il évoque les paysans de
ses villages, tous bien vêtus, bien chaussés, bien nourris. Mais de
même qu’il serait absurde pour le laboureur de Voltaire de
labourer « avec son bel habit, avec du linge blanc, les cheveux
frisés et poudrés » (p. 278), de même ce luxe paysan
paraîtrait, dans une salle de spectacle de Londres ou de Paris,
comme « la lésine la plus grossière et la plus ridicule ».
L’apologie du luxe
est un discours de légitimation de l’inégalité sociale. Voltaire
sera beaucoup plus net dans les Questions sur
l’Encyclopédie.
À l’article Impôt, il reconnaît que le paysan venant de la
capitale risque d’être scandalisé par le luxe qu’y déploient
les Grands du royaume dotés par les pensions sur roi :
« Si par hasard l’homme agreste
va dans la capitale, il voit avec des yeux étonnés une belle dame
vêtue d’une robe de soie brochée d’or, traînée dans un
carrosse magnifique par deux chevaux de prix, suivie de quatre
laquais habillés d’un drap à vingt francs l’aune ; il
s’adresse à un des laquais de cette belle dame, et lui dit :
Monseigneur, où cette dame prend-elle tant d’argent pour faire une
si grande dépense ? Mon ami, lui dit le laquais, le roi lui
fait une pension de quarante mille livres. Hélas ! dit le
rustre, c’est mon village qui paye cette pension. Oui, répond le
laquais ; mais la soie que tu as recueillie, et que tu as
vendue, a servi à l’étoffe dont elle est habillée ; mon
drap est en partie de la laine de tes moutons ; mon boulanger a
fait mon pain de ton blé ; tu as vendu au marché les poulardes
que nous mangeons : ainsi la pension de Madame est revenue à
toi et à tes camarades. »
Le luxe aristocratique
que génère une imposition inégalitaire fait subsister le village
qui se plaint par le travail qu’il lui procure, même si « le
paysan ne convient pas tout-à-fait des axiomes de ce laquais
philosophe ». Il faut prendre garde cependant à l’ironie
voltairienne : l’article Impôt débute par une satire
mordante du système inégalitaire de l’impôt « dans les
royaumes despotiques, ou pour parler plus poliment, dans les états
monarchiques ». Voltaire le réprouve, puis pourtant le
justifie, à quelques lignes de distance ; il est pris entre
l’identification bourgeoise au luxe aristocratique et la
réprobation bourgeoise des privilèges de la même aristocratie. Sa
position n’est donc pas stable, et se renverse sans cesse, selon le
principe bipolaire de l’arc sémiotique.
La tolérance se
manifeste ainsi comme dispositif pulsionnel : elle ne libère
les identités que pour favoriser les jouissances ; elle
dérégule les séparations, les cadres, les contraintes de
l’institution symbolique au nom de l’économie de marché, en
visant l’écume du profit et le raffinement décomplexé de ses
plaisirs.
Pour Voltaire, l’économie du luxe tient lieu de redistribution des
richesses.
Voltaire recherche
avant tout des accommodements. À propos de l’affaire Calas, il ne
plaide pas, dans le Traité sur la
tolérance, pour l’égalité politique et civile des
protestants, mais pour un simple assouplissement de la législation
discriminatoire, sur le modèle du statut des catholiques anglais. À
propos de l’école, dans l’article Fertilisation des Questions sur l’Encyclopédie, il
rappelle « qu’on n’a besoin que d’une plume pour deux ou
trois cents bras », et avoue craindre les écoles qu’il a
lui-même établies sur ses terres.
L’ébranlement du
sentiment politique, dans le Dictionnaire philosophique,
est donc un ébranlement essentiellement négatif : assouplir,
adoucir la loi, oui ; réformer radicalement les institutions,
non. La prise en écharpe par le futile révèle la loi du plaisir du
texte voltairien, qui va, de poussée en poussée, vers toujours plus
de jouissance. Le credo théiste de l’article Credo comme
les propositions de lois dans l’article Lois civiles et
ecclésiastiques vont bien dans le sens de la suppression d’un
certain nombre de privilèges, ecclésiastiques notamment. Voltaire
réclame par exemple l’imposition des prêtres et l’abolition des
juridictions ecclésiastiques, qui les soustraient à la loi commune.
Son programme est entièrement négatif : il entend supprimer
les différences instituées, supprimer les lois particulières ;
il s’exprime dans des articles pauvres, qui ne sont pas les textes
phares du Dictionnaire. La fin de l’article Lois civiles et
ecclésiastiques est éloquente à ce titre : « si l’usage
est bon, la loi ne vaut rien ». La politique de Voltaire est
une politique de l’usage contre la loi, du commerce et de la
circulation contre l’état et ses restrictions. C’est une
anti-politique, qui identifie la loi à l’abomination biblique et à
l’abomination despotique. Cette abomination, qui produit
l’ébranlement fictionnel dont parle Roland Barthes, constitue le
corps pulsionnel de l’écriture voltairienne, par la dépression du
symbolique et du politique.
