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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Introduction au Dictionnaire philosophique », Aix-en-Provence, cours d’agrégation 2008-2009.
 Page de titre du Dictionnaire philosophique portatif de 1764, la première édition du Dictionnaire philosophique
Introduction au Dictionnaire philosophique
Stéphane Lojkine
Le Dictionnaire philosophique n’est pas une œuvre littéraire comme une
autre. Sa littérarité même pose problème, non seulement parce
qu’il se présente comme un dictionnaire, et non comme un texte
suivi, mais aussi et surtout parce qu’il s’inscrit dans une
action, dans un engagement, dans le réel donc, loin de toute
fiction.
L’aventure encyclopédique
Les années 1750 ont
vu d’éclatants succès dans le camp des philosophes : après
la parution de L’Esprit des lois de Montesquieu en 1748, les premiers volumes de
L’Encyclopédie de Diderot et de D’Alembert
sortent à raison de 1 par an de 1751 à 1757. Mais tout bascule
après l’attentat de Damiens contre Louis XV, en 1757. L’article
Genève écrit par D’Alembert dans le volume VII de l’Encyclopédie,
après une visite chez Voltaire durant l’été 1756, met le feu aux
poudres : distribuant maladroitement les éloges et les blâmes
à Genève, D’Alembert suscite la réaction indignée à la fois de
la Sorbonne et des Suisses. Diderot tient bon, mais Voltaire prend
peur. Début 1759, le Parlement suspend la vente et la diffusion de
l’Encyclopédie ; quelques mois plus tard, en mars, le
Conseil d’État interdit aux éditeurs de poursuivre la publication
et révoque le privilège du roi, c’est-à-dire l’autorisation
officielle qui garantissait et protégeait l’édition. À la même
date à quelques jours près, le pape met l’Encyclopédie à l’index.
La provocation de Palissot
En 1760, la Comédie
française joue une violente satire qui vise personnellement
Diderot : ce sont Les Philosophes de
Charles Palissot, dont le succès de scandale fut fracassant. Les
artisans des Lumières y sont représentés comme un gang de
démagogues corrompus : Crispin, le valet anti-philosophe, y
fait dans une scène, une pantomime mémorable, moquant le Citoyen de
Genève, Rousseau, qu’il singe en rampant à quatre pattes devant
ses maîtres admiratifs. Les philosophes le félicitent de cette
représentation de l’état de nature, et interprètent à
contresens la satire de Crispin comme un authentique acte de
philosophie.
Palissot envoie sa
pièce à Voltaire, à Ferney. Mais Voltaire se déclare solidaire de
Diderot et de ses amis : « je regarde les Encyclopédistes
comme mes maîtres ».
En juillet, il écrit à Mme d’Epinay :
« Je sais mieux que personne ce
qui se passe à Paris et à Versailles, au sujet des philosophes :
si on se divise, si on a de petites faiblesses, on est perdu.
L’Infâme et les infâmes triompheront. Les philosophes
seraient-ils assez bêtes pour tomber dans le piège qu’on leur
tend ? Soyez le lien qui doit unir ces pauvres persécutés. »
Voltaire pourtant,
malgré les demandes pressantes de D’Alembert, ne répond pas
publiquement à l’insulte publique de Palissot : « Le
seul parti raisonnable dans un siècle ridicule, c’est de rire de
tout ».
I. Voltaire s’engage : Rochette, Calas,
Sirven
Éclatent alors coup
sur coup trois affaires judiciaires scandaleuses, où les
protestants, interdits par la loi depuis la révocation de l’Édit
de Nantes par Louis XIV en 1685 confirmée par la Déclaration de
Louis XV en 1724, sont victimes d’une honteuse partialité.
C’est d’abord l’affaire du pasteur Rochette, arrêté au nord
de Montauban en septembre 1761 ; le fils Calas est trouvé mort
à Toulouse en octobre 1761, qui marque le début de l’affaire
Calas ; Sirven en fuite après la mort de sa fille est décrété
de prise de corps en janvier 1762, à Mazamet. On peut penser, par
recoupement avec l’abondante correspondance de Voltaire, que la
rédaction des premiers articles du Dictionnaire philosophique date de ce moment (1759-1761), même si la
première édition n’est imprimée à Genève qu’en 1764.
« …le tout pour avoir chanté des
chansons de David… »
Mais là encore
Voltaire répugne à s’engager. Il n’intervient que mollement
dans l’affaire du pasteur Rochette. Rochette avait été arrêté
au nord de Montauban pour suspicion de vol. Il se déclare alors
ministre de la religion réformée, s’exposant à la mort en vertu
de la Déclaration de 1724. Le lendemain, jour de marché à Caussade
où il a été incarcéré, c’est l’émeute : les paysans
protestants en viennent aux mains avec les citadins catholiques.
Trois gentilshommes verriers protestants tentent de délivrer
Rochette. Arrêtés et traduits avec Rochette devant le Parlement de
Toulouse, ils sont condamnés à mort : en février 1762,
Rochette est pendu, les gentilshommes, décapités. Voltaire, averti
par un jeune commerçant protestant de Montauban, est bien intervenu
auprès du duc de Richelieu, pour solliciter la grâce des condamnés.
Le 2 mars, il conclut une lettre aux d’Argental consacrée à ses
dernières productions littéraires par ces mots :
« Vous ne me dites rien non plus
du parlement de Bourgogne qui s’est avisé aussi de cesser de
rendre justice pour faire dépit au roi qui, sans doute, est fort
affligé qu’on ne juge point mes procès. Le monde est bien fou,
mes chers anges. Pour le parlement de Toulouse, il juge ; il
vient de condamner un ministre de mes amis à être pendu, trois
gentilshommes à être décapités et cinq ou six bourgeois aux
galères, le tout pour avoir chanté des chansons de David. Ce
parlement de Toulouse n’aime pas les mauvais vers.
Je baise vos ailes avec componction. »
La fronde des
parlementaires de Dijon agace Voltaire, qui a là-bas des affaires en
procès.
Du parlement de Bourgogne, il passe par association au parlement de
Toulouse : la folie des Toulousains, qui ont condamné Rochette
et ses amis, vaut celle des Bourguignons, et plus précisément du
président de Brosses, avec qui Voltaire est enlisé dans une sordide
querelle de locataire.
Mais il y a plus :
la tragédie du pasteur Rochette, mort héroïquement pour sa foi
alors qu’arrêté comme voleur il pouvait éviter la mort, n’est
pas du goût de Voltaire. Les assemblées du Désert, où les
Protestants chantent les psaumes de David, sont pour lui des
assemblées de fanatiques : il les tourne en ridicule en les
considérant d’un point de vue non pas religieux, mais esthétique :
ce sont de « mauvais vers ». Contrairement aux
catholiques, dont la liturgie se fait toujours en latin, les
protestants chantent en effet les psaumes dans la traduction
française de Clément Marot et de Théodore de Bèze (1561), ou dans
sa révision par Valentin Conrart (mort en 1675).
Ce n’est évidemment
pas pour l’incorrection d’un français vieilli, qui ne répond
pas aux normes de l’élégance classique de la langue, que Rochette
et ses amis ont été condamnés. Voltaire transpose l’horreur de
l’injustice réelle dans la folie, le non-sens d’un jugement
esthétique face à un spectacle.
