|
|
Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d'agrégation, « Voltaire, l'esprit des contes », université d'Aix-Marseille, 2019-2020.
Voltaire, l’esprit des contes
L’héroïsme de l’esprit
 Préparation pour le portrait de Voltaire - Maurice-Quentin de La Tour Le Dictionnaire philosophique
de l’édition de Kehl des œuvres complètes de Voltaire
constitue une sorte de monstre textuel : les cinq sections de
son article Esprit
ont des provenances diverses et ne correspondent à aucune
composition préméditée de leur auteur. Mais elles attestent de
l’attention
continue de Voltaire pour ce
terme, et de sa conscience qu’il était destiné à le définir et
à s’identifier à lui. Voltaire n’a pas seulement défini
l’esprit, il l’a incarné. On ne doit pas s’étonner qu’Esprit
soit un des rares articles livrés par Voltaire à Diderot pour
l’Encyclopédie.
Mais paradoxalement ce n’est pas dans cette livraison de 1755,
pleine de doute et de faux semblants, qu’il faut chercher une
définition simple de laquelle partir. C’est plutôt, 11 ans plus
tôt en 1744,
dans la Lettre sur l’esprit
qui fait suite à Mérope :
l’esprit s’y définit d’abord par rapport à la tragédie, et
marque ainsi pour Voltaire une
contradiction fondamentale, et qui le définit : il est la
tragédie et il est l’esprit des Lumières.
« Ce qu’on
appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une
allusion fine : ici l’abus d’un mot qu’on présente dans
un sens, et qu’on laisse entendre dans un autre ; là un
rapport délicat entre deux idées peu communes ; c’est une
métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un
objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans
lui ; c’est l’art ou de réunir deux choses éloignées, ou
de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer
l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié
sa pensée pour la laisser deviner. Enfin, je vous parlerais de
toutes les différentes façons de montrer de l’esprit si j’en
avais davantage ; mais tous ces brillants (et je ne parle pas
des faux brillants) ne conviennent point ou conviennent fort rarement
à un ouvrage sérieux et qui doit intéresser. La raison en est
qu’alors c’est l’auteur qui paraît, et que le public ne veut
voir que le héros. Or ce héros est toujours ou dans la passion ou
en danger. Le danger et les passions ne cherchent point l’esprit.
Priam et Hécube ne font point d’épigrammes quand leurs enfants
sont égorgés dans Troie embrasée, Didon ne soupire point en
madrigaux en volant au bûcher sur lequel elle va s’immoler.
Démosthène n’a point de jolies pensées quand il anime les
Athéniens à la guerre ; s’il en avait, il serait un rhéteur,
et il est un homme d’État. »
L’esprit établit un rapport, c’est l’idée
de départ essentielle. Le rapport se fait entre ce qu’un objet
présente, sa façade, et « ce qui est en effet dans lui »,
mais qu’on n’aperçoit pas du premier abord. L’esprit établit
entre cette façade leurrante et cette réalité « en effet »
une réunion à partir d’une division ou d’une opposition. Cette
réunion, cette jonction est brillante, produit l’éclat d’un
brillant, d’un diamant. Le brillant de l’esprit définit la
qualité de son effet ; mais dans le même temps il frappe
celui-ci de soupçon voire d’opprobre. Parce qu’il est brillant,
l’esprit n’est pas sérieux, n’est pas digne d’un ouvrage
sérieux.
Pour comprendre la suite du raisonnement de
Voltaire, il faut avoir en tête ce qu’il entend ici par ouvrage
sérieux : ce sont les tragédies. Sur la scène tragique, le
public « ne veut voir que le héros », c’est-à-dire
qu’il ne veut entendre dans ce qu’il dit que la déclinaison de
son caractère, que sa façade tragique. Qu’il se glisse dans la
tirade que débite un acteur un mot d’esprit, c’est l’auteur,
c’est Voltaire qui tout d’un coup prend la parole au travers de
son personnage, et c’est ce que la convention mimétique de la
représentation théâtrale classique ne permet pas. Il y a alors
disconvenance : « tous ces brillants… ne conviennent
point ou conviennent fort rarement à un ouvrage sérieux ».
Non seulement cette intrusion de l’auteur derrière l’acteur
rompt l’illusion théâtrale, mais elle constitue une faute de
goût : l’esprit est léger, propre aux épigrammes, aux
madrigaux, aux jolies pensées, quand l’action tragique est lourde
de passion et de dangers.
Mais cet héroïsme de la scène qui rend
apparemment impossible l’intrusion du mot d’esprit, dont la
légèreté est incompatible avec le genre sérieux, ne
constitue-t-il pas précisément la façade que le trait vient
fissurer, dont il a besoin pour établir le rapport, la jonction, la
comparaison incongrue, la métaphore saillante ? Sans cet
héroïsme qui interdit l’esprit et que l’esprit démonte, il n’y
a pas d’esprit. Il y a donc un héroïsme nécessaire de l’esprit,
et par lui l’esprit exerce nécessairement une disconvenance, qui
est la traduction symbolique de ce qui se manifeste techniquement
comme division, opposition dans la réunion, dans le rapport de la
façade et de la réalité même.
 La bataille de Mollwitz, 10 avril 1741 - Carl Röchling - vers 1910 Prenons un exemple.
I. La boucherie héroïque : déconstruire
la bataille
Le chapitre III de Candide
s’ouvre par la description de la bataille livrée entre les Avares
et les Bulgares, bataille dans laquelle Candide se trouve jeté pour
sa plus grande terreur et incompréhension. Le morceau de bravoure
que constitue le début de ce chapitre, qu’on intitule de la
formule même de Voltaire la « boucherie héroïque », a
eu une très importante postérité littéraire : le dispositif
en a été repris par Stendhal dans La Chartreuse de Parme
(1839), quand il décrit Fabrice del Dongo jeté au milieu de la
bataille de Waterloo,
par Tolstoï dans Guerre et Paix
(1865-1869),
quand il raconte comment le
prince André Bolkonski blessé à Austerlitz est repéré par
Napoléon,
et même dans une certaine
mesure par Claude Simon dans La Route des Flandres
(1960), pour évoquer le tableau héroïque et dérisoire de la mort
du capitaine de Reixach.
