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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d'agrégation, « Voltaire, l'esprit des contes », université d'Aix-Marseille, 2019-2020 Voltaire, l’esprit des contesLe conte et le roman Stéphane Lojkine
La Trahison des images (Ceci n’est pas une pipe) - René Magritte, 1929 - Los Angeles, The Los Angeles County Museum of Art
Ceci n’est pas un conte…
Voltaire publie Zadig
en 1746 dans sa première version, Candide en
1759, L’Ingénu en
1767. Nous appelons aujourd’hui ces textes les Contes
de Voltaire et nous écrivons ce titre en italiques comme si Voltaire
les avait constitués en un recueil sous ce nom. Il n’y a rien de
tel et c’est là une invention pédagogique du XXe siècle :
une édition en trois volumes
des Romans et contes de M. de Voltaire
paraît en 1778.
Mais la table des matières
nous fait rapidement comprendre que ce que nous nommons contes
constitue en fait pour l’éditeur des romans, tandis que les
contes, désignés explicitement comme contes, renvoient à d’autres
textes, que nos anthologies prédagogiques ont relégués,
voire exclus du corpus.
De la même manière, les
œuvres complètes successives publiées du vivant de Voltaire et
sous son contrôle réservent, à partir
de 1768, une section
« Romans » pour nos… contes.
La première publication
séparée de chacun des trois textes, Zadig,
Candide et L’Ingénu,
confirme cette caractérisation, dont
nous allons voir qu’elle n’en est d’ailleurs pas une.
Zadig, ou la destinée
est publié avec un sous-titre, « Histoire orientale ».
Dans une lettre au comte d’Argental, Voltaire écrit :
« Au reste, vous parlez de Zadig
comme si j’y avais part ; mais pourquoi moi ? Pourquoi me
nomme-t-on ? Je ne veux rien avoir à démêler avec les
romans. » (Châlons, 12 septembre 1748)
Ceci n’est pas
un conte, et Voltaire ne l’a pas écrit. Quant
au genre, il s’agit d’un roman. La stratégie et la
caractérisation est la même pour Candide.
Peu après la sortie de Candide
des presses, Voltaire écrit à Thiériot :
« J’ai
lu Candide ; cela
m’amuse plus que l’Histoire des Huns,
et que toutes vos pesantes dissertations sur le commerce et sur les
finances. Deux jeunes gens de Paris m’ont mandé qu’ils
ressemblent à Candide comme deux gouttes d’eau. Moi, j’ai assez
l’air de ressembler au signor Pococurante ;
mais Dieu me garde d’avoir la moindre part à cet ouvrage ! Je
ne doute pas que M. Joly de Fleury
ne prouve éloquemment à toutes les chambres assemblées
que c’est un livre contre les mœurs, les lois et la religion.
Franchement, il vaut mieux être dans le pays des Oreillons
que dans votre bonne ville de Paris. Vous étiez autrefois des singes
qui gambadiez ; vous voulez être à présent des bœufs qui
ruminent : cela ne vous va pas. » (Aux Délices, 10
mars 1759)
Les
Parisiens ressemblaient autrefois aux singes du pays des Oreillons :
c’était le gai libertinage de la Régence. Désormais, la réaction
la plus conservatrice et la plus morne règne : la France est
devenue un pays de bœufs. Mais
bien sûr Voltaire n’a pas écrit cet… « ouvrage »,
ce… « livre ».
Au
marquis de Thibouville, il
écrit quelques jours plus
tard :
« J’ai
lu enfin, mon cher marquis, ce Candide
dont vous m’avez parlé ; et plus il m’a fait rire, plus je
suis fâché qu’on me l’attribue. Au reste, quelque roman qu’on
fasse, il est difficile à l’imagination d’approcher de ce qui se
passe trop réellement sur ce triste et ridicule globe depuis
quelques années. Nous nous intéressons un peu, madame Denis
et moi, aux malheurs publics, à la persécution suscitée contre des
philosophes très estimables, à tout ce qui intéresse le genre
humain ; et quand nos amis ne nous parlent que de pièces de
théâtre et de romans qui nous sont parfaitement inconnus, que
voulez-vous que nous répondions ? » (Au château de
Tournay, par Genève, 15 mars.)
C’est encore de
roman, non de conte qu’il s’agit ici, et le mot « roman »
est à prendre moins au sens d’un genre établi que d’une matière
frivole, d’un amusement qui n’est pas sérieux : « faire
un roman », c’est raconter n’importe quoi, en faire des tas
et des tas.
Ce n’est pas sérieux donc,
nouvelle dénégation : les fantaisies
imaginatives
de Candide contrastent
avec « ce qui se passe trop réellement » dans le monde,
avec sa brutale réalité.
L’Ingénu
de la même manière n’est pas caractérisé comme conte, mais
comme roman. Il est annoncé par Grimm en
novembre 1766 dans la
Correspondance littéraire :
« On
dit aussi que le patriarche
travaille à un roman théologique, et que pour peu qu’il ressemble
au roman théologique de Candide,
il ne manquera pas d’être édifiant. »
Évidemment
le roman théologique n’est pas un genre ; au mieux, c’en
est la parodie. Roman théologique est un oxymore, qui accole à un
adjectif sérieux, suggérant une compilation savante ou une
dissertation érudite, un nom du vocabulaire mondain, de la
conversation légère.