La théâtralisation
du réel, sa distanciation esthétique, produisent cependant un effet
de bascule : dénigrée, parodiée, la tragédie de Rochette
nous paraît aujourd’hui scandaleusement niée et dépréciée ;
mais c’est précisément cette dépréciation parodique qui lui
permet d’entrer dans le discours voltairien. Depuis la bouffonnerie
d’un spectacle manqué, l’horreur du réel fait retour, atteint
son destinataire : les d’Argental sont des anges et les
parlementaires toulousains, des journalistes crottés, de ceux que
Diderot a croqués dans Le Neveu de Rameau. Le point de vue angélique,
religieux donc, triomphe in extremis à la
faveur d’un mot d’esprit.
L’affaire Calas
Une affaire chasse
l’autre. L’affaire Calas éclate aussitôt après l’affaire du
pasteur Rochette. Marc Antoine Calas, fils d’un négociant
d’étoffes toulousain, est retrouvé mort chez son père le soir du
13 octobre 1761 : a-t-il été assassiné dans
l’arrière-boutique pour une obscure dette de jeu, comme l’affirme
d’abord la famille, qui finissait de dîner à l’étage
au-dessus. Ou bien s’est-il suicidé, comme elle le déclare
ensuite ? Pour la justice toulousaine, cette contradiction
prouve la culpabilité du père Calas : nul doute que Marc
Antoine voulait se convertir au catholicisme, et que sa famille l’a
exécuté, le préférant mort plutôt que converti ! La rue
toulousaine s’enflamme contre les Calas, et Marc Antoine est
enterré à la cathédrale Saint-Étienne, en grande pompe
catholique. Après bien des tergiversations, car il ne dispose
d’aucune preuve matérielle contre lui, le parlement de Toulouse
condamne Jean Calas au supplice de la roue : il est exécuté en
mars 1762. Jusqu’au bout, et même sous la torture, il clame son
innocence.
Voltaire au début ne
croit pas en cette innocence : « Nous ne valons pas grand
chose, mais les huguenots sont pires que nous », écrit-il le
22 mars à Le Bault. Cependant l’indignation secoue Genève, à
côté de chez lui. Les informations, les détails s’accumulent. Le
25, Voltaire hésite. Le 27, il écrit aux d’Argental :
« Vous me demanderez peut-être,
mes divins anges, pourquoi je m’intéresse si fort à ce Calas
qu’on a roué ; c’est que je suis homme, c’est que je vois
tous les étrangers indignés, c’est que tous vos officiers suisses
protestants disent qu’ils ne combattront pas de grand cœur pour
une nation qui fait rouer leurs frères sans aucune preuve.
Je me suis trompé sur le nombre des
juges. Il étaient treize, cinq ont constamment déclaré Calas
innocent. S’il avait eu une voix de plus en sa faveur, il était
absous. A quoi tient donc la vie des hommes ? A quoi tiennent
les plus horribles supplices ? Quoi ! parce qu’il ne
s’est pas trouvé un sixième juge raisonnable, on aura fait rouer
un père de famille !
on l’aura accusé d’avoir pendu son propre fils, tandis que ses
quatre autres enfants crient qu’il était le meilleur des pères !
Le témoignage de la conscience de cet infortuné ne prévaut-il pas
sur l’illusion de huit juges animés par une confrérie de
pénitents blancs qui a soulevé les esprits de Toulouse contre un
calviniste ? Ce pauvre homme criait sur la roue qu’il était
innocent ; il pardonnait à ses juges, il pleurait son fils
auquel on prétendait qu’il avait donné la mort… »
C’est Voltaire qui
donne à cette erreur judiciaire qui aurait très bien pu sombrer
dans l’oubli un retentissement public et européen. L’Europe
regarde Toulouse, et la France. Le jugement public se dresse contre
le jugement de l’institution. Avec l’affaire Calas, Voltaire fait
entrer la société française dans une forme de modernité
politique.
Le ressort pour
mobiliser l’opinion, c’est l’image, et c’est le dispositif.
L’image d’abord : « je vois tous les étrangers
indignés », nous dit Voltaire. Face à ces visages qui nous
regardent, à ces Suisses de Versailles (« vos officiers
suisses protestants ») qui, muets aux service, portent
l’indignation derrière leurs visages impassibles, se dresse
l’image de Calas roué, icône christique du supplicié pardonnant
à ses bourreaux. Mais l’image n’est pas seulement verbale dans
cette affaire. En 1765, après la révision du procès, Carmontelle
sollicité par Damilaville exécute une estampe
représentant la veuve Calas en robe noire assise entre ses deux
filles et sa fidèle servante catholique , Jeanne Viguière, devant
son fils Pierre et Gaubert Lavaysse, l’ami de la famille, lisant la
sentence de réhabilitation. La vente est un succès considérable.
Voltaire enthousiaste en achète douze et en place une au-dessus de
son lit.
On portera également à la gravure la découverte du corps de Marc
Antoine Calas, Calas roué place Saint-Georges (gravure de Dodd), les
adieux de Calas à sa famille ; Chodowiecki représentera même,
de façon satyrique, Les Effets de la sensibilité sur les quatre différens tempéraments,
sous la forme de quatre individus observant cette scène des Adieux
posée sur un chevalet.
L’image n’est donc
efficace que prise dans un dispositif : toute la campagne menée
par Voltaire, avec succès, pour casser le jugement de Toulouse,
réviser le procès de Jean Calas et réhabiliter sa mémoire, passe
par l’utilisation d’un réseau de correspondants actifs, qui ne
sont pas seulement liés par des idées et des valeurs communes. La
solidarité de l’esprit passe par l’expérience commune d’une
jouissance verbale extraordinaire : bons mots, traits d’esprit,
représentations de l’absurdité bouffonne du monde et de ses
institutions coexistent avec les tableaux horribles et touchants des
horreurs de la barbarie fanatique. C’est le réel, dans toute sa
tragique horreur, et c’est en même temps du théâtre, avec tous
les artifices de la mise en scène : Voltaire prendra le plus
grand soin à scénographier l’arrivée de la veuve Calas à Paris,
transformant celle qu’il appelle d’abord « une petite
huguenote imbécile »
en héroïne de tragédie dont il écrit le rôle (c’est la lettre
ostensible de Mme Calas à Gaubert Lavaysse) comme il écrivait aussi
bien, dans son Oreste de 1750, repris en 1760, le rôle
d’Électre pour la Clairon.