C’est
particulièrement net à l’article Guerre. L’« entreprise
infernale » de la guerre n’a rien à voir avec la question
religieuse, et ne saurait être réglée par la généralisation de
la tolérance, même si Voltaire rappelle « que chaque chef de
meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement
avant d’aller exterminer son prochain », même si, dans l’âme
de chaque citoyen, la « religion naturelle » milite
contre les « cruautés, conjurations, séditions, brigandages,
embuscades » qu’encourage la religion artificielle »
(p. 222).
L’origine, le
ressort de la guerre est d’abord politique : « Cette
invention fut d’abord cultivée par des nations assemblées pour
leur bien commun » ; la guerre des peuples antiques est
devenue guerre des princes contemporains : « un
généalogistes prouve à un prince qu’il descend en droite ligne
d’un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y
a trois ou quatre cents ans, avec une maison dont la mémoire même
ne subsiste plus » (p. 223) : ici s’enclenche le
processus qui nous est maintenant familier de l’accroche
anecdotique et de la prise en écharpe du sérieux du monde. À
l’origine de la guerre, Voltaire place, pointe un détail futile,
un personnage marginal, une fiction décalée : c’est le
délire apparemment gratuit, ou en tout cas vain, d’un charlatan
vendant à un prince une généalogie contrefaite. À partir de cette
narration excentrique du conte, Voltaire tend peu à peu l’arc
sémiotique qui polarise le récit entre la concrétude des realia
(« le prince et son conseil », « le gros drap bleu
à cent dix sous l’aune », les chapeaux « bordés avec
du gros fil blanc ») et l’absurdité aveuglée du rouage
politique (« ces discours ne parviennent pas seulement aux
oreilles du prince » ; « les autres princes qui
entendent parler de cette équipée y prennent part »).
L’arc sémiotique
produit l’ébranlement, la convulsion de l’ironie mordante :
apparemment les peuples antiques étaient plus heureux que les
peuples du temps de Voltaire, puisqu’ils décidaient eux-mêmes,
collectivement, de leur extermination ; apparemment, le
généalogiste avait raison de falsifier lignées et alliances,
puisque le droit du prince « est incontestable » ;
apparemment, la guerre est une aubaine financière, puisque les
peuples, apprenant son déclenchement, « se divisent aussitôt
en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services
à quiconque veut les employer. »
On est loin ici, dans
ce tremblement indigné de la voix voltairienne, du laisser faire
libéral tolérantiste. L’ironie étrangle le texte ; le réel
dans sa brutalité, l’histoire dans sa barbarie, renversent tous
les attachements institutionnels, tous les respects sociaux. Ici,
Voltaire est le grand Voltaire de la révolte pure. La guerre est
l’un des trois grands fléaux de l’humanité, avec la famine et
la peste : c’est le début de l’article Guerre. Mais si les
deux premiers sont le fait de la Providence, la guerre est
profondément humaine. Pourtant,
« Ce qu’il y a de pis, c’est
que la guerre est un fléau inévitable. Si l’on y prend garde,
tous les hommes ont adoré le dieu Mars : Sabaoth, chez les
Juifs, signifie le dieu des armes ; mais Minerve, chez Homère,
appelle Mars un dieu furieux, insensé, infernal. » (P. 224.)
Ainsi se dessine la
polarité à laquelle, toujours, se ramène le corps convulsif de
l’écriture voltairienne : les horreurs absurdes de la
barbarie guerrière sont l’œuvre des hommes, et c’est pourtant
un fléau inévitable ; on adore, dans la guerre, un dieu, Mars
ou Sabaoth, et pourtant ce dieu, de l’aveu même d’Homère, est
« insensé », habité par le pas-de-sens voltairien. La
guerre a son dieu, Mars, mais aussitôt surgit face à Mars la déesse
dont il figure l’envers : Minerve interpelle Mars non pas tant
comme un adversaire extérieur à elle-même que comme celui avec qui
elle entre en polarité. N’est-elle pas, comme lui, casquée ?
Lui retenant le bras alors qu’il combat aux côtés des Troyens,
elle l’emmène loin du combat et le fait asseoir sur les bords du
Scamandre. De ce geste qui ouvre le chant V, Voltaire retient, pour
clore l’article Guerre, l’imprécation contre Arès :
῏Αρες
Ἄρες
βροτολοιγέ,
μιαιφόνε,
τειχεσιπλῆτα
(Iliade, V, 31sq.).
L’imprécation
homérique ne devient pas, chez Voltaire, un pur jeu oratoire :
comme l’anecdote, elle relie fiction et révolte, lieu du
symbolique et surgissement du réel. Cette liaison, cette prise en
écharpe constituent l’arc sémiotique de l’écriture
voltairienne.
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