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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le cannibalisme idéologique de Voltaire dans le Dictionnaire philosophique », in Voltaire et ses combats, dir. U. Kölving et Ch. Mervaud, Voltaire foundation, Oxford, 1997, t. 1, p. 415-428. La cannibalisme idéologique de Voltaire dans le Dictionnaire philosophiqueStéphane Lojkine  Albert Eckhout, Indienne Tarairiu cannibale du Brésil, 272x165 cm, 1641, Copenhague, Musée national, collection ethnographique
Il peut paraître
étrange de parler de dialectique négative à propos d’une œuvre
aussi activement combattante que le Dictionnaire
philosophique : le travail interne et insidieux de la
négativité dans les notions clefs de l’édifice symbolique semble
mal s’accorder avec l’attaque frontale que le Portatif ne
se cache pas de mener.
Paradoxalement
pourtant, le mouvement de structuration textuelle ici à l’œuvre
révèle une stratégie systématiquement indirecte. La violence
polémique ne se contente que rarement d’une confrontation indignée
du credo théiste voltairien aux scandales idéologiques de la
superstition et du fanatisme. Face à l’objet qu’il vise,
Voltaire pratique le décentrement plutôt que la contradiction ;
il absorbe le discours de l’Autre dans le sien propre. La violence
surgit de l’intérieur du discours ; elle est l’irruption du
réel au cœur de la loi que le satiriste vise. La stratégie dévoile
alors ses raisons : pour Voltaire, il n’y a pas de dehors
symbolique, de cadre idéologique externe où s’appuyer ; on
ne peut penser l’alternative symbolique que de l’intérieur de
l’ancienne loi, dont le judaïsme figure l’irritante et
indéracinable persistance. Le nouveau modèle proposé recycle donc
l’ancien objet absorbé, l’ancienne loi violentée. Cependant la
figure du père qui se recompose alors ne conquiert pas sans peine
une légitimité que la dérision de sa forme primitive avait sapée.
Le bricolage idéologique voltairien apparaît travaillé par un vide
intérieur, un manque fondateur qui fascine et même, parfois,
angoisse. Cet espace du manque est celui de la foi et de la
métaphysique, que la raison du Dictionnaire tout à la fois
s’interdit d’élucider et ne peut s’empêcher, inlassablement,
de parcourir.
On ne s’attachera
ici qu’à l’un des phénomènes caractéristiques de la poétique
voltairienne que nous venons d’esquisser à grands traits :
c’est la pratique généralisée d’absorption de l’objet. En
effet, l’article de dictionnaire suppose un objet que le texte se
donne pour charge de circonscrire. Or Voltaire ne circonscrit pas ;
dans un premier temps, il déconstruit, puis il recompose en
déplaçant la ligne de démarcation idéologique. Nous analyserons
le processus dans l’article Idole, où il est particulièrement
visible. Puis nous montrerons comment, de façon plus générale, la
fragmentation et la démultiplication de l’objet accomplissent la
visée déconstructive de Voltaire. Mais cette déconstruction ne
prend son sens qu’articulée au réseau imaginaire qui la
sous-tend : le thème de l’ingestion, corollaire du mécanisme
théorique d’absorption de l’objet, place au premier plan
l’anthropophagie comme forme du combat voltairien. La digestion
enfin complète le motif fantasmatique et permet de retourner la
dialectique déconstructive en mouvement parodique libérateur,
ouvrant la possibilité d’une reconstruction idéologique.
I. La déconstruction de l’objet dans l’article
Idole
Le premier travail de
Voltaire dans le Dictionnaire philosophique est
donc, à l’opposé de ce que l’on attend d’un dictionnaire, de
déconstruire son objet : l’objet de l’article n’est pas
défini ; on nous démontre que cela n’existe pas, ou plus
exactement que le phénomène ne recoupe pas le champ convenu du mot.
Ainsi, dans l’article
Idole, idolâtre, idolâtrie, le recours, classique et méthodique en
apparence, à l’étymologie, loin de constituer un objet, de
définir une pratique, de poser un enjeu, démultiplie les sens
jusqu’à l’absurde et brouille complètement la notion :
Idole vient du grec eidos,
figure ; eidolon représentation d’une figure ;
latreuein, servir, révérer, adorer. Ce mot adorer est latin,
et a beaucoup d’acceptions différentes : il signifie porter
la main à la bouche en parlant avec respect, se courber, se mettre à
genoux, saluer et enfin, communément, rendre un culte suprême.
(Pp. 236-237.)
Voltaire parodie le
genre du Dictionnaire, en outre les pratiques jusqu’à
l’absurde : donner l’étymologie d’adorer n’a en effet
aucun sens, puisque adorer est déjà un équivalent de l’étymologie
de latreuein. De cet excès de zèle étymologique, il résulte
non seulement une image totalement incongrue (il n’y a aucun
rapport entre « porter la main à la bouche avec respect »
et l’idolâtrie), mais un renversement de sens, puisque « rendre
un culte suprême », c’est rendre un culte à Dieu, ou
tout du moins à un dieu nécessairement, géographiquement,
transcendant, en haut ; c’est le
contraire même de l’idolâtrie, qui identifie le dieu à l’image
qui le représente.