Quel est ce dispositif ?
Un personnage, le protagoniste de l’histoire, se trouve pris dans
une scène de guerre. Il y a une beauté héroïque de cette scène,
une puissance esthétique du tableau qui se déploie ; mais dans
le même temps, c’est l’horreur de la guerre, le carnage, la mort
aveugle qui s’abat sur les hommes. Entre la valeur esthétique du
tableau sublime et sa négation radicale par l’horreur de la
guerre, le protagoniste est saisi, coincé, écrasé : il n’y
comprend rien, il porte le non-sens de l’événement.
Nous retrouvons
ici, sous une forme légèrement modifiée, les trois éléments que
nous avons dégagés dans le cours précédent comme constitutifs du
conte : la fantaisie imaginative se cristallise ici en façade
esthétique et va constituer
la façade du trait d’esprit ;
la rationalité vaine du discours métaphysique est transposée dans
l’enchaînement du récit historique et
dans l’ordonnancement de l’événement,
avec la même interrogation sur la causalité ; cette
interrogation établit le rapport, la relation
qui lie, qui noue le mot d’esprit ;
l’arrière-plan du réel constitue
toujours le fond, ou la tendance
du récit, « de ce qui est en effet dans lui ». Le
dispositif de la boucherie héroïque ordonne donc ces trois éléments
comme façade, relation
et tendance. L’esprit met
en œuvre le dispositif du conte ; c’est en fait le même
dispositif :
 La bataille de Mollwitz - Günter Dorn - 1997 « Rien n’était si beau, si
leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les
trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons,
formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer.
Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de
chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des
mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la
surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de
quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une
trentaine de mille âmes. » (p. 43)
« …les
deux armées » : pour
l’entrée en matière de ce chapitre, Voltaire adopte un point de
vue extérieur à la scène et surplombant. La bataille n’est pas
vue d’un camp plutôt que d’un autre, c’est une sorte de vue
aérienne présentant le face à face des deux troupes
avançant l’une vers l’autre.
L’usage de l’imparfait dans les
deux premières
phrases
nous confirme que nous avons affaire à une description, avant
de basculer dans la narration avec le passé simple de la troisième
phrase.
Ce
point de vue de la carte constitue l’embrayeur topique d’un récit
de bataille dans l’historiographie classique. Il n’est qu’à se
reporter à la pratique de Voltaire lui-même. Voltaire,
nommé historiographe du roi en 1746, avait
entrepris
d’écrire l’Histoire de la guerre de mil sept cent
quarante et un,
que nous appelons aujourd’hui la guerre de succession d’Autriche,
dont la bataille de Fontenoy, en 1743, constitue un des événements
les plus marquants.
C’est à cette guerre
et non à la Guerre de Sept ans (1756-1763) que le chapitre III de
Candide fait allusion. Les deux puissances principales qui
s’affrontent au début de la Guerre de succession d’Autriche sont
l’Autriche de Marie-Thérèse et la Prusse de Frédéric II, qui
entreprend de lui ravir la Silésie, au sud de la Pologne. Les
peuples contestés par les puissances belligérantes sont donc
slaves, et cela peut avoir suggéré à Voltaire le nom des Bulgares.
Au dix-huitième siècle, on associe les Bulgares aux barbares
Scythes et on les confond avec une secte hérétique, les Bogomiles,
qu’on identifie aux Manichéens, et dont le mot Bulgare est dérivé.
On accuse ces hérétiques d’être sodomites :
« Leurs crimes détestables firent
encore que leur nom devint un nom odieux, un nom de débauche, de
sorte que Bulgare, ou comme on trouve dans quelques Auteurs
Bugare, signifie un Sodomite, un Ctenobatte,
& un usurier, parce qu’ils se livraient à tous ces vices.
Malgré tout cela les Protestans reconnoissent les Bulgares
pour leurs pères, & n’ont point de honte de prouver devant eux
la succession prétenduë de leur Eglise. » (Dictionnaire de
Trévoux, 1738-1742, p. 1282)
Le bruit courait de
l’homosexualité de Frédéric II, avec qui Voltaire s’est
brouillé en 1753. Le roi des Bulgares, c’est donc ce sodomite de
Frédéric II qui prétend s’emparer des barbares scythes de
Silésie. Face aux Bulgares, Voltaire imagine des Abares, à partir
d’un peuple scythe, les Άβαροι, qui est attesté chez Isidore
de Séville et Paul Diacre. Abares et Bulgares sont donc deux
sous-catégories, ou variantes des Scythes, ce sont des barbares qui
se font la guerre entre eux.
 La bataille de Mollwitz, 10 avril 1741 - Jan Luyken - gravure d’époque Si
le roi des Bulgares est Frédéric II, le royaume qui parle la même
langue que la Prusse, qui appartient au même peuple, et pourtant est
alors en guerre avec eux, ce sont les Autrichiens.
Les Abares et les Bulgares, ce sont les Autrichiens et les Prussiens,
qui se font la guerre pour une Silésie dont nous les Français
n’avons que faire. C’est de cette guerre-là qu’il s’agit.
Cette
guerre peut être décomposée en deux phases : la première est
celle de l’affrontement entre la Prusse et la Silésie, qui se
conclut très vite par la victoire de Frédéric II à la bataille de
Mollwitz le 10 avril 1741. Voltaire
a été directement impliqué dans cette victoire, qui pourrait
constituer la blessure originelle constitutive du récit de Candide.
Frédéric conclut une paix séparée avec l’Autriche, mais leurs
alliés respectifs demeurent en guerre. Les puissances belligérantes
principales deviennent la France et l’Angleterre. Dans
cette seconde
phase de la guerre,
la bataille décisive est
celle de
Fontenoy, le
11 mai 1745 :
c’est une victoire française, mais
une victoire à la Pyrrhus ; les Français n’en tireront aucun
avantage.