Le dispositif
voltairien ne fictionalise pas pour autant le réel : Mme Calas
conquiert grâce à Voltaire l’authenticité d’une figure vraie
et indépendante ; Mlle Clairon, de la même façon, avait
naturalisé en quelque sorte le rôle que le patriarche de Ferney lui
avait écrit. Au sortir d’une représentation qu’elle était
venue faire chez lui, le vieillard baigné de larmes et transporté
d’émotion s’était écrié : « Ce n’est pas moi qui
ai fait cela, c’est elle ; elle a créé son rôle. »
Sirven, l’envers de Calas
L’histoire de la
famille Sirven est très proche de celle de la famille Calas, avec un
dénouement plus heureux. Au départ, une famille protestante du
sud-ouest, qui a fait comme les autres sa conversion de façade au
catholicisme. Dans la famille, un enfant plus fragile, et donc plus
exposé à la pression catholique, meurt dans des circonstances
obscures : c’est ici la deuxième des trois filles Sirven,
Elisabeth, atteinte d’hystérie. En 1760, elle fugue, demande à
l’évêque de Castres qu’on la fasse catholique. L’évêque la
place dans un cloître pour préparer sa conversion ; son état
s’aggrave ; on l’enferme, on la frappe et, au bout de sept
mois, on la rend à ses parents. L’état d’Elisabeth Sirven
continue de se dégrader, tandis qu’elle réclame
obsessionnellement la conversion et un mariage catholique. En janvier
1762, elle est retrouvée morte noyée au fond du puits du village où
les Sirven, pour se soustraire à la persécution publique exercée
sur leur famille, s’étaient retirés.
L’opinion publique,
le médecin et le chirurgien de campagne chargés de l’autopsie, le
juge font aussitôt le rapprochement avec l’affaire Calas, que le
parlement de Toulouse est en train d’instruire. Le dossier est
orienté dans le sens d’un nouveau crime protestant : un
synode secret aurait été tenu, peut-être à Lausanne, pour
décréter l’assassinat d’Elisabeth et empêcher ainsi sa
conversion, comme Jean Calas aurait empêché la conversion de Marc
Antoine en l’assassinant à Toulouse. Le suicide ou l’accident
d’Elisabeth devient un meurtre contre l’évidence de l’autopsie,
et la famille Sirven est décrétée de prise de corps. Ils ont
heureusement eu le temps de s’enfuir et, grâce à la solidarité
des protestants de Nîmes, ils sont passés en Suisse. En mars 1764,
les Sirven sont condamnés par contumace à être pendus. En
septembre, leur effigie est exécutée, sous la forme d’un tableau
accroché à la potence.
Voltaire a
connaissance de l’affaire dès février 1762, alors que les Sirven
sont déjà en fuite. Mais il ne veut pas d’interférences avec
l’affaire Calas. Il ne rencontre les Sirven qu’à l’issue de
celle-ci en 1765.
Il n’obtiendra leur réhabilitation qu’en 1771.
L’affaire Calas a
directement et explicitement motivé la publication du Traité sur la tolérance en 1763 :
le titre complet en est d’ailleurs Traité sur
la tolérance à l’occasion
de la mort de
Jean Calas, et le premier chapitre est
l’« Histoire abrégée de la mort de Jean Calas »,
même si dès le chapitre III le propos s’élargit et prépare dans
une très large mesure celui du Dictionnaire philosophique.
II. Genèse du Dictionnaire
philosophique
Le Dictionnaire
philosophique portatif (c’est son premier
nom, il en prendra d’autres au cours des éditions successives)
paraît lui de façon beaucoup plus détachée : imprimé
clandestinement par Grasset à Genève en juillet 1764, c’est-à-dire
entre la condamnation et l’exécution en effigie des Sirven, il est
aussitôt énergiquement désavoué par Voltaire. Il y a là comme un
mimétisme avec la seconde affaire : Calas est mort publiquement
et héroïquement ; Le Traité sur
la tolérance est un discours public, un
J’accuse mobilisant toutes les indignations,
fédérant toutes les sympathies du camp des Lumières. Sirven en
revanche s’est sauvé par la fuite ; Le Dictionnaire
philosophique met d’abord en scène la disparition de
son auteur, fragmente et déconstruit le discours, mobilise les
ressorts intimes de l’esprit, de la conversation, le décousu
plaisant de l’otium, en privé.
Mme du Deffand : l’esprit du Dictionnaire
Mme du Deffand est la
grande confidente du Dictionnaire : c’est à elle, et à
elle seule, que Voltaire, depuis 1759, en confie, d’abord
allusivement, puis explicitement le projet.
Et Mme du Deffand n’est pas une activiste : la marquise est
née en 1697, trois ans après Voltaire. De noblesse pauvre, mais
belle et intelligente, elle se consacre au libertinage dans les
boudoirs de la Régence. Sa correspondance avec Voltaire débute en
1742. Depuis 1749, elle occupe à Paris les anciens appartements de
la marquise de Montespan. En 1753, elle devient aveugle, ce qui ne
l’empêche pas de tenir, tous les jours, salon, et l’un des plus
brillants de Paris, notamment le lundi. Mme du Deffand est une
intelligence blasée ; curieuse de tout, elle redoute avant tout
l’ennui ; ne croyant à rien, elle n’approuve pas la
campagne des voltairiens contre l’infâme, et marque la plus grande
défiance vis-à-vis des enthousiastes comme Diderot et les
encyclopédistes ;
elle a ri des Philosophes de Palissot et a approuvé
sa satire. Mais l’esprit de Voltaire la divertit, elle raffole de
ses écrits, elle s’accorde au détachement dénigrant que sait
prendre la plume voltairienne.
Quand Voltaire lui
écrit, il prend tout spécialement cette tournure d’esprit,
toujours présente chez lui, mais ici accentuée. Mme du Deffand,
c’est pour Voltaire la pierre de touche de l’efficacité de ce
qu’il écrit en dehors du cercle des convaincus, acquis à sa
cause.
L’écriture persuade à condition de ne pas prétendre convaincre,
et de d’abord fournir à l’esprit la jouissance d’un feu
d’artifice de pointes. Le 9 décembre 1760, Voltaire lui envoie ce
qui constitue peut-être les deux premiers articles du Dictionnaire
philosophique :
« Il y a plus de six semaines,
madame, que je n’ai pu jouir d’un moment de loisir ; cela
est ridicule et n’en est pas moins vrai. Comme vous ne vous
accommodez pas que je vous écrive simplement pour écrire, j’ai
l’honneur de vous dépêcher deux petits manuscrits qui me sont
tombés entre les mains. L’un me paraît merveilleusement
philosophique et moral :
il doit, par conséquent, être au goût de peu de gens. L’autre
est une plaisante découverte que j’ai faite dans mon ami Ézéchiel. On ne lit point assez Ézéchiel. J’en
recommande la lecture tant que je peux : c’est un homme
inimitable. Je ne demande pas que ces rogatons vous divertissent
autant que moi, mais je voudrais qu’ils vous amusassent un quart
d’heure. […]
Portez-vous bien, madame, tâchez d’avoir du plaisir : la
chose n’est pas aisée, mais n’est pas impossible. Mille respects de tout mon cœur. »
La lettre s’ouvre par
le désir de « jouir d’un moment de loisir » et se
clôt par le souhait « d’avoir du plaisir ». Le plaisir
du texte est l’enveloppe qui porte son contenu, a priori
beaucoup moins engageant : il s’agira pour la marquise de lire
de la philosophie morale d’une part, un commentaire du livre
d’Ézéchiel d’autre part. Ni les moralistes, ni les théologiens
ne sont gens bien plaisants. Là réside précisément la gageure :
c’est à partir des sujets les plus ingrats, les plus éloignés de
la sphère des plaisirs privés, que la plume voltairienne exercera
son renversement. Le prophète de l’ancien testament est
« inimitable » : le sublime ennuyeux de ses visions
allégoriques fournira matière à rire de l’absurdité des textes
sacrés, que notre société encense et révère à condition de ne
pas les lire.