L’opposition
attendue entre les Chrétiens, adorateurs du Dieu transcendant, et
les autres, les païens qui adorent « un morceau de bois ou de
marbre » (p. 238) est alors dénoncée et, exemples à
l’appui, détruite : tous les non-Chrétiens ne sont pas
païens et, outre que le mot païen a étymologiquement une
signification non pas religieuse mais géographique, les Anciens
n’étaient pas imbéciles au point de prendre leurs statues pour
les dieux mêmes ; de toute façon les Catholiques ont les leurs
dans les églises.
Les Grecs avaient la statue d’Hercule,
et nous celle de saint Christophe ; ils avaient Esculape et sa
chèvre, et nous saint Roch et son chien ; Jupiter armé du
tonnerre, et nous saint Antoine de Padoue et saint Jacques de
Compostelle. (P. 238.)
Montrer du doigt
l’Autre comme idolâtre constitue un ressort usé de l’apologétique
chrétienne. Voltaire, après avoir déconstruit l’idolâtrie comme
objet consensuellement identifiable du discours idéologique
dominant, intègre le matériau dans un espace unique : aux
idoles païennes sont opposées les statues de saints, puis aux dieux
mêmes les saints mêmes, en un panthéon homogène, mais
littéralement inqualifiable, puisqu’il n’est plus ni
proprement chrétien, ni absolument idolâtre. Toute différence
tombe ; le réel se désémiotise :
La différence entre eux et nous n’est
pas qu’ils eussent des images et que nous n’en ayons point :
la différence est que leurs images figuraient des êtres
fantastiques dans une religion fausse, et que les nôtres figurent
des êtres réels dans une religion véritable. (Ibid.)
Non seulement la
deuxième différence posée par l’énoncé est annulée par
l’ironie de l’énonciation car, se réduisant à celle du vrai et
du faux, elle apparaît purement arbitraire, mais, par un surcroît
de perversité, elle prend exactement la forme de l’anti-discours,
celui utopique de l’idolâtre : seul l’idolâtre peut
prétendre, Voltaire jouant sur le sens du verbe, que les statues des
autres figurent, c’est-à-dire représentent des dieux
imaginaires, tandis que les siennes figurent, c’est-à-dire
forment, constituent des dieux réels. La figure est selon que cela
arrange forme symbolique ou présence réelle. Dans ce discours tenu
du dehors, depuis un objet de toute façon déconstruit, l’identité
du verbe achève de neutraliser la différence.
Le nœud problématique
du discours voltairien, ou autrement dit son objet, se
redessine ailleurs et autrement :
Mais vous pouvez de ces idées bizarres
tirer deux grandes vérités : l’une, que les images sensibles
et les hiéroglyphes sont de l’antiquité la plus haute ;
l’autre, que tous les anciens philosophes ont reconnu un premier
principe. (P. 244.)
Quel rapport y a-t-il
entre l’antiquité des images et le monothéisme de tous les
philosophes ? Les deux vérités semblent hétérogènes et
l’objet n’apparaît pas encore complètement reconstruit.
Cependant se dessine déjà une structure chiasmatique : les
« anciens philosophes » de la deuxième proposition
appartiennent à « l’antiquité » de la première
proposition, définissant un référent historique commun ; la
pensée rationnelle qui se fonde sur « un premier principe »
s’oppose à la pensée analogique procédant par « images
sensibles », faisant de la question des modèles, ou des
logiques de pensée, le terrain nouveau de l’affrontement
idéologique.
-
images (1)
|
antiquité
(2)
|
anciens
philosophes (2)
|
premier
principe (1)
|
(1) = modèle de pensée ; (2) =
référent historique
Au-delà du discours
décousu et de l’objet déconstruit, le dispositif du chiasme fait
apparaître au cœur de l’ancienne opposition entre les « images »
des idolâtres et le « premier principe » des
monothéistes la figure nouvelle, proprement voltairienne, des
philosophes, inclus, enserrés dans le dilemme. De cette inclusion
peut naître le nouvel objet.
La nouvelle scission
fondatrice ne se systématise qu’à la fin de l’article, au
moment où se révèle l’enjeu véritable de l’article :
Pour consoler le genre humain de cet
horrible tableau, de ces pieux sacrilèges, il est important de
savoir que, chez presque toutes les nations nommées idolâtres,
il y avait la théologie sacrée et l’erreur populaire, le culte
secret et les cérémonies publiques, la religion des sages et celle
du vulgaire.
(P. 248.)
Au clivage externe,
géographique et historique, qui opposait Chrétiens et idolâtres,
Voltaire substitue un clivage interne, isolant les philosophes au
milieu du peuple, la sagesse au milieu de la superstition, le
monothéisme des Mystères au milieu du polythéisme d’Etat. La
nouvelle opposition est une inclusion. Une fois posée, elle permet
de jeter les bases du credo théiste voltairien, en recyclant des
citations d’Orphée, de Maxime de Madaure, d’Epictète et de
Marc-Aurèle : la reconstruction est achevée.