La
boucherie héroïque est une condensation parodique de ces deux
batailles, celle de Mollwitz, une bataille entre Scythes très loin
de la France, qu’on peut regarder avec détachement et dont on peut
rire ; et celle de Fontenoy, au nord de Lille, qui va devenir
l’emblème de ce qu’on appellera un siècle plus tard les guerres
en dentelles.
Voltaire
a
fait le récit détaillé de
Fontenoy au
chapitre XV du Siècle de Louis
XV. Il
débute ainsi :
 La bataille de Fontenoy, 11 mai 1745 - Guélard « En
jetant les yeux sur les cartes, qui sont fort communes, on voit d’un
coup d’œil la disposition des deux armées. On remarque Antoing
assez près de l’Escaut, à la droite de l’armée française, à
neuf cent toises de ce pont de Calonne, par où le roi et le dauphin
s’étaient avancés ; le village de Fontenoy par delà
Antoing, presque sur la même ligne ; un espace étroit de
quatre cent cinquante toises de large entre Fontenoy et un petit bois
qu’on appelle le bois de Barri. Ce bois, ces villages
étaient garnis de canons, comme un camp retranché. Le maréchal de
Saxe avait établi des redoutes entre Antoing et Fontenoy ;
d’autre redoutes aux extrémités du bois de Barri fortifiaient
cette enceinte. Le champ de bataille n’avait pas plus de cinq cents
toises de longueur depuis l’endroit où était le roi, auprès de
Fontenoy, jusqu’à ce bois de Barri, et n’avait guère plus de
neuf cents toises de large ; de sorte qu’on allait combattre
en champ clos, comme à Dettingen, mais dans une journée plus
mémorable. » (p. 149)
Le
point de départ d’un récit de bataille, c’est un dispositif.
Des armées sont disposées sur une carte. Une configuration des
lieux, un site, déterminent une, des stratégies, et à partir
d’elles, en fonction des circonstances, les actions à venir. Il y
a une logique de la bataille, un enchaînement de causes et d’effets,
dont le récit historiographique mettra en évidence la rationalité.
Rien de plus irréel, rien de plus rationnel qu’un récit de
bataille. C’est ce que Voltaire entreprend de déconstruire dans la
boucherie héroïque, non comme on ferait la satire d’un autre
genre de récit, d’une autre pratique d’écriture, mais à partir
de sa propre pratique.
II.
« Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien
ordonné » : la façade de l’esprit
 L. J. M. de Bourbon, duc de Penthièvre à la bataille de Fontenoy - Nattier La
vue liminaire par laquelle
débute le chapitre III est
éclatante. Voltaire utilise un adjectif qui mérite qu’on s’y
attarde. L’ensemble qu’il nous décrit était leste.
Cet adjectif s’emploie d’abord et essentiellement que dans un
contexte militaire :
Léste.
Adj m. & f. Qui est brâve, en bon état & en bon équipage
pour paroître. Alacris, expeditus, succinctus, promptus.
Une armée fort léste ;
de l’Infanterie bien léste,
bien vétuë & gaillarde. De la cavalerie bien léste,
c’est-à-dire, bien montée. Les fêtes, les carrousels, les
bals demandent que les gens soient bien léstes,
pimpans & magnifiques. » (Dictionnaire de Trévoux,
1738-1742, p. 635)
Leste n’a rien à
voir avec l’élégance au sens mondain du terme. Ce sont les
uniformes pimpants, c’est l’éclat des régiments qui défilent
pour le spectacle, c’est la façade rutilante de la guerre. Tout ce
début est orchestré par Voltaire comme une parade : parade
visuelle d’abord, parade sonore ensuite.
Mais dès le
départ cet éclat est miné. C’est d’abord la tournure négative
de la première phrase. Rien n’était si beau, c’est une double
négation, c’est la double négation propre au conte (il n’est
pas vrai que ceci n’est pas un conte). Au bout du compte, cela veut
dire que tout était beau, mais ce qui éclate en tête de chapitre,
c’est rien, c’est
ce rien qui sonne comme le coup d’envoi de la boucherie héroïque :
toute cette pompe, tout cet étalage de magnificence, ce ne sont que
fadaises, ça ne vaut rien, c’est du rien. Le leste s’applique à
du rien.
Voltaire pourrait bien
avoir inventé cette formule liminaire à partir d’une lettre du
comte de Saxe à d’Argenson, ministre de la guerre pendant la
guerre de Succession d’Autriche, une dizaine d’années plus tôt.
Plusieurs chapitres de ce qui va devenir le Siècle de Louis XV
sont rédigés alors à Versailles chez le comte d’Argenson,
ministre de la guerre : nul doute que c’est à ce moment et à
cet endroit que Voltaire a lu les lettres du comte Maurice de Saxe
(que Voltaire nomme toujours de son titre militaire, le maréchal de
Saxe), qui commandait les troupes françaises, à son ministre de
tutelle, et qu’il y a trouvé ce qui deviendra dix ans plus tard la
formule liminaire du chapitre de la « boucherie héroïque » :
 Infanterie de la garde prussienne (1ère guerre de Silésie) - David Morier « J’ai
l’honneur de vous envoyer, Monsieur, une Lettre que j’ai reçûe
de Mr le Comte Des-Alleurs, par laquelle vous pourrez voir que j’ai
depuis plus de deux Mois 500. Tartares & près de 1000. Chevaux à
la solde du Roi ; cette Lettre contient un Décompte, qui vous
fera voir les sommes employées.
Il est survenû
quelque empêchement à leur Marche, causé par la Cour de Saxe, qui
me fait grand tort ; je cherche à le redresser, ainsi que vous
pourrez le voir par la Lettre que j’écris à Mr. d’Ostens,
Lieutenant Colonel de ce Régiment.