La défense d’Ézéchiel : abjection et
révolte
L’article Ezéchiel
ne plut pas à Mme du Deffand. Voltaire piqué en prend la défense
dans sa lettre du 15 janvier :
« Vous méprisez trop Ézéchiel,
madame ; la manière légère dont vous parlez de ce grand homme
tient trop à la frivolité de votre pays. Je vous passe de ne point
déjeuner comme lui : il n’y a jamais eu que Paparel
à qui cet honneur ait été réservé ; mais sachez qu’Ézéchiel
fut plus considéré de son temps qu’Arnaud et Quesnel du leur.
Sachez qu’il fut le premier qui osa donner un démenti à Moïse ;
qu’il s’avisa d’assurer que Dieu ne punissait pas les enfans
des iniquités de leurs pères ; et que cela fit un schisme dans
la nation. Eh ! n’est-ce rien, s’il vous plaît, après
avoir mangé de la merde, que de promettre aux Juifs, de la part de
Dieu, qu’ils mangeront de la chair d’homme tout leur soûl ? Vous ne vous souciez donc pas, madame,
de connaître les mœurs des nations ? Pour peu que vous eussiez
de curiosité, je vous prouverais qu’il n’y a point eu de peuples
qui n’aient mangé communément de petits garçons et de petites
filles ; et vous m’avouerez même que ce n’est pas un si
grand mal d’en manger deux ou trois, que d’en égorger des
milliers, comme nous fesons poliment en Allemagne. »
Le détachement
faussement frivole de Voltaire pour parler des horreurs absurdes du
fanatisme n’est efficace, et acceptable, qu’à condition de
susciter chez son lecteur l’indignation par le rire, de provoquer
sa réaction vertueuse. Que Mme du Deffand se lasse, marque son
désintérêt blasé, et Voltaire la morigène : Ézéchiel est
réellement, sérieusement un grand homme ; Voltaire le voit
comme celui qui le premier a osé se révolter contre les
prescriptions absurdes et horribles de Moïse, refusant que les
enfants payent pour les crimes de leurs parents :
« dans le chapitre XVIII, il dit
que le fils ne portera plus l’iniquité de son père, et qu’on ne
dira plus : “Les pères ont mangé des raisins verts, et les
dents des enfants en sont agacées.” En cela, il se trouvait expressément en
contradiction avec Moïse, qui, au chapitre XXVIII des Nombres,
assure que les enfants portent l’iniquité des pères jusqu’à la
troisième et quatrième génération. »
(Dictionnaire philosophique, p. 186)
Dans la Bible, ni
Ézéchiel, ni Moïse ne disent rien de leur propre chef : c’est
la parole de Yahvé qui est proclamée à Moïse sur le Sinaï,
adressée à Ézéchiel dans sa vision. Devant Moïse, il s’agit de
manifester la puissance de Dieu ; à Ézéchiel, d’insister
sur la responsabilité personnelle de chaque Juif dans les turpitudes
d’Israël. Voltaire bricole le matériau biblique pour, face au
fanatisme despotique de Moïse, « le plus barbare de tous les
hommes »,
opposer un plaisant, un drôle, un Ézéchiel inimitable, bouffon de
Dieu certes, qui lui commande de manger en confiture des excréments
humains, mais modérateur des excès de la religion judaïque.
Ézéchiel, c’est le
financier Paparel, un voyou, un fou, un neveu de Rameau, mais pas un
criminel. Ézéchiel est plus considérable qu’Arnaud, le
théoricien de Port-Royal, et que le père Quesnel, le disciple de
Jansen dont les propositions ont été mises à l’index par la
bulle Unigenitus. C’est identifier implicitement les chefs du parti
janséniste à la rigueur de Moïse. Moïse, Arnaud et Quesnel d’une
part sont les fanatiques de la loi religieuse ; Ézéchiel et
Paparel en sont les bouffons, dont l’abjection absurde est
préférable au terrorisme des fanatiques.
Ce n’est pas là
énoncer une doctrine, et Voltaire ne prétend pas, après
l’Augustinus de Jansen et les Les Réflexions
morales du père Quesnel, constituer un système
théologique. Rétif à toute radicalisation systématique, le
discours se cabre, et suit les renversements sinueux de ses révoltes
successives : dans le temps même où Ézéchiel est défendu
contre le mépris, Voltaire en fixe la figure en coprophage. Les
confitures d’Ézéchiel du Dictionnaire philosophique
font rire, mais révoltent :
« Comme il n’est point d’usage
de manger de telles confitures sur son pain, la plupart des hommes
trouvent ces commandements indignes de la majesté divine. »
(P. 185.)
Dieu aurait ordonné à
Ézéchiel, en pénitence, de tartiner son pain d’excréments
humains. Le prophète se révolta et sa pénitence fut adoucie :
il pétrirait simplement son pain avec de la bouse de vache. Voltaire
en rit depuis le Sermon des cinquante,
en 1752. Dom Calmet fait valoir dans son Commentaire
littéral qu’il ne faut pas traduire ainsi le texte. Et
de fait, la traduction moderne de la Bible de Jérusalem porte « Tu
mangeras cette nourriture sous la forme d’une galette d’orge qui
aura été cuite sur des excréments humains » (Ezéchiel, 4,
12), puis « Eh bien ! je t’accorde de la bouse de bœuf
au lieu d’excréments humains ; tu feras ton pain dessus »
(4, 15) .
De manger de la merde,
on passe alors à manger des enfants, et à cette vieille accusation
antisémite, selon laquelle la liturgie juive comprendrait des
rituels cannibales. Voltaire fait probablement allusion, dans
Ézéchiel, à l’évocation du siège de Jérusalem et aux
imprécations contre Gog, roi de Magog. On peut lire en effet, après
le récit de l’enterrement de Gog et des victimes de la guerre, les
versets suivants :
« Et toi, fils d’homme, ainsi
parle le Seigneur Yahvé. Dis aux oiseaux de toute espèce et à
toutes les bêtes sauvages : Rassemblez-vous, venez,
réunissez-vous de partout alentour pour le sacrifice que je vous
offre, un grand sacrifice sur les montagnes d’Israël, et vous
mangerez de la chair et vous boirez du sang. Vous mangerez la chair
des héros, vous boirez le sang des princes de la terre. Ce sont tous
des béliers, des agneaux, des boucs, des taureaux gras du Bashân.
Vous mangerez de la graisse jusqu’à satiété et vous boirez du
sang jusqu’à l’ivresse, en ce sacrifice que je vous offre. Vous
vous rassasierez à ma table, de chevaux et de coursiers, de héros
et de tout homme de guerre, oracle du Seigneur Yahvé. »
(Ezéchiel, 39, 17-20.)
Ézéchiel décrit bien
un banquet où sont dévorés la chair et le sang d’êtres humains.