Le 1er août 1767 Grimm reprend la même
expression :
« Après
les plaies d’Égypte, je ne connais guère de plus grande calamité
que celle qui s’est répandue sur la France et qui a opéré une
disette universelle de nourriture spirituelle.
Il n’y a jusqu’à présent qu’un seul exemplaire de la Défense
de mon oncle
à Paris, entre les mains de M. d’Argental.
On parle d’un roman théologique intitulé l’Ingénu, et
également ouvragé à Ferney ; mais personne ne le connaît
encore à Paris. Autrefois cette grande ville, semblable à un
magasin général, tenait assortiment de tout, et chaque fidèle
pouvait se pourvoir suivant ses besoins et ses moyens ;
aujourd’hui, il faut avoir des facteurs et des commissionnaires aux
environs du chef-lieu de la manufacture ;
il faut tromper toute la cohorte de commis, d’inspecteurs,
d’exempts et de sbires, quand on veut avoir ces denrées
précieuses : c’est ce que je souhaite à tout fidèle qui ne
craint pas de dépenser de l’argent pour son salut. »
Le roman de L’Ingénu est avant tout un
livre qu’on ne peut pas trouver. Il fait défaut, il manque. Par sa
précieuse rareté, il devient, à rebours de la théologie
officielle, aventure, quête théologique pour son lecteur, pour
« tout fidèle » des philosophes cherchant « son
salut » dans la lecture des bons livres, c’est-à-dire des
livres interdits. Roman désigne alors un anti-roman, le contraire
même d’une littérature facile, frivole et bon marché : le
roman de L’Ingénu initie pour ses lecteurs, devenus ses
« fidèles », un anti-parcours théologique, chemin de
croix transformé en cache-cache avec la douane, au terme duquel est
promis, à prix d’or, le « salut ».
Quelques jours plus tard L’Ingénu
apparaît dans le post-scriptum d’une lettre de Voltaire à
M. Lacombe, libraire à Paris :
« N. B. Vous saurez, monsieur, en
qualité d’homme d’esprit et de goût, qu’il y a dans le monde
un nommé M. Dulaurens, auteur du Compère Matthieu,
lequel a fait un petit ouvrage intitulé l’Ingénu,
lequel est fort couru des hommes, des femmes, des filles, et même
des prêtres. Ce monsieur Dulaurens m’est venu voir : il m’a
dit, avant de repartir pour la Hollande,
que si vous pouviez imprimer ce petit ouvrage, il vous l’enverrait
de Lyon à Paris par la poste. M. Marin m’a mandé qu’il avait lu
par hasard cet ouvrage, et qu’on donnerait une permission tacite
sans aucune difficulté. » (A Ferney, le 7 août 1767)
Il
s’agit donc d’un « ouvrage ». Voltaire utilise
toujours le terme le plus indifférencié, le plus distant, comme
pour un objet qu’on tiendrait avec des pincettes. Cet objet
mystérieux, dont il écrit le 7 août qu’il est « couru »,
par la terre entière, c’est-à-dire recherché, prisé, devient le
lendemain une chimère, un livre qui n’existe pas. Il écrit en
effet à Damilaville :
« J’ai fait chercher
l’Ingénu dont vous
me parlez ; on ne le connaît point. Il est très triste qu’on
m’impute tous les jours non seulement des ouvrages que je n’ai
point faits, mais aussi des écrits qui n’existent point. Je sais
que bien des gens parlent de l’Ingénu,
et tout ce que je puis répondre très ingénument,
c’est que je ne l’ai point vu encore.
Je vous embrasse bien tendrement. »
(8 août)
Notre première
appréhension du genre de ce que nous appelons aujourd’hui les
Contes de Voltaire
s’avère radicalement déceptive. Il
n’y a pas de genre du conte, Voltaire n’invente pas un genre qui
serait celui du conte philosophique. Ces écrits se manifestent
d’abord, se diffusent comme sans auteur et sans genre : le
terme d’« histoire », qui caractérise Zadig
et L’Ingénu ne
caractérise pas plus un genre ; « histoire », c’est
ce qu’on peut dire de moins déterminant en terme de genre,
c’est une manière de libérer le récit de toute forme de
caratérisation générique. Ce que nous appelons Contes
sont des textes qui se libèrent du régime poétique :
aucune contrainte de genre ne s’exerce sur eux, comme aucune
auctorialité ne joue sur cette littérature anonyme. Tout le monde
sait que Voltaire en est l’auteur, mais un auteur radicalement
irresponsable, produisant donc un texte radicalement libre.
Des contes malgré tout
On ne peut pas
pour autant renoncer radicalement à la caractérisation générique
de ces textes comme contes, car ils y font eux-mêmes référence.
Dans l’Epître dédicatoire
à la sultane Sheraa,
qui ouvre Zadig, on
lit en effet, à propos de « cet ouvrage » :
« Il
fut écrit d’abord en ancien chaldéen, que ni vous ni moi
n’entendons.