Ce parcours d’un
article complet, en apparence très diffus, met en évidence chez
Voltaire une stratégie textuelle savamment concertée : dans un
premier temps, il s’agit de déconstruire l’objet fourni par le
discours de l’ancien système symbolique apologétique chrétien,
en procédant par démultiplication (l’étymologie joue ce rôle),
amalgame (c’est le parallèle des dieux et des saints) et
neutralisation des différences fondatrices (ici, par le pastiche
ironique d’un discours chrétien auquel Voltaire donne un contenu
tendancieusement idolâtre). Dans un second temps, le matériau de
l’ancien discours est recyclé dans un mouvement chiasmatique
posant le clivage fondateur non plus entre une idéologie et son
contraire (le christianisme contre l’idolâtrie), mais entre une
idéologie et son intériorité cachée (le théisme secrètement
professé par les sages au cœur du polythéisme des anciens
peuples), une intériorité supérieure mais cernée, dirigeante mais
menacée.
II. Fragmentation et démultiplication
De façon plus
diffuse, on retrouve les mêmes processus un peu partout dans le
Dictionnaire : la fragmentation et la démultiplication
sont les instruments clefs du premier travail déconstructif. Par
exemple l’article Ame, pour prouver que la notion n’existe pas
dans la tradition juive, juxtapose une longue liste de citations du
Deutéronome alternant des menaces purement temporelles de
châtiments divins (« vous serez exterminés », « vous
serez détruits », « vous éprouverez la famine, la
pauvreté ; vous mourrez de misère, de froid, de pauvreté, de
fièvre ; vous aurez la rogne, la gale, la fistule… vous
aurez des ulcères dans les genoux et dans le gras des jambes »),
avec des promesses de récompenses on ne peut plus immédiates et
concrètes (« Vous aurez de quoi manger », « afin
que vous mangiez et que vous soyez soûls », « afin que
vos jours se multiplient », « les fruits de votre ventre,
de votre terre, de vos bestiaux, seront bénis »), sans compter
les incitations au meurtre (« tuez-le aussitôt et que tout le
peuple frappe après vous », « égorgez tout sans
épargner un seul homme, et n’ayez aucune pitié de personne »).
Un tel florilège déconstruit l’ordre symbolique que le
Deutéronome est censé transmettre en isolant châtiments et
récompenses de leur contexte et de leur justification. Voltaire peut
alors conclure :
Il est évident que dans toutes ces
promesses et dans toutes ces menaces il n’y a rien que de temporel,
et qu’on ne trouve pas un mot sur l’immortalité de l’âme et
sur la vie future. (P. 12.)
Dépossédé de toute
dimension spirituelle, le texte lacunaire présente un objet
désémiotisé et brouillé. L’inflation des références crée
paradoxalement un vide, une sorte de flottement du discours. Ce n’est
plus un discours, ce sont pêle-mêle « toutes ces promesses »
et « toutes ces menaces ». Le fondement symbolique du
christianisme se déconstruit en barbarie pittoresque, en bric-à-brac
oriental d’horreurs matérialistes.
De façon plus
fugitive, la pointe qui clôt l’article Divinité de Jésus joue
sur la même puissance déconstructive de la démultiplication :
Ce fut surtout Fauste Socin qui répandit
les semences de cette doctrine dans l’Europe ; et sur la fin
du XVIe siècle il s’en est peu fallu qu’il n’établît une
nouvelle espèce de christianisme : il y en avait déjà eu plus
de trois cents espèces. (P. 172.)
La doctrine socinienne
que Voltaire semblait défendre contre le dogme catholique de la
divinité de Jésus est ultimement intégrée à la multitude anonyme
et ridicule des trois cents sectes. Socin n’a pas plus de grâce
ici aux yeux de Voltaire que les autres : il s’agit de
déconstruire l’objet christianisme, non de le substituer.
La visée est
identique dans ce passage de l’article Tolérance :
Les gnostiques contemplatifs, les
dosithéens, les cérinthiens existaient avant que les disciples de
Jésus eussent pris le nom de chrétiens. Il y eut bientôt trente
Evangiles, dont chacun appartenait à une société différente ;
et dès la fin du Ier siècle on peut compter trente sectes de
chrétiens dans l’Asie Mineure, dans la Syrie, dans Alexandrie, et
même dans Rome. (P. 404.)
Que l’on parle de
trente ou de trois cents sectes, l’effet de vertige est le même :
l’unité symbolique du premier christianisme est fragmentée,
déconstruite. On retrouve également dans l’accumulation des noms,
comme on le trouvait à l’article Ame dans les promesses et
menaces du Deutéronome, ou à l’article Grâce dans
l’énumération jargonnante empruntée à la casuistique jésuite
(p. 226), l’exotisme d’un étalage verbal dont le
chatoiement accélère la désémiotisation.