Mais il s’agit des cadavres des héros d’Israël morts sur le
champ de bataille et dévorés par les corbeaux et les bêtes
sauvages, image horrible, mais qui n’a rien de cannibale, et qu’on
retrouve aussi bien dans l’Iliade. C’est en fragmentant le
texte, en isolant des formules comme « Vous mangerez la chair
des héros » ou « Vous mangerez de la graisse jusqu’à
satiété et vous boirez du sang jusqu’à l’ivresse » (où
vous désigne les oiseaux et les bêtes sauvages, non les
Juifs) que Voltaire obtient l’image révoltante dont son texte a
besoin, au prix d’un détournement du texte biblique.
La mauvaise foi est
certaine et explique probablement la disparition dans l’article de
1764 de ce développement que Voltaire évoque dans sa lettre à Mme
du Deffand. Mais le plus important est la logique de la révolte par
l’image qui se manifeste ici : des confitures d’Ézéchiel,
on passe à l’abomination cannibale, qui concentre la quintessence
de tout fanatisme religieux. « Pour peu que vous eussiez de
curiosité, je vous prouverais qu’il n’y a point eu de peuples
qui n’aient mangé communément de petits garçons et de petites
filles », écrit Voltaire à Mme du Deffand.
Cette horreur est-elle
révoltante ? Que dire alors des horreurs actuelles de la guerre
en Allemagne ? « vous m’avouerez même que ce n’est
pas un si grand mal d’en manger deux ou trois, que d’en égorger
des milliers, comme nous fesons poliment en Allemagne ». La
Guerre de sept ans, commencée en 1756, faisait alors rage et les
Français avaient essuyé en Allemagne, en août 1759, la défaite
meurtrière de Minden. A partir de 1761, le titre complet de Candide
devient Candide, ou l’optimisme,
avec les additions qu’on
a trouvées dans la
poche du docteur, lorsqu’il
mourut à Minden, l’an
de grâce 1759. Ézéchiel
n’était qu’un prétexte, ou en tous cas une amorce : ce que
vise Voltaire, c’est l’étude des mœurs (« Vous ne vous
souciez donc pas, madame, de connaître les mœurs des nations ? »),
c’est-à-dire, non pas d’en établir la cartographie, mais, dans
le spectacle général des horreurs présentes et passées du monde,
de saisir le principe de la barbarie, qui est aussi le principe de
l’humanité.
Sans cesse, avec
Voltaire, nous sommes pris dans ce balancement : entre
fascination et abjection du texte biblique, entre dérision légère
des absurdités du réel et saisissement révolté face à
l’injustice, entre stigmatisation des monstres et participation, au
péril de la boue, à l’humaine et nauséabonde condition. Mme du
Deffand n’était pas partie prenante du combat pour écraser
l’Infâme, et c’est pourtant à elle, en pensant à elle, que
Voltaire écrit le Dictionnaire philosophique
qui en constitue le discours militant. Le Dictionnaire fait
œuvre de propagande et finira par être identifié à la figure même
de Voltaire ; et pourtant, Voltaire, soit crainte, soit ruse
publicitaire, en nie violemment la paternité dès sa parution.
Écraser l’Infâme
Le 20 avril 1761,
Voltaire écrit à D’Alembert : « Riez et aimez-moi,
confondez l’inf… le plus que vous pourrez. »
Le « 7 ou 8 de mai » de la même année, il ajoute, au
même destinataire : « Allons donc, rendez quelque service
au genre humain, écrasez le fanatisme, sans pourtant risquer de
tomber, comme Samson, sous les ruines du temple qu’il démolit ».
Le 25 février 1762, parlant du curé Meslier, qui en mourant a
laissé un testament communiste et athée, Voltaire écrit, toujours
à D’Alembert :
« Quoi ! Meslier en mourant
aura dit ce qu’il pense de Jésus, et je ne dirai pas la vérité
sur vingt détestables pièces de Pierre, et sur les défauts
sensibles des bonnes ? Oh pardieu, je parlerai ; le bon
goût est préférable au préjugé, salve reverentia.
Écrasez l’inf…, je vous en
conjure. »
« Confondez
l’inf », « écrasez le
fanatisme », « écrasez l’inf… » :
la formule est née.
Elle courra désormais comme un fil rouge dans la correspondance
de Voltaire, « Ecrasez l’Infâme », « Ecr.linf »,
« Ecra. l’Inf » ? L’infâme est au féminin ;
ce monstre désigne essentiellement le fanatisme, et d’abord le
fanatisme religieux.
Selon René Pomeau,
Frédéric II serait l’inventeur de l’infâme. En mai 1759, il
écrit à Voltaire :
« Vous avez fait le
Tombeau de la Sorbonne ;
ajoutez-y celui du parlement, qui radote si fort qu’il ne la
fera pas longue. Pour vous, vous ne mourrez point. Vous dicterez
encore, des Délices, des lois au Parnasse ; vous caresserez
encore l’inf… d’une main, et l’égratignerez de
l’autre ; vous la traiterez comme vous en usez envers moi et
envers tout le monde. Vous avez, je le
présume, En chaque main
une plume ; L’une, confite
en douceur, Charme par son
ton flatteur L’amour-propre
qu’elle allume, L’abreuvant de
son erreur ; L’autre est un
glaive vengeur Que Tisiphone et
sa sœur Ont plongé dans
le bitume Et toute l’âcre
noirceur de l’infernale
amertume ; Il vous blesse,
il vous consume, Perce les os et
le cœur. »
Selon Frédéric, la
relation de Voltaire à l’infâme est ambiguë : la caressant
d’une main, l’égratignant de l’autre, Voltaire la manipule au
moyen non d’une, mais de deux plumes. L’infâme n’est pas
simplement l’ennemi à abattre, un défaut de civilisation qu’il
suffirait de supprimer. L’infâme, c’est, en même temps que la
barbarie et ses horreurs, l’envers de la barbarie, la culture et la
civilisation. Son allégorie, sa figure est la femme, objet de
tous les désirs, et instrument biblique de la Chute.
Or justement, dans la
formule qui va devenir le leitmotiv de la campagne voltairienne,
fâme, femme ne se prononce pas : « vous
caresserez encore l’inf… d’une main » écrit
Frédéric ; Voltaire, dans une lettre à D’Alembert du 23
juin 1760, pensant peut-être déjà au Traité sur
la tolérance, écrit :
« Je voudrais voir, après ces
déluges de plaisanteries et de sarcasmes,
quelque ouvrage sérieux, et qui pourtant se fît lire, où les
philosophes fussent pleinement justifiés et l’inf…
confondue. »
La femme est élidée,
suspendue au seuil d’une vision fascinante mais monstrueuse, qui ne
peut être verbalisée que par le détour de la culture et de
l’engagement philosophique. Nous touchons ici à l’imaginaire de
Frédéric, dont l’homosexualité fut réprimée et atrocement
humiliée par son père (sévices corporels, exil du page Keith en
1728, exécution de Katte en 1730) ; c’est par la société
des philosophes et la culture du français qu’à partir de 1736
Frédéric compense un épanchement sexuel qui lui est soit
impossible, soit interdit. L’infâme, c’est l’un-femme, ou l’un
en guise de femme, le tout dénié, refoulé, rendu inaudible.