On le traduisit en arabe, pour amuser le célèbre sultan
Ouloug-beb.
C’était du temps où les
Arabes et les Persans commençaient à écrire des Mille et
une Nuits, des Mille
et un Jours,
etc. Ouloug aimait mieux la
lecture de Zadig ;
mais les sultanes aimaient mieux les
Mille et un. Comment
pouvez-vous préférer, leur disait le sage Ouloug, des contes qui
sont sans raison, et qui ne signifient rien ? — C’est
précisément pour cela que nous les aimons, répondaient les
sultanes. »
Les
contes trafiqués de Pétis de la Croix, dont les Sultanes préfèrent
le goût galant et la fantaisie gratuite, sont ici opposés à « cet
ouvrage d’un sage » qu’est
Zadig, traduit au
moins deux fois avant de nous parvenir, si l’on prenait au sérieux
l’épître dédicatoire. Or non seulement la somme d’érudition
supposée avoir été mise en œuvre pour que nous lisions Zadig
en français après qu’il
aurait été traduit du chaldéen (l’ancienne
langue de Babylone, avant la domination
perse)
puis de l’arabe (mais Ouloug-beg parlait le persan), est une
plaisanterie, mais réciproquement les Mille et un jours
sont
de façon beaucoup plus
consistante, même si ce n’est pas sans supercherie,
une traduction !
La différence qui est faite entre Zadig,
ouvrage savant, et Les Mille et un jours,
contes sans raison,
tombe : elle est posée par dérision pour que le lecteur la
révoque. Nous voici au cœur de ce qui caractérise l’énonciation
du conte, son esprit, dans sa singularité : présenter face à
lui ce qu’il prétend ne pas être pour que nous entendions que
c’est ce qu’il est. Il s’agit bien d’un conte, auquel
cependant nous n’accédons que par une double négation : il
n’est pas vrai que ceci n’est pas un conte. Mieux :
il n’y a pas de différence entre les fadaises du conte merveilleux
et la sagesse de l’ouvrage sérieux.
Candide ne
comporte ni préface, ni dédicace. La référence au genre se fait
donc plus indirectement. Au premier chapitre, Voltaire décrit les
protagonistes du début de son histoire :
« Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de
la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa
grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens
de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses
palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était
son grand aumônier. Ils l’appelaient tous monseigneur, et ils
riaient quand il faisait des contes.
Madame la baronne, qui pesait environ
trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande
considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité
qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée
de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse,
appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père.
Le précepteur Pangloss était l’oracle de la maison, et le petit
Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et
de son caractère. »
Dans cette galerie de portraits, Voltaire semble
suivre un ordre hiérarchique, du personnage le plus important, le
baron maître des lieux, vers le moins important, « le petit
Candide », le seul qui soit désigné comme petit entre ces
figures imposantes. Cette hiérarchie est parodique, non seulement
parce que tout ce qui est présenté comme signe de l’importance
des personnages est ridicule, mais aussi parce que l’histoire va
leur accorder une place inversement proportionnelle à cet ordre de
présentation.
Mais surtout la division des paragraphes et la
similitude de leurs entrées suggère un parallélisme plus subtil.
Le premier paragraphe ne dit rien en fait de la figure du baron, mais
plutôt de son environnement : il installe le cadre, les murs,
les chiens, le personnel dans lequel le baron tient sa cour, et
pérore. Et cela s’appelle « faire des contes ». Le
second paragraphe semble ouvrir un portrait de la baronne qui réponde
au portrait du baron, mais déploie en fait tous les autres
personnages : au terme de l’énumération, une deuxième cour
se dessine, totalement imprévue, à l’envers de la première.
C’est l’auditoire de Pangloss, réduit à Candide l’écoutant
comme un oracle, avec la même révérence avec laquelle les
palefreniers et le vicaire écoutaient le baron.
Il y a donc deux paroles, deux modes de
l’énonciation, les contes du baron et les oracles de Pangloss :
on retrouve l’opposition de l’épître dédicatoire de Zadig,
entre le conte et l’ouvrage savant. Ces deux paroles sont
factices, inefficaces : on doute en effet que ce baron qui nous
est pompeusement décrit comme un vulgaire fermier soit capable de
« faire des contes », c’est-à-dire d’avoir de
l’esprit dans la conversation, de savoir meubler par des anecdotes,
des traits plaisants, un échange léger, agréable, mondain, dans un
salon. Les contes qu’il fait ne peuvent pas être de bons contes.
Et parallèlement, on apprendra quelques lignes plus loin que les
oracles de Pangloss consistent dans un enseignement de
« métaphysico-théologo-cosmolonigologie » :
autrement dit un discours apparemment savant, et en fait complètement
nigaud.