Le pittoresque de
cette démultiplication déconstructive ne doit pas faire oublier
cependant l’horreur et la cruauté sordides qui la sous-tendent
presque toujours, selon cette dialectique de l’objet et de l’abject
que J. Kristeva analyse dans Pouvoirs de
l’horreur. Les sectes démultipliées qui
occupent la place de l’objet déconstruit rampent, grouillent et
s’entredévorent dans les souterrains d’une ignoble
clandestinité. Sous la façade ou le vernis du discours
apologétique, le texte exhume la pestilence, la fermentation et la
contagion de l’horreur pré-objectale. Voltaire réduit la
structure symbolique à un chatoiement qui fascine et prend au piège
de son leurre, pour nous livrer brutalement à la répulsion
instinctive de l’abject.
Plus terrible encore
que l’évocation des querelles intestines du premier christianisme,
la liste des crimes de la papauté à l’article Pierre glisse de
l’ironie distante à l’indignation horrifiée pour s’achever
sur l’évocation d’un « Alexandre VI, dont le nom n’est
prononcé qu’avec la même horreur que ceux des Néron et des
Caligula » (p. 351). Si l’objet idéologique est
déconstruit par la fragmentation discursive qu’engendre la
structure anaphorique de la liste (« quand on fait réflexion :
Que… Que… Que… Qu’enfin… »), cette déconstruction
s’accomplit dans un double mouvement d’horreur, donc de rejet, et
d’inclusion, ou plus précisément ici d’intégration de
l’histoire chrétienne à l’histoire de Rome qu’elle continue.
Les crimes des Borgia valent ceux de Néron ou de Caligula, ils
suspendent le discours dans l’horreur de ce qu’ils évoquent :
intégration et abjection s’accomplissent ici dans le silence
horrifié, dernier degré de la neutralisation et de la
désémiotisation du discours.
Il est impossible de
citer tous les exemples de démultiplications intégratrices. On
mentionnera l’article Résurrection, qui dissout l’épisode
christique fondateur dans l’évocation de tous les miracles
similaires de l’antiquité : « Athalide, fille de
Mercure, pouvait mourir et ressusciter à son gré ; Esculape
rendit la vie à Hippolyte, Hercule à Alceste ; Pélops, ayant
été haché en morceaux par son père, fut ressuscité par les
dieux. Platon raconte qu’Hérès ressuscita pour quinze jours
seulement. » (P. 371.).
Mais c’est dans tout ce qui touche à l’histoire juive que les
exemples sont les plus abondants : l’article Abraham compare
le patriarche à Thaut, Zoroastre, Hercule, Orphée et Odin (p. 2) ;
l’article Adam identifie Adam et Eve à Adamo et Procriti,
protagonistes du Veidam indien (p. 6, repris p. 218
et p. 294) ; l’article Genèse intègre le serpent
biblique aux mythes chaldéens, bachiques, égyptiens, arabes,
indiens et chinois (p. 219) ; l’article Joseph affirme à
propos de l’épisode chez Putiphar que « c’est l’histoire
d’Hippolyte et de Phèdre, de Bellérophon et de Sténobée,
d’Hébrus et de Damasippe, de Tanis et de Péribée, de Myrtile et
d’Hippodamie, de Pélée et de Démenette » (p. 261).
Plus nettement que les
premiers, tous ces exemples sont fondés sur une disproportion entre
l’objet initial et les comparants multiples auxquels il est
intégré : l’intégration est assimilation, dissolution,
ingestion. Ce n’est donc pas un hasard si les motifs de la cuisine,
de la nourriture, et surtout de la dévoration et de l’anthropophagie
sont aussi récurrents dans le Dictionnaire. A la stratégie
textuelle de déconstruction correspond le développement d’un
imaginaire de l’ingestion et de la digestion.
III. Ingestions
Le travail
fantasmatique se manifeste dès l’article Ame, lorsque Voltaire
s’attache aux absurdités et aux contradictions de tous les
systèmes philosophiques qui supposent une âme immortelle, se
demandant
[…] comment le moi, l’identité
de la même personne subsistera ; […] par quel tour d’adresse
une âme dont la jambe aura été coupée en Europe, et qui aura
perdu un bras en Amérique, retrouvera cette jambe et ce bras,
lesquels, ayant été transformés en légumes, auront passé dans le
sang de quelque autre animal (p. 11).
Au-delà de la
confusion ironique entre la substance spirituelle de l’âme et les
vicissitudes matérielles du corps se manifeste ici le télescopage
burlesque de l’objet symbolique et de la violence du réel. Cette
âme-corps, c’est le moi psychanalytique qui peuple nos
fantasmes. La hantise des membra disjecta,
caractéristique à la fois de ce stade du miroir où le moi
se constitue et de son envers, l’angoisse de la déconstruction
subjective, apparaît ici avec la jambe coupée et le bras perdu.
Mais l’originalité de Voltaire consiste à articuler ce fantasme
au thème, alors à la mode dans les milieux scientifiques, du latus
et de l’assimilation :
le moi ne s’en tient pas à la fragmentation et à la
blessure ; il se recompose ailleurs, se recycle, se végétalise,
pour être mangé, c’est-à-dire absorbé dans un autre être
vivant, un autre moi.