L’imaginaire
voltairien n’est pas celui de Frédéric. Mais Voltaire exploitera
l’ambivalence de l’infâme. En septembre ou octobre 1759, il
écrit à Mme d’Épinay :
« Oolla et Oliba vous font mille
compliments, je recommande l’infâme à votre sainte haine. »
Oolla et Oliba sont
deux sœurs prostituées du livre d’Ézéchiel, figures
allégoriques de la corruption du royaume d’Israël livré à
l’idolâtrie et aux envahisseurs étrangers. Voltaire se plaît à
les évoquer dans sa correspondance, non seulement pour l’ordure
libertine qu’elles représentent, fleurissant en plein milieu des
livres sacrés, mais aussi très certainement pour l’effet sonore
de leurs noms accollés : Oolla et Oliba
résonne comme un gai babil de nourrisson ; c’est l’écholalie
de l’enfance, son innocence joyeuse, et en même temps l’horreur
sordide de la fornication universelle, et plus encore, de la barbarie
des fanatiques.
Nous retrouvons bien,
dans cette recommandation à Mme d’Épinay, le double rapport à
l’infâme, que Voltaire recommande, précipite donc dans les bras
de l’égérie parisienne des philosophes, mais recommande à sa
haine au lieu de son amitié ou de sa protection, la formule qu’on
attendrait ici selon l’usage. Recommander à la haine, c’est en
fin de compte arracher des bras de Mme d’Épinay, et non y
précipiter l’infâme.
Par sa nature même,
écraser l’infâme ne peut donc
prendre la forme d’une campagne militante massive. Trop d’affect,
un imaginaire trop complexe et trop chargé y est en jeu : la
campagne voltairienne sera essentiellement épistolaire, et ciblera
des destinataires choisis. Voltaire ne parle pas de l’infâme à
tous ses correspondants. La formule, d’abord réservée à Frédéric
II et à Mme d’Épinay, va s’étendre à D’Alembert, à
Thiriot, aux d’Argental, à Damilaville, mais guère au-delà. Elle
persiste au moins jusqu’en 1765. Mais elle n’apparaît pas dans
les écrits publics, comme le Traité sur la
tolérance ou le Dictionnaire philosophique,
bien qu’en quelque sorte elle les motive et les accompagne.
Il ne faut jamais
oublier ce caractère intime d’Ecr. L’Inf.,
qui ne se réduit jamais à un simple mot d’ordre idéologique. Le
slogan désigne aussi l’objet produit. Ecr. l’Inf.
est l’horizon auquel s’affronte le discours voltairien, mais il
constitue dans le même temps ce discours, il l’encadre
rituellement, et finalement s’identifie à lui. L’abjection,
l’horreur d’Ecr. l’Inf.
dessinent le mouvement d’une conjuration et fixent, fétichisent
cette conjuration comme œuvre. L’œuvre devient un Ecr.
l’Inf. Ainsi dans cette lettre à
Damilaville du 5 février 1765 :
« Mon cher frère, écr. l’Inf.
Je ne suis occupé que d’écr. l’Inf. C’est la consolation de
mes derniers jours. Dites écr. l’Inf.
à tous ceux que vous rencontrerez. Vous aurez incessamment la petite
Destruction d’alembertine
qui est un bon écr. l’Inf. et le premier voyageur qui partira pour
Paris vous apportera une bonne provision de petits diabloteaux. M. de Laleu doit vous remettre un papier
important, concernant mes affaires temporelles ; c’est mon
testament, ne vous déplaise, auquel il faut que je fasse quelques
additions. Quoique cet ouvrage ne soit pas un écr. l’Inf., je le
recommande pourtant à vos bontés qui s’étendent à tous les
objets. »
Voltaire ouvre le feu
avec une parole sacramentelle, « Mon cher frère, écr.
l’In. » ; il poursuit en désignant le but,
l’orientation de son discours, « Je ne suis occupé que
d’écr. l’Inf. » ; le discours devient contagion,
maladie épidémique, « Dites écr. l’Inf.
à tous ceux que vous rencontrerez », sur le modèle de la
contagion fanatique qu’il s’agit de conjurer ; enfin écr.
l’Inf colonise et fixe l’œuvre comme objet-fétiche : « la
petite Destruction d’alembertine qui est un bon écr.
l’Inf. », « Quoique cet ouvrage ne soit pas un écr.
l’Inf. ».
La parution du
Dictionnaire philosophique a joué un rôle
déterminant dans ce processus de fétichisation.
La parution du Dictionnaire
philosophique en 1764
On voit apparaître le
Dictionnaire philosophique, non plus comme
projet, mais comme ouvrage imprimé, dans la correspondance de
Voltaire en juillet 1764. Voltaire nie en être l’auteur :
« Mon cher frère, je ne perds pas
le peu de temps qui me reste à vivre. Je me doute bien de ce que
frère Cramer vous montrera ; mais je ne crois pas que cet
ouvrage doive jamais être vendu avec privilège. » (Lettre à
Damilaville, 6 juillet 1764.)
Le Dictionnaire
n’est pas nommé que déjà Voltaire le renie. Brandissant ses
soixante-dix ans, il se déclare trop vieux pour écrire. Cramer, qui
n’est pas techniquement l’éditeur de la première édition,
a publié le Traité sur la
tolérance en 1763 et publiera l’édition de 1769, après
laquelle Voltaire cesse d’augmenter son Dictionnaire. Mais
François Grasset était le premier commis des Cramer, avant de les
quitter en 1753 pour fonder sa propre maison à Lausanne. C’est son
frère, Gabriel Grasset, qui à Genève publie le Dictionnaire
philosophique : il ne sera jamais inquiété pour ce
livre interdit et même brûlé devant l’hôtel de ville de Genève
(24 sept. 1764), grâce à la protection de Gabriel Cramer, membre du
Conseil de la République.
Voltaire signifie très
vraisemblablement à Étienne Noël Damilaville, par cette lettre,
que Gabriel Cramer lui portera le Dictionnaire
philosophique, avec pour mission d’en assurer la
diffusion, car il était le postier des philosophes. En effet, en
tant que premier commis au bureau du Vingtième, il bénéficiait de
la franchise postale, c’est-à-dire d’un service de courrier
échappant à la censure. Damilaville en fit largement profiter ses
amis philosophes.
En l’avertissant de
façon très neutre que le Dictionnaire n’obtiendra pas
l’approbation et privilège du roi, Voltaire fait comprendre à
Damilaville qu’il faudra diffuser cet ouvrage clandestinement.
Ce reniement et ces
précautions sont à double entente : il faut certes prendre au
sérieux les mesures de Voltaire pour se protéger. Le livre est
dangereux, et tout lien doit être coupé entre son auteur et lui. Le
parlement de Paris, par arrêt du 19 mars 1765, condamna au feu le
Dictionnaire philosophique, et l’histoire du
chevalier de La Barre, décapité en 1766, entre autres parce qu’on
avait trouvé le Dictionnaire philosophique chez
lui,
donnera raison à ces précautions. Lorsque le corps et la tête du
chevalier sont placés sur le bûcher, à Abbeville, le 1er
juillet 1766, on y jette le Dictionnaire philosophique,
comme prévu par la sentence.