Dans les deux cas, la parole ne remplit pas son
cahier des charges, ne fait pas ce qu’elle devrait faire. De la
même manière, le château n’est qu’une ferme, la grande salle a
pour tout ornement une tapisserie contre les courants d’air, la
meute de chiens de chasse racés se réduit à quelques bons gros
chiens de basse-cour, les garçons de ferme qui s’occupent des
chevaux (les palefreniers) tiennent lieu de piqueurs (les valets de
chasse qui conduisent à cheval la meute lors des chasses à courre),
le vicaire (il n’y a même pas de curé en titre) fait office
d’aumônier particulier du château. Parallèlement, l’importance
de la baronne est une importance de …poids ! Cunégonde est
« haute en couleur », ce qui se dit d’une paysanne dont
les pommettes, battues par le grand air, sont bien rouges, au lieu de
la pâleur aristocratique des jeunes filles qui vivent à l’ombre
des palais et ne sortent que protégées du soleil.
L’importance, l’éclat, le prestige
aristocratique de la famille Thunder-ten-tronckh ne tiennent que dans
les mots (château, grande salle, meute, piqueurs, aumônier) et la
révérence rendue (« Il l’appelaient monseigneur »,
« une très grande considération », « encore plus
respectable »), à laquelle ne correspondent pas les choses
(les basses-cours, le village, les 350 livres de la baronne, les
couleurs de Cunégonde). Le poids des choses contraste avec la
légèreté des mots qui s’accumulent en une chaîne causale
inconséquente : les « car », « et »,
« par là » sont tous absurdes. Et le fils est « en
tout digne de son père », c’est-à-dire qu’il est
totalement indigne…
Les contes du baron font ainsi un clin
d’œil malicieux au roman de Voltaire, qui lui aussi « fait
des contes », écrivant ses bons mots pour rire contre le
galimatias leibnizien de Pangloss et pour donner à voir, à sentir
la trivialité, la dureté irréductible au langage du réel. Le
conte se dessine donc peu à peu et de plus en plus nettement comme
une affaire à trois termes : fantaisie imaginative, plus ou
moins gratuite et réussie, du bon mot ; déploiement pesant et
accumulation savante d’un discours métaphysique ;
arrière-plan du réel contrastant avec le discours, par sa
trivialité, sa misère et, nous le verrons plus loin, par sa
brutalité.
Durant la traversée de
Candide et de Cunégonde de Cadix vers l’Argentine, alors que
Cunégonde se plaint d’avoir été horriblement malheureuse dans
l’ancien monde, la vieille lui prouve qu’il y a eu plus
malheureuse qu’elle en lui racontant son histoire :
« Je ne vous aurais même jamais
parlé de mes malheurs, si vous ne m’aviez pas un peu piquée, et
s’il n’était d’usage, dans un vaisseau, de conter des
histoires pour se désennuyer. Enfin, mademoiselle, j’ai de
l’expérience, je connais le monde ; donnez-vous un plaisir,
engagez chaque passager à vous conter son histoire, et s’il s’en
trouve un seul qui n’ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit
souvent dit à lui-même qu’il était le plus malheureux des
hommes, jetez-moi dans la mer la tête la première. » (chap.
12, p. 71)
L’histoire de la
vieille constitue un récit enchâssé dans le récit principal,
selon une structure caractéristique du roman baroque.
Et l’histoire de la vieille, qui se présente comme une succession
de catastrophes, constitue à bien des égards une mise en abyme de
l’histoire de Candide ; c’est d’ailleurs ce que suggère
la vieille elle-même. Du coup, lorsque la vieille parle de « conter
des histoires », lorsqu’elle propose à Cunégonde d’engager
« chaque passager à vous conter son histoire »,
c’est aussi l’énonciation de l’histoire principale qu’elle
caractérise.
Il s’agit d’une
histoire, mais cette histoire est contée.
De la même manière, le baron faisait des contes.
Voltaire ne caractérise pas un genre, mais une manière de parler,
de raconter. Cette manière a une fonction bien précise, qui est la
même dans la cour de ferme du château de Thunder-ten-tronckh et sur
le bateau qui traverse l’Atlantique : il s’agit de « se
désennuyer », alors qu’il n’y a rien d’autre à faire.
Le conte renvoie toujours à cette vacuité du cadre, à un agir
barré, vacant. Voltaire
emprunte au site et aux circonstances qui constituent les cadres
énoncitifs des deux recueils de contes les plus célèbres qui l’ont
précédé : dans Le
Décaméron de
Boccace,
les narratrices et leurs
compagnons retirés hors de
Florence frappée par la peste racontent
leurs histoires parce qu’ils n’ont rien de mieux à faire en
attendant de rentrer. Dans L’Heptaméron
de Marguerite de Navarre,
les devisants sont des voyageurs bloqués dans une abbaye à
Cauterets, qu’un orage a isolés du monde. Le récit tue le temps,
le conte est la manière plaisante de raconter, dans ce contexte où
le signifiant s’énonce
loin du référent, où
la parole qui conte se
situe en retrait du monde qui
agit.
Au
chapitre XIII de Candide,
Voltaire nous rapporte que les passagers contèrent tous leur
histoire, donnant raison à
la vieille. Placé en retrait du réel, le conte y renvoie dans toute
sa brutalité : il dit le malheur du monde, « le mal
physique et le mal moral »
(p. 72).