L’idée est plus
nettement encore exprimée à l’article sur le Papisme, sous la
forme des accusations que les unitaires portent aux catholiques
anglais selon l’un d’eux :
Vous savez que ces monstres-là ne
croient pas plus à la résurrection des corps que les saducéens ;
ils disent que nous sommes tous anthropophages, que les particules
qui composaient votre grand-père et votre bisaïeul, ayant été
nécessairement dispersées dans l’atmosphère, sont devenues
carottes et asperges, et qu’il est impossible que vous n’ayez
mangé quelques petits morceaux de vos ancêtres. (P. 334.)
L’anthropophagie
n’est pas repoussée comme une horreur contre nature (on sait la
mansuétude de Voltaire à l’égard des cannibales indiens, à
l’article Anthropophages) ; elle est la loi naturelle.
La résurrection des morts est impossible parce que nous les avons
recyclés en nous, parce que leur matière et la nôtre sont
communes. A la stratégie textuelle de déconstruction et de
récupération de l’ancien objet symbolique dans un nouveau
discours correspond donc un dispositif fantasmatique équivalent, au
terme duquel l’angoisse de la castration symbolique et de la
déréliction du moi se retourne et se positive dans une
dynamique d’absorption, d’ingestion et de recyclage.
L’anthropophagie porte les valeurs nouvelles : ici, sous une
forme ironique et distanciée qui préserve son auteur, la
substitution de l’anthropophagie à la résurrection pose avec
violence les bases d’un matérialisme.
On retrouve évidemment
un texte similaire à l’article Résurrection, dans la deuxième
section :
Le corps d’un homme réduit en
poussière, répandu dans l’air et retombant sur la surface de la
terre, devient légume ou froment. Ainsi Caïn mangea une partie
d’Adam ; Enoch se nourrit de Caïn ; Irad, d’Enoch ;
Maviael d’Irad ; Mathusalem, de Maviael ; et il se trouve
qu’il n’y a aucun de nous qui n’ait avalé une petite portion
de notre premier père. C’est pourquoi on a dit que nous étions
tous anthropophages. Rien n’est plus sensible après une bataille ;
non seulement nous tuons nos frères, mais au bout de deux ou trois
ans, nous les avons tous mangés quand on a fait les moissons sur le
champ de bataille ; nous serons aussi mangés sans difficulté à
notre tour. Or, quand il faudra ressusciter, comment rendrons-nous à
chacun le corps qui lui appartenait sans perdre du nôtre ?
(Pp. 373-374.)
Sans insister sur le
caractère délirant d’une théorie qui ne s’explique que par le
travail sous-jacent du fantasme, on remarquera que l’anthropophagie
est identifiée par Voltaire tantôt à l’ingestion du père,
tantôt à celle des frères, ce qui marque bien l’équivalence du
Père et de l’Autre dans la figuration de l’instance aliénatrice
du symbolique : le conflit externe avec la loi se résout par
l’incorporation de celui qui la représente. La médiation
symbolique, le latus dont « légume », « froment »
et « moisson » jouent le rôle, est absorbée,
précipitant le télescopage des âmes. Manger, c’est supprimer la
médiation, c’est manger l’Autre.
Comme on pouvait s’en
douter, l’anthropophagie a quelque chose à voir avec le
symbolique. Or curieusement, dans le Dictionnaire philosophique, elle manifeste à la fois l’irruption
violente de la loi naturelle dans le babil théologique, ou autrement
dit s’identifie au principe de réalité, et, tout au contraire,
elle représente ce babil, par l’intermédiaire de la
transsubstantiation. On le voit ainsi dans la Troisième question de
l’article Religion, où Voltaire définit l’eucharistie comme
« la manducation supérieure, l’âme nourrie ainsi que le
corps des membres et du sang de l’Homme-Dieu adoré et mangé sous
la forme du pain, présent aux yeux, sensible au goût, et cependant
anéanti » (p. 364). Au scandale de l’eucharistie répond
le ridicule des interdits alimentaires de la loi mosaïque,
vis-à-vis desquels les apôtres ont tant tergiversé,
mais aussi celui de la distinction chrétienne, jugée absurde, du
gras et du maigre.
A l’article Pierre, Voltaire rappelle le rêve allégorique des
Actes par lequel l’apôtre reçoit l’ordre de manger les
nourritures interdites :
[…] la voix d’un ange avait crié :
« Tuez et mangez. » C’est apparemment cette même voix
qui a crié à tant de pontifes : « Tuez tout, et mangez
la substance du peuple », dit Wollaston (p. 349).
Toujours l’ingestion
dégénère. L’abolition de l’ancienne loi se traduit par une
injonction d’anthropophagie, puisque Dieu demande au pape de se
nourrir de la substance du peuple : l’anthropophagie n’exprime
plus la loi naturelle mais son contraire, l’inflation délirante de
la maladie du fanatisme.
L’article Lettres,
gens de lettres ou lettrés propose un autre type de retournement,
contre soi. Après avoir dénoncé les persécutions que subit le
philosophe qui recherche et dit publiquement la vérité, Voltaire
recourt à une série d’images :
L’homme de lettres […] ressemble aux
poissons volants : s’il s’élève un peu, les oiseaux le
dévorent ; s’il plonge, les poissons le mangent.