« Il faudrait que les ouvrages utiles
n’appartinssent à personne »
Mais il y a aussi,
dans le même temps, une malice de la dénégation. Voltaire sait que
le succès du livre tient à la fois à son parfum de scandale et au
réseau de lecteurs-diffuseurs que le scandale même peut motiver :
« Je vous demande en grâce de
confondre tout barbare et tout faux frère qui pourrait me soupçonner
d’avoir mis la main à ce saint œuvre. Je veux le bien de
l’église ; mais je renonce de tout mon cœur au martyre et à
la gloire. Sachez que Dieu bénit notre église naissante ;
trois cents Mesliers, distribués dans une province, ont opéré
beaucoup de conversions. » (Suite du précédent.)
La diffusion du
Testament du curé Meslier,
réécrit (et édulcoré) par Voltaire, soit servir de modèle à
celle du Dictionnaire philosophique. Voltaire
constitue son réseau sur le modèle de l’église primitive.
Nier être l’auteur,
c’est signer le livre ; proclamer qu’on renonce au martyre
et à la gloire, c’est se désigner comme le protagoniste, le héros
d’une nouvelle aventure idéologique de l’envergure de celle
menée par le Christ. Le système symbolique qu’attaque le
Dictionnaire philosophique est aussi celui sur
lequel il prend modèle. Le fanatisme chrétien, dénoncé à
l’article Fanatisme comme une maladie qui gangrène le cerveau
(p. 191), est en même temps l’expression brutale, fascinante,
de la force du principe symbolique, cette force à laquelle Voltaire
revient toujours et dont il s’agit d’absorber, de récupérer
l’énergie. Sortir de l’église chrétienne par le Dictionnaire
philosophique se fera en refondant l’église
voltairienne : « je veux le bien de l’église ».
Une stratégie du retrait
Dans sa lettre du 9
juillet au même Damilaville, Voltaire précise sa stratégie :
« la meilleure manière de tomber sur l’infâme est de
paraître n’avoir nulle envie de l’attaquer » (p. 391).
Contrairement au Traité sur la
tolérance, le Dictionnaire philosophique
ne se veut pas un ouvrage polémique. Nous retrouvons ici la
stratégie du retrait : désengagement de l’auteur,
désengagement du discours, c’est par le travail du négatif que se
constitue la stratégie voltairienne. Il s’agit de « laisser
le lecteur tirer lui-même les conséquences » ;
« l’ouvrage dira moins qu’il ne pense, et [il] fera penser
beaucoup ». Le Dictionnaire philosophique
ne met donc en avant ni un auteur célèbre, ni un discours affirmé,
même si l’un et l’autre sont connus du public et présents pour
lui. Il s’agira plutôt de présenter autrement, de donner à
relire « l’antiquité » et « l’histoire
ancienne ». L’auteur est « un vieux pédant, entouré
de vieux in-folio » :
Voltaire se peint en dom Calmet
et prétend d’abord comme lui éclairer les textes par une exégèse
raisonnée. Il s’agit de « débrouiller un peu le chaos de
l’antiquité ».
Mais très vite
l’exigence de plaisir se mêle à celle de clarté : il faudra
« tâcher de jeter quelque intérêt » ; de
l’intérêt, on passe à l’agrément (« répandre quelque
agrément sur l’histoire ancienne »), puis de l’agrément
au rire : « ce qu’on nous a donné pour respectable est
ridicule ». Le plaisir esthétique a servi de truchement au
renversement de l’exégèse en révolte philosophique. Débrouiller
devient ridiculiser ; le dévoilement explicatif se renverse en
mise en contradiction ironique. Ce mouvement est celui des articles
du Dictionnaire philosophique, obéissant donc à
une stratégie parfaitement concertée de Voltaire. L’exégèse ne
constitue pas un discours sur la Bible, ni même contre elle ;
expliquant, dépliant l’histoire ancienne, elle la déconstruit, la
fragmente, la met en contradiction avec elle-même. La culture
savante devient matériau dialogique.Il n’y a pas de discours du
Dictionnaire philosophique, mais un dispositif :
dispositif de diffusion d’abord, de lecture ensuite, dispositif des
discours enfin, que dialectise et renverse le Dictionnaire.
Fiction d’un Portatif
« de plusieurs mains »
Voltaire fait tout en
effet pour donner l’illusion d’une pluralité des discours, des
voix du Dictionnaire philosophique. Est-ce la
nostalgie du projet avorté à Potsdam en 1752 ? Toujours dans
le but de prouver qu’il n’en est pas l’auteur, il entend
démontrer que l’ouvrage est collectif. Dans sa lettre à
D’Alembert du 19 septembre 1764, il affirme que « ce recueil
est de plusieurs mains, comme vous vous en serez aisément aperçu »
(p. 394) ; à Damilaville, le même jour : « On
doit regarder cet ouvrage comme un recueil de plusieurs auteurs fait
par un éditeur de Hollande » (p. 396), cette dernière
précision étant destinée à détourner l’attention de Genève,
de Cramer et Grasset, et de Ferney ; le 1er octobre,
à D’Alembert : « c’est une rhapsodie, un recueil de
plusieurs morceaux détachés de plusieurs auteurs » (p. 403) ;
le 12 octobre, au même : « Il est très vrai que cet
ouvrage est de plusieurs mains » (p. 408) ; et de
détailler les auteurs : Abauzit pour Apocalypse,
le pasteur Polier, de Lausanne, pour Messie ;
l’évêque Warburton
pour Enfer ; Idolâtrie serait un article de
l’Encyclopédie.
Ces demi mensonges sont instructifs : non seulement Voltaire y
livre ses sources et sa méthode de travail, car il a effectivement
puisé aux auteurs qu’il cité, mais il désigne son grand modèle,
l’Encyclopédie, dont il cherche, avec le Dictionnaire
philosophique, à récupérer l’efficacité symbolique.
Il ne s’agit pas seulement, ni même vraiment de se dédire comme
auteur. Prenant modèle sur Diderot et sur l’Encyclopédie,
Voltaire entend être perçu non comme un auteur isolé, mais comme
le chef d’orchestre d’une « société de gens de
lettres » : la formule de l’Encyclopédie
apparaît d’ailleurs dans la correspondance voltairienne.
Ainsi dans la lettre à
Damilaville du 11 décembre 1764 : « Je prie instamment
tous les frères de bien vouloir crier dans l’occasion que le
Portatif est d’une société de gens de lettres ; c’est
sous ce titre qu’il vient d’être imprimé en Hollande »
(p. 428).Même formule, toujours à Damilaville, le 26
décembre : il faut aller parler à « Omer »
et lui dire « qu’il est sûr que le Portatif n’est
point de moi, et que cet ouvrage est d’une société de gens de
lettres très connus dans les pays étrangers » (p. 431).