Au chapitre XIX, au
moment de rentrer en Europe de retour d’Eldorado, Candide
renouvelle l’expérience du bateau, avec
les mêmes réflexions (p. 98). Le cadre dans
lequel se succèdent les contes est plus explicite encore :
Candide loue une
chambre dans le vaisseau sur
lequel il doit partir, il
promet de payer la traversée au conteur le plus malheureux,
sélectionne les vingt candidats
qui lui paraissent les plus sociables et
leur donne à souper pendant
qu’ils
content tour à tour leurs malheurs. Double plaisir de bouche… :
il y a une jouissance du
conte, appariée au plaisir du banquet et à la retraite dans la
chambre. Le conte est une énonciation plutôt qu’un énoncé, et
le symptôme d’une sociabilité possible : le bon conteur sera
celui avec qui il sera plaisant de vivre durant toute la durée de la
traversée. La même
structure énonciative se
répète au chapitre XXVI,
lors du souper vénitien de Candide et de Martin avec six rois
détrônés (p. 126-128) ; elle se trouvait déjà dans Zadig,
au chapitre du Souper, lorsque Zadig, à la grande foire de Balzora,
se trouve à table avec une collection de marchands de tous pays qui comparent,
à partir de leurs interdits alimentaires respectifs, l’histoire de leurs peuples
(p. 59-62) : la succession des récits d’infortune, ou des récits de
singularités, ne vise pas prioritairement un savoir historique, politique,
dont il s’agirait d’informer le lecteur, ni les convives. Mais le banquet
scelle la solidarité des conteurs qui, malgré leurs infortunes particulières,
se cotisent pour venir en aide à Théodore, éphémère et infortuné roi de Corse,
ou embrassent Zadig qui les a mis d’accord sur le principe d’« un Être
supérieur, de qui la forme et la matière dépendent » (p. 62).
La rupture de L’Ingénu
Avec L’Ingénu,
le rapport de l’histoire au
conte semble disparaître : on
ne trouve dans le texte aucune occurrence du
mot « conte », ni
du verbe « raconter ».
Cette disparition est parfaitement concertée : l’ingénu est
celui qui parle ingénument, naïvement, et ce n’est pas là la
manière du conte, qui parle pour plaire et non pour informer,
déploie son histoire pour passer le temps, et ne dit l’horreur ou
l’absurdité du monde qu’à la faveur de l’esprit qu’il en
peut dégager.
Tout juste arrivé
en Bretagne, l’ingénu est invité par l’abbé de Kerkabon et par
sa charmante sœur à souper au prieuré. Toute « la bonne
compagnie du canton »
le presse et même l’accable de questions :
« Monsieur
le bailli, qui s’emparait toujours des étrangers dans quelque
maison qu’il se trouvât, et qui était le plus grand questionneur
de la province, lui dit en ouvrant la bouche d’un demi-pied :
« Monsieur, comment vous nommez-vous ? — On m’a
toujours appelé l’Ingénu, reprit le Huron, et on m’a confirmé
ce nom en Angleterre, parce que je dis toujours naïvement ce que je
pense, comme je fais tout ce que je veux. » (chap.
I, p.
45)
Voltaire
a bien reproduit ici le site et les circonstances du conte ;
l’ingénu est sommé de conter son histoire, devant une assemblée
réunie aux confins de la France, dans
un lieu retiré donc, et venue
à la fois pour manger et pour se régaler du conte. Voltaire insiste
sur le plaisir oral : le bailli « ouvre la bouche d’un
demi-pied », d’étonnement
après ce que l’ingénu vient de dire, d’admiration, mais aussi
d’expectative face aux paroles qu’il s’apprête à boire. Outre
le fait qu’il est matériellement impossible d’ouvrir la bouche
de 15 cm, Voltaire joue sur la mesure en pieds, sur une bouche qui
appartiendrait à un demi pied : l’expression cocasse,
littéralement absurde, télescope les parties du corps et précipite
l’imagination dans un chaos de membra disjecta.
Elle dit ainsi, à
l’avance, que la performance du conte ne pourra s’accomplir.
Celui qui est sommé de dire son nom n’a pas de nom, qui est ce que
veut dire l’Ingénu, c’est-à-dire
de signe distinctif, de trait qui le caractérise : son trait
est l’absence de trait ; aucune
singularité,
aucune déformation programmée du discours ne le
caractérise. Mieux :
« je fais tout ce que je veux », l’Ingénu se situe et
se revendique du côté de l’agir, quand le cadre énonciatif du
conte suppose un agir barré (la peste en ville, un orage barrant les
routes, l’inaction d’une longue traversée en mer ou, simplement,
d’un repas).
Dans L’Ingénu
la performance consistera donc à placer le héros
dans la situation de produire du conte, c’est-à-dire de la parole
vaine pour plaire, pour satisfaire un plaisir d’oralité, puis
à décevoir l’attente ainsi suscitée. Il ne peut pas, il ne
saurait y avoir de conte : les temps ont changé, le temps n’est
plus aux avanies de cour (Zadig)
ni à la désespérance face aux malheurs du monde (le tremblement de
terre de Lisbonne, Candide),
mais à l’action. Après l’affaire Calas, Voltaire est passé à
l’affaire Sirven ; ecrl’inf,
il pense pouvoir agir.