Tout homme public paye tribut à la
malignité ; mais il est payé en deniers et en honneurs.
L’homme de lettres paye le même tribut sans rien concevoir ;
il est descendu pour son plaisir dans l’arène, il s’est lui-même
condamné aux bêtes. (Pp. 273-274.)
Pris entre « le
mépris des puissants du monde », et le malheur « d’être
jugé par des sots », l’intellectuel risque la dévoration
aussi bien lorsqu’il se place sous la protection d’un haut
personnage que lorsqu’il fait appel à l’opinion publique.
Au-dessus de lui, la tyrannie du « Tuez tout, et mangez la
substance du peuple », au-dessous, la dure loi naturelle de
l’entre-dévoration participent du même débordement cannibale.
L’absorption de l’objet dégénère en universelle absorption, le
sujet même est menacé.
Mais, et c’est là
le plus étonnant, l’intellectuel de l’imaginaire voltairien
prend plaisir à son supplice. Cette anthropophagie masochiste
participe du mouvement d’absorption et de recyclage qui caractérise
la stratégie textuelle du Dictionnaire philosophique.
Dans l’univers fantasmatique qui sous-tend cette stratégie,
absorber le monde ou être absorbé par lui, c’est tout un :
l’oralité pré-objectale est réversible. Le combat voltairien est
un combat cannibale dont le vainqueur est à la fois le mangeur et le
mangé. Dehors et dedans sont confondus ; ce qui importe, c’est
le mouvement d’inclusion qui résulte de cette horrible et
délicieuse ingestion, que mon père soit dans mon ventre (article
Résurrection), ou que mon ventre soit dans l’arène (article
Lettres).
IV. Déjections
L’ingestion n’a
pas de limites. Elle à la fois pure puissance et pur excès,
dynamique et débordement. C’est donc tout naturellement qu’elle
est associée au motif symétrique de la déjection.
L’article Transsubstantiation, par exemple, décrit ainsi le
scandale de l’eucharistie pour les protestants :
Leur horreur augmente, quand on leur dit
qu’on voit tous les jours, dans les pays catholiques, des prêtres,
des moines qui, sortant d’un lit incestueux, et n’ayant pas
encore lavé leurs mains souillées d’impuretés, vont faire des
dieux par centaines, mangent et boivent leur dieu, chient et pissent
leur dieu. (P. 411.)
La référence
outrancière à l’inceste comme le détail des mains souillées
manifestent le caractère transgressif d’une consommation
indistinctement sexuelle, alimentaire et spirituelle, dont
l’anti-modèle implicite est paradoxalement la religion juive,
fondée sur l’interdit,
la séparation et la hantise de la souillure. L’objet symbolique
que Voltaire déconstruit est non seulement objet de consommation,
mais de déjection, l’hostie figurant ce télescopage brutal du
symbolique le plus haut et du corporel le plus bas. Dans la première
section de l’article Vertu des Questions sur
l’Encyclopédie, Voltaire est encore plus
net, allant jusqu’à imaginer un dialogue de l’honnête homme et
de « cet excrément de théologie » bientôt appelé,
plus lapidairement, l’excrément (pp. 627-628).
Pourtant, rien ne se
perd dans la machine de reconstruction idéologique lancée par
Voltaire. Même la déjection est récupérée et recyclée, grâce
au motif de la coprophagie, comme on peut le voir par exemple à
l’article d’Ezéchiel :
[…] plusieurs critiques se sont
révoltés contre l’ordre que le Seigneur lui donna de manger,
pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, du pain d’orge, de
froment et de millet, couvert de merde.
Le prophète s’écria : « Pouah !
pouah ! pouah ! mon âme n’a point été jusqu’ici
polluée » ; et le Seigneur lui répondit : « Eh
bien ! je vous donne de la fiente de bœuf au lieu d’excréments
d’homme, et vous pétrirez votre pain avec cette fiente. »
(P. 191.)
Jouant sur l’ambiguïté
de la traduction latine,
Voltaire détourne l’injonction de Iahvé, au chapitre IV du livre
d’Ezéchiel, versets 12 à 15, qui demandait au prophète de cuire
sa galette sur des tas d’excréments humains, puis sur
du fumier de bovins, en guise de combustible et non d’ingrédient.
L’outrance parodique et la mauvaise foi sciemment entretenue
expliquent certes ce détournement du texte biblique ; mais,
confronté aux passages précédemment cités, ce passage délivre
une signification plus profonde. L’abjection scatologique,
identifiée au commandement divin, articule le principe symbolique
(« l’ordre que le Seigneur lui donna ») au mouvement
d’abjection (« Pouah ! pouah ! pouah ! »).
Il s’agit bien sûr, à un premier niveau, de réduire l’ancien
système symbolique, de le faire régresser dans un imaginaire de
l’oralité abjecte. Mais, et c’est là une caractéristique
fondamentale du travail fantasmatique, cette réduction, cette
régression sont réversibles : à un second niveau, le texte
manifeste qu’avec de l’excrément, en ingérant de la digestion,
on peut fabriquer du symbolique.