Notre
Retraite de la Baviere est cause, que les Répresentations de la Cour
de Vienne ont trouvé tant de poids à Dresde,
j’ai de quoi m’affliger de tout ceci ; car outre que cette
affaire me ruine, Mr
d’Osten augmente mes regrets en m’écrivant qu’il a choisi ces
Tartares sur 15000, que c’est l’Elite de la Horde de Lips, &
que rien n’est si brave, si brillant, & si leste ; mais je
ne dois pas vous entretenir de mes déplaisirs. » (Lettre de Mr
le Comte de Saxe à M. D’Argenson, au Camp de Heitern du 26
août 1743, in Campagne de M. le maréchal duc de Coigny en
Allemagne l’an 1743,
Amsterdam, Marc Michel Rey, 1761, p. 189-190)
« Rien n’est si brave, si brillant, &
si leste », affirme le comte à propos des cavaliers cosaques
de la Horde de Lips qu’il a fait recruter pour constituer l’élite
de ses troupes et marcher avec la Saxe contre Vienne. Il ne s’agit
pas pour lui de s’extasier sur l’effet esthétique que pourraient
produire de beaux militaires, mais de vanter la qualité militaire de
ses recrues, dont il entend se faire rembourser le prix. Ces soldats
sont braves et lestes, courageux et bien équipés.
 Grenadiers autrichiens et hongrois (1ère guerre de Silésie) - David Morier Voltaire change « brave » en « beau »
et infléchit du coup le sens de « leste » : il
esthétise une formule qui était une formule de recruteur, de
valorisation d’un bon recrutement. Enfin, à la triade des
adjectifs il ajoute « bien ordonné », qui oriente le
point de vue : la vue qui nous est offerte n’est pas la vue
des hommes (comme pourraient le laisser croire les trois premiers
adjectifs), mais la stratégie d’un ordonnancement, l’organisation
d’un ballet minuté sur une carte d’état-major. Cette vue
comporte un ordre, il y a une logique de disposition qui préside à
la bataille : mais cet ordre, cette logique ne nous seront
jamais donnés. Voilà qui révèle d’emblée le dispositif :
sur le plan imaginaire, il déploie la façade éclatante de la
bataille ; sur le pan symbolique, il s’ordonne comme
rationalité vaine d’une stratégie ; sur le plan du réel, il
nous confronte à l’horreur du massacre.
La non superposition de ces plans définit la
technique de l’esprit. Cette non superposition se manifeste dès la
première phrase : « Rien n’était… que les
deux armées. » Syntaxiquement, « les deux armées »
explicite le « rien » liminaire. Or ce « rien »
désigne un tout, ou un tas, un ensemble unique en tous cas, et
l’éclat de cet ensemble, tandis que « les deux armées »
supposent un face à face, une confrontation dont il est difficile de
saisir, dans une seule vue, les deux fronts affrontés. Cette
première phrase, qui paraît tellement visuelle, décrit donc en
fait une vue impossible, à la fois frontale et globale.
La syntaxe de la deuxième phrase met en place à
nouveau une (non-)superposition : « une harmonie telle
qu’il n’y en eut jamais en enfer » identifie l’harmonie
des instruments de la parade militaire au vacarme de l’Enfer, la
symphonie à une cacophonie. Ce renversement était préparé par
l’ajout d’un intrus dans l’énumération des instruments, qui
les mettait apparemment tous sur le même plan : le dernier
instrument, ce sont les canons ; la parade de guerre en
dentelle, la marche joyeuse et bien ordonnée laisse la place à la
guerre proprement dite.
 La bataille de Fontenoy, 11 mai 1745 - Lenfant L’esprit de l’énoncé tient à cette
discordance : la façade esthétique détermine le ton et le
rythme de l’énonciation, léger, joyeux, guilleret. L’accumulation
paradigmatique ne sollicite de la part du lecteur aucun effort de
compréhension d’une syntaxe complexe. Son attention se relâche,
et c’est ainsi que les canons se glissent, si l’on ose dire sans
coup férir, à la queue de la deuxième énumération. Chaque fin de
phrase pourtant ramène le verbiage léger à la dure réalité de la
guerre : « rien n’était si beau… » / « …
les deux armées » ; « les trompettes… » /
« en enfer ». « En enfer… » est dit au son
du fifre, l’horreur cinglante de la guerre si glisse comme si de
rien dans le ton galant d’une conversation de salon.
III. La somme et le décompte
Avec le basculement au passé simple, les armes
que les canons avaient introduites dans la belle ordonnance prennent
le commandement syntaxique : les trois phrases suivantes, au
passé simple, se présentent comme une addition, dont la quatrième
est le total. L’addition des armes signifie une soustraction
d’hommes, la discordance repose d’abord sur cette contradiction
des mouvements :
Canons - 2 x 6000
+ Mousqueterie - 9 ou 10000
+ Baïonnette - quelques 1000 (apparemment : 4 ou 5000)
= Le tout ±30000
 Louis XV à la bataille de Fontenoy, 11 mai 1745 - Lenfant De la même façon que la description, se
présentant comme vue, se déployait en fait en marche, cette somme,
qui semble relever du décompte tactique, suit en fait le déroulement
de la bataille. D’abord, et de loin, les canons tirent les boulets
à longue portée ; puis, de plus près, les fusils lancent les
tirs à moyenne portée, quand les deux armées sont déjà sont déjà
très proches l’une de l’autre ; enfin, la baïonnette des
fusils n’entre en service que dans le corps à corps de la mêlée.
Voltaire joue donc toujours à la fois sur le plan esthétique et
surplombant (la somme des armes et de leurs effets, l’ordonnancement
de la bataille) et sur le plan dynamique du déroulement réel de la
bataille (l’avancée des hommes, l’accumulation des morts).
Chacun des termes de l’addition suit la même logique syntaxique
que les deux premières phrases : d’abord l’éclat du
déploiement des armes, puis la réalité de la guerre, le décompte
des morts.