Narratio et Fabula : le conte selon Trévoux
Il
y a donc bien un conte voltairien, mais qui ne se laisse pas saisir
avec autant d’évidence et de facilité qu’on l’aurait cru.
Nous avons défini le conte voltairien comme double négation du
conte, puis comme jeu à trois parties où le discours savant, le
discours plaisant (le conte
proprement dit) et la
noirceur du réel se confrontent, enfin comme cadre
énonciatif en retrait, supposant
un agir barré et produisant le plaisir oral du banquet. À
chaque fois, la dimension déceptive du conte est essentielle :
il se refuse comme tel ; il se fond dans son contraire et se
brise au mur du réel ; il se dissout dans un plaisir de
performance gratuit, indéfiniment reconduit.
Serait-ce
pour cette raison que le conte
ne se nomme jamais d’emblée comme tel ? Voltaire pourtant n’a
pas dédaigné de recourir au terme pour d’autres textes, et
notamment pour ses Contes de Guillaume Vadé.
Dans nos trois « romans », le conte se manifeste comme
rapport au conte et c’est la distance de ce rapport qui interdit de
les nommer directement comme tels. Il y a donc, dans l’identité
générique qu’affiche le conte, quelque chose avec quoi Voltaire
entretient un rapport ambigu, et qu’il entend dépasser. Ce quelque
chose n’est pas l’insignifiance, dont Voltaire se pare et dans
laquelle même il se vautre à plaisir. Le roman voltairien excède
le conte, et il le fait apparemment avec évidence, puisque son
public comme son auteur le reconnaissent d’emblée et sans
discussion comme roman et non comme conte.
Quelle
est cette différence, qui permet à Voltaire de placer romans et
contes dans un même recueil, de leur concéder donc malgré tout une
affinité générique, mais d’y différencier pourtant nettement ce
qui relève du roman et ce qui relève du conte ? Voyons comment
le dictionnaire de Trévoux définit le conte :
« CONTE,
s. m. Histoire, récit plaisant. Fabula.
Les contes d’Ouville,
d’Eutrapel,
de Bonaventure des Périers,
de la Reine de Navarre.
La brièveté est l’âme du conte.
La
Font[aine].
Ésope a sçu envelopper la vérité dans la fâble ; il faut
beaucoup d’art pour déguiser ainsi en petits contes
les instructions les plus importantes de la Morale. Fonten[elle].
C’est le propre d’un grand esprit lorsqu’il commence à
vieillir & à décliner, de se plaire aux contes
& aux fâbles ; Boil[eau].
Il faut toûjours quelque chose de piquant dans les contes.
S[aint]
Evr[emont].
Il y a bien de l’adresse à faire un conte
de bonne grâce. Il [s’]entend
bien à broder un conte.
Vous dont l’éxpression naïve
A sçu divèrtir tant de foi[s]
Dans des contes charmans
le plus puißant des Rois.
Mlle L’Héritiér.
Une morale nuë apporte l’ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui.
La Font[aine].
CONTE, se dit quelquefois des choses fabuleuses & inventées. Ficta,
commentitia, narratio. C’est un conte fait à
plaisir, un conte pour rire.
CONTE, se dit aussi de tous les discours de
néant & qu’on méprise, qui ne sont fondez en aucune apparence
de vérité, ou de raison. Fabula.
Cet impèrtinent m’est venu faire un sot conte.
Je ne fais aucun état de tout ce qu’il promet, ce sont tous
contes, des contes
en l’air.
CONTE,
se dit provèrbialement en ces phrâses : Ce sont des contes de
vieilles, dont on amuse les enfans, des contes
à dormir debout, de peau d’âne, de la cigogne, de ma mère l’Oye.
Un conte violet, un
conte jaûne, un conte
bleu, & c. »
(Dictionnaire de Trévoux, éd.
1738-1742)
La première
chose qui frappe à la lecture de cet article, ce sont les
références liminaires aux nouvellistes de la Renaissance et du
début du XVIIe siècle. Le conte ne désigne pas encore le conte
populaire, ou folklorique, que nous assignons aujourd’hui à la
littérature de jeunesse : le seul auteur de contes de fées
cité est Mlle l’Héritier, mais dans un poème. A la toute fin de
l’article seront évoqués les « contes
de vieilles, dont on amuse les enfants »,
c’est-à-dire avec lesquels on les trompe. Le merveilleux,
la féerie du conte n’interviennent que dans un second temps, ce
caractère du conte n’est pas vu comme un trait essentiel et
premier ; le cadre énonciatif du conte peut donc
raisonnablement être identifié à celui du Décaméron et
de l’Heptaméron.
Le conte en
revanche n’est pas nettement dissocié de la fable. C’est la
préface des Fables et
non des Contes de La
Fontaine
qui est citée, et la référence à Ésope, directement
puis indirectement via le dialogue de Fontenelle,
est symptomatique de cette
indifférenciation. La
question de la morale du conte est du coup mise en avant comme une
question essentielle, c’est
sur elle que porte l’ajout principal de l’article du
Trévoux par rapport à Furetière :
le conte enveloppe la leçon
morale, la vérité dans une fable plaisante, il y a un fond et une
enveloppe, la gratuité, les facéties, la fantaisie débridée du
conte sont justifiées par ce contenu sérieux qu’il introduit sans
en avoir l’air et comme en se jouant. Le conte est une pédagogie.