L’hésitation de
Voltaire à la fin de l’article tend à confirmer la signification
réversible de cette parodie. Dans la première version, Voltaire
concluait en prèchant la tolérance :
Défaisons-nous de tous nos préjugés
quand nous lisons d’anciens auteurs, ou que nous voyageons chez des
nations éloignées. La nature est la même partout, et les usages
partout différents. (P. 194.)
Le texte biblique était
donc justifié après avoir été parodié, et la primauté de la
nature sur les usages renvoyait directement à l’ingestion comme
principe de réalité, comme irruption violente mais salvatrice du
réel dans le ridicule littéral de la loi. Cette conclusion
légitimait donc en quelque sorte la parabole d’Ezéchiel.
Pourtant l’addition
qui paraît en 1765 dans l’édition Varberg se désolidarise
nettement du rabbin qui serait venu féliciter Voltaire à Amsterdam
pour avoir « fait connaître toute la sublimité de la loi
mosaïque ». Il y a loin en effet de l’apologie du judaïsme
à la récupération voltairienne de sa puissance symbolique au terme
d’un travail de la négativité qui la parodiait en devoir de
coprophagie. La récupération symbolique construit un autre objet,
même si l’ancienne loi y joue un rôle essentiel comme matériau.
Les pénitences infligées à Ezéchiel fondent l’injonction de
tolérance et le principe d’un humanisme transculturel qui sait
reconnaître une même nature derrière des « usages partout
différents ». La loi mosaïque a constitué le matériau du
discours voltairien, non sa visée. Aussi Voltaire, rapportant les
paroles d’« un jeune homme fort instruit »,
conclut-il :
Quiconque aime les prophéties
d’Ezéchiel mérite de déjeuner avec lui. (P. 194.)
Pourtant cette boutade
qui ridiculise l’enthousiasme prosélyte du rabbin d’Amsterdam
est ambiguë : Pourquoi Voltaire ne parle-t-il pas directement,
mais par l’intermédiaire d’un jeune homme qui n’est pas lui ?
Ne signifie-t-il pas par là qu’il vient justement, par son
article, de déjeuner avec Ezéchiel ? Plus généralement, ce
fascinant et ignoble déjeuner ne désigne-t-il pas le Dictionnaire
lui-même ? L’élaboration symbolique suppose en effet le
voisinage de l’abject, comme le marque ironiquement l’article
Gloire, conçu comme une harangue de Ben-al-Bétif, chef des
derviches :
Que diriez-vous d’un petit chiaoux
qui, en vidant la chaise percée de notre sultan, s’écrierait :
« A la plus grande gloire de notre invincible monarque ? »
(P. 225.)
Le double geste
d’évacuer les excréments et de chanter la gloire du monarque
signifie encore une fois, sur le mode parodique, l’articulation
entre la déjection et l’élaboration symbolique. Le jeu verbal qui
associe le nom de chiaoux au contenu de la chaise percée renforce
l’indifférenciation pré-objectale entre le serviteur
accomplissant le rituel, autrement dit le représentant symbolique,
et l’objet abject du rituel, les royaux excréments. Mais là
encore, ce qui est ambigu, c’est que la déjection se manifeste à
la fois comme subversion du symbolique et comme manifestation de la
puissance :
non seulement la question de Ben-al-Bétif ridiculise le chiaoux, non
l’« invincible monarque », mais elle prépare le
renversement de l’article.
Dans le premier
paragraphe en effet, Voltaire déconstruisait la gloire de Dieu, qui
sert de prétexte aux actions du fanatisme, en réduisant l’objet
du discours théologique à une formule vide de la langue des dévots.
Après la référence scatologique, le second paragraphe oppose
l’inaccessible « gloire de l’Etre infini », à la
petitesse des hommes : la gloire ne peut en aucun cas servir de
médiation entre les hommes et Dieu ; elle est au contraire le
symptôme de son inaccessibilité par le langage, la gloire
ineffable, innommable de Dieu constituant un véritable trou, un
manque fondateur sur lequel l’article de Voltaire se bâtit :
« Mais vous, pauvres gens, quelle gloire pouvez-vous donner à
Dieu ? Cessez de profaner son nom sacré. » (P. 226.)
La déjection articule donc l’ancienne conception médiatrice de la
gloire, au premier paragraphe, à la nouvelle conception
transcendante du second. Elle marque la fin du travail déconstructif
et prépare, dans la parodie et l’abjection, le nouvel ordre
symbolique, reconnaissable à la défaillance fondatrice de son
objet.
Le problème de la
médiation symbolique est posé de façon plus complexe dans
l’apologue qui se trouve à la huitième question de l’article
Religion et oppose les partisans du dieu Fo et ceux de Sammonocodom.
Ils choisissent de s’en rapporter au dalaï-lama pour trancher
lequel des deux est le vrai dieu :
Le dalaï-lama commence, selon son divin
usage, par leur distribuer sa chaise percée.