Une mécanique syntaxique se met donc en place,
qui repose sur cette non-superposition du surplomb esthétique et de
l’immersion macabre. Dans l’ordre de cette mécanique (noter la
symétrie des « six mille hommes de chaque côté »,
qui prolonge celle, liminaire, du « si bien ordonné que les
deux armées »), Voltaire introduit le désordre du sarcasme,
comme indicateur de la présence dérangeante du réel.
Ce désordre passe d’abord presque inaperçu.
Après les canons devraient venir les fusils. Mais Voltaire dit
« mousqueterie » en lieu et place des fusils. Le mot
surprend d’autant plus que le dictionnaire de Trévoux nous apprend
l’existence d’une subtile distinction :
« Mousqueterie,
s. f. Art de bien manier le mousquèt. Ars catapultaria.
Ce Maître entend bien la mousquetereie.
On le dit aussi des salves ou décharges de mousquèts qui se font
par honneur, & sans balle. Mais les décharges qu’on fait
contre l’ennemi, s’appellent mousquetades.
C’est l’usage qui a établi cette différence entre mousqueterie
& mousquetade. »
 La bataille de Rocoux, 11 octobre 1746 - Lenfant A strictement
parler, la mousqueterie ne
désigne pas l’ensemble des
mousquets, mais le fait de se servir des mousquets. Cependant, dans
cet usage on distingue un suffixe -erie et un suffixe -ade qui n’ont
pas le même sens. Dans la bataille, c’est -ade qui est d’usage :
une canonnade, une fusillade, une mousquetade. Le suffixe -erie
renvoie à la parade, au théâtre de la guerre, au « rien
n’était si beau, si leste, si brillant ». Or nous sommes
dans la bataille : pourquoi Voltaire utilise-t-il le mauvais
terme ? Parce que le mot arrive, dans la mécanique syntaxique
qui ordonne le passage, au moment de l’envol esthétisant, et non
de la retombée dans le réel et la mort. Cette salve de mousquets
est d’abord vue comme une mousqueterie avant d’être
comptabilisée comme mousquetade. Ce
mot de mousqueterie est déjà le mot qu’il utilise dans Le
Siècle de Louis XV pour la
bataille de Fontenoy :
« Les
officiers des gardes françaises se dirent alors les uns aux autres :
Il faut aller prendre le canon des Anglais. Ils y montèrent
rapidement avec les grenadiers, mais ils furent étonnés de trouver
une armée devant eux. L’artillerie et la mousqueterie en
couchèrent par terre près de soixante, et le reste fut obligé de
revenir dans ses rangs. » (p. 153)
Mousqueterie
est du vocabulaire héroïque. Voltaire est également sensible au
bruit de la langue : « l’artillerie
et la mousqueterie » forment
le signifiant quasiment cratylien du feu roulant des armes déchargées
sur l’ennemie ; c’est une fanfare, c’est l’éclat
sonnant de la bataille héroïque. Le même mot consonne donc à la
fois, dans le Siècle de Louis XV,
comme vocabulaire héroïque du grand genre, de l’épopée
française de Fontenoy, et, dans Candide,
comme mot d’esprit ridiculisant la parade déjà vieillie, déjà
démodée, d’une armée d’opérette. Il
faut en effet
noter que les mousquets, qui sont les ancêtres inventés au XVIe
siècle des fusils, ne sont plus en usage au moment où Voltaire
écrit. L’article Mousquet
de l’Encyclopédie
(1765) nous apprend en effet qu’« on s’est servi de
mousquets dans les troupes jusqu’en 1604 ; mais peu de
tems après cette année on leur substitua le fusil. » De fait
le mousquet subsista dans les armées françaises jusque vers 1700 :
mais au XVIIIe siècle, c’est une arme de musée, qui évoque la
préhistoire de la guerre moderne. Une arme de musée : un objet
esthétique. Il faut lire ce mot de mousqueterie
avec une petite moue ironique, ça n’a l’air de rien, c’est
joli, c’est un peu vieillot, et pan neuf à dix mille hommes de
tués !
Ce
ne sont plus des hommes, d’ailleurs, mais des « coquins qui
infectaient la surface » de
la terre : le ton se fait cynique, et surtout l’ordonnance de
l’addition se dérange de plus en plus. Il s’agit de faire sentir
la déraison de cette raison de la somme, par l’introduction de
l’affect dans le calcul froid. Il y aurait d’autre part une
logique supérieure à cette tuerie, que va suggère de loin
l’introduction du vocabulaire leibnizien : le
« meilleur des mondes » comme la « raison
suffisante » renvoient à La Théodicée
et impliquent que, dans la tuerie qui nous est racontée s’exerce
la Providence, que cette tuerie a une raison, que ces morts meurent
pour le mieux. « Coquins » n’est donc pas seulement une
inflexion de vocabulaire pour « hommes », c’est une
cause : neuf à dix mille hommes sont tués lors de la salve
d’artillerie parce que
ce sont des coquins. Dans le même ordre logique, la somme des morts
n’est pas établie en hommes mais en âmes : à ce stade, au
moment de la somme, les hommes sont morts, il ne reste à compter que
des âmes.