C’est ce que Fontenelle fait dire à Homère dans son dialogue avec
Ésope ; c’est ce que La Fontaine affirmait déjà en
préambule de la fable du Pâtre et du Lion.
Mais
cette finalité morale du conte est battue en brèche par un principe
de plaisir tout puissant : le grand esprit vieillissant,
c’est-à-dire revenu de tout, sans
espoir ni idéal, se plaît aux contes pour leur brièveté (La
Fontaine) et le plaisir
qu’ils procurent (Mlle
L’Héritier), pour le
plaisir de brièveté et
d’improvisation qu’ils
concentrent (un conte se
« brode »),
c’est-à-dire pour la forme de
l’esprit qu’ils
accueillent et véhiculent. C’est le « piquant » du
conte (Saint-Évremont) : le
conte produit les pointes, les saillies du witz,
du trait d’esprit.
Il y a donc dans
le conte une tension entre la fable, fabula,
qui vise un sens, une moralité, et l’histoire, narratio,
qui vise le trait, le mot d’esprit, au risque du non-sens et de
l’absurde. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la
dénomination de Zadig comme
de L’Ingénu :
histoire orientale, histoire véritable, ce sont des histoires,
c’est-à-dire de la fantaisie pure, « véritable »
s’entendant bien sûr par antiphrase.
Toute la fin de l’article du Trévoux oriente le conte vers ce
plaisir léger et gratuit de l’esprit au détriment de la gravité
du message moral que
la fable est censée
véhiculer. Le conte n’est
plus que variation de couleurs.
Le
conte violet vient de
Scarron, qui invente
sans doute l’expression pour la rime :
Aussitôt Iris
s’appareille
Et, quittant
toutes ses couleurs,
Dont, quand
les auteurs font des leurs
(C’est-à-dire
quand ils s’égayent,
Et de force
baies
nous payent),
Nous font cent
contes violets,
Enfants de leurs esprits follets… (Le
Virgile travesti, livre V)
L’expression
« conte jaune » est sans doute forgée sur « toile
jaune », la grosse toile de ménage, dont le tissu brut n’a
pas été blanchi et apprêté. Quant aux « contes bleus »,
ils constituent
probablement un raccourci pour les contes de la bibliothèque bleue,
ces livres populaires qu’on imprimait à Troyes depuis le début du
XVIIe siècle.
Nous pouvons maintenant
mieux cerner ce « quelque chose » du conte à quoi
Voltaire se mesure, avec lequel il établit un rapport complexe
d’appropriation, de détachement, de dépassement. Ce quelque
chose, c’est l’esprit même du conte, son witz, ce qui le
rassemble, le concentre dans le trait d’esprit, par quoi une
signification, une morale nous est promise, agitée comme un chiffon
rouge, et par quoi nous sommes séduits, trompés, déçus : ce
n’était que couleurs. L’histoire n’enveloppe pas un objet de
la fable, il n’y a pas, au bout du compte, de moralité. Mais cela
ne veut pas dire pour autant que l’histoire soit absolument sans
objet. À défaut d’objet, Voltaire produit « quelque
chose » : ce quelque chose, qui supplée l’objet de la
fable, nous le nommons l’esprit du conte voltairien.
Ces histoires ne sont
pas des contes : elles ne se résolvent ni dans l’institution
symbolique d’une moralité ni dans la couleur imaginaire d’une
fantaisie gratuite. Elles n’oscillent pas non plus entre l’un et
l’autre : elles opèrent, par rapport à cette tension
inhérente au conte, un dépassement dans le réel. C’est donc,
comme nous l’avons vu à partir de l’analyse du premier chapitre
de Candide, une affaire à trois termes qui se joue ici. Ces
trois termes se nouent à partir d’une scène originaire dont il
s’agit maintenant pour nous de dessiner le contour.
L’esprit et le réel : cent coups
d’étrivières
À la
fin de la préface des Contes de Guillaume Vadé
(1764),
on peut lire un conte, que Voltaire attribue à Jérôme Carré,
à l’issue d’une conversation avec frère Giroflée. Jérôme
s’était plaint de ses noms de baptême, associés à des saints
auxquels il trouvait toujours quelque chose à reprocher. Frère
Giroflée lui proposa différents noms de rechange, mais « à
chaque saint qu’il proposait, il demandait quelque chose pour son
couvent ».
Jérôme lui dit alors ce conte :
« Il
y avait autrefois un roi d’Espagne qui avait promis de distribuer
des aumônes considérables à tous les habitants d’auprès de
Burgos,
qui avaient été ruinés par la guerre : Ils vinrent aux portes
du palais ; mais les huissiers ne les voulurent laisser entrer
qu’à condition qu’ils partageraient avec eux. Le bon homme
Cardéro
se présenta le premier au monarque, se jeta à ses pieds, et lui
dit : Grand roi, je supplie votre altesse royale de faire donner
à chacun de nous cent coups
d’étrivières.