Les deux sectes rivales la reçoivent
d’abord avec un respect égal, la font sécher au soleil, et
l’enchâssent dans de petits chapelets qu’ils baisent
dévotement ; mais dès que le dalaï-lama et son conseil ont
prononcé au nom de Fo, voilà le parti condamné qui jette les
chapelets au nez du vice-dieu, et qui lui veut donner cent coups
d’étrivières. L’autre parti défend son lama, dont il a reçu
de bonnes terres ; tous deux se battent longtemps ; et
quand ils sont las de s’exterminer, de s’assassiner, de
s’empoisonner réciproquement, ils se disent encore de grosses
injures ; et le dalaï-lama en rit ; et il distribue encore
sa chaise percée à quiconque veut bien recevoir les déjections du
bon père lama. (Pp. 369-370.)
La première députation
des deux factions rivales auprès du dalaï-lama constitue celui-ci
en instance médiatrice de l’espace symbolique. La distribution des
excréments matérialise cette médiation dans ce qui tend à se
constituer en objet transitionnel, c’est-à-dire en quelque chose
d’intermédiaire entre l’abject et l’objet. Les petits
chapelets sont dévotement baisés dans un geste ambivalent de la
bouche incorporatrice et destinatrice,
qui intègre la puissance ou s’adresse à elle, selon que le baiser
est pris comme réalité ignominieuse (baiser de la merde) ou
parodie de rituel symbolique (prier en égrenant son
chapelet). Dès le moment que la médiation symbolique se déplace du
dalaï-lama en personne vers le chapelet excrémentiel, l’objet
visé par le conte tend donc à se déconstruire en objet petit a et
fait régresser le cadre symbolique dans l’imaginaire. La
désignation métonymique de l’excrément par la chaise percée, le
contenant pour le contenu, est caractéristique de cette régression.
La deuxième phase du
récit s’ouvre après que le dalaï-lama a pris parti pour Fo
contre Sammonocodom : par le choix du « nom de Fo »
le symbolique n’est plus associé à l’excrémentiel et
s’identifie à la profération linguistique ; il quitte
l’ambivalence et la métaphoricité anales pour la scission et la
sélection. Or paradoxalement chez Voltaire l’identification du
symbolique au langage est dévastatrice : de la controverse,
elle dégénère à la guerre civile et répand l’horreur. Le
passage d’une thématique de la médiation à une escalade dans la
violence scissionniste introduit une nouvelle dynamique textuelle
fondée sur le déchaînement et le débordement. A l’excès de
violence (« quand ils sont las de s’exterminer, de
s’assassiner, de s’empoisonner réciproquement »)
correspond l’excès des biens (les uns ont « reçu
de bonnes terres » ; tous peuvent « recevoir
les déjections du bon père lama ») et l’effet pléthorique
de la syntaxe (« ils se disent encore de grosses
injures ; et le dalaï-lama en rit ; et il
distribue encore sa chaise percée »). La disparition de
l’objet initial (la médiation symbolique) est suppléée par une
triple dynamique de l’excès, thématique, référentielle et
textuelle. De la déjection comme médiation, on est passé à la
déjection comme supplément. L’apologue ne se termine donc qu’en
apparence par un recommencement. La première distribution de la
divine chaise percée constituait un rituel dont le ridicule était
externe : seul le lecteur riait d’une cérémonie que les
protagonistes prenaient au sérieux. La dernière distribution n’est
plus rituelle, mais superfétatoire : occupées à leur guerre
civile et verbale, les factions ennemies n’y prêtent plus
attention. La critique s’est intériorisée ; l’objet
symbolique s’effondre. Le rire est intégré au rituel. C’est le
dalaï-lama, non le seul lecteur, qui rit.
La thématique de la
déjection comme excès, surabondance parodique et violence
contagieuse, se révèle inséparable d’un mouvement
d’intériorisation de la critique, d’introversion du clivage et
de l’affrontement idéologiques.
Le retournement de
l’article Gloire comme le passage de la première à la seconde
phase de l’apologue du dalaï-lama à l’article Religion
manifestent donc une stratégie textuelle identique de décomposition
et de recomposition fondée sur l’ambivalence du motif
excrémentiel, à la fois support au travail de la négativité par
la parodie et la désintégration abjecte et figure dynamique de
l’énergie et de la puissance symboliques. Mais la parenté des
deux textes se manifeste également à un autre niveau :
l’espace idéologique de référence bascule d’un système de
médiations (la célébration humaine de la gloire divine comme la
figure paternelle du dalaï-lama sont des instances médiatrices
entre l’homme et Dieu) à un système de disproportions et
d’excès : sur le mode sérieux, la gloire divine devient
incommensurable à la petitesse de l’homme dans la harangue de
Ben-al-Bétif ; sur le mode parodique, les largesses du
dalaï-lama, en glissant hors du jeu symbolique, libèrent une
violence sans recours ni régulation.
Par cette violence
cannibale, à la fois horrifique et libératrice, Voltaire
représente, de l’intérieur de l’ancien monde que son écriture
brise et son imaginaire recompose, l’hydre salvatrice de la
modernité.
Communication
faite au congrès international Voltaire et
ses combats, Oxford et Paris, septembre
1994. Paru dans Voltaire et ses
combats, dir. U. Kölving et Ch. Mervaud, Voltaire
foundation, Oxford, 1997, tome I, pp. 415-428.
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