 Putti sur le champ de bataille (Décaméron 1757) - Gravelot L’ordre logique s’est
déplacé : de l’ordonnance des armées, de l’ordre et des
enchaînements de la bataille, Voltaire glisse à un ordre plus
abstrait, qui est l’ordre de la finalité providentielle des
événements. La rationalité vaine du plan symbolique se déplace,
de l’esthétique vers la métaphysique, tandis que le plan du réel
se dévoile : la mort est d’abord suggérée par périphrase :
« renversèrent » donne à voir de simples pions
renversés sur une carte ; « ôta du meilleur des mondes »
formule une soustraction abstraite ; c’est seulement au moment
de la mêlée, où l’on s’éventre à coups de baïonnettes, que
la mort est signifiée explicitement. Cela correspond à l’expérience
réelle de la guerre des Lumières : la mort est d’abord
quasiment abstraite au début de la bataille, quand le soldat avance
et que ses camarades tombent autour de lui sous l’effet apparemment
totalement aléatoire de l’artillerie ennemie ; ce n’est
qu’au moment du corps à corps qu’elle prend un visage et qu’il
faut tuer pour ne pas être tué soi-même. Voltaire donne cependant
des chiffres qui indiquent une proportion : quelques milliers de
morts à la baïonnette, pour 30000 morts au total, soit un peu plus
de 15 % : dans la guerre moderne, la mêlée devient une
cause marginale de mort ; la mort massive, celle qui caractérise
de façon centrale la réalité de la bataille, est une mort
impersonnelle, gouvernée par le hasard. Le soldat avance dans un
champ avec une certaine proportion de chances d’être tué. Telle
est la réalité précise que vise la critique de la théodicée
leibnizienne dans Candide : non pas en soi le contenu
dogmatique d’un discours théologique providentialiste (toujours
ramené par Voltaire à un galimatias) que l’effacement du sens
dans le réel, le triomphe de l’aléas, l’horreur absurde et
muette de la mort aveugle.
IV. Le régime esthétique de l’esprit
Il y a donc, dans le
dispositif de l’esprit, d’un côté le plan esthétique de la vue
ordonnée, de l’éclat des uniformes, de la carte d’état-major,
de la déclinaison des armes, et d’un autre côté le plan réel
des morts qui tombent au hasard, de la bataille qui se fait avant
même la bataille, nul ne sait pour quelle cause ni pour quel gain.
Entre ces deux plans, et les faisant tenir ensemble dans leur
attelage improbable, la narration déroule la succession des
événements.
Cette succession
constitue la marche de la bataille. Elle passe ici quasiment à
l’arrière-plan, alors qu’elle constitue le ressort essentiel,
ultra-visible du récit historiographique. Il n’est qu’à
comparer avec le récit voltairien de Fontenoy :
« les Anglais et les Hanovriens
s’avancent avec lui [= le duc de Cumberland] sans presque déranger
leurs rangs, traînant leurs canons à bras par les sentiers :
il les forme sur trois lignes assez pressées, et de quatre de
hauteur chacune, avançant entre les batteries de canon qui les
foudroyaient dans un terrain d’environ quatre cents toises de
large. Des rangs entiers tombaient morts à droite et à gauche ;
ils étaient remplacés aussitôt ; et les canons qu’ils
amenaient à bras vis-à-vis Fontenoy et devant les redoutes
répondaient à l’artillerie française. En cet état, ils
marchaient fièrement, précédés de six pièces d’artillerie, et
en ayant encore six autres au milieu de leurs lignes »
(p. 152-153)
Ce qui donne à la
bataille sa rationalité dans le récit c’est sa marche, vers la
victoire ou vers la défaite. Les canons sont transportés sur des
sortes de charrettes, ils font le mouvement avec les troupes qui
s’avancent. Pour Fontenoy, Voltaire insiste sur cet effort du
déplacement, et sur la geste héroïque des hommes engagés dans une
marche qui coûte physiquement ; dans la boucherie héroïque,
les canons semblent immobiles, il n’y a pas d’effort : la
narration s’estompe, le tableau devient somme abstraite. C’est la
substance héroïque même qui est aspirée.
Il y a là bien plus
qu’une technique de l’esprit : dans la saisie de la guerre
comme vue et comme aléa se joue le même basculement, qui est le
basculement d’un régime poétique de représentation, avec ses
règles et ses hiérarchies, vers un régime esthétique, centré sur
la potentialité et la singularité quelconque. Dans le régime
poétique, le récit articule un ou des héros à un événement qui
fait sens au sein d’un genre (l’épopée d’une guerre, ou sa
chronique historique) ; dans le régime esthétique, la forme du
récit, la figure du héros, la consistance de l’événement sont
déconstruites. C’est à chaque fois la (non-)superposition des
plans du dispositif du récit spirituel qui opère cette
déconstruction : l’événement est ramené à l’oxymore
d’une boucherie héroïque, où boucherie dit le réel et héroïque
rappelle ironiquement ce que le symbolique devrait être ; il
n’y a pas de héros, mais des nombres sur le champ de bataille, des
hommes, puis des coquins, puis des âmes ; il n’y a pas de
narration, mais la description d’une vue, d’un ordre de bataille,
et c’est cette description qui charrie les décombres du récit de
l’événement. Les catégories qui émergent avec la mise en place
de ce nouveau régime esthétique de représentation sont la
potentialité et la singularité quelconque.
 Portrait de Leibniz à 68 ans - Haid d’après Auerbach La potentialité
d’abord : elle est paradoxalement portée par la théodicée
leibnizienne que le récite brocarde. Nous vivons dans le meilleur
des mondes possibles, nous pourrions donc vivre dans une infinité
d’autres mondes : ce que la boucherie héroïque exprime,
renversant Leibniz, et ce que toute la suite du récit va suggérer,
c’est que n’importe quel autre monde serait préférable. Il y a
donc deux manières d’envisager la potentialité, soit
positivement, comme élection par le réel du meilleur des mondes
possibles, soit, négativement, comme révolte contre le réel et
ouverture par la fiction de toutes ses alternatives possibles.
Cette ouverture, qui se présente comme une critique de Leibniz,
n’est possible qu’à partir du modèle théorique créé par la
Théodicée. La potentialité nie Leibniz à partir de
Leibniz. C’est ce que manifeste le récit en faisant ressusciter
Pangloss à la fin du chapitre : tué par la guerre, le discours
leibnizien revient d’entre les morts : « Le fantôme le
regarda fixement, versa des larmes et sauta à son cou. » Après
la pire catastrophe qui le dément brutalement et horriblement, le
discours leibnizien revient toujours comme un fantôme, comme un…
esprit.
Car il donne la forme de la nouvelle représentation du monde qui le
nie : un monde de négation symbolique radicale sur laquelle
viennent se greffer les espérances et les chimères les plus
folles ; une réalité à la fois absolument nulle et pleinement
potentielle, ouvrant vers tous les mondes possibles.