Le 27 juillet 1767, Voltaire reprend cette formule, à l’occasion
d’une réédition du Dictionnaire philosophique,
dans une lettre à Coger, le recteur conservateur de l’Université
de Paris : « Vous m’imputez un Dictionnaire
philosophique, ouvrage d’une société de gens de
lettres, imprimé sous ce titre pour la sixième fois à Amsterdam,
qui est une collection de plus de vingt auteurs, et auquel je n’ai
pas la plus légère part. »
Voltaire s’est
essayé passagèrement à d’autres stratégies. Début octobre
1764, il a imaginé un auteur fictif pour le Dictionnaire
philosophique, « un nommé Dubut » (lettres à
D’Alembert et à Damilaville du 1er octobre, pp. 403
et 405), « le jeune homme nommé Des Buttes » (à
Damilaville, le 3 octobre, ibid.). Le scénario avait été et
sera utilisé pour d’autres ouvrages de Voltaire, comme le Traité
sur la tolérance en 1763,
ou comme la Philosophie de l’histoire
attribuée lors de sa parution en 1765 à un abbé Bazin.
Mais cette diversion ne dure que quelques jours. Le 12 octobre,
Voltaire est sur le point de se déclarer à D’Alembert :
« Quelques personnes ont rassemblé ces matériaux, et je puis
y avoir quelque part » (p. 409). Mais il se rétracte
aussitôt. Le 19 octobre, au même : « c’est la pure
vérité que ce livre est de plusieurs mains, et que c’est un
recueil fait par un libraire ignorant » (p. 411).
Le Dictionnaire,
un « arrangement commode » de discours
Le modèle que retient
Voltaire est celui du livre-dispositif, de ce qu’il appelle une
« rhapsodie », c’est-à-dire non « un système »
philosophique constituant un discours, mais un « arrangement
commode » susceptible d’attirer un large public dans sa
nasse. C’est ce qu’a parfaitement compris Jean-Robert Tronchin,
dans la lettre qu’il adresse le 20 septembre 1764 au Conseil de
Genève :
« Ajoutons que la forme de ce
livre dans lequel les matières sont distribuées par ordre
alphabétique en rend le fond plus dangereux ; ce n’est point
un système, dont les propositions dépendantes les unes des autres
n’ont de force qu’autant qu’elles se prouvent mutuellement, qui
séduit difficilement cet ordre nombreux de lecteurs hors d’état
de suivre la chaîne des idées, et dont le défaut serait aisément
aperçu par ceux qui pourraient l’embrasser ; ce sont des
articles détachés, dont l’arrangement commode leur laisse la
malheureuse facilité d’y trouver ce qui peut les flatter le plus,
et qui est le plus proportionné au degré de leur intelligence. »
(P. 398.)
Voltaire lui-même se
compare, en tant qu’auteur-non-auteur du Dictionnaire
philosophique, à Arlequin à deux reprises. Dans la
lettre à D’Argental du 2 novembre 1764, il écrit :
« Au reste, que peut-on dire à V.
quand V. n’a donné cet ouvrage à personne, et quand il a crié le
premier au voleur, comme Arlequin dévaliseur de maisons ? V.
est intact. V. s’enveloppe dans son innocence. » (P. 421.)
Un Arlequin
dévaliseur de maisons ou
les Fâcheux, comédie en cinq actes, fut
joué à Fontainebleau en 1724. Un Pantalon amant
malheureux ou Arlequin
valet étourdi et
dévaliseur de maison, pièce
en trois actes sur un canevas italien (la Casa
svaligiatà), fut joué en 1716 au Théâtre du
Palais-Royal.
En 1770, Voltaire
reprendra cette comparaison dans les Questions sur
l’Encyclopédie, à la section VI de
l’article Ame :
« le plus grand bienfait dont nous
soyons redevables au nouveau Testament, c’est de nous avoir
révélé l’immortalité de l’âme. C’est donc bien vainement
que ce Warburton a voulu jeter des nuages sur cette importante
vérité, en représentant continuellement dans sa légation de
Moïse, « que les anciens Juifs n’avaient aucune connaissance
de ce dogme nécessaire » […] Les philosophes anglais même
lui ont reproché combien il est scandaleux dans un évêque anglican
de manifester une opinion si contraire à l’église anglicane ;
et cet homme après cela s’avise de traiter les gens d’impies :
semblable au personnage d’Arlequin, dans la comédie du
Dévaliseur de maisons, qui, après
avoir jeté les meubles par la fenêtre, voyant un homme qui en
emportait quelques uns, cria de toutes ses forces : Au
voleur ! »
Nous comprenons ainsi
qu’Arlequin dévaliseur de maisons est une figure du voleur volé :
celui qui reproche au public de lui attribuer le Dictionnaire
philosophique a fait bien pire auparavant pour saccager la
maison de l’infâme. Voltaire se dit innocent ; il se réduit
à V. ; mais dans le même temps il s’exhibe comme Arlequin de
farce. Voltaire s’enveloppe dans l’anonymat ; mais cet
anonymat est un chatoyant manteau d’Arlequin, le manteau
rhapsodique qui qualifie le Dictionnaire, identifié à un
arrangement de morceaux disparates.
Avec le duc de
Richelieu, le 27 février 1765, Voltaire reprend la métaphore :
« ainsi, n’allez pas, s’il vous plaît, me défendre comme
Scaramouche défendait Arlequin, en avouant qu’il était un
ivrogne, un gourmand, un débauché, attaqué de maladies honteuses,
et s’excusant envers Arlequin, en lui disant que c’était des
fleurs de rhétorique. » (P. 432.)
Voltaire se renie, se
déprécie, se dissémine en une pluralité d’auteurs, de mains, de
pièces à son manteau. Cette trivialisation de la fonction
auctoriale lui donne les moyens d’un succès extraordinaire. Le 19
décembre 1764, il écrit aux d’Argental, à propos de ce qui doit
déjà être une réédition du Dictionnaire :
« On dit que quelques philosophes
ont ajouté plusieurs chapitres insolents au Portatifs ;
qu’on l’a imprimé en Hollande avec ces additions irréligieuses ;
qu’il s’en est débité 4000 en huit jours, et que la
sacro-sainte baisse à vue d’œil dans toute l’Europe. »
(P. 429.)
4000 en huit jours,
c’est un débit extraordinaire pour le dix-huitième siècle,
surtout pour un ouvrage clandestin, diffusé sous le manteau. À
titre de comparaison, le 15 décembre 1762, Voltaire parlait à
Cramer d’un tirage total de 4000 exemplaires pour la première
impression du Traité sur la
tolérance, qui serait insuffisant.
Ce succès, Voltaire
le doit à ce qu’il a su allier : un dessein noble et un
succès de scandale, un engagement moral, vertueux dans le combat
pour la tolérance et un encanaillement complaisamment grotesque dans
la plaisanterie du bon et du plus mauvais goût. Le défenseur des
Calas est aussi Arlequin dévaliseur de maisons.
Cette ambivalence du
Dictionnaire philosophique se manifeste avec
éclat autour d’un sujet central du livre, qui est aussi un sujet
idéologiquement difficile : c’est celui du rôle que Voltaire
assigne aux Juifs dans la constitution et dans la déconstruction du
discours du Dictionnaire philosophique.
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