Voilà une plaisante demande dit le roi : pourquoi me
faites-vous cette prière ? C’est, dit Cardéro, que vos gens
veulent absolument avoir la moitié de ce que vous nous donnerez. Le
roi rit beaucoup, et fit un présent considérable à Cardéro. De là
vient le proverbe qu’il vaut mieux avoir affaire à Dieu
qu’à ses saints. »
Le conte pose un cadre
énonciatif que nous reconnaissons comme constituant le site topique
du genre. Le roi organise, moyennant promesse d’aumônes, un défilé
devant lui de récits de vie, destinés à se présenter comme plus
malheureux et pitoyables les uns que les autres. C’est le défilé
des voyageurs devant Candide et Cunégonde lors de la traversée de
l’Atlantique ; c’est la sélection au terme de laquelle
Candide choisit Martin comme compagnon pour son voyage de retour ;
c’est le souper des rois déchus à Venise.
Pourtant, comme ce sera
le cas au début de L’Ingénu, ce cadre énonciatif est
déçu : le vieux Cardéro ne raconte pas ses malheurs, ne
demande pas même argent et secours, mais le fouet pour tous les
solliciteurs. Pas n’importe quel fouet : donner les
étrivières, c’est le châtiment qu’un maître donne à son
valet, châtiment dégradant qui ramène le valet à sa condition
subalterne.
Le modèle est le suivant : le valet a mal attaché les étriers
à la selle, son maître arrache les étrivières et en frappe le
valet.
La demande de Cardéro
est absurde : son absurdité constitue la pointe du trait
d’esprit. Pour dénoncer la corruption des gardes du roi, le
bonhomme est prêt à renoncer à l’aumône promise et appelle sur
lui et sur ses compagnons d’infortune humiliation et châtiment.
L’absurdité de la demande doit faire rire et par le rire
désamorcer la réalité de son contenu. Ce n’est pas une vraie
demande, c’est une façade pour signifier autre chose que ce qui
est dit. Le bonhomme n’est pas en situation, ou ne se sent pas la
qualité et la position nécessaires pour énoncer de but en blanc ce
qui n’est pas une demande, mais plutôt une plainte, voire une
indignation.
Le trait, la pointe
comporte donc, derrière la façade brillante, une agression
contenue, c’est la thèse développée par Freud.
Le bon mot de Cardéro est une accusation politique. Mais cette
accusation est en quelque sorte esquivée en « plaisante
demande ». « Plaisante » est ambigu, soit qu’on
le prenne littéralement, que la demande ne constitue au fond qu’une
bouffonnerie qui fait rire gratuitement le roi, soit que l’adjectif
doive se comprendre par antiphrase : cette demande ne fait pas
plaisir du tout, elle laisse entendre qu’il y a un gros problème,
il est clair qu’elle sous-entend quelque chose. La demande est donc
à la fois plaisante et déplaisante, c’est la marque propre du
trait d’esprit.
Enfin, toute cette
histoire est amenée par Voltaire à la suite d’un long
développement sur les prénoms de Jérôme Carré, qui lui-même
vient à l’improviste se substituer à Guillaume Vadé comme auteur
des contes dont c’est là la préface, Guillaume Vadé étant
lui-même un prête-nom de Voltaire. La morale du conte est « qu’il
vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints », au roi
qu’à ses huissiers. Autrement dit, tous les noms sont corrompus :
il n’y a qu’un nom, celui qu’on ne doit pas prononcer en vain,
le nom vide de Dieu.
Le seul vrai nom est
celui de Voltaire, mais Voltaire n’a pas de nom : Voltaire est
un anagramme, sa particule est factice. Ici se répète la scène
terrible par laquelle Voltaire a débuté sa carrière d’écrivain.
Nous sommes en janvier 1726, dans la loge d’Adrienne Lecouvreur,
l’une des tragédiennes les plus en vue de la Comédie française.
Voltaire pétille d’esprit, le chevalier de Rohan, de la plus
ancienne noblesse, prend ombrage des succès de son rival, qui n’est
qu’un parvenu. — Voltaire ? Arouet ? Enfin, avez-vous
un nom ? Et Voltaire de répondre, cinglant : Voltaire ?
Je commence mon nom et vous finissez le vôtre. Quelques jours plus
tard, Voltaire dîne chez Sully. Un domestique le fait descendre,
dans la rue il est bâtonné par des hommes de main du chevalier qui
assiste à la scène depuis une voiture. Mortifié, Voltaire prend
des leçons d’escrime pour provoquer le chevalier en duel. Le 17
avril, il est arrêté et mis à la Bastille. Le 5 mai, il est à
Calais, en partance pour l’exil en Angleterre.
Les étrivières, c’est
la bâtonnade infligée par Rohan ; le nom, c’est l’enjeu de
la bâtonnade ; l’esprit, c’est l’arme de Voltaire, sa
force et sa faiblesse aussi. Le conte de Cardéro donne à cette
scène fondatrice forme et valeur de scène primitive du conte
voltairien. S’y joue la forme fondamentale du site, où
l’acccumulation des malheurs est convoquée, des circonstances, du
trait qui désorganise cette accumulation, et de la détermination de
l’action.
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