La réalité héroïque
du monde que Voltaire déconstruit ici n’est pas pour autant une
réalité abstraite. La bataille qu’il évoque n’est pas une
bataille théorique, même si elle ne représente exactement aucune
bataille réelle. Mais Voltaire déplace l’accent de la réalité
du moment, de l’événement même de la bataille vers ses
conséquences, ses suites. Il suffit pour s’en rendre compte de
poursuivre notre comparaison avec le récit de Fontenoy dans Le
Siècle de Louis XV. Voltaire le concluait ainsi :
« Cette action décida du sort de
la guerre, prépara la conquête des Pays-Bas, et servit de
contre-poids à tous les événemens malheureux. Ce qui rend encore
cette bataille à jamais mémorable, c’est qu’elle fut gagnée
lorsque le général
affaibli et presque expirant ne pouvait plus agir. Le maréchal de
Saxe avait fait la disposition, et les officiers français
remportèrent la victoire. » (p. 167)
La bataille est une
« action » ; parce que cette action est préparée
par une « disposition », elle détermine un sens et fait
événement. La « boucherie héroïque » prend le
contrepied systématique de cela : nul génie dans la
disposition, qui est une pure façade. Il n’y a pas d’action, car
le seul personnage qui s’y détache comme singularité est une
singularité quelconque, c’est Candide. Enfin, il n’y a pas
d’événement, car il n’y a pas de victoire, pas de cheminement
vers une issue de la guerre, ni même vers un tournant décisif :
de la boucherie du champ de bataille, on passe sans transition aux
deux Te deum, qui s’annulent en quelque sorte l’un par
l’autre : il n’y a pas de victoire si les deux camps se
l’attribuent. Dans le récit de Fontenoy, la victoire est une scène
de théâtre, du grand genre, où le récit prend soin de conserver
leur dignité même aux vaincus :
« Les
Anglais se rallièrent, mais ils cédèrent ; ils quittèrent le
champ de bataille sans tumulte, sans confusion, et furent vaincus
avec honneur.
Le roi de France allait de régiment en
régiment ; les cris de victoire et de vive le roi, les chapeaux
en l’air, les étendards et les drapeaux percés de balles, les
félicitations réciproques des officiers qui s’embrassaient,
formaient un spectacle dont tout le monde jouissait avec une joie
tumultueuse. » (p. 164-165)
 Une scène du Massacre des Innocents - Jean-Baptiste Marie Pierre À ce spectacle, à
cette scène héroïque du récit, la narration de Candide
substitue le cheminement dans les coulisses de l’événement, dans
le hors-scène des à côtés de la bataille, dans la réalité des
pillages, des massacres de civils, des viols et des tortures.
« Candide,
qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il
put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis
que les deux rois faisaient chanter des Te Deum,
chacun dans son camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs
des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de
mourants, et gagna d’abord un village voisin ; il était en
cendres : c’était un village abare que les Bulgares avaient
brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés
de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient
leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles
éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques
héros, rendaient les derniers soupirs ; d’autres à demi
brûlées criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des
cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de
jambes coupés.
Candide s’enfuit au plus vite dans un
autre village : il appartenait à des Bulgares, et les héros
abares l’avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur
des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du
théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son
bissac, et n’oubliant jamais mademoiselle Cunégonde. »
Après le bref récit
parodique de la bataille, Candide est le premier individu qui
apparaisse. Si l’on peut dire qu’il apparaît : son action
est de se cacher. Candide n’appartient pas à la scène héroïque
de l’action, elle-même maintenue dans le vague neutralisant de la
boucherie. La singularité de Candide est ramenée parodiquement à
une catégorie générique par la comparaison : Candide, « comme
un philosophe ». Voltaire se souvient peut-être ici des vers
que Frédéric lui avait envoyés après sa victoire de Mollwitz en
Silésie, en mai1741 :
En un mot, du
centre du trouble,
Je vous
cherche au sein de la paix,
Où vous savez
jouir au double
De cent
plaisirs, de cent succès ;
Où vous vivez
quand je travaille ;
Où vous
instruisez l’univers,
Lorsque de
cent peuples divers
Je vois, au
fort de la bataille,
Les ombres passer aux enfers.
 Frédéric II rendant visite à Voltaire - Baquoy d’après Monsiau Frédéric opposait
deux mondes, celui de la guerre prussienne et de l’action politique
d’une part, dont il se présentait comme le centre et le maître,
celui du raffinement et de l’esprit français d’autre part, qui
est aussi celui de la philosophie, dont il accordait obligeamment la
couronne à Voltaire. Voltaire au contraire place Candide au cœur de
la bataille, non dans la position heureuse du philosophe des plaisirs
de l’esprit, mais dans la terreur du carnage. Candide « tremblait
comme un philosophe » se comprend d’abord ironiquement :
le philosophe n’est pas le vaillant hoplite des batailles de
Potidée, Délion et Amphipolis qu’était Socrate ; le
philosophe est ce vain discoureur que Frédéric décrit sous couvert
de flatterie et que Voltaire caricature en Pangloss, homme de mots et
d’idées bien incapable d’affronter la réalité de l’ennemi
dans une bataille.
Mais, comme souvent
avec l’ironie, « comme un philosophe » se comprend
aussi sans ironie : en bon philosophe attentif aux causes et aux
conséquences, Candide ne se laisse nullement leurrer par le rutilant
appareil des armées en parade. Il tremble quand les soldats courent
aveuglément à la mort parce qu’il a conscience du danger et de la
boucherie.
V. La ligne de la singularité quelconque
Dans l’espace dévasté
de la guerre, le trajet de Candide trace une ligne qui est la ligne
de la singularité : de la boucherie de la bataille au premier
village abare massacré, de là au village Bulgare qui a subi le même
sort, et de là enfin à la frontière hollandaise. Candide se réduit
à cette ligne. Voltaire nous dit ce qu’il voit, jamais ce qu’il
ressent. Il lui construit au contraire une parodie d’intériorité.
Doit-il se déterminer à agir ? « il prit le parti
d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. »
Autrement dit : d’aller se faire voir ailleurs. S’agit-il
d’exprimer ce qu’il ressent ? Il traverse les horreurs
« portant quelques petites provisions dans son bissac, et
n’oubliant jamais mademoiselle Cunégonde ». Autrement dit :
il a prévu son casse-croute et rêve toujours à son petit roman
rose tranquille.
Candide est une
« singularité quelconque ». Giorgio Agamben a récemment
convoqué cette catégorie scolastique, le quodlibet ens, pour
penser par elle la déconstruction du sujet post-moderne et le
nouveau rapport qui se noue, par lui, à « la communauté qui
vient ».
Candide n’apporte pas sur le monde la singularité d’un point de
vue, ni d’une action susceptibles de le changer. Candide ne prend
pas part à l’événement, n’est pas un héros (ni même
d’ailleurs un anti-héros) installé sur une scène de l’histoire
(avec un grand comme avec un petit h) : il ne fait pas figure
dans un événement. Candide est une ligne qui traverse un réel, un
monde.
Candide ne décrit pas
les horreurs qu’il traverse ; cette description est prise en
charge par un narrateur omniscient. Lorsque un regard surgit, lorsque
un cri se fait entendre, ce n’est pas celui de Candide, mais d’un
vieillard devant sa femme égorgée, d’une fille brûlée qui
demande à mourir. C’est le réel qui regarde, non un sujet, un
observateur que le récit placerait face à lui, ou au milieu de
lui.
Pour autant, la
description n’est pas objective : elle est conditionnée par
la traversée de Candide, par la ligne de sa singularité. Cette
ligne confère à la réalité décrite valeur d’ultima
realitas, qui est le dernier état, l’état le plus actuel, le
plus présent, le plus vivant de la forme même du réel, de sa forme
atemporelle et universelle. Autrement dit, c’est la forme générale,
la catégorie topique des horreurs de la guerre ; mais c’est
cette forme vue depuis la ligne du trajet que fait Candide au milieu
de cette réalité.
Qu’est-ce que ce
trajet apporte à cette réalité ? Il lui apporte une eccéité.
L’eccéité d’une forme, c’est son principe d’individuation,
c’est ce qui fait que devant cette forme quelqu’un, n’importe
qui, dit, ecce, la voici, c’est elle, je la reconnais.
Candide atteste que ce qui nous est décrit et qu’il traverse est
bien l’horreur de la guerre, l’exemple même, individualisé
ici dans cet épisode précis au chapitre III de Candide, de
ce qu’est l’horreur de la guerre en général.
À vrai dire, c’est à
la fois l’exemple et la forme générale. C’est l’exemple sur
la ligne du trajet, et c’est la forme générale à ses abords.
Pour maintenir cette contradiction logique constitutive de la
singularité quelconque, il faut préserver l’impensé du
quelconque : Candide n’est ni exactement indifférent aux
abords qu’il traverse, ni partie prenante de ce qu’il ne peut pas
ne pas voir. Mais il ne prend pas de position ; la question de
sa position n’est pas posée. Il n’est donc ni absolument
singulier (occupant la singularité d’un point de vue) ni pour
autant indifférent. Il est quodlibet, quelconque, ou plus
précisément ce qu’il nous plaît qu’il soit, livré comme une
place vacante à l’investissement libidinal du lecteur qui par lui,
depuis son poste, peut venir jouir des abords, peut circonscrire une
scène du monde par la valeur interprétative qu’il donnera à la
ligne du trajet susceptible de la délimiter.
 Massacre de la Saint-Barthélémy (Voltaire, Henriade, La Haye, 1728, frontispice) C’est ici
qu’intervient l’héroïsme de l’esprit. Voltaire dispose
stratégiquement le terme dans son texte. Il est absent de la
bataille jusqu’à sa conclusion macabre : « cette
boucherie héroïque ». Le héros surgit sous une forme
adjectivée, c’est-à-dire adjacente, non comme essence d’une
figure sur la scène de la guerre, mais comme attribut, qualité d’un
non-spectacle, d’un non-événement commun. Le héros bascule de
l’essence vers l’attribut, de la scène vers l’abord, de
l’individu vers le commun. Et de fait c’est dans ces abords
monstrueux de l’arrière-scène de la guerre que le héros se
manifeste : les filles éventrées ont « assouvi les
besoins naturels de quelques héros » ; « des
héros abares avaient traité de même » le village
bulgare voisin.
Il ne suffit pas de
remarquer ici que les héros ne sont héros que par antiphrase, et
que Voltaire fait la satire des horreurs de la guerre. Les héros
sont déplacés de la scène effondrée du récit vers les abords du
trajet de Candide ; les héros ne conquièrent dans le récit
leur dénomination et, de là, leur essence de héros qu’après la
bataille. Ils convoquent depuis l’arrière-scène une catégorie
que l’avant-scène ne peut que décevoir.
Voltaire fait de
l’esprit sur ce mot de héros, et ce faisant il met en œuvre le
rapport, la conjonction qu’il décrivait en 1744 dans la Lettre
sur l’esprit : c’est l’auteur qui paraît quand on
voudrait voir le héros. Mais l’auteur paraît pointant les héros,
qui sont des violeurs et des massacreurs. Le texte satisfait donc
quand même la demande, qui est la demande du héros : vous
vouliez des héros de roman, l’esprit de Voltaire vous en prive,
mais il vous les donne quand même, non dans le brillant de
l’histoire mais dans le sordide des abords du réel, il vous les
donne par antiphrase, et il vous les donne héroïquement, en faisant
acte de courage par son esprit. Dans le nouveau monde que gouverne le
régime esthétique et qu’ordonnent les singularités quelconques,
l’héroïsme s’est virtualisé dans la scène du langage,
renouant avec les catégories scolastiques du quodlibet ens.
Le nouvel héroïsme est l’héroïsme de l’esprit